LES COMPAGNONS DE LA MARGERIDE
Lundi 1er août
Dix heures du matin. – Dernier jour de l'Occupation.
Six heures du soir. – On a survécu.
Mardi 2 août
Quatre heures. –
Le calme est donc revenu dans cette maison depuis deux heures. Et l'été
avec lui. Saisi par un bel enthousiasme j'ai passé la tondeuse, pris
une douche salvatrice, avant de revenir ici étaler ma satisfaction. Les
chiens et le chat n'ont pas l'air mécontent non plus : ils dorment à
pattes repliées ; Elstir a bien fait mine de venir jouer avec ma
tondeuse en marche, tout à l'heure, mais on sentait bien qu'il n'y
croyait pas lui-même et faisait cela plus par respect des traditions
(même les animaux, ici, sont réactionnaires) que par réel élan ludique.
Catherine,
elle, n'est pas encore sortie du typhon dévastateur puisqu'elle est en
ce moment même à Beauvais, d'où Malena et sa mère vont repartir ce soir,
par avion, pour Barcelone. Mais elle vient de m'appeler pour me dire
d'abord qu'elle était bien arrivée, et ensuite m'informer de ce qu'elle
n'allait pas trop tarder à fausser compagnie à sa descendance pour venir
s'en jeter un petit ici, avec moi. Comme il règne une agréable tiédeur
et que le vent est tombé, si les tondeurs fous des alentours veulent
bien s'accorder sur une trève de Dieu d'une heure ou deux, le début de
soirée pourrait être idyllique. Quant à la deuxième partie, de cette
soirée, elle se passera probablement au lit car nous sommes
littéralement rincés tous les deux.
Je n'ai même pas
envie d'écouter la moindre musique : l'absence de bruit en provenance de
la télévision suffit à mon parfait contentement.
– Il
y a un moment, buvant sur la terrasse mon dernier café de la journée,
je me suis soudain dit que, par curiosité – et peut-être aussi un peu
par masochisme –, je relirais volontiers L'Enterrement de Mémé Bloume,
cet assez gros roman raté que j'ai écrit en 1995 et dont j'ai détruit
manuscrits et disquettes trois ans plus tard. Je me disais que si j'en
retrouvais par hasard un exemplaire oublié sous le pied d'une quelconque
armoire normande, je pourrais le publier par chapitres, sur un blog,
afin de faire taire définitivement les ceusses
qui s'obstinent à me croire écrivain. Mais ce serait beaucoup de
travail pour un si insignifiant résultat : le machin faisait quand même
près de huit cents feuillets.
– À compter du week-end
prochain, je suis résolu à me mettre sérieusement à cette série
“Versailles” pour FD : il serait vraiment trop bête de laisser passer
les quatre mille euros qui sont accrochés après. Je crois qu'il faudrait
que je commence par définir une méthode de travail car, pour l'instant,
je n'ai pas la moindre idée de la manière dont je devrais m'y prendre,
ce qui me bloque et me décourage à chaque fois que j'ai des velléités de
m'y consacrer.
Mercredi 3 août
Deux heures. –
Beaucoup de gens se disent incapables d'écouter de la musique en lisant
; bien moins nombreux sont ceux qui déclarent ne pas pouvoir lire en
écoutant de la musique.
– Le retour à une existence
normale ne m'est pas plus agréable que cela, dans la mesure où il
coïncide avec ma reprise à FD. Reprise rendue très pénible dès le trajet
en voiture de ce matin, pour cause de souterrain de la Défense fermé à
la circulation. Bien entendu, je le savais, et avais prévu de quitter
l'A 14 à l'embranchement de l'A 86, puis de traverser les diverses
communes de banlieue entre cette autoroute et le pont de Courbevoie (ou
celui de Levallois, le premier étant lui-même l'objet de très importants
et pénibles aménagements estivaux). Mais, presque au dernier moment, je
me suis avisé que seule la deuxième moitié du souterrain était fermée,
et que je devais donc pouvoir, la partie ouverte franchie, emprunter la
sortie vers le boulevard circulaire de la Défense, comme je le fais
souvent. J'ai donc stupidement négligé les indications de la DDE – qui
m'incitait fortement à emprunter l'A 86 – et me suis résolument engagé
dans le souterrain. Pour me rendre compte de ma tragique erreur deux
cents mètres plus loin : il m'a fallu quarante minutes pour franchir les
deux kilomètres qui me séparaient du boulevard circulaire – lequel,
heureusement, était à peu près fluide.
Donc, le
message est clair et la leçon a été entendue : durant trois semaines, il
va me falloir éviter tout le périmètre de la Défense et me résoudre à
de pénibles pérégrinations banlieusardes. Et pareil au retour, bien
entendu.
Jeudi 4 août
Midi. –
Trajet, ce matin, par l'A86 puis traversée de Colombes, La Garenne du
même nom et Courbevoie. Cela s'est évidemment beaucoup mieux passé
qu'hier – ne serait-ce que du fait de circuler à l'air libre – mais
enfin ce n'est guère drôle tout de même. D'abord parce que ces communes
dont je parle présentent elles-mêmes d'importants travaux de voirie à
chaque coin de rue, certains si considérables qu'ils font ressembler les
carrefours à des pistes d'apprentissage pour auto-école. Partant de ce
constat, je viens d'expédier un mail à Nathalie (ma compagne de chaîne
du mercredi) pour lui demander de bien vouloir se passer de mon aide les
deux prochains mercredis, ce qui me fera toujours quatre trajets
supprimés. Je ne doute nullement de sa réponse, et d'autant moins que le
mercredi est désormais un jour où toute présence au rewriting se révèle
parfaitement inutile.
– Sur les blogs de modernœuds
(GdC, Dagrouik, d'autres encore), on se déchaîne contre la réacosphère,
qui désormais tue des adolescents à la mitraillette sur les îles
norvégiennes. Et on croit voir la salive qui leur suinte aux lèvres, à
l'idée que, peut-être, on pourrait nous poursuivre juridiquement, voire,
jouissance extrême, nous interdire.
Naturellement, aucun ne se posera jamais la question de savoir si, en
applaudissant à l'invasion régulière et continue de l'Europe par
l'Afrique, ils ne favorisent pas un peu eux-mêmes les désordres mentaux
conduisant à ce type de tueries. Il ne manquerait plus que cela, qu'ils
commencent à réfléchir ! Et, plus hasardeux encore, à se remettre un
tant soit peu en question. Ne demandons pas non plus à ce qu'ils voient
le profond ridicule, l'incohérence sénile qu'il y a à accuser l'ensemble
de l'extrême droite européenne (concept déjà impossible à définir par
leurs pauvres moyens) du crime d'un dément isolé, eux qui passent leur
temps, à chaque violence ou meurtre commis par des Arabes ou des
Africains, à hurler à la stigmatisation et à la généralisation si jamais
on fait mine de seulement mentionner l'ethnie ou la religion de leurs
auteurs.
– À propos de cet interdit – interdit
tellement bien intégré désormais qu'il n'a même plus à être formulé
explicitement – de mentionner l'origine des personnes se livrant à leurs
incessantes déprédations et violences, l'épisode du “parking volé”
de Marseille est vraiment savoureux. Personne ne s'avise de parler de
l'origine de ces “jeunes” (mais déjà, là, pourtant…) qui ont
littéralement conquis et mis en coupe réglé un territoire. Tout de même, on a l'impression nette que le journaliste de La Provence
a cherché à nous faire passer ce qu'il n'avait pas le droit de dire.
Mettant en scène l'un de ces gardiens autopromus (en français de tous
les jours : racketteurs), il lui fait dire, à l'automobiliste arrivant :
« Entre, frère,
entre ! » (C'est moi qui souligne, évidemment.) Les micro-dissidents de
la presse de l'Est, au beau temps du communisme, ne procédaient pas de
façon différente lorsqu'ils voulaient se faire comprendre de leurs
lecteurs sans encourir les foudres de la censure. On peut en rire ou en
pleurer, selon humeur du moment.
– Et, pendant que je
babille et m'esbaudis du monde tel qu'il sombre, l'heure du déjeuner
arrive et je n'ai toujours pas fourni le moindre travail.
Vendredi 5 août
Neuf heures du soir. – J'ai tout oublié
: ce pourrait être le titre de ce journal d'août. Parce que c'est ce
qui vient de m'arriver et me rend à la fois triste et furieux. J'ai
quitté mon fauteuil de la maison pour venir ici, après m'être resservi
un verre (on comprend que là
est sans doute l'explication…), avec la jubilation de devoir noter
quelque chose. Quelque chose… Rien, il ne m'en reste rien, je ne sais
absolument plus ce que je voulais dire. Je n'entrevois même plus de quel
sujet je voulais parler. Bien sûr, ça n'a aucune importance : fugaceries spirituelles engendrées sans doute par l'alcool, mais…
Mais
le problème est que je ne suis pas saoul du tout. Pas plus que je ne
l'étais hier soir lorsque j'ai écrit la quasi totalité de mon billet
sur le carillon de René. L'impression de me déliter – et, si je pouvais
me regarder en ce moment même, la certitude effrayante d'avoir un
sourire imbécile (mes doigts ont d'abord tapé : imbacile…)
et des yeux larmoyants. Et, malgré mes efforts, rien ne revient de ce
que je voulais noter il y a quelques minutes seulement.
–
Parlé assez longuement avec celui que j'appelle encore “ le petit
Josso”, le fils d'Yves Josso, rewriter puis chef du rewriting de FD,
rencontré en 1983. Catherine me fait observer que mon “petit Josso” –
connu par moi alors qu'il devait avoir quelque chose comme treize ou
quatorze ans, en a maintenant passé quarante ou pas loin. Elle a raison :
il doit avoir ça. Et son père, mon ami que je ne vois plus, que je ne
reverrai probablement jamais, doit en avoir 75. Quand on m'apprendra
qu'Yves Josso est mort (sauf si je meurs avant), j'irai encore
pleurnichant que j'aurais dû le voir plus souvent, et gnin gnin gnin.
Mais ce sera faux : on cesse de voir ses amis de façon naturelle, même quand ils ont notre âge, et à plus forte raison lorsqu'ils sont plus âgés.
Je
me souviens avoir été un peu froissé lorsque j'ai compris, vers 1998 ou
1999, qu'Yves Josso ne viendrait jamais nous voir dans notre maison de
Basse-Normandie (ni dans aucune autre), comme je l'y invitais
expressément. C'est évidemment lui qui avait raison, parce qu'il avait
vingt ans de plus que moi (comme aujourd'hui encore…) et qu'il savait
déjà des choses que j'ignorais alors. Je le remercie de ne m'en avoir
rien dit, d'avoir simplement attendu que je comprenne à mon tour.
Je ferai la même chose avec mes amis blogueux-jeunes. Je n'ai rien à leur apprendre.
Bien sûr, je sais des choses qu'ils ne savent pas, comme Josso les
savait avant moi. Mais ils les apprendront toujours assez tôt. Et je
sais que Josso avait compris cela, parce que non content d'être doté
d'une intelligence (pas extraordinaire : le même genre que la mienne),
il sait s'en servir d'une manière assez efficace, étant toujours, et
bien plus que moi, “à l'écoute des autres” et se foutant de ce que ça
pourrait avoir de ridicule.
Je plains – j'ai tendance à
plaindre, sachant que c'est absurde – les gens qui n'ont jamais passé
une soirée dans cette haute et étroite maison de la rue Blomet, où Yves
Josso est né et où, j'espère pour lui sans y croire tout fait, il
mourra.
Ces vingt années tout juste d'écart entre lui
et moi n'ont jamais compté pour rien ; elles créaient une distance non
gênante mais infranchissable, et en même temps elles ont toujours été ce
que nous avons eu de plus précieux. Je crois avoir été une sorte de
reflet de sa jeunesse (encore que non, mais c'est très compliqué, et je
manque de temps et d'intelligence pour développer), et lui, pour moi,
une espèce de père intellectuel de substitution, comme l'avait été Juan à
une autre époque de ma vie.
Mais alors, qu'est-ce que
c'est que ce temps que j'ai passé à me chercher des pères de
substitution, plus conformes à… à quoi ? Si, je sais bien : à ce père
qui est le mien, que ma jeunesse d'imbécile a plus ou moins rejeté, il
faut bien le dire, à la fin – même s'il s'agissait d'un rejet très soft.
Je vais payer, je le sens et le sais, depuis peu de temps mais je le
sais. Au bout du compte, je finirai comme n'importe quel crétin de
modèle courant : je viendrai pleurnicher ici même, mon père étant mort,
de n'avoir pas assez ceci, ou n'avoir pas assez cela.
Samedi 6 août
Cinq heures. – Journée blanche, rien fait à part poursuivre la lecture de La Source vive,
le gros roman d'Ayn Rand pour lequel, au bout de 300 pages sur 700, je
suis loin de partager l'enthousiasme d'Axelle Crevette. C'est un bon
roman, très bien construit, dans lequel on “embarque” très facilement
(ce qui est déjà un peu suspect), mais est-ce de la littérature ?
Vraiment je ne crois pas. Personnages monolithiques, prévisibles en tout
ce qu'ils font, dans la mesure où on sent bien qu'ils sont des types
et non des êtres vivants ; pauvreté des métaphores ; grisaille du style
(encore aggravée par une traduction allant parfois jusqu'au ridicule : interview
traduit systématiquement par… interview, y compris hors contexte
journalistique) ; effets systématiquement appuyés ; choses expliquées
plutôt que montrées, etc. De plus, à force de “pureté” et
d'intransigeance, le personnage central de Howard Roark devient assez
vite horripilant. On se surprend à vouloir lui donner un coup de main
pour s'ôter le manche à balai qu'il a dans le cul. Néanmoins, je dois
reconnaître que je prends plaisir à cette lecture – mais c'est un
plaisir de médiocre qualité, presque honteux.
– En
principe, nous devrions avoir à dîner (et à coucher) Nicolas et
Tonnégrande le 20 ou 21 de ce mois. Les risques que ça vire à
l'assemblée de pochetrons sont considérablement élevés.
–
Je viens de découvrir que Michel Onfray avait un site internet sur
lequel, entre autres, il publie chaque mois une chronique, dont je viens
de lire une dizaine d'affilée. Je l'ai mis en lien dans ma blogroll,
sauf à faire hurler mes amis réactionnaires. Mais j'ai toujours bien
aimé Onfray, malgré les brouettées de choses qui peuvent nous séparer.
–
Par ailleurs je suis toujours stupéfait de voir l'importance
envahissante, hégémonique, que peut prendre la politique, l'idéologie,
dans les cervelles de certains “gauchistes”, qui semblent incapables –
pour les plus atteints – de concevoir un en-dehors à la politique et ne
peuvent plus juger de rien ni de personne sans cette béquille-là. Par
contraste, je m'aperçois que je n'y ai jamais, moi, attaché la moindre
importance. Je me disais par exemple, y pensant, que je serais incapable
de déterminer avec précision, ni même vaguement d'ailleurs, ce que
peuvent bien être les idées politiques d'André, que je n'ai jamais cessé
de fréquenter depuis près de trente-cinq ans. Est-il toujours à gauche,
comme nous l'étions il y a quinze ou vingt ans ? L'est-il moins ?
Davantage ? Est-il de droite ? De nulle part ? Je n'en sais rien, et
pour une bonne raison : nous ne parlons jamais de cela lorsque nous
sommes réunis. Pas plus que nous ne parlons d'argent. Et je pense que si
lui est évidemment beaucoup mieux renseigné à mon sujet sur ce
chapitre, à cause du blog, de ce journal, etc., il doit s'en moquer
autant que moi. En revanche, je ne serais pas aussi affirmatif dans le
cas de Carlos, dont je soupçonne que son éloignement et son silence
obstiné ont à voir avec ce qu'il doit considérer comme ma
“radicalisation”, ma “dérive droitière”. Mais au fond je n'en sais rien,
là non plus.
Sept heures et demie.
– Le personnage le plus réussi du roman de Rand est peut-être celui de
Dominique Francon, la jeune journaliste, fille de l'architecte
“installé”. Parce que, contrairement aux autres, il est difficile de
savoir à l'avance ce qu'elle va faire, mais que ses actes et paroles
sont pourtant d'une grande clarté cohérente.
Et j'ai
trouvé à qui me faisait penser Howard Roark, à cause de l'énervement de
même nature qu'il fait naître chez moi : à Daniel d'Arthez. Moins la
puissance de Balzac, bien sûr.
– Sept heures du soir, un six août : il fait 11° dehors…
Dimanche 7 août
Sept heures et demie.
– Je me suis enfin mis au pensum que Ludovic a eu l'encombrante
gentillesse de me confier, pour son association ; tout en me gardant la
partie la plus ingrate pour demain : je suis chargé de rien de moins que
de “vendre” un projet de saltimbanques modernœuds à la municipalité
socialiste d'une grande ville française… Il y a évidemment de quoi
s'amuser un peu, vérifier si j'écris couramment le degauche, etc. Il n'empêche que c'est tout de même un vrai travail, et un travail bénévole,
ce dont j'ai une profonde horreur. Ma seule vraie récompense, en dehors
de la satisfaction de Ludovic, si satisfaction il y a bien, serait que
le projet soit accepté (et subventionné) en partie grâce à mon
argumentaire.
– Il me reste une centaine de pages
d'Ayn Rand et il me tarde que ce soit fini. Déjà je ne lis plus qu'en
diagonale les très longues considérations
(sur la vie, la pureté, l'égoïsme, etc.) que les personnages ne perdent
jamais une occasion d'échanger dès qu'ils disposent de cinq minutes
entre deux rendez-vous professionnels. Je me moque mais enfin ce n'est
pas si éloigné de la réalité du roman – qui reste décidément bien
artificiel, même si assez réussi dans son genre. Il faut dire encore que
la traduction est au mieux terne, au pis franchement ridicule (un building
de trois étages…). Ma déception a ceci de bon qu'elle m'évitera de lire
son autre pavé de plus de mille pages, dont le titre m'échappe. –
Demain, retour à Ernst Nolte et à sa Guerre civile européenne.
–
Je ne sais pas si Golo a découvert les joies des escapades nocturnes
dans le jardin mais depuis deux ou trois jours il dort du matin au soir
sans pratiquement se lever, exactement comme s'il ne fermait pas l'œil
de la nuit. « On dirait l'Égyptien ! », a remarqué tout à l'heure
Catherine. Et comme il a décidé d'adopter le panier de Bergotte,
celle-ci se retrouve toute désemparée, n'osant ni déloger le chat, ni
venir se coucher près de lui, alors qu'elle supporte très bien son
compagnonnage lorsque, déjà installée dans sa couche, Golo décide de l'y
rejoindre. Et voilà une phrase qui tortille dangereusement du cul.
–
En tout cas, avec les petits travaux que m'a confiés Ludovic – excuse
piètre mais suffisante –, ce n'est pas encore ce week-end que je vais me
pencher sur le sort de Versailles et de sa cour pour FD. Et la semaine
prochaine probablement pas davantage, si l'on tient compte du fait que
je ne fais jamais rien le samedi et que nous recevrons M. et Mme
Fromageplus lundi. Cette série est décidément bien mal partie. Et
pourtant, par l'écharde de la Vraie Croix, quatre mille euros…
–
À propos d'argent, j'ai oublié de noter je crois le désagréable coup de
téléphone reçu jeudi, émanant de la nouvelle assistante de GdV aux
éditions Vauvenargues. Dont l'objet était de m'informer que, les ventes
de la BM étant ce qu'elles sont, mon à-valoir allait passer, dès le
prochain roman, de 7500 à 5000 euros. Travailler autant pour gagner moins.
J'ai eu un moment la tentation d'envoyer promener tout le monde et la
BM avec ; et puis je me suis rendu compte que, à quatre livres par an,
cela représentait encore un revenu d'environ 1700 € par mois, ce qui
n'est pas négligeable. Devenir pauvre, je le veux bien, mais seulement
quand j'y serai contraint.
– Il y a deux jours, j'ai
relayé sur le blog-mère l'annonce publiée par mes parents dans le but de
vendre leur maison de Sedan. Là-dessus, Marie-George Profonde, une
ex-blogueuse (comme son “nom” l'indique) dont j'ignorais qu'elle vînt
encore me lire, m'annonce qu'elle-même a une maison à vendre, dans
l'Allier ; et la voilà qui, sur ma demande, nous envoie deux ou trois
photos. Immédiatement, Catherine et moi avons été repris d'une crise
d'eczéma immobilier et déménageur, laquelle n'a heureusement pas trop
duré.
Lundi 8 août
Sept heures et demie. – Les blogs ont tout de même du bon. Ayant publié ce matin un petit billet
tout à fait anodin concernant le Mont Saint-Michel, je reçois un
commentaire d'un lecteur – a priori encore inconnu de moi, mais avec ces
damnés pseudonymes on ne sait jamais – qui signale qu'il possède un
gîte à quelques kilomètres du Mont. Or, non seulement il y a déjà
quelque temps que nous avons envie de refaire une visite du Mont, mais
de plus Catherine doit y aller passer deux jours, début octobre, avec la
Fraternité de Jérusalem, si je ne me trompe pas dans le nom. Ayant
répondu à ce lecteur que nous serions éventuellement intéressés, il
vient de nous envoyer les photos de son gîte qui a l'air parfait. J'ai
tout de suite pris une option pour la semaine du 8 au 15 octobre, sans
même savoir si je pourrai m'absenter de FD à ce moment-là. Mais je suis
bien sûr que je pourrai.
Simultanément, Catherine
vient de presque vendre son appareil photo à Nefisa et, du coup, nous
allons probablement nous rendre dans les Ardennes à la mi-septembre.
Avec l'excuse de le lui apporter, nous pourrons ainsi aller déjeuner
chez sa mère, ce qui n'avait pu se faire la dernière fois. Et, bien
entendu, nous irons bivouaquer chez mes parents.
Le
dégât collatéral de tout cela, c'est que le petit séjour que nous
devions faire en octobre chez les Pluton va encore devoir être repoussé :
ils vont finir par penser que nous cherchons des prétextes…
–
Le téléviseur, hier soir, nous ayant refusé tout service – comme c'est
désormais le cas chaque fois que la pluie se couple à un vent violent –,
j'ai terminé le roman d'Ayn Rand, sans changer d'avis à son sujet. En
fait, c'est probablement que j'en attendais trop, après les éloges
dithyrambiques que m'en avait faits Axelle. C'est un peu comme si elle
m'avait vendu Balzac et que je m'étais retrouvé avec Eugène Sue.
–
Pendant ce temps, sur Rue89, à propos des émeutes anglaises de
Tottenham, on nous assène tranquillement que les jeunes noirs sont exclus des études secondaires… Et après une ânerie pareille, on prétend tout de même tenter de comprendre les raisons profondes de cette insurrection ethnique. Lesquelles se résument bien entendu aux quelques mantras habituels, ânonnés ad nauseam : chômage, précarité, exclusion, racisme.
Mardi 9 août
Cinq heures. –
J'ai passé environ une heure et demie ce matin à rédiger pour FD
l'article nécrologique d'Henri Tisot, que Gabriel m'avait demandé hier
en fin d'après-midi. Il s'est écrit pratiquement sans moi, et penser que
l'on va me donner 230 € pour ça me procure, comme souvent, un assez
fort sentiment d'escroquerie. Dieu sait pourtant qu'il ne s'agit pas
d'un tarif mirobolant…
– Il était presque entendu que
je ne devais pas aller travailler demain – en raison de mes difficultés
routières –, mais il se trouve que Nathalie est coincée dans son lit par
un mal de dos malencontreux et que, d'autre part, Brice vient de
m'avertir que le bouclage ne pourrait sans doute se faire ce soir, qu'il
faudrait donc écrire les articles restants demain matin.
–
En début d'après-midi Catherine a soudain eu l'idée de faire abattre le
tilleul, qui devient de plus en plus énorme et dont nous commençons de
craindre que ses racines ne viennent un de ces jours soulever
la maison – ou en tout cas lui causer de forts dégâts. C'est venu de ce
que, nous gelant les os en fumant sur la terrasse, en plein vent, nous
nous avisions que l'autre terrasse, celle qui est devant la Case, ne
nous avait pas servi plus d'une dizaine de fois en neuf ans et que, par
conséquent, l'ombre qu'y étend le tilleul est tout à fait dispensable.
Rendez-vous a aussitôt été pris avec le patron de nos joueurs de p'louse pour établir un devis et signer l'arrêt de mort de l'arbre.
–
Mes bons amis gauchistes (enfin, certains) ont toujours un peu de mal à
camoufler leurs pulsions antijuives sous le masque anodin de
l'antisionisme. Mais, parfois, par un violent retour du refoulé, ils le
tombent carrément, ce masque. Voici ce qu'écrit, en commentaire, sur le blog des Ruminants (La Sainte-Étable…), ce cher Babelouest, alias Lou Ravi :
«
D'ailleurs, autant les Palestiniens sont ouverts et accueillants,
autant les Israéliens "officiels" (donc juifs) ne peuvent s'empêcher
d'être arrogants, brutaux, attachés à l'argent. Le fait saute aux yeux
tout de suite, même si l'on arrive avec un esprit neutre et sans aucun
parti pris. Ce n'est certainement pas leur faute, ils sont
conditionnés ainsi. »
J'avoue que, péchant par naïveté, je m'attendais tout de même à quelque bémolisation
de la part des autres, devant cet accès d'antisémitisme tranquille. Je
t'en fous : ils applaudissent à tout rompre. Ils n'osent pas encore dire
clairement qu'ils ne rêvent
que de voir Israël rayé de la surface de la terre, mais ils le pensent
tellement fort que ça va forcément leur échapper un jour ou l'autre. Ces
gens sont ignobles. Ou stupides. Ou ignoblement stupides. Il est vrai
qu'ils ne doivent pas avoir beaucoup de moyens autres pour laisser
exsuder leurs frustrations personnelles, tellement intenses qu'elles
strient le moindre de leurs commentaires, la plus insignifiante de leurs
remarques, constamment. On en arrive à se demander de quelle viande
spéciale ils sont faits, pour ne pas se dissoudre d'eux-mêmes dans le
chaudron de leurs aigreurs.
– Le livre de Nolte est
aussi passionnant que dense. Je comprends qu'il ait “fait polémique” à
sa sortie, vu la manière dont il met en lumière les profondes
accointances entre le communisme et le nazisme, ou plutôt la manière
dont le second s'est construit à partir du premier – dictature
impitoyablement meurtrière érigée pour faire pièce, soi-disant, à une
autre dictature tout aussi impitoyablement meurtrière. Croire en
l'homme, après cela ?
Mercredi 10 août
Sept heures et demie. – Au fond, il n'y a guère que dans ce journal que je me sente bien – blogosphériquement
parlant s'entend –, même si je ne lui consacre sans doute pas tout le
temps qu'il faudrait, ni avec assez de soin. Le reste, les discussions
de blogs, sauf quelques-unes, m'ennuient de plus en plus vite.
D'ailleurs toute discussion “sérieuse” m'ennuie désormais. Je n'aime
plus que les propos de table,
et encore pas trop souvent. Il est vrai que le journal, même si je le
tiens sous forme de blog, n'a rien à voir avec le reste. Ici, j'ai
toujours une impression assez bienfaisante de silence. Et plus je vieillis moins je place de choses au-dessus du silence.
–
À propos de blog, Jérôme Vallet vient de publier sur le sien un
excellent billet consacré à Trenet, dont je parlais moi-même il y a
quelques jours sur le mien. Je le mets en lien
ici, ne serait-ce que pour pouvoir le retrouver facilement à
l'occasion. La veille, il en avait fait un à propos de Luna, sa chienne
que nous connaissons, qui était encore plus juste et émouvant
(ce n'est jamais sans réticence que je me résous à employer cet
adjectif, tellement galvaudé un peu partout, et notament à FD). Je pense
que je vais le signaler sur La Meute, du reste.
–
Élodie vient d'appeler sa mère pour lui annoncer qu'elle était
enceinte. Elle a 41 ans et pas encore d'enfant. Catherine semble tout
heureuse, on suppose que les futurs parents le sont aussi. C'est curieux
parce que j'ai pensé à Élodie, de ce point de vue-là, il y a quelques
semaines ou mois, et je me souviens m'être dit quelque chose comme : «
Au moins, on est tranquille de ce côté-là. » Ben non.
Jeudi 11 août
Onze heures du matin.
– Le billet de Jérôme Vallet que j'ai mis en lien hier n'a pas éteint
mon envie de dire deux ou trois choses à propos de Charles Trenet ; au
contraire, il l'aurait plutôt avivée. Mais je ne sais pas trop par quel
bout le prendre, si je puis dire : tout se présente en vrac et refuse de
s'ordonner de soi-même, ce qui est agaçant.
Tout
d'abord je voudrais marquer mon désaccord avec ceux des amoureux de
Trenet – et ils sont très nombreux, je crois – qui considèrent que le
sommet de son œuvre se situe à l'aube de sa carrière, c'est-à-dire en
gros durant les cinq années séparant ses débuts en solo de la guerre.
Ensuite, à les entendre, il n'aurait fait que se prolonger avec plus ou
moins de bonheur, un peu comme un paquebot continuant, moteurs
silencieux, à courir sur son erre. Il me semble au contraire que les
chansons les plus belles, les plus profondes-sans-en-avoir-l'air datent
plutôt de la fin des années quarante et des années cinquante. Parce que
la fantaisie débridée des premières œuvres s'y stabilise tout en restant
bien présente, et que viennent s'y ajouter une expression de la
nostalgie, un sens du temps qui passe, qui me paraissent sans égal, dans
ce petit univers de la chanson bien sûr. La mélancolie aussi fait son
apparition, mais elle sait rester élégante, ne pas se pousser du col et
même, suprême raffinement, rester camouflée aux oreilles de qui ne
souhaiterait pas l'entendre. Où un Brel nous balance au visage de pleins
baquets de larmes et nous troue les tympans de ses sanglots, Trenet
nous dit : « Il y a parfois des p'tits regrets qui viennent nous pincer le cœur. » – Et Brel disparaît instantanément, sauf si l'on est resté coincé dans sa propre adolescence.
La
conséquence de cette légèreté des doigts, sur le clavier qui lui est
propre, c'est que Trenet me semble être le seul capable de susciter chez
celui qui l'écoute une véritable tristesse, diffuse et prenante, très
difficile à combattre (et pourquoi la combattre ?). C'est le cas d'une
chanson en apparence très anecdotique : Kangourou.
Pourquoi ? Parce que. Nous touchons là à l'inexplicable. Du reste,
quand on se mêle de parler de Trenet, ou même simplement d'y penser, on
débouche toujours très vite sur l'inexplicable – et c'est tant mieux.
Pour ce qui est de la nostalgie, je ne crois pas que l'on puisse faire plus réussi que cette chanson presque inconnue : Qu'est devenue la Madelon ?, qui, de mémoire, doit dater de la fin des années cinquante, ou encore Le Piano de la plage,
qui lui est contemporain. L'extraordinaire, dans la première citée, est
qu'elle présente, quand on l'écoute aujourd'hui, une nostalgie “à
double fond”, si l'on veut bien : la première strate est celle qui est
exprimée dans le texte, qui en est le sujet – un homme, 40 ans ans après
la fin de la Première Guerre, se demande ce qu'a bien pu devenir la
Madelon – ; et il vient s'y superposer la seconde, la nôtre ; nous qui
pensons à ce temps lointain où l'on pouvait encore se poser cette
question : qu'est devenue la Madelon ? Cette époque un peu sépia aux
yeux du souvenir, où les poilus de 14 se croisaient encore au bar-tabac
tous les matins, ou en grande tenue devant le Monument aux morts – des
morts que ceux qui tenaient les drapeaux avaient connus personnellement.
Cela
ne nous éloigne pas de Trenet, malgré les apparences. Aucun chanteur
ne sait faire passer le temps comme lui, l'accélérer brusquement, le
stopper pour une image, le faire repartir, l'enrouler sur lui-même – et
tout cela en moins de trois minutes. Il faut écouter cette chanson
miraculeuse – années cinquante encore une fois – au titre volontairement
plat, Histoire d'un monsieur :
toute une vie s'y déploie, pleines de joies, de douleurs, d'espérances
et de désillusions. Et, à la fin, c'est le temps lui-même qui referme la
porte. Lorsque Jérôme Vallet parle de “contour”, de “silhouette” et
mieux encore de “parfum”, c'est tout de suite à cette chanson-là que sa
remarque m'a fait penser – et à dix autres juste après, bien entendu.
Me
frappe aussi chez Trenet un sens particulier de la rime. Très souvent,
elle arrive au bout de son vers dans une totale insouciance du sens
qu'elle va produire ; elle se donne à voir ostensiblement pour ce
qu'elle est : une rime et rien d'autre, de préférence légèrement incongrue – la boule de billard qui désordonnance le
triangle. Trenet a inventé la rime-clin d'œil. Et le plus étonnant est
que, malgré cela, elle parvient encore à épouser avec beaucoup de
naturel la place qui lui est faite. Évidemment, il faudrait là deux ou
trois exemples, lesquels me reviendront en foule dès que je ne serai
plus devant ce clavier, mais qui pour le moment me font totalement
défaut.
Tout cela est tristement fragmentaire et
incomplet, évidemment. Mais Trenet est inépuisable et farceur, c'est
donc un tour qu'il joue à l'apprenti exégète. Une chose encore : alors
que les textes de ses chansons peuvent paraître un peu “simplets” à un
esprit inattentif, ce sont en fait les plus difficiles à retenir par
cœur que je connaisse – mais il se peut que ça vienne de moi.
Vendredi 12 août
Sept heures et demie. –
Apéritif en terrasse, l'un des rares possibles de cet été. Et nous
parlons, Catherine et moi, de ce week-end que nous devons aller passer
dans les Ardennes, moitié chez mes parents et moitié chez Nefisa. En
fait : trois quarts chez mes parents, et un quart chez cette fille que
j'aime énormément et que j'ai instituée ma nièce. Difficile à prévoir
puisque ma mère doit se faire opérer, prochainement, mais pas forcément
tout de suite, etc. Néanmoins, vis-à-vis de Nefisa, il faut bien essayer
de s'y prendre un peu à l'avance, forcément.
Ce soir,
parce que je me rends bien compte qu'on ne saura jamais, en tout cas
jamais à l'avance, je décide ceci et en fais part à Catherine : nous
allons retenir ce week-end de septembre dont nous avons parlé et on
verra bien. Si ma mère est là, chez elle, ce sera un séjour normal. Si
elle est à l'hôpital, nous considèrerons leur maison comme un hôtel et
nous emmènerons mon père au restaurant. Oui, ça me semble…
Et Catherine ajoute ceci : « En fait, j'aimerais bien voir ton père tout seul… »
À
ce moment je me rend compte que, à 55 ans, je n'ai jamais passé aucun
moment seul à seul avec mon père. Jamais. Ce qui veut dire que je n'ai
jamais réellement parlé avec mon père. Et qu'il est probable, très
probable, que ça ne se produira pas, durant le temps qu'il nous reste en
commun sur cette planète.
(Évidemment, j'ai creusé
l'affaire, ensuite. Oui : il m'est arrivé une fois d'être avec mon père
sans ma mère. En 1970, en Algérie. Ma mère est partie en France pour une
semaine ou deux, avec Isabelle et Philippe, mes frère et sœur cadets,
parce que l'un des deux devait être (je crois) opéré de quelque chose.
Mais je trépigne, je ne sais plus rien, j'avais 14 ans, bon sang ! J'ai
un souvenir, certain, solide, qui me prouve que je n'ai pas totalement
rêvé cette partie de ma vie : je me revois parfaitement demander à mon
père si, le dimanche suivant, on pourrait emmener avec nous à la plage
de Madaq (orthographe non
garantie bien sûr) mon ami Yannick. Yannick Derouet, s'appelait-il. Il
avait trois ou quatre ans de plus que moi, mais… Enfin, on s'en fiche,
pour ce soir.)
Mais enfin, voilà : il ne m'est jamais
arrivé de passer ne serait-ce qu'une soirée avec mon père, juste lui et
moi. Jamais. Et ce n'est pas maintenant que ça risque de se produire. Je
me demande s'il y pense. Peut-être est-il comme moi : il ne s'est
jamais rendu compte de la chose. Mais peut-être aussi qu'il aurait aimé
que ça se produise, comment savoir ?
Non, sans doute
non. Je crois que mon père se sent mieux avec mon frère, et même avec
Olivier, le “mec” d'Isabelle, ma sœur – et c'est au fond assez normal.
Il est sans doute assez fier de m'avoir engendré (et Dieu sait s'il a
tort), parce qu'il pense que je suis plus instruit que lui, comme
disaient encore les gens de sa génération. Mais au fond je ne le suis
pas tant que ça, et il n'y a aucun moyen de le lui dire. Et puis, je ne
vois surtout pas la raison de cet ébranlement que je risquerais de lui
causer.
Donc, je vais rester cette espèce de miracle
qui est arrivé à mes parents, cette fierté indue que je représente, et
qui, par ce qu'elle est censée être, les sort d'eux-mêmes, les propulse. Mais, naturellement, j'en paie le prix : je suis devenu (sans m'en apercevoir) une sorte d'étranger à eux ; quelqu'un qu'ils reconnaissent, bien sûr, mais avec une espèce de distance, ou si l'on veut de respect que je ne mérite évidemment pas et qui crée cette distance.
Peu
importe, la phrase de Catherine m'a fait voir ceci : jamais je n'ai
passé le moindre moment avec mon père – juste lui et moi. C'est
peut-être, aussi, la rançon de ce qu'on est issu d'une vraie famille,
d'un couple réellement existant, et non de je ne sais quelle entité
grotesque comme il n'existe à peu près plus que cela – recomposée ou
décomposée, comme on voudra.
Il serait tout de même
amusant que ces pauvres enfants issus de familles en lambeaux soient les
seuls à pouvoir parler à leur mère et à leur père séparément l'un de
l'autre, chose qui ne m'est jamais arrivée, puisque jamais je n'ai vu
mon père et ma mère séparés l'un de l'autre. Si, ma mère bien sûr :
durant les deux ans que mon père a passés seul à Djibouti. Mais j'étais
trop jeune alors, adolescent auto-centré et aveugle à tout ce qui
n'était pas son nombril.
Samedi 13 août
Trois heures.
– Mais qu'il est donc pénible, ce mois d'août ! Au départ, parce
qu'elle n'aime pas trop se lancer dans la pâtisserie, Catherine avait
prévu, pour recevoir dignement M. et Mme Fromageplus, d'acheter un
assortiment de gâteaux à la seule pâtisserie fréquentable de Pacy :
fermée en août. Ce matin, elle se rend à la ferme où nous nous
fournissons en cochonnailles diverses : fermée en août. Toujours pour
notre soirée fromagère de lundi, je viens d'aller chez le caviste afin
d'y acheter deux ou trois bouteilles de notre habituel chablis : fermé
en août. La seule bonne nouvelle est que notre boulangerie, en principe
close le lundi, sera exceptionnellement ouverte le matin de ce 15 août.
–
Tout à l'heure, j'ai téléchargé sur le site de la Fnac une cinquantaine
de chansons de Trenet, des années 1971-1986. C'est vraiment impeccable,
ce service qui ne vous oblige ni à sortir de chez vous ni à fréquenter
vos semblables. En outre, c'est moins coûteux et encombrant que des CD.
–
Comme il était facile de le prévoir, les petits-bourgeois gauchistes
de chez nous se mettent en quatre pour trouver les meilleurs excuses aux
pillards arabo-africains qui ont ravagé Londres et d'autres villes ces
derniers jours. Le meilleur, le plus comique, je l'ai évidemment trouvé
chez l'inénarrable “Gauche de combat” (GdC pour les vrais camarades…) :
d'après ce jeune autiste idéologique, il est normal que ces allojeunes
cassent, brûlent et pillent, dans la mesure où la SSC – sadique société
capitaliste – leur met constamment sous le nez des objets qu'ils ne
peuvent pas se payer. Il a raison, c'est insupportable : la prochaine
fois que je tombe sur une Jaguar ou une Rolls, je l'explose à coups de
barre à mine, pour la même raison. Et je pense aussi à aller foutre le
feu à la maison de mes voisins, parce qu'elle est visiblement hors de
mes moyens. Comme me le disait tout à l'heure Catherine : « Je ne
comprends pas comment ils font pour ne pas se rendre compte de la bêtise
de leurs arguments… » C'est qu'il ne s'agit nullement d'arguments, mais
d'une dissonance cognitive, comme dirait l'autre.
Et, bien entendu, inutile de tenter de leur expliquer à quel point ils
se montrent, ce disant, insultants vis-à-vis de tous les pauvres, ou
même des classes moyennes, qui ne cassent ni ne brûlent ni ne pillent
les choses qu'ils ne peuvent s'offrir. La seule chose qui compte, pour
ces moutons à la tremblante terminale, est de blanchir l'Afrique,
quelles que puissent être les conséquences de leur inconséquence.
– Je viens de commander deux Guides du routard
(et je n'en suis pas fier…) : Normandie et Bretagne du nord, en
prévision de notre séjour d'une semaine au Mont Saint-Michel, en
octobre. Nous les avions déjà mais ils dataient de 1997, ce qui est tout
à fait obsolète pour les restaurants, seule raison de supporter la
phraséologie répugnante de cette collection bien pensante et hautement sympa.
Nous avons prévu, outre la traditionnelle visite-conférence du Mont
lui-même, de nous rendre à Dol-de-Bretagne, Fougères et Combourg. Et
peut-être aussi Cancale, on verra.
Sept heures et demie. – Non, rien. (Je ne sais même pas ce que je suis revenu faire ici – l'impression d'avoir poussé la mauvaise porte par erreur.)
– En période de ramadan, l'allogène mute en allojeûne.
–
À partir des années soixante-dix, chez Trenet, net fléchissement de
l'invention mélodique. Toutes les chansons se mettent à se ressembler
plus ou moins.
– Le cœur de Paris c'est la France, chante-t-il curieusement.
–
N'est-il pas un peu illogique, lorsqu'on présente constamment la France
comme une sorte de cloaque moisi et carcéral, de vouloir à toute force
que les étrangers deviennent français le plus vite et le plus facilement
possible ? Ils les haïssent à ce point, les étrangers, pour hâter ainsi
leur déchéance ?
– Les gauchistes, surtout lorsqu'ils sont jeunes, ne supportent pas le rire. En cela, ils sont extrêmement religieux.
Dimanche 14 août
Cinq heures et demie.
– Après avoir tourné autour durant plus de deux semaines, je viens
enfin de rédiger l'argumentaire que Ludovic attendait de moi. Il est
destiné à vendre son projet de scène “interactive” (pour le dire vite) à
la ville de R. – municipalité PS. Je me suis plutôt amusé en essayant
de parler le degauche aussi
naturellement que possible, à coups de citoyen, d'ouverture à l'Autre,
etc. Parfois j'avais l'impression d'en faire des tonnes, de tomber dans
la caricature, mais je commence à me demander si, au contraire, je ne
suis pas resté trop timide. On verra au résultat. Je reproduis mon texte
ici pour mémoire, sachant que je serai peut-être obligé de le faire
sauter avant parution de ce journal, si jamais l'affaire n'est pas
conclue du côté de R. – et je doute qu'elle le soit aussi vite, à
supposer qu'elle doive l'être.
ARGUMENTAIRE
Qu’est-ce
qu’un sas ? C’est évidemment un lieu de passage, mais c’est aussi et
surtout un lieu d’échanges, l’endroit où celui qui vient de l’extérieur
rencontre celui qui se trouvait à l’intérieur – et le sas leur devient
alors cet espace commun où ils pourront communiquer et s’enrichir
mutuellement, où le simple individu se muera en un citoyen aux
connexions multiples, ce qui est peut-être la définition même de la culture.
Le sas, au fond, c’est le carrefour vers lequel convergent toutes les
énergies créatrices disparates, pour s’unir, se compléter, se
démultiplier ; et finalement, rejaillissant vers le dehors, féconder
tout autour de lui. C’est bien ce que le SAS entend devenir, pour le
bien de tous mais avec le concours de tous.
Car
il ne s’agit pas de créer une scène de plus, dans une ville où la vie
culturelle est déjà foisonnante. Notre ambition, qui est aussi notre
originalité, est de devenir une sorte d’antenne artistique qui saura
capter les attentes des R***ais et les associer à ce que peuvent
proposer de meilleur les artistes de tous horizons, régionaux bien sûr,
mais aussi nationaux voire internationaux. Mieux encore qu’une antenne,
le SAS se veut sismographe :
il s’agit de capter et d’amplifier pour les rendre audibles, les voix
créatrices trop isolées pour se faire entendre seules, puis de les
mettre en relation non seulement entre elles, dans un foisonnement
organisé d’échanges inter-culturels, mais aussi avec le public que ces
créateurs n’ont peut-être pas encore – le tout en totale symbiose avec
le tissu associatif déjà existant et ô combien vivant.
Artistes
d’un côté, public de l’autre ? Non ! Sinon, le SAS ne serait pas un
sas. Promouvoir les artistes, cela implique aussi de donner aux R***ais,
et avant tout aux jeunes, la possibilité de découvrir et de pratiquer
l’art pour lequel ils se sentent faits, vers lequel ils sont appelés.
Cette circulation à double sens, ces échanges perpétuels, cet
approfondissement de la personnalité de chacun par la découverte sans a
priori de l’Autre, c’est ce qui s’appelle la vie culturelle – et même la
vie tout court. Or, la vie est une “maladie” très contagieuse ! Elle
s’étend, elle gagne de proche en proche, elle prolifère ; et finalement
tout le monde s’en trouve gagnant, parce que c’est ainsi que les hommes
se dépassent eux-mêmes : en ayant des rêves et des ambitions communes
pour demain.
C’est
parce qu’ils ont bien compris cela que les habitants et les commerçants
alentour se sont enthousiasmés pour notre projet dès qu’ils en ont eu
vent : ils ont tout de suite compris que le SAS pourrait très vite
devenir à la fois un centre de bouillonnement interne et une source de
rayonnement vers le reste de la ville.
La
ville… Comment, avec les valeurs de pluralisme culturel, d’ouverture à
l’autre, de curiosité artistique qui sont les siennes depuis déjà
plusieurs années, comment la Municipalité de R. pourrait-elle ne pas
s’associer à ce projet, en être en quelque sorte le levain ? En acceptant de devenir la “marraine” de *******,
la ville ne ferait pas que répondre à un besoin déjà maintes fois
exprimé, tant par les artistes de tous horizons que par les R***ais.
eux-mêmes : elle ferait, une fois de plus, preuve d’initiative,
d’originalité, d’audace.
Vouloir
implanter ce centre de vie et d’échange dans le quartier historique de
R. ne relève évidemment pas du hasard : nous serons là au cœur même de
la ville. Et qu’est-ce que le cœur, sinon précisément le lieu où
s’élabore la vie, l’organe qui capte les énergies avant de les renvoyer
innerver l’organisme – la cité – dans son ensemble ? Traduit dans le
langage des arts et de la culture, cela s’appelle le rayonnement : une notion qui a toujours été familière à R. et à ses habitants.
Lundi 15 août
Neuf heures du matin. –
Catherine et moi avons battu une sorte de record, hier, elle en allant
se coucher dès sept heures et demie et moi la rejoignant avant neuf
heures ; elle parce qu'elle se sentait à moitié malade, et moi à moitié
saoul. Du coup, il faisait encore nuit lorsqu'elle s'est levée, et moi à
peine jour. Ce qui tombe assez bien dans la mesure où, recevant ce soir
M. et Mme Fromage plus, un assez sérieux ménage s'impose. Me sont
échues la Case et la terrasse : ça devrait aller. Et mettre le vin au
frais, bien entendu.
– Nous avons d'un commun accord
décidé d'arrêter à nouveau le tabac le 21 août, c'est-à-dire juste après
la visite de Nicolas et de Claude Tonnégrande ici. Maintenant que j'y
pense, ce sera plus probablement le 22 puisqu'ils seront encore des
nôtres le matin du 21. Il me tarde d'y être, d'une certaine façon : je
ne m'aime pas du tout en refumeur.
(Et je reçois à l'instant même un mail de Joseph Vebret, tout fiérot de
m'annoncer que lui-même a re-arrêté depuis sept semaines.) Bien
entendu, ce second sevrage tabagique s'accompagnera d'une suspension
alcoolique, ce qui n'est pas plus mal.
Trois heures. –
Et voilà, tout est fin prêt, la maison ruisselle de propreté comme
jamais, nos hôtes peuvent arriver quand ils veulent. Ah, non : je crois
bien qu'il reste à Catherine de préparer l'entrée que nous allons leur
servir. Quant à moi, c'est à peine si j'ose poser mes mains sur mon
bureau tellement il resplendit. Il n'y a guère que le clavier de cet
ordinateur pour rester aussi immonde qu'à l'ordinaire. Bref, je vais
pouvoir retourner à Ortega y Gasset – à propos de qui j'ai tout à
l'heure préparé un petit billet, programmé pour demain matin. Mais rien
de bien transcendant j'en ai peur. En fait, les seuls à ne pas trouver
drôles ces préparatifs ce sont les trois chiens : non seulement ils sont
consignés dehors, ce qu'ils détestent, afin que la maison reste propre
au moins jusqu'à l'arrivée des invités, mais même leurs trois paniers
ont été éjectés sur la terrasse. Voyant cela, Golo s'est immédiatement
précipité dans celui de Swann – où il n'était encore jamais allé – et
s'y est tout de go endormi. Comme Swann semblait vouloir s'y coucher,
mais que nous savions qu'il n'en ferait rien tant que le chat y serait,
Catherine a transporté celui-ci dans le panier voisin. Mais, cabochard
comme tous les chats, il est aussitôt retourné dans le précédent, sans
se soucier de la présence massive du chien, installé entre temps. À
l'heure actuelle, ils dorment donc tous les deux collés l'un contre
l'autre, alors que les deux autres paniers restent vides.
Mardi 16 août
Cinq heures moins le quart.
– Journée bizarre. D'abord le fait que j'ai l'estomac vide depuis mon
réveil de ce matin, que j'ai faim mais n'éprouve nullement le désir de
manger. Ensuite, je viens de passer environ trois heures – je ne me suis
interrompu que pour venir noter ceci – à relire mes journaux de la fin
de l'année dernière, ainsi que les billets de moi qui s'y trouvent
indiqués en lien, assortis de leurs nombreux commentaires, sans en
sauter un seul. Et ce sont ces “conversations mortes” qui me font un
effet très bizarre, presque malsain.
– L'une des
explications plausibles de cette bizarrerie est sans doute le fait que
nous avons pas mal bu, hier soir, lors de notre dîner avec M. et Mme
Fromage plus – lesquels se prénomment Pierre et Marie, ce qui me ravit
puisque Pierre-Marie est le prénom que je me suis donné pour écrire des
articles dans FD. Soirée fort agréable, du reste, car eux, Pierre et
Marie, sont des jeunes gens d'excellente compagnie, le genre qui
m'empêche de désespérer complètement de l'avenir de la race… Néanmoins,
ayant commencé l'apéritif vers sept heures et étant allés nous coucher à
une heure du matin, nous avons eu le temps, devisant, de vider un
certain nombre de bouteilles. L'excellent dîner préparé par Catherine a
fait ce qu'il a pu pour éponger tout cela, mais à l'impossible nul n'est
tenu, pas même une daube d'agneau.
– Nous sommes bien
entendu repassés en “mode eau minérale”, lequel sera en vigueur jusqu'à
samedi soir, où nous devons en principe recevoir Nicolas et
Tonnégrande, mais nous n'avons pas encore confirmation de la chose.
Ensuite, il sera déjà temps de s'atteler au synopsis du prochain BM, à
rendre le premier octobre et qui doit s'intituler Les Exaltées de Jumièges – Jumièges où nous devons retourner en repérages début septembre, en compagnie de Robert Marchenoir.
Mercredi 17 août
Cinq heures et quart. –
Journée “carottée” à FD, ce qui me procure toujours une petite
jouissance fort puérile mais bien bonne à prendre. Le prétexte en était
la fermeture totale du souterrain de la Défense, laquelle m'oblige à
traverser Colombes, La Garenne et Courbevoie avant d'arriver à
Levallois. Prétexte d'une insigne mauvaise foi, dans la mesure où cette
traversée de banlieue me retarde de six à huit minutes chaque matin, pas
davantage. De toute façon, après coup de téléphone de Brice ce matin,
il est apparu que, même si j'étais allé à Levallois, ç'aurait été pour
n'y strictement rien foutre. J'ai passé la matinée à finir La Déshumanisation de l'art,
d'Ortega y Gasset, puis, Catherine m'ayant adressé le message
subliminal habituel (le ramassage ostensible des merdes de chiens dans
le jardin), une petite fraction de l'après-midi à tondre la pelouse, ce
qui m'a valu une suée d'anthologie, puisqu'il se décide enfin à faire un
temps d'été. Là-dessus, rentrant de chez le vétérinaire (problèmes
d'oreilles récurrents chez Elstir), Catherine a émis l'hypothèse que
nous pourrions peut-être nous octroyer une petite bière ce soir,
c'est-à-dire tout à l'heure, après le repas des chiens. Bizarrement, je
ne me suis nullement indigné de cette idée saugrenue et le projet fut
adopté à main levée, séance tenante. Cela tombait bien : elle était
passée au Super U afin d'y faire provision de la boisson ci-avant
nommée, en principe destinée à la consommation de Nicolas, qui sera ici
samedi soir avec Tonnégrande. J'en serai quitte pour retourner au
magasin. Et, pendant que nous y serons, je compte bien goûter le pommeau
de Bretagne que Pierre et Marie Fromageplus nous ont apporté il y a
deux jours : abondance de biens, etc.
(Je ne comprends
pas, alors que la température n'est tout de même pas caniculaire, loin
s'en faut, je ne comprends pas comment, plus d'une demi-heure après une
douche presque froide, j'en suis encore à transpirer à grosses gouttes.
C'est de la “sueur propre”, d'accord, mais tout de même c'est pénible –
surtout lorsque les gouttes en question viennent maculer mes verres de
lunettes.)
– Je ne sais pas si j'ai déjà noté ici que
Catherine et moi avions brusquement pris la décision de faire abattre
dès cet hiver le tilleul qui est devant la maison. Cet arbre – qui
devient vraiment très gros et vaste, et va continuer à le devenir – a
été planté beaucoup trop près de la maison mais aussi de la Case et
commence à devenir écrasant, disproportionné à son environnement. Certes
il fait de l'ombre à la seconde terrasse, celle qui se trouve au pied
de la Case, mais je crois bien qu'en neuf ans de présence ici nous
n'avons pas dû y déjeuner plus de dix fois, sur cette terrasse. Et puis,
pour l'ombre, il restera le cerisier ; lequel, lorsque le tilleul ne
sera plus là pour le contraindre, devrait prendre une certaine ampleur.
En revanche, j'ai peur que l'opération ne nous coûte au moins un
demi-bras car, évidemment, vu la proximité des deux habitations, mais
aussi des clôtures, il ne saurait être question de l'abattre d'un coup
depuis sa base pour le débiter tranquillement au sol ensuite : ils vont
devoir, nos coupeurs de bois, commencer par l'extrémité et redescendre
au fur et à mesure.
J'espère que nous n'allons pas
regretter cet arbre une fois qu'il sera au sol et en pièces détachées.
Pour éviter cela, je me conditionne depuis quelques jours, en me
répétant que j'en ai plus qu'assez d'avoir un jardin, des allées et une
terrasse immondes, ainsi que des gouttières bouchées, tout cela parce
que ce foutu tilleul passe sa vie à perdre tout le temps quelque chose :
fleurs, fruits, feuilles, etc. – ça n'arrête pratiquement pas de mai à
novembre.
Jeudi 18 août
Sept heures et demie. –
Comment qualifier cette journée ? Je n'y parviens pas. Morne ? Pas
assez ; et trop habituel. Triste ? Un peu exagéré, mélodramatique, même
s'il y a de ça en effet. Cafardeuse ? Non plus. Un peu tout cela ? Sans
doute. Ambiance de plus en plus fin de règne,
et c'est sans doute ce qui explique. Il devient chaque jour davantage
évident que les choses ne peuvent continuer à aller comme elles vont, et
notamment pour le rewriting, dont il est patent désormais qu'il vit ses
dernières heures, en tant que service institué. Ce n'est même pas que
ça me dérange, ni la pensée que je pourrais me retrouver “à la rue” : je
me suis fait à cette idée, et m'y fais chaque jour un peu mieux. Non,
c'est la fin de règne en elle-même qui est pénible, maussade, grise. Si
tout devait se terminer demain (disons plutôt le mois prochain…), je
suis presque certain que je n'en concevrais pas le moindre regret ni –
fait nouveau pour moi – la plus petite angoisse face à l'avenir. Mais
l'attente, jointe au spectacle de ce lent et inéluctable délitement de
ce que j'ai connu et finalement aimé, eh bien, cela… Cela, non.
Il vaudrait mieux s'arrêter là pour ce soir.
Vendredi 19 août
Deux heures et demie. –
Profitons de cette petite crique de calme qui me reste, avant le retour
de Brice qui, à peine un pied dans le bureau, va se remettre à jacter à
flot continu comme il ne pourra jamais s'empêcher de le faire. Mais en
profiter pour quoi faire ? Je ne suis pas ici depuis plus de quatre
heures et m'en trouve déjà parfaitement abruti, comme à bout de forces,
ou plutôt de résistance, ce qui
n'est pas tout à fait la même chose. Retourner lire en salle de réunion
comme je viens de tenter de le faire après mon déjeuner bentonien
? Ce serait l'assurance de m'endormir dans les cinq minutes et d'être
encore plus accablé au réveil de ma présence en ces lieux. Aller marcher
un peu ? Dans les rues sinistres et impeccablement rectilignes de ce
Levallois désert ? Se promener à travers blogs ? Je suis proche de ne
plus pouvoir les supporter, même ceux que j'aime bien. Non, il faut
attendre, juste attendre ; compter les minutes goutte à goutte, comme
dans un supplice chinois.
Samedi 20 août
Quatre heures. –
L'été se décide enfin à faire un rapide détour par ici. il tombe fort
bien puisque nous attendons la visite, ce soir, de Nicolas et de Claude
(Tonnégrande), et que nous devrions pouvoir prendre l'apéritif sur la
terrasse (ou plutôt sur la galerie,
si l'on veut respecter le distinguo établi par Catherine, du reste à
juste titre). Ils sont censés arriver aux alentours de six heures et,
déjà (syndrome Daniel Goux), je ne suis plus capable de rien faire
d'autre que de les attendre. C'est pourquoi, et aussi parce que je n'y
reviendrai pas ce soir, je me suis mis à ce journal, où je n'ai rien de
particulier à consigner.
– Je viens de faire un petit
billet sur le blog-mère dans le but de signaler un excellent article de
Guy Millière, dont je ne suis pas fou d'ordinaire, à propos d'Israël,
des Arabes, des “Palestiniens”, etc. Je dis que son article est
excellent, mais en fait comment puis-je en être assuré, dans la mesure
où mes connaissances sur le sujet sont plus que minimes ? Peut-être me
suis-je totalement laissé mener en bateau. Mais évidemment je n'en crois
rien. Je mets mon billet ici en lien,
simplement pour pouvoir y revenir lorsque j'aurai besoin de retrouver
l'article de Millière, qui devrait constituer, en cas de discussion
blogueuse, un très utile “réservoir d'arguments”.
–
Notre fièvre immobilière et lozérienne continue de battre son plein.
Nous calculions hier soir, en prenant un apéritif hautement immérité,
que si je devais quitter FD l'année prochaine (car je doute que ça
puisse aller plus vite que cela tout de même), il me resterait six ans à
tenir avant d'avoir droit à une retraite “pleine”. Je pense pouvoir
compter sur environ deux années de salaire aux titres de mes indemnités
de départ et ensuite sur le chômage, lequel se montrera hélas
fâcheusement dégressif. C'est pourquoi il nous faudrait, pour éviter une
pauvreté trop gênante, vendre cette maison-ci dans les 200 ou 220 000
euros et en racheter une autre, en Lozère donc, d'environ 100 000, de
façon à pouvoir répartir le reliquat sur les années me séparant de la
retraite : l'affaire semble jouable. À condition bien entendu de me voir
proposer un départ avantageux. À partir de deux ans de revenus (soit mas o menos 70 000 €), je commencerais à considérer l'offre d'un œil très tenté – et même concupiscent, disons-le.
–
Et puis, l'idée d'aller se perdre, s'enfouir dans ces terres
lozériennes, que j'ai toujours trouvées superbes, et d'autant plus
qu'elles sont presque vides d'habitants, cette idée est en elle-même
diablement tentante. En fait, on ne peut pas rêver plus belle
antichambre au tombeau. Et puis, nous serions proches d'Anna et de
Dominique Pluton, ainsi que de Christine et Jean-Marc Castor. Catherine,
pour l'instant, pencherait pour la Margeride, région en partie boisée
située dans le nord du département. Nous avons plus ou moins en projet
d'y louer un gîte une semaine, probablement au printemps prochain, mai
ou début juin, pour partir en repérage et draguer un peu les devantures
des agences immobilières.
(Et, m'interrompant ici, je viens de re-commander le Département de la Lozère
de Renaud Camus, d'assez loin le meilleur de ses trois “départements”,
si le souvenir que j'en conserve est exact ; livre prêté bêtement à
Balmeyer et Zoridae, il y a déjà deux ou trois ans. Je dis bêtement
car non seulement ils n'ont pas été foutus de me le rendre, mais je
suis bien certain que ni l'un ni l'autre ne l'a seulement ouvert. Je me
souviens que Camus y parle admirablement de ce vide, de cette absence que représente la Lozère. Et, absent, c'est précisément ce que j'aspire à devenir.)
Dimanche 21 août
Midi. –
Soirée fort agréable, hier, en la compagnie de Nicolas et Tonnégrande.
Il fut beaucoup bu et excellemment dîné. Vers la fin de la soirée, il
devait être une heure du matin, quelque chose comme cela, Tonnégrande et
moi nous sommes embarqués dans une grande discussion à propos de
l'immigration et de ses bienfaits, dont il n'est évidemment rien sorti,
comme c'est la règle dans ce type de polémique. Néanmoins, nous ne nous
sommes nullement engueulés, ce qui n'est déjà pas si mal. Ce matin, au
petit déjeuner, et tandis que Nicolas pianotait comme un furieux sur le
clavier de cet ordinateur, le même Tonnégrande nous a brossé un tableau
de la situation de sa Guyane natale qui était rien moins que réjouissant
– même s'il y avait dans sa description des aspects comiques
indéniables. Ce département (est-ce bien un département ? Un territoire
?) vit sous complète perfusion financière, il ne s'y produit strictement
rien (même les œufs arrivent de métropole, nous a-t-il appris), presque
tout le monde est fonctionnaire ou assisté social et la grande affaire
de chacun c'est le carnaval, lequel peut s'étendre sur des mois. « Chez
nous, c'est l'Afrique… » a-t-il conclu avec une certaine tristesse assez
facile à comprendre. M'a tout de même amusé le fait qu'il souligne, à
propos de la délinquance préoccupante qui règne à Cayenne, qu'elle était
directement liée à l'immigration. Ce qu'il avait énergiquement nié, la
veille au soir, à propos de la France – je veux dire : de la métropole.
Nicolas, qui n'a pas in vivo
la volubilité qui est la sienne sur les blogs, est comme toujours resté
en retrait, mais c'est un homme à qui rien n'échappe de ce qui se dit. À
un moment, il a tout de même filé un commencement de couplet
antisarkozyste, mais comme tout le monde était d'accord avec ce qu'il
pouvait dire de notre cher président, on est vite passé à autre chose.
On s'est même offert un petit plaisir défoulatoire à fronts renversés,
lui daubant certains blogueurs extrême-gauchistes (mais je ne dirait pas
lesquels pour ne pas attirer la foudre sur sa bouille de
social-traître), et moi brocardant certains extrême-droitards que je ne
nommerai pas davantage.
– Compte tenu de toutes les
bouteilles qui furent proprement vidées, je me sens un peu “en dessous”
ce matin. Tout devrait être rentré dans l'ordre demain, d'autant qu'il
ne reste plus une goutte d'alcool dans la maison. Avec cela que nous
re-arrêtons de fumer demain. En principe.
Six heures. – Non, rien.
Lundi 22 août
Quatre heures.
– J'avais plus ou moins prévu, hier, de commencer à réfléchir
sérieusement au synopsis du prochain BM, lequel devrait en principe être
écrit entre le 15 et le 30 septembre. Je n'en ai évidemment rien fait.
J'ai plus ou moins passé mon temps devant cet ordinateur, à regarder
stupidement l'écran tandis que se téléchargeaient – lorsqu'elles
daignaient le faire – des mises à jour de différents logiciels. Entre
deux téléchargements j'ai tout de même pris le temps de terminer le gros
livre d'Ernst Nolte sur la Guerre civile européenne,
qui est une mise en parallèle, ou plutôt non : en perspective, du
bolchevisme et du national-socialisme. Ensuite, j'ai commencé de lire,
assez mollement, les trente ou quarante premières pages d'American psycho.
Et c'est à peu près tout ce que l'histoire retiendra de cette journée.
Ah, si, tout de même : un très gros orage est passé au-dessus de nos
têtes et, juste avant qu'il n'éclate, le ciel s'est mis à prendre des
teintes de gris absolument extraordinaires, tandis que la masse des
nuages qui s'avançaient de l'ouest se vallonnaient comme une mer
puissante.
Jeudi 25 août
Onze heures du matin. –
Deux jours sans rien écrire ici, et aucune raison particulière à cette
absence, sinon que, mardi, j'ai été d'humeur morose quasiment du lever
au coucher. Quant à hier, je comptais consigner deux ou trois
observations sans importance à propos d'American Psycho,
mais j'en ai finalement fait un billet. Et comme sa rédaction s'est
accompagnée de quelques libations, il n'était plus question, après, de
revenir ici, sinon pour y balbutier quelques incohérents propos de
comptoir. Mon billet sur Bret Easton Ellis est assez mal fichu, fait de
bric et de broc, et ,n'a fait qu'aviver mon désir de me replier sur
DeLillo.
Je vais en effet m'attaquer à Libra dès ce week-end. Mais, pour aujourd'hui, je suis venu à Levallois avec Trois filles de leur mère,
reçu hier. J'ai déjà possédé ce roman il y a une trentaine d'années :
inutile de préciser qu'il a disparu, en même temps que des dizaines
d'autres, sans que j'aie la moindre idée d'où ni de comment. Et je ne
saurais dire non plus pourquoi j'ai décidé il y a quelques jours de le
racheter, alors que je ne me consumais pas du désir de le relire. Mais
enfin, puisqu'il est là…
– Hier, j'ai enfin annoncé à
Philippe B., par mail, que je renonçais à écrire la série sur Versailles
et sa cour. Voilà près d'un an que je traîne là-dessus et je ne
parvenais toujours pas à m'y mettre sérieusement : autant en tirer les
conséquences. Aussitôt, m'est venue l'amusante pensée que, si je n'avais
pas convaincu Philippe de doubler le tarif pour cette série, je
n'aurais perdu que deux mille euros. Alors que, là, ce sont bel et bien quatre mille qui s'envolent. Tant pis.
–
Libéré de Versailles, si je puis dire, je vais pouvoir m'atteler au
synopsis du prochain BM – pour lequel, du reste, je n'ai toujours signé
aucun contrat, – que je dois rendre en principe le premier octobre, et
pour lequel nous devons retourner en “repérages” à Jumièges, en principe
en la compagnie de Robert Marchenoir, vers le 6 ou 7 septembre, je ne
sais plus. En fait, la date a été choisie en fonction des jours
d'ouverture de l'Auberge des ruines, que j'ai fort envie de tester ; et c'est de ces jours d'ouverture que je ne me souviens plus.
Vendredi 26 août
Trois heures. –
L'après-midi commence à peine et je suis déjà exténué ; non par le
travail : exténué d'être ici. Je ne puis même pas retourner m'installer
en salle de réunion pour y poursuivre la lecture de Libra, commencé tout-à-l'heure au même endroit : je risque de m'y endormir tout aussi rapidement que lors de ma première tentative.
–
Il faut dire que la nuit fut particulièrement mauvaise. D'abord, couché
vers minuit, j'ai mis plus de deux heures à m'endormir. Ensuite, vers
deux heures et demie (je ne devais pas dormir depuis plus d'une
demi-heure), se déclenche un très violent orage. Catherine, se levant
d'un bond pour aller fermer la fenêtre, me réveille bien évidemment. Et
il m'a encore fallu près de deux nouvelles heures pour replonger dans
les limbes. Bref, je n'ai pas dû dormir plus de quatre heures en tout :
quand on sait que la lecture d'après-déjeuner m'endort même lorsque j'ai
disposé du double…
– Si on cumule tout cela, je vois
de moins en moins comment je pourrais me passer d'un apéritif ce soir,
comme je m'y étais pourtant engagé ce matin – assez mollement il est
vrai.
– Je crois avoir oublié de noter qu'il m'est
arrivé, mercredi, une chose à laquelle j'avais réussi à toujours
échapper, en 33 ans de conduite automobile : la crevaison. Par chance,
elle s'est produite – ou plutôt m'a été signalée dûment par l'ordinateur
de bord – au moment où je quittais la voie rapide, à Saint-Aquilin, si
bien que je n'ai pas eu plus de 80 mètres à parcourir pour atteindre
l'ancien garage Renault, devenu depuis environ un an je crois un garage
je-ne-sais-quoi. Ces gens, tout à fait aimables et efficaces, m'ont
installé la roue de secours à la place de l'autre (arrière gauche), puis
commandé quatre pneus, les deux avant étant en effet considérablement
usés. J'y retourne demain matin pour régler tout cela, qui va sans doute
encore me coûter force argent.
Huit heures. –
Je n'arrive pas à me souvenir – et je n'ai pas envie d'aller vérifier –
si j'ai dit ici qu'Élodie était enceinte de son premier enfant. Elle
l'était, elle ne l'est plus. Lorsque je suis arrivé ce soir, Catherine
attendait, par SMS, le résultat de sa première échographie ; et elle
n'avait toujours rien, ce qui l'inquiétait.
Adeline a
finalement appelé pour nous dire que l'enfant était mort. Qu'il est, en
ce moment même, mort, mais toujours dans le ventre de sa mère qui ne
sera jamais sa mère – le genre de chose que les hommes ne peuvent
évidemment pas comprendre tout à fait.
Élodie a
“fermé” ses différents téléphones, ce que tout le monde concevra fort
bien. Elle se remettra de cela assez vite, on peut le supposer, mais
évidemment pas aujourd'hui.
Je me souviens en revanche
de la réaction d'Anne (mère de deux enfants), à FD, lorsque j'ai
annoncé la grossesse très récente d'Élodie : elle semblait trouver que
c'était l'annoncer bien tôt, tenter le diable, quelque chose comme ça.
J'avais pris sa réaction pour une sorte de pensée magique, et ce l'était peut-être ; il n'empêche… Je ne lui rappellerai pas cette réaction qu'elle a eue, évidemment.
Comment
continuer ? J'étais tout à fait dégagé de tout cela. Mauvais beau-père,
je ne me suis jamais intéressé aux enfants des enfants de Catherine –
et je continue. Mais enfin… Enfin, rien. Bien entendu que, homme, et
homme non père, je ne peux appréhender ce qui vient de se passer que par
rapport aux quelques personnes qui ont à en souffrir – et à commencer
par Catherine, bien entendu, alors que la première personne concernée
est évidemment Élodie.
Comment poursuivre ? Je reste
en dehors de ce qui vient de se passer. Je ne devrais pas, je suppose.
Il n'est pas impossible que je sois désormais enfermé en moi-même,
incapable de m'intéresser à ce qui n'est pas strictement moi ou
Catherine.
Ma mère m'a toujours dit que j'étais
égoïste : elle avait peut-être raison. Ou bien le suis-je devenu pour me
mettre en conformité ?
Samedi 27 août
Sept heures et demie.
– Journée alanguie, quoique parsemée d'occupations diverses, toutes
plus passionnantes les unes que les autres. Ce matin, j'avais
rendez-vous à dix heures chez le garagiste de Saint-Aquilin, chez qui je
m'étais arrêté en catastrophe mercredi soir pour qu'il me remplace ma
roue crevée par celle de secours. Il devait aujourd'hui me remplacer les
quatre pneus et remettre la roue de secours à sa place, sous le coffre.
Comme il m'avait assuré en avoir pour trois quarts d'heure environ, je
suis allé m'installer au café-restaurant voisin (qui s'appelle
curieusement L'Auberge des roy,
sans s à roy : je suppose que les anciens propriétaires, responsables
du nom, ont dû considérer que cette invariabilité conférait un
supplément d'étrangeté au mot ancien qu'ils avaient cru bon d'utiliser),
où j'ai pris deux cafés et (re)lu une cinquantaine de pages du Département de la Lozère,
de Renaud Camus, livre décidément superbe, presque en état de Grâce.
Lorsque je suis revenu au garage après cette petite heure, le patron du
lieu m'a informé qu'il y avait un “souci” avec ma voiture : une histoire
de capteurs que la neige et les sels auraient endommagés, qu'il fallait
donc changer, mais sans les avoir en stock, bien évidemment. Pendant ce
temps, la voiture était toujours perchée sur ses vérins et privée de
ses roues, puisqu'aussi bien on m'attendait pour statuer. Le patron
m'ayant proposé de la lui laisser et de repartir chez moi avec un
“véhicule de courtoisie” – une Clio diesel affichant 275 000 km au
compteur –, c'est la solution qui fut adoptée, à la visible satisfaction
des deux parties.
Mais pas à celle de Catherine qui,
prétendant avec une mauvaise foi réjouissante qu'elle ne s'en sentait
pas de conduire ce nouvel engin, pourtant fort peu menaçant, m'a
instamment prié de lui servir de chauffeur cet après-midi pour aller au Carrefour
d'Évreux, puis chez “Monsieur Cochon” et enfin chez “Madame Légumes”
(notre gaminerie confine assez souvent à la débilité mentale pure et
simple, on le voit).
Lire les pages superbes de Camus à
propos de la Lozère coincé dans une Clio sur un parking d'hypermarché,
juste à côté du distributeur de chariots, est une expérience que je
conseille. Car je me suis refusé à suivre Catherine dans les allées du hangarabouffe
: je ne sais pas grand-chose de plus horripilant que de la voir
interminablement s'attarder sur les étiquettes de chaque article pour
bien s'assurer que celui-ci ne contient pas de chlorobenzène XB 28, que
cet autre ne renferme que des germes de blé élevés sous la mère, que le
poulet sous plastique a bien été endormi tous les soirs de sa courte vie
au son du quintette pour clarinette de Mozart, etc. En revanche, je
l'ai accompagnée à la ferme aux cochons et à celle aux légumes, qui sont
somme toute des commerces parfaitement humains dans lesquels on ne
croise jamais de grosses femmes pauvres en bermudas moulants, fluos et
fleuris.
Une fois de retour, j'ai pu boucler le tour de mon Département.
Ce que dit Camus de l'austérité de certains villages ou bourgs du
Gévaudan n'a d'ailleurs fait que renforcer mon désir d'exil en ces
terres désolées.
– Demain, je vais tâcher de parcourir
rapidement les trois ou quatre BM que Catherine m'a rapportés il y a
quelques mois de je ne sais plus quelle foiratou, afin de tenter d'y puiser une idée de synopsis, qu'il ne me resterait plus ensuite qu'à transposer à Jumièges.
–
Maintenant que j'ai enfin renoncé officiellement à la série sur
Versailles, je me sens comme des envies de m'y remettre, c'est-à-dire de
m'y mettre vraiment, et de la mener à bien. On n'est pas plus
versatile.
Dimanche 28 août
Sept heures et demie. –
Ce matin, Catherine a craqué. L'affaire couvait depuis plusieurs
semaines, et ce fut ce matin : constatant, au lever, que la température intra muros
s'élevait à quinze degrés tout ce qu'il y avait de plus celsius, elle a
demandé – que dis-je ? Exigé – que j'aille tout de suite faire repasser
la chaudière en mode “hiver” ; ce que je fis bien volontiers et
aussitôt. De mémoire de Normands d'adoption, et de plus en plus marris
de l'être, c'est la première fois en quatorze ans que nous remettons le
chauffage au mois d'août. Pas plus d'une heure et demie, certes, mais
tout de même.
– J'ai très rapidement parcouru trois
des cinq vieux BM dont je comptais me servir pour écrire mon prochain,
qui se rapproche dangereusement : pas moyen. C'est-à-dire qu'ils seront
utilisables, sans doute, mais pas pour un roman se situant dans le cadre
majestueux de l'abbaye de Jumièges. Et j'avais oublié à quel point les
parties dialoguées des BM écrits par Bernard T. étaient bavardes et
maladroites dans leur expression.
– J'ai eu aussi, cet
après-midi, la mauvaise surprise de constater que mon salaire d'août
avait déjà été viré sur mon compte – mauvaise en découvrant son montant (
un peu moins de 2300 €) et ce qu'il en restait déjà. Espérons que, de
son côté, GdV ne va pas me faire faux bond comme il l'a fait le mois
dernier.
– Sinon, j'ai lu près de la moitié de Libra,
qui me semble plutôt moins réussi que les autres romans de DeLillo lus
jusqu'à présent. En tout cas, il m'intéresse moins, ce qui n'est pas
forcément la même chose, évidemment. Du reste, cela ne m'a pas empêché
de commander Les Noms et Americana, ce dernier sur les conseils de Dorham.
– En principe, je devrais récupérer Roselyne demain en fin de matinée.
Lundi 29 août
Sept heures vingt. – Ça se mange très vite, les
gnocchis aux crevettes, comme tous les aliments pour lesquels la
mastication est tout à fait sommaire, voire facultative. Bientôt,
j'entrerai dans ce journal en pensant être encore à table.
–
À propos de journal, justement. J'ai publié ce matin la livraison de
juillet – avec deux jours d'avance, mais qu'importe ? –, espérant
vaguement que cela allait le réactualiser dans la blogoliste du
blog-mère, où il est resté inexplicablement coincé sur mai 2011. Il n'en
a rien été. Voyant cela, parfaitement inexplicable à mes yeux, j'en ai
conçu un léger agacement et, décidé à employer les grands moyens, j'ai
ouvert un nouveau blog, sobrement intitulé “Journal”. Après avoir “créé
un nouveau message”, j'y ai transféré toutes les entrées du mois de
juillet. Ensuite, j'ai incorporé ce tout nouveau blog dans la blogroll
rebelle. Laquelle l'a en effet pris en compte, mais en refusant
d'indiquer le titre et la date de la dernière parution, me renvoyant à
mon point de départ et à mes angoisses internétiques. J'ai admis ma
défaite d'assez bonne grâce, tout en maugréant sur le temps pris par
toutes ces opérations vaines. Maugréant d'autant plus fort que j'avais
pour m'y livrer, à ces opérations vaines, interrompu le billet commencé à
propos de Libra, et sursis à la réponse que je voulais faire à
un mail d'Axelle Crevette reçu cet après-midi, précisément relatif à mon
journal de juillet. Si j'ajoute que mes autres activités du jour furent
d'aller me faire ponctionner un peu de sang dans le bras gauche, afin
de voir s'il ne s'y trouverait pas quelques traces de cholestérol,
glycémie, etc., puis d'aller récupérer Roselyne au garage, moyennant un
paiement de plus d'onze cents euros, et enfin de m'arrêter chez le
vétérinaire pour y convertir encore quelque argent en gros sacs de
croquettes pour chiens, on comprendra que je voie finir cette journée
sans le moindre regret d'elle. Et il me faut encore affronter le “drame
norvégien” que Catherine a sélectionné pour nous à la télévision tout à
l'heure : la longue errance à travers le pays d'un homme alcoolique que
sa femme a plaqué en emmenant leurs filles, et qu'il espère retrouver –
on voit d'avance la marrade.
– J'oubliais : j'ai également tondu la pelouse, laquelle est aussi verte et drue en cette fin août qu'à un balbutiement de mai.
–
Pour mémoire, je mets ici mon début de tentative de billet à propos du
roman de DeLillo, ne serait-ce que pour savoir où le retrouver si jamais
je me sens un peu plus inspiré une fois ma lecture achevée :
Ayant dépassé la moitié de Libra,
le roman de Don DeLillo que je suis occupé à lire, il me devient
possible d'en dire d'ores et déjà quelques mots. (« Possible, peut-être,
mais souhaitable ? », s'interroge le passant sarcastique.) La première
chose est que, pour l'instant, c'est celui qui me convainc le moins des trois que je connais – les deux autres étant Bruit de fond et Outremonde,
lus dans cet ordre. Peut-être simplement parce que je suis presque
toujours rétif à l'irruption de personnages réels dans la trame
romanesque, en raison de leur pouvoir d'empêcher d'advenir ce qui n'a
pas effectivement eu lieu dans la réalité dont l'auteur les a tirés. Par
exemple ici : rien ne peut faire, ni le talent de DeLillo ni rien
d'autre, ni personne, rien ne peut faire qu'à la fin Lee Harvey Oswald
ne devienne pas l'assassin de John Fitzgerald Kennedy.
Cela posé, Libra demeure une mécanique savante et précise – d'une précision diabolique
: pour une fois c'est bien le cas de le dire –, basée sur deux forces
qui se renforcent l'une l'autre, ou plutôt tendent à entrer en fusion
pour provoquer la déflagration que l'on sait. D'une part la cristallisation, de l'autre le mouvement, chacune de ces deux forces occupant le même nombre de chapitres, répartis selon une alternance rigoureuse.
La
cristallisation est celle qui s'opère à l'intérieur du marigot des
services secrets et des agitateurs de toutes sortes (castristes,
anticastristes, CIA, FBI, KGB, mercenaires, etc.) : tous ces gens
apparaissent dès le début du roman comme des sortes de molécules
isolées, perdues dans la soupe primordiale
(Et
voilà que la “fenêtre d'écriture” dans laquelle j'œuvre, et qui a changé
d'aspect aujourd'hui de façon inquiétante, me met non pas le texte
ci-dessus en bleu comme je pensais le lui avoir demandé, mais le fond de
celui-ci, ce qui le rend à peu près illisible. Les améliorations de
Blogger me sont parfois assez inintelligibles.)
(Bon, tout vient de rentrer dans l'ordre. Et, naturellement, la bourde était mienne.)
Mardi 30 août
Huit heures. –
Ayant décidé de re-arrêter de fumer demain, Catherine a voulu prendre
un dernier apéritif ce soir : je ne m'y suis pas opposé, j'ai même
cavalcadé jusqu'à chez l'Arabe-de-Pacy pour y chercher de quoi.
Et nous nous sommes mis, allez savoir, à parler du grimpé de corde,
c'est-à-dire de mon pire cauchemar de lycéen. Rien ne m'a été plus
pénible ni plus humiliant que cela, dans ma vie : les cours de “gym” au
lycée, se terminant par une rituelle confrontation avec cette corde
imbécile au long de laquelle il fallait grimper, ce que je ne savais pas
faire, et sans que personne ne daigne m'expliquer pourquoi il était intéressant de savoir le faire.
Je
repense notamment à cet abruti de professeur de gymnastique du lycée
Pasteur d'Oran, ce blondinet musclé à tronche d'antisémite qui, au
premier cours, nous avait dit ceci, de toute l'autorité de l'abruti que
je revois encore très bien aujourd'hui : « Si vous êtes stupide, vous
avez juste à vous taire en société, et personne ne s'en apercevra. Mais
si vous êtes mal foutu, tout le monde le verra. »
C'est
ton tour. Tu te lèves. Tu sais bien que tu ne vas pas y arriver. Mais
tu dois y aller, c'est ton petit golgotha à toi. Aucun garçon ne se
moquera de toi, mais enfin, ils sont tous là, dans ton dos, et ils vont
te voir, comme un jambon, te pendre à cette putain de corde sans être
capable d'y grimper. Et encore, ça, ce n'est presque rien.
Parce que certaines fois, les filles sont là, à l'autre bout du gymnase…
Et
c'est ce que je disais à Catherine tout à l'heure : rien ne m'a été
plus humiliant que ces cours de “gym” – que j'aurais échangés d'un cœur
gonflé de gratitude contre huit heures de mathématiques – et, au cœur de
ceux-là, ces séances de grimper de corde. Qu'on m'explique enfin pourquoi il serait important de savoir monter à la corde, bon sang !
Mercredi 31 août
Cinq heures et demie. –
Je suis allé à Levallois aujourd'hui pour y relire vaguement les douze
signes d'horoscope et c'est tout. Cent soixante kilomètres pour vingt
minutes de travail. Heureusement encore que j'avais rendez-vous à deux
heures avec le docteur Garrigue pour mon renouvellement d'ordonnance.
Mais enfin, j'ai tout de même passé deux heures dans ma voiture pour
demeurer à FD à peine plus de quatre heures : c'est le grand n'importe
quoi.
– Ah, j'allais oublier que Philippe B. m'a confié
une autre série à écrire, sur un sujet qui ne m'emballe nullement : les
grandes figures du théâtre de boulevard (Maillant, Poiret, etc.). J'ai
même failli refuser lorsqu'il m'a appris que je devrais pour cela aller
interviewer Olivier Lejeune pour lui sortir des anecdotes de
l'arrière-gorge, chose que je déteste faire. Mais enfin, comme il s'agit
d'une série de six doubles pages, cela représente tout de même trois
mille euros. Et nous avons les fenêtres et la porte de la maison à
changer…
– Finalement ma mère va se faire opérer le 15
alors que nous allons à Sedan les 17 et 18. Elle n'a même pas pensé à
demander au chirurgien d'intervenir seulement après ces dates. Tant pis,
nous inviterons mon père seul au restaurent de Carignan où nous devions
les emmener tous les deux la dernière fois.
– Demain,
dans tout le groupe Lagardère, c'est la “journée digitale” annoncée à
grand renfort d'affichettes triomphales. Modernœud n'a pratiquement plus
de rival en ce monde.
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