ENCORE UN VERRE DE LIQUEUR
1er mai
Midi et demie. – Le BM N° 313 est enfin commencé. Mais, déjà, de l'imprévu vient se mettre en travers de sa route, après à peine six pages écrites. Il y a un peu plus d'une heure, le téléphone sonne. Certain qu'il s'agissait d'une publicité, je décroche et aboie un “oui !” fort peu encourageant pour l'interlocuteur. Qui était en fait une interlocutrice, à la fois connue et inconnue, puisqu'il s'agissait d'Olympe, du blog le Plafond de verre, que je lis régulièrement (et c'est réciproque) mais que je n'ai jamais rencontrée. Elle m'annonce qu'elle est pour tout le week-end en séminaire au Plessis-Hébert. À l'idée que l'on puisse organiser un séminaire ici, j'ai failli lui éclater de rire au nez, tant la chose ma paraissait incongrue. Finalement, tout s'est éclairci : elle sera au petit château qui se trouve près de la Ferme de l'Hôpital et qui, en effet, au printemps et en été, organise régulièrement ce type d'événements (il arrive, certains samedis, que l'on perçoive – faiblement, par chance – le “boum boum boum” nocturne de leur musique de merde...).
Donc, après avoir hésité – dit-elle –, elle a trouvé le courage d'appeler pour que nous nous rencontrions. Olympe n'est pas la première blogueuse à être dans ses petits souliers à l'idée d'une rencontre réelle avec moi. Ce qui me donne toujours une impression d'irréalité, de “c'est pas moi”, tant je me sais gentil, accommodant et peu propre à inspirer de la frayeur à quiconque. Mais enfin. Elle doit arriver au Plessis à peu près en ce moment même, et nous sommes convenus qu'elle rappellerait ici une fois qu'elle aurait pris connaissance du programme des diverses activités, réunions, etc., auxquelles elle est censée assister voire participer.
Naturellement, j'ai aussitôt sauté dans la voiture et prié Roselyne de bien vouloir me conduire jusqu'à un débit de boissons alcooliques ouvert un premier mai : ma période de deux semaines à l'eau minérale commence très bien. En outre, les cinq feuillets qui étaient écrits à onze heures ce matin sont bien entendu restés cinq depuis lors...
2 mai
Cinq heures. – Finalement, nous n'avons eu la visite d'Olympe qu'aujourd'hui, entre sa dernière activité de la matinée et son déjeuner – soit à l'heure de l'apéritif, ce qui nous convenait parfaitement. Une heure et demie fort agréable, à parler de tout et de rien. C'est-à-dire de sujets précis, mais que je consignerai pas ici car la dame semble très chatouilleuse pour tout ce qui concerne son anonymat, sa “ non traçabilité”. Lorsqu'elle est arrivée, je lui ai demandé comment elle s'appelait. elle m'a répondu : “Olympe !”. En riant, certes, mais j'ai cru bon de ne pas insister. De toute façon, Olympe me convenait très bien. Ensuite, au moins durant la première demi-heure, à chaque fois que nous lui posions une question, Catherine ou moi, elle commençait par s'enquérir : « Vous n'allez pas en parler sur le blog ? » Il a fallu des assurances répétées pour qu'elle cesse de poser la question.
Au tout début, elle nous a dit qu'elle hésitait toujours un peu avant de provoquer ou d'accepter une rencontrer avec des blogueurs, parce que, d'après elle, les gens pouvaient être très différents de l'image qu'ils donnaient d'eux par le biais d'internet. Je lui ai dit que, pour ma part, je n'avais jamais eu ce type de (mauvaises) surprises, que les blogueurs que j'ai rencontrés correspondaient toujours plus ou moins, mais plutôt plus, à ce que je m'étais imaginé qu'ils fussent. La raison me semble en être que, au travers de ce qu'on lit, de ce que quelqu'un donne à voir de lui, il est possible, et même pas trop compliqué de discerner ce qu'il est réellement – de même que, voyant un bâton tordu parce qu'il est à moitié immergé dans l'eau, on peut facilement le redresser par une opération mentale élémentaire.
Inutile de préciser que cette visite au beau milieu de la journée m'a été un excellent prétexte pour ne pas travailler au BM, ni avant ni après. Et va en constituer un non moins excellent pour reprendre un verre ou deux tout à l'heure, après le repas des chiens. C'est du reste pourquoi j'écris ici à une heure aussi inhabituelle : je pressens qu'après le repas je ne serai bon à rien d'autre qu'à somnoler devant un film quelconque, de préférence remuant et idiot.
À un moment de notre conversation, Olympe m'a dit qu'à cause de moi elle avait fait des choses dont elle ne se serait jamais crue capable. J'étais déjà un peu inquiet, lorsqu'elle a précisé : il ne s'agissait que de la lecture d'un BM, celui qui se passe en partie à Plieux, l'histoire des filles scoutes, dans lequel j'ai introduit une Céleste, si je puis dire.
4 mai
Huit heures et quart. – Nous avions rendez-vous à quatre heures et demie avec le curé de Pacy-sur-Eure, à propos de notre mariage. Il était à l'heure, ce qui est déjà un bon point pour lui. Le fait qu'il soit gros et gaucher, en revanche, n'a pas joué en sa faveur : l'impression de me contempler au miroir...
Tout s'est fort bien passé tant qu'il a joué son rôle administratif (dossiers à remplir, date et lieu de baptême, etc.). Mais les quelques fois où il s'est mis à parler en tant que prêtre m'est venu un fort sentiment d'irréalité. Ou, plus exactement, et plus gravement à mes yeux, l'impression que j'étais en train de tricher. Non pas avec lui (je m'en fous) ni même avec Catherine, mais avec moi. Je l'entendais réciter une leçon et je me voyais opiner du bonnet, façon "petit chien sur la plage arrière de l'auto". Aucun des mots qu'il disait ne m'atteignait, c'était du mauvais théâtre, un rôle trop vite appris. Et, ce pensant, je savais bien que ce n'étais pas lui le mauvais acteur, mais moi le spectateur rétif.
Bien sûr, lorsque nous sommes sortis, la joie de Catherine me faisait plaisir à voir, rien que pour cela je suis tout prêt à poursuivre jusqu'au terme – et je vais le faire. Mais moi ? Dans quel porte-à-faux suis-je ? Peut-on se marier devant un dieu absent ? Et pour quelle raison ? Parce qu'il y a forcément une raison, mais j'ai peur qu'elle soit mauvaise. Bien mauvaise.
Catherine était si contente que nous avons pris l'apéritif. Vers la fin de celui-ci, un jeune couple est venu visiter la maison de notre voisine, en vente (la maison) depuis plus d'un an maintenant. Un enfant de sept ou huit ans et – ai-je appris ensuite – un autre “en route”. Car Catherine, décidant qu'ils étaient “possibles”, n'a évidemment pas pu s'empêcher d'ouvrir la fenêtre de la cuisine pour leur parler. Je ne lui reproche rien : j'ai fait la même chose dix minutes plus tard. En effet, ils ont l'air charmant, ce qui ne veut strictement rien dire. Mais il est amusant de rêver les dix prochaines années avec eux comme voisins, alors qu'on les a à peine entrevus. Voir leur fils grandir sous nos yeux, les premiers pas de celui à naître, etc. Quand on se surprend à penser ce genre de choses, on se demande si le ramollissement cérébral est un simple fantasme ou non.
5 mai
Sept heures vingt. – Journée productive – il était temps. 22 feuillets de BM, un billet de blog, assez insignifiant, et maintenant une petite page d'écriture ici. Je viens aussi de relire les trois pages que j'ai écrites l'autre soir, de mon portrait de Céleste, rebaptisée Séraphine. Je me disais bien que c'était venu un peu trop facilement : c'est tout à fait insignifiant, pour ne pas dire mauvais. Je le garde tout de même, on verra.
J'aurais bien dû, en plus, tondre la pelouse, d'autant que Catherine a fait l'effort ce matin de ramasser les merdes des chiens. Mais il y avait vraiment trop de vent et, à six heures, lorsque j'ai arrêté d'écrire, j'avais plutôt envie d'aller lire une heure (Finkielkraut, L'Ingratitude) que de faire le guignol dans le jardin. « Ce sera pour demain », procrastina-t-il.
Catherine a appelé Isabelle tout à l'heure, pour les inviter, Olivier et elle, à notre mariage, le 23 octobre. Elle a eu l'air ravi. Nous a par la même occasion appris que Clémence, sa fille et ma filleule, 20 ans passés de quelques mois, venait de se séparer de Martin, avec qui elle était depuis cinq ans. Ce qui m'étonne, moi, c'est que cet amour d'adolescence ait pu durer si longtemps – avec projets de vie commune, mariage, enfants, etc.
Je crois que mon premier chapitre de BM n'est pas trop raté. il me semble avoir réussi à faire basculer Corentin de la réalité dans le rêve (le cauchemar serait plus juste) sans que cela se voie mais tout de même avec quelques indices qui justifieront à rebours le coup de théâtre de l'avant-dernier chapitre. Ce qui va être pénible, dans ce roman-ci, est le fait que je n'aurai pas les ruptures habituelles (chapitre méchants/chapitre flics) qui introduisent un semblant de variété, une illusion de neuf : tout se passant à l'intérieur du cerveau de Corentin, il ne peut donc pas y avoir de scènes se déroulant en dehors de sa présence.
Sinon, le chauffage a fonctionné toute la journée dans la Case, et pas au minimum. Je suppose que la faute en revient au réchauffement climatique. Lequel réchauffement a également fait neiger aujourd'hui, 5 mai, dans les environs de Carcassonne où vit Christian, le frère de Catherine.
Rien à signaler sur la blogosphère : tout le monde est occupé à se gargariser avec le fameux classement Wikio. Je suppose que, demain et après-demain, nous allons voir refleurir les non moins attendus billets de ceux qui flétrissent le dit classement. Sur les blogs, le marronnier est mensuel, et je ne suis pas sûr que cela soit un progrès par rapport à la presse. Quant à ceux qui trépignent d'enthousiasme à chaque fois qu'ils gagnent dix places ou tirent une mine de carême s'ils en ont perdu cinq, je suppose qu'ils repousseraient avec indignation toute velléité de rétablir les classements et tableaux d'honneur dans les écoles et les collèges...
6 mai
Sept heures et quart. – Encore une journée productive : 22 feuillets ; ce qui porte le total à 60, soit un bon quart du livre. Sans parler de la pelouse tondue en fin de journée, à l'heure – et à la place... – de l'apéro. Lequel, je le constate une fois de plus, ne me manque nullement, à partir du moment où la décision est ferme de n'en pas prendre. Du coup, bien sûr, il est facile de me dire (et il m'arrive en effet de me le dire tout seul comme un grand) : « Mais dans ce cas, bougre d'andouille, si tu t'en passes aussi facilement, pourquoi y revenir chaque fois ? » Eh bien parce que l'idée de ne plus boire, plus jamais, m'attriste, m'ennuie, m'ampute. L'alcool, ou plutôt les états dans lesquels nous conduit l'alcool, voilà de quoi je n'ai pas envie de me passer complètement. En revanche, pour peu que je ne sorte pas de la maison ni que personne d'étranger y vienne, cesser de boire durant une semaine n'entraîne pas le moindre effort, ni ne représente aucune privation.
En lisant le blog de Circé, ce matin, j'ai appris avec stupeur (d'abord) et grand éclat de rire (juste après) que Jeanne d'Arc avait été promue sainte patronne des LGBT, comme on dit dans le doux langage post-moderne. À ce propos, je me suis toujours demandé, depuis l'existence de ce sigle imbécile, ce que les “B” venaient faire dans cette association. Je comprends très bien que la vie des transsexuels puisse être tout sauf drôle – même si placer sur le terrain de la revendication “sociétale” ce qui me semble relever de la psychiatrie est pour le moins surprenant –, je veux bien admettre encore que les homosexuels des deux sexes se sentent discriminés ou stigmatisés, même si à la vérité cela relève désormais plus d'un souvenir, voire d'un souhait, que d'une réalité, mais les bisexuels ? En quoi et comment la société brime-t-elle les bisexuels ? C'est pour moi un vrai mystère. Je me figure, par exemple, un homme marié, ayant des rapports sexuels satisfaisants avec son épouse, voyant peut-être aussi une maîtresse ou deux, et qui, en plus, lorsque l'envie l'en prend, va s'envoyer en l'air avec un homme. Où est son problème ? Quelle sa souffrance ? À quel moment la société l'opprime-t-elle, celui-là ? Et la lesbienne qui, de temps en temps, cède aux avance du beau gosse qui l'a draguée en terrasse : qui l'étouffe ? Non, vraiment, il y a là quelque chose d'obscur pour moi. Mais peut-être leur véritable problème est-il tout simplement qu'ils ne sont rien. Rien de particulier. Rien de bien intéressant non plus, il faut le dire. Qu'ils ne sont pas reconnus en tant que bisexuels, pris en compte comme minorité digne d'attentions et d'éloges. Ce serait une puérilité assez bien dans le goût de l'époque en effet. Ils peuvent toujours tenter de lancer une bi pride afin d'augmenter leur visibilité. Se rebaptiser les amphi-bis, pour le côté festif. Ou les bi-turbos. Mais on sent bien que leur côté je-bouffe-à-tous-les-râteliers leur nuira toujours auprès du grand public. Essayez donc de lancer un bithon annuel à la télévision : vous allez voir ce que vous allez prendre comme bi-de.
7 mai
Sept heures et demie. – Pas une ligne de BM aujourd'hui. D'abord parce que, m'étant couché fort tard (deux heures moins le quart), je me suis éveillé à neuf heures et demie ce matin. Donc, le temps d'un déjeuner, d'une douche et d'un rapide tour des blogs, il était plus d'onze heures : ça ne valait plus le coup de s'y mettre (la mauvaise foi de l'écrivain en bâtiment peut confiner à l'œuvre d'art, parfois). Pour étouffer toute mauvaise conscience dans l'œuf, j'ai écrit les cinq feuillets sur Hatchepsout, cinquième volet de ma série pour FD sur les secrets des pharaons.
Si je me suis couché si tard hier, c'est pour avoir regardé tout d'abord La Dernière Tentation du Christ, puis L'Exorciste, films tout deux assez longs. Le revoyant après des années, je me suis demandé ce que certains catholiques avaient bien pu trouver de si insultant pour eux dans ce pauvre film, à peu près dénué d'intérêt comme le sont généralement les productions de Scorsese. À moins d'être aussi bête qu'un musulman actif, je ne vois pas de quoi grimper au rideau du Temple dans cette démonstration lourde et languissante, ces pseudos hardiesses. Quant au film de Friedkin, je me suis bêtement laissé allécher par l'annonce : “version intégrale”. À deux ou trois détails près – des scènes très courtes et qui méritaient bien d'être coupées – aucune différence avec la version que tout le monde connaît. Ça reste un bon film d'horreur, néanmoins, même si je me demande comment il a pu m'effrayer et me marquer à ce point lorsque je l'ai vu à sa sortie. Certes, je n'avais que 17 ou 18 ans, mais tout de même.
Je me rappelle que, très longtemps, la “va-et-vient” électrique (si c'est bien comme ça qu'on dit) de l'escalier, chez mes parents, à La Ferté, a été hors d'usage. Si bien que, lorsque j'allais me coucher le dernier – c'est-à-dire tous les soirs –, je devais éteindre en bas, monter l'escalier dans le noir et rallumer une fois en haut. Eh bien, pendant plusieurs années, à partir de la moitié de l'escalier, je me figurais que, rallumant, j'allais me trouver nez-à-nez avec la petite Regan. Le plus étrange est que cela a rapidement cessé de me faire peur, s'est même mis à m'amuser d'une certaine manière ; le phénomène continuait néanmoins de se produire – c'était devenu une sorte de tradition personnelle.
Il n'empêche que, du Christ au Démon, la soirée était thématique en diable. Et ça s'est poursuivi aujourd'hui puisque, après avoir lu quelques réflexions du blogueur nommé Restif à propos du Maître et Marguerite, je me suis cet après-midi replongé dans Boulgakov, lu il y a six ou sept ans (voire plus), au milieu d'autres Russes. Première constatation, après quelques dizaines de pages : les deux bonnes femmes qui ont été chargées du fameux “appareil critique” dans l'éditions Bouquins sont particulièrement horripilantes, à pousser jusqu'à l'absurde leur côté petites profs raisonneuses et pontifiantes. Non seulement, dans leurs notes, elles expliquent au lecteur ce qu'il est en train de lire – après l'en avoir distrait par un appel de note, évidemment –, mais il leur arrive même de lui dévoiler ce qu'il va découvrir quelques pages plus loin. Il y a des baffes qui se perdent, une fois de plus.
Il reste que plonger dans Boulgakov après avoir fréquenté Jane Austen plusieurs semaines, c'est échanger ses deux doigts de porto doux habituels contre une pinte de vodka frappée, ça secoue.
8 mai
Huit heures. – Surgissement de Ludovic en milieu d'après-midi. Du coup, envie d'apéritif – que nous avons pris, en effet. Je n'aime pas tellement ce genre de surgissement, je dois le dire, même si Ludovic me semble avoir surmonté ce qu'il était il y a quelques années. En réalité, j'aurais adoré que Catherine n'ait jamais fait d'enfant. La rencontrer vingt ans après notre enfance à peu près commune, et qu'elle soit encore vierge de toutes ces choses qui ne m'intéressent nullement. Car je ne me suis jamais vraiment intéressé aux enfants de Catherine. Jamais en profondeur, jamais pour eux-mêmes. Je n'aime d'ailleurs pas tellement l'idée que EUX s'intéressent à moi. Je sais très bien que si, demain, Catherine mourait, je cesserais sans doute de les voir. Et il est probable qu'ils s'en foutraient complètement.
Non, en fait. Ils s'en foutraient si eux le décidaient. Mais, en l'occurrence, c'est moi qui déciderais de ne plus les voir, pas eux. Donc, ils l'accepteraient mal. Parce qu'ils se pensent importants, comme tout le monde. Or ils ne le sont nullement pour moi. Leur mère, oui. Catherine existe, elle est même, au point où j'en suis, la seule personne qui existe vraiment dans ma vie. Même mes parents s'effacent plus ou moins, par rapport à elle. (Mais je me doute que quand la mort va frapper, il en ira autrement.) En tout cas, ses enfants sont les siens, pas les miens.
Je suis passé par différents stades, de ce point de vue. Je crois bien avoir, il y a dix ou quinze ans, joué au beau-père, alors même que je clamais ne pas vouloir l'être. Je ne clame plus rien.
Ce qui me rend Catherine précieuse – entre autres choses – est précisément qu'elle refuse de se laisser manger par ses enfants. Elle est une sorte de mère “à l'ancienne”, si l'on peut dire. Et quand je dis que je n'aime pas les enfants, ce n'est pas vrai : je les plains des parents qu'ils ont désormais – et qui eux-mêmes ne peuvent rien de ce qu'ils sont.
J'ai peut-être tort, sans doute même. Néanmoins, et sans citer de noms, pourquoi ces gens qui ont beaucoup d'enfants sont-ils parfaitement fréquentables (eux et leurs enfants) alors que ceux-là qui n'en ont qu'un ou deux repoussent loin d'eux toute personne ? Pourquoi ? Bien entendu, il y a aussi des exemples parfaitement contraires, et heureusement.
10 mai
Quatre heures et demie. – Je vais une fois de plus être en retard dans ce BM. 90 pages seulement sont écrites et il devrait être chez Vauvenargues dans une semaine : il n'y sera pas, d'évidence.
Voilà bien dix jours maintenant qu'il fait un froid de gueux, que je travaille (quand je travaille...) avec chauffage et pull. Je le note pour mémoire car, en réalité, ça ne me dérange nullement, je me fous totalement du temps qu'il peut faire, du moment qu'il n'est pas trop chaud – ce qui n'arrive que très rarement par ici, il faut bien le reconnaître.
Je viens d'aborder la seconde partie du Maître et Marguerite : je suis une fois de plus effaré du peu de souvenirs que je puis parfois conserver d'un roman, lu il n'y a pourtant pas si longtemps – six ou sept ans, peut-être dix, au maximum. Il me semble pourtant me rappeler que, plus jeune, je ne passais pas pour avoir une mémoire trop pourrie. Et si je lisais mal ? Distraitement ? En surface ? Ce serait bien la peine d'y passer tant de temps pour qu'il n'en reste rien ou pas loin.
Je me demande si je ne vais pas rapidement abandonner ce journal. Ou, plus exactement, si lui ne va pas m'abandonner. J'ai l'impression d'y prendre moins de plaisir et de n'y consigner que des choses dépourvus d'intérêt, des bribes d'existence sans liens ni signification.
11 mai
Sept heures et demie. – Je m'avise seulement aujourd'hui, et en fin de journée encore, qu'hier, 10 mai, depuis je ne sais quelle loi chiraquienne tombée depuis en poussière, c'était la journée de la traite. (Huguette ? Rejoins-moi à l'étable, tu veux ? C'est la journée de la traite !) Je n'ai pas entendu ni lu un mot sur ce machin que tout le monde semble avoir oublié, y compris les descendants de traités. On peut néanmoins gager que, s'il en avait été parlé, il n'aurait pu s'agir que de la traite atlantique, c'est-à-dire la nôtre, celle des méchants blancs. Il va de soi que, pour ne pas les stigmatiser plus qu'ils ne le sont déjà, on se serait bien gardé d'évoquer la traite arabe. Et encore moins aurait-on évoqué le fait que c'est en grande partie la colonisation occidentale qui a permis, en Afrique, l'éradication de cette même traite, et de l'esclavage en général.
Mais enfin, voilà le fait : Chirac ou pas, repentance citoyenne ou non, le 10 mai, la traite est passée à la trappe. Et c'est très bien comme ça.
On a tout de même parlé de l'Afrique, aujourd'hui, chez la bande de déments du blog Ruminances. (Je généralise abusivement, ce disant : il y en a bien deux ou trois que j'apprécie, dans cette petite bande.) Il s'agissait, évidemment, de fustiger l'homme blanc, toujours mauvais, pour mieux s'apitoyer sur le gentil homme noir, toujours si généreux et naïf – bref, de laisser libre cours à son racisme de gauche, à la discrimination progressiste. Laquelle est non seulement autorisée, mais vivement encouragée. Et m'amuse toujours autant l'incohérence d'aliéné qui pousse ces garçons et filles à hurler dès qu'on prononce le mot “race”, mais qui, eux, sans désemparer, généralisent à tour de bras à propos de l'homme blanc et de l'homme noir – tout juste s'ils ne leur collent pas une majuscule initiale. Enfin, au noir, au moins. Parce que, nous, je doute qu'on y ait droit. Et, naturellement encore, en se fustigeant avec ce masochisme pleurnichard et faussement révolté qui est le leur, ils ne se rendent pas compte à quel point ils sont en fait profondément et indécrottablement occidentaux, européens, français – blancs, pour tout dire. Parfois, en les voyant courir en tous sens comme ils le font, ainsi que des canards que l'on vient de décapiter, il m'arrive de les plaindre. Le reste du temps, je me contente de rire d'eux dans mon petit coin.
12 mai
Sept heures vingt. – C'est peu de dire que je travaille et avance péniblement depuis le début de ce BM. Il avait pourtant tout pour lui, celui-là, avec son histoire sortant de la routine, ses aspects un peu fantastiques, fantasmagoriques, ses transgressions par rapport au canon, etc. Mais rien n'y fait. Chaque matin, je ne suis pas au travail depuis une demi-heure que je commence déjà à compter combien de feuillets me séparent de la pause de midi. Et l'après-midi c'est encore pis : au bord du dégoût. Aujourd'hui, au prix d'un gros et long effort sur moi-même, j'ai réussi à sortir 25 pages. Lorsque je me dis qu'il y a une douzaine d'années à peine je pouvais en écrire 60 dans la journée – et ce, quatre jours de suite, le temps d'aller de l'incipit au mot “fin” –, j'ai l'impression de parler de quelqu'un d'autre, d'une figure mythique qui n'aurait jamais existé dans ce monde-ci.
Je me sentais d'humeur si morne, tout à l'heure, après avoir arrêté, que je n'ai même pas eu envie de prendre une bière, alors qu'un pack de six n'attendait que mon bon plaisir dans le frigo, depuis deux jours. Si c'est à cela que ressemblent la sagesse et la raison, je suis bien content de ne m'y frotter que sur le tard.
Je ne sais plus où je lisais ce matin que l'on cherchait des poux dans la tête de Robert Ménard, le fondateur de Reporter sans frontière (faut-il des pluriels quelque part ?), parce qu'il aurait déclaré qu'il préférerait que son fils soit hétérosexuel plutôt qu'homosexuel. Dieu sait si je n'ai pas la moindre sympathie pour cet agité des médias, mais il me semble qu'il n'y a rien là que de très naturel, et qui devrait aller de soi. Y compris d'ailleurs dans le cas d'un homosexuel ayant un enfant : est-ce qu'un aveugle ne souhaite pas que son fils voie ? Un sourd qu'il entende ? Un nain qu'il soit de taille normale ? Et moi-même, si j'avais un fils, je préférerais qu'il soit mince plutôt que bedonnant. En bref, il me semble normal qu'un père souhaite que son fils ait le moins de problèmes possibles dans son existence. Or, n'en déplaise à la pensée modernante, l'homosexualité reste un problème. Ou au moins une source de problèmes supplémentaires. Mais que pèse ce simple bon sens, dont on aurait presque honte tant il est “simple” justement, face au discours dément de la farandole progressiste ? Rien, si ce n'est son poids en procès et en chicanes de toutes espèces. Du reste, le temps n'est sans doute pas si éloigné où un sourd déclarant qu'il préfèrerait que son fils ait l'ouïe fine pourra être poursuivi par telle ou telle association militant pour la fierté des durs de la feuille – idem pour les aveugles, les culs-de-jatte, tout ce qu'on voudra.
Pour revenir au BM, il m'en reste donc une petite centaine de pages à écrire. Qui devraient l'être d'ici mardi soir, si je veux tenir les délais. Or : je travaille vendredi – ce qui est normal –, mes parents débarquent dimanche après-midi et je travaille lundi – journée supplémentaire que j'ai bêtement acceptée. Restent demain, samedi, dimanche matin et mardi. Ce qui implique 30 pages par jour et une dizaine dimanche matin. Avec relecture vendredi et lundi, à FD, à l'heure du déjeuner. Faisable mais juste. Il faudrait que je commence, ce soir, par ne pas rester stupidement devant la télé jusqu'à une heure et demie du matin, de façon à pouvoir me lever avant huit heures demain.
Terminé Le Maître et Marguerite tout à l'heure, et repris dans la foulée Cœur de chien que, Dieu sait pourquoi, j'avais abandonné au milieu, il y a quelques années, malgré la brièveté de ce récit. Lequel m'avait été chaudement conseillé par Boris H., si je me souviens bien, peu de temps avant qu'il ne quitte FD. À propos de ce Boris, je me souviens que, lors de mon arrivée à FD, en 1982, il m'avait dit y être entré en 1968. Et je m'étais effaré de ces 14 ans passés au rewriting. Voilà que j'en suis exactement au double.
13 mai
Huit heures, et quart. – Le hoquet. Il y a très longtemps que ce ne m'était pas arrivé : un hoquet d'ivrogne, douloureux, pénible. Tout cela me ramène dans les années 80 (ça y est : il est passé...), quand je sortais avec Maïté, au Café de la plage ou ailleurs. Je pense à elle ce soir parce que, tout autant que moi, elle était sujette au hoquet, lorsqu'on avait bu – et on buvait pas mal, à l'époque, tous les deux.
Je me rends compte que je n'ai jamais parlé de Maïté, ici. Faisons-le. On s'est rencontré en 1984, à la rédaction de 7 Jours-Madame, ce journal imbécile mort deux ans plus tard. Maïté est la seule amie que j'ai eue, je crois. Pendant près de quinze ans, nous nous sommes vus au moins une fois par semaine. Pour moi, elle était la femme idéale : celle dont je n'avais pas envie, et qui n'avait pas envie de moi. Et intelligente, et drôle, et...
Et tout. J'étais persuadé (Bernalin étant mort) que celle-là resterait mon amie jusqu'à la fin, jusqu'à ma fin (ou la sienne). Écrivant cela, me reviennent des soirées merveilleuses, dans des restaurants sublimes, avec des pluies de bouteilles de vin... enfin, bon : Maïté et moi avons vécu de somptueuses soirées, parlant d'écrivains, ou d'autre chose, et encore d'écrivains... J'étais tout près alors de considérer qu'un homme et une femme pouvaient devenir amis – vraiment amis, en dépit de leurs sexes respectifs, jusqu'à la fin du monde. J'y ai cru...
Puis, Catherine est arrivée. Et le moins que l'on puisse dire est que les deux femmes ne se sont guère appréciées ni entendues. Et nous avons espacé nos rencontres. Puis un peu plus encore. Puis plus rien.
Y pensant, et l'écrivant, je suis un peu triste de tout cela. Triste d'avoir perdu Maïté, ma seule amie femelle, si je puis dire, après Tica, la femme de Jef. Et, du reste, je les ai perdues toutes les deux. Mais Tica, c'est sans importance : elle reste la femme de Jef, donc à portée de main, de vie, de je ne sais quoi. Tandis que Maïté s'est diluée dans le passé.
Neuf heures et demie. – Et alors, le monde moderne étant ce qu'il est, j'ai tapé le nom de cette Maïté dans Google. Et Google m'a finalement fourni un numéro de téléphone. Et j'ai composé ce numéro de téléphone, comme ça, pour voir. Et Maïté a répondu. Merveille, non ? Elle m'a demandé pourquoi je pensais à elle : j'ai été bien entendu incapable de lui répondre. Il faudrait que je remonte dans le temps, et encore : comment savoir pourquoi j'en suis arrivé à penser à Maïté ? Je ne pouvais tout de même pas lui dire que c'est à cause du hoquet...
14 mai
Huit heures. – Quel merveilleux non-métier que le mien, tout de même ! D'abord, une semaine de vacances (donc, au total, onze jours, puisque je n'en travaille que trois). Puis, ce jeudi étant férié pour cause d'Ascension, je dis à Brice : « Ça m'arrangerait de ne pas venir mercredi, comme ça j'aurais deux jours de plus pour le BM en cours. » Il me répond aussi sec : « Pas de problème, on s'arrangera... » Ma semaine s'est donc résumée à ce vendredi. Et, devant moi, de nouveau quatre jours de repos (en fait de BM, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, mais enfin personne ne m'oblige).
Hier, j'ai téléphoné à mon père (mes parents seront ici dimanche soir) pour savoir si son dégoût du pastis persistait : la réponse a été oui. J'ai toujours vu mon père boire – mais sans excès, lui...– du Ricard (avec grenadine : une tomate...). Après l'opération due à son cancer du côlon, il y a un an ou un an et demi, il n'a plus supporté d'en boire. Du jour au lendemain. Et je me dis que si je pouvais choper une demi-douzaine de cancers soigneusement ciblés, je finirais peut-être par arrêter complètement l'alcool. À creuser.
Les Parisiens (et les autres sans doute, mais les autres je m'en fous) sont en week-end depuis mercredi. Du coup, ce matin et ce soir, je me suis offert deux trajets littéralement aoûtiens. Il n'y manquait que la température. Vendredi prochain, en revanche, veille de long week-end de Pentecôte... Heureusement, les fêtes catholiques n'en ont plus pour très longtemps. Cela dit, le changement de monde va supposer des adaptations coûteuses : comment, par exemple, feront pour égorger un mouton dans leur baignoire les gens qui comme nous ne disposent que d'une douche ? Aura-t-on droit au simple poulet ? L'imam de Pacy nous signera-t-il une dispense ? Tout cela va être d'un compliqué...
17 mai
Quatre heures. – Deux jours sans rien écrire ici. Pas de raison particulière, hormis le fait que j'étais à bride abattue sur le BM. Que, durant quelques heures, j'ai bien cru pouvoir finir demain soir comme prévu. Mais n'anticipons pas.
Hier donc, mes parents faisaient escale à la maison, puisque nous étions pile sur le trajet les menant à leur villégiature du Cotentin (et voilà déjà deux fois en quelques minutes que je tape Corentin au lieu de Cotentin...). Ils sont arrivés à quatre heures et demie et repartis ce matin peu avant onze heures. Entre les deux, nous avons dû affronter un maelström de décibels, mes parents parlant sans arrêt, et de plus en plus fort à mesure que les années passent. Je viens de faire un petit billet sur le blog-mère, dans lequel j'évoque ces questions, sur le mode drolatique. En réalité, j'étais hier soir un peu déprimé (mais pas trop non plus...) d'avoir pu constater le déclin qui s'amorce chez eux. Oh, rien d'inquiétant encore, heureusement ! Mais enfin, tout de même, mon père, relativement pondéré, sinon silencieux, jusqu'à il y a une dizaine d'années, parle maintenant à jets continus, se trouve capable de revenir quatre fois de suite sur le même point de détail absolument sans importance. Cependant que ma mère, à côté de lui, poursuit sa propre idée et parle de tout autre chose. Plus le temps passe, aussi, et plus leur conversation se dilue dans les détails les plus infimes, se dissout dans la digression multiple.
Lorsqu'ils eurent été se coucher, Catherine et moi avons repris un dernier verre de vin, dans le calme revenu du salon. Elle voyait bien que j'étais un peu triste de tout cela, et aussi un peu en colère contre moi-même, parce que je suis de moins en moins capable de contenir l'espèce d'exaspération que leurs discours continus et sans presque d'objet provoquent chez moi, et de plus en plus rapidement. Elle m'a dit qu'elle-même avait eu beaucoup de mal à accepter les signes de vieillissement chez son propre père, qu'elle lui en avait voulu de n'être plus “l'homme fort” de son enfance, celui qui était capable de la prendre sur ses épaules pour lui permettre d'affronter les vagues marines, lorsqu'ils allaient à la plage. Il y a un peu de ça en effet. Même si, pour ma part, il y a longtemps déjà que j'ai perdu cet homme fort-là. Ou, au moins, que je pense l'avoir perdu : ce n'est peut-être qu'illusion voire fatuité de ma part.
Toujours est-il que je n'ai pas hâte, de ce point de vue non plus, de voir arriver les prochaines années.
Au moment même où j'écrivais ce qui précède, Suzanne laissait sur le blog-mère le commentaire suivant : « Oh, l'aspect triste, vous savez... On le sait. Quand on est petit, on voit parfois la vie comme une colline. On monte, on monte, on grandit. Les parents sont un sommet. On se demande si quand on sera devenus grands, eux deviendront plus petits. Et c'est exactement ce qui se produit... » C'est cela même : l'impression d'un rapetissement inexorable et pénible.
Bref. De cette visite, il s'en est suivi, comme de juste, que je n'ai pas travaillé aujourd'hui, si bien que le BM ne pourra pas être terminé demain soir comme prévu. Et je ne suis guère incité à augmenter la cadence par le mail que je viens de recevoir de Nancy il y a une heure : pas un sou sur la traite de mai. Et le deuxième tiers des impôts qui arrive...
Huit heures moins le quart. – Et tout cela s'adoucit naturellement. Il me reste le plaisir d'avoir eu mes parents chez moi, d'avoir joué à l'adulte probablement. Il se passe sans doute que, d'une rencontre à l'autre, je dois rajeunir mes parents, les transporter dans un passé révolu, peut-être parce que j'ai du mal, moi-même, à m'imaginer à l'âge qui est le mien : je leur fais, chaque fois, reperdre les années que je me refuse. La fois d'après, quand ils arrivent, ils balancent sans le savoir le boomerang – et devinez qui se le prend en pleine tronche ?
M'énerve aussi le fait que, désormais, à chaque fois que je les vois, je pense à leur mort. Et que, cette mort, je suis loin de la souhaiter la plus éloignée possible, ce que j'ai sans doute un peu de mal à accepter. Il y a évidemment la figure de ma grand-mère, cent ans dépassés, qui empoisonne tout le monde et dont chacun, plus ou moins, en arrive à... non pas à souhaiter bien sûr, mais sûrement à espérer la mort. Ou, en mode encore plus mineur, à envisager...
Eh bien, je vais le dire : moi, je souhaite que ma propre grand-mère meure sans plus tarder. Et, même, je trouve dommage qu'elle ne l'ait pas fait il y a cinq ou six ans, lorsqu'elle était encore valide, solide et digne. – L'injustice de la mort fonctionne à plein, dans les deux sens : Philippe Bernalin, 28 ans ; Suzanne Jadoulle, 100 ans : même ricanement qui ne me semble pas pouvoir venir de Dieu.
18 mai
Sept heures et demie. – Catherine avait “agility” avec Bergotte, de cinq heures et demie à six heures et demie. Il faut une petite dizaine de minutes pour revenir, et je sais que la séance déborde toujours elle-même d'une dizaine de minutes. Elle aurait donc dû être là entre sept heures moins dix et sept heures. Elle est arrivée à sept heures et quart. Ce qui m'a rendu furieux, boudeur, stupide, au point que je me retrouve ici, devant ce clavier, sans avoir dîner. – Je veux dire que j'ai refusé de dîner, sous le prétexte le plus absurde (« Non, trop tard, l'heure est passée ! ») Avec, évidemment, cette fureur sans objet retombant d'elle-même, la sensation de m'être comporter comme un parfait connard, une sorte de “bébé gâté” absolument insupportable. À mesure que je l'écris ici, je détricote cette colère sans objet, et naturellement m'en sens d'autant plus con.
Après plus d'un an de silence absolu, Carlos a resurgi ce matin, par voie de mail. Et comme s'il poursuivait une conversation commencée avant-hier. Il est coutumier du fait – en tout cas avec moi. Lorsqu'il ne va pas bien, ou pense n'aller pas bien, il se produit chez lui un repliement sur soi, un retrait dans la première coquille d'emprunt qu'il trouve, tel un bernard-l'ermite (orthographe à vérifier, pour ce putain de crustacé squateur). C'est ainsi que, dans notre vie commune – car il me semble qu'on peut appeler comme ça nos 37 ou 38 ans de rapports intensifs et jamais vraiment interrompus –, nous avons eu deux ou trois “trous” de ce genre, le plus important s'étant produit après la mort de son père, personnage dont je souhaite moi-même dire des choses et des choses depuis longtemps, et dont je ne parviens pas à tirer la moindre ligne. Mais je crois commencer à comprendre pourquoi : le décalage est de plus en plus grand entre l'importance qu'il a eue dans ma vie d'adolescent et la façon dont je regarde, soupèse, juge ses idées aujourd'hui, au regard de ce que je suis devenu.
Écartèlement plutôt que décalage, mais bien sûr entièrement de mon fait. Cet homme (ou sa mémoire) reste extrêmement agissant, même si je me rends compte qu'aujourd'hui nous ne serions probablement d'accord sur rien. Et encore, encore que... Une chose me semble certaine – et précieuse, finalement –, c'est que cet Espagnol invivable et irrésistible m'a littéralement sorti de moi-même, précisément à l'âge où l'on commence à s'y sentir enfermé. Il a ouvert des fenêtres, derrière lesquelles se tenaient Zola, Bernanos, Ortega y Gasset, plein d'autres encore qui n'attendaient que moi. Je pense être véritablement entré en littérature (comme on revêt la robe de bure, mais sans jamais dépasser le stade de frère convers) par Carlos d'abord, en l'année scolaire 1972 - 1973, puis, après quelques mois de probation, par Juan, son père.
Juan est aussi cette personne qui, d'une certaine manière, m'empêchera toujours de m'éloigner trop d'une certaine gauche, en tout cas de la renier. Non, non : il ne s'agit ni de gauche ni de droite : ce qu'il m'a inculqué (et j'aime beaucoup ce verbe qu'il convient sans doute de détester), c'est une certaine obligation de liberté individuelle. Lorsque j'ai connu cet homme, il était une sorte de figure “historique” de l'anarchisme espagnol en exil. Cela ne l'a jamais empêché (je l'ai vu cent fois le faire) de secouer comme des pruniers malingres les autres anarchistes espagnols, institutionnels et pré-retraités, pour qui, néanmoins, on sentait dans ses sarcasmes une véritable tendresse. (Et mon Dieu qu'il se foutrait de ma gueule s'il pouvait lire cela !)
Du reste, il se foutait toujours de ma gueule. Tous les samedis soirs, dans ces années 1973 - 1976, que j'allais passer chez lui, à Ingré, Loiret. Et il faisait bien : le drame des adolescents d'aujourd'hui, peut-être, est qu'aucun adulte n'ose plus se foutre de leur gueule, leur affirmer tranquillement en face qu'ils ne sont encore que des petits cons incultes et péremptoires, mais que, peut-être, avec le temps, s'ils font vraiment des efforts...
Juan H. était pénible, et je lui rends grâce de l'avoir été. Les boutonneux de 18 ans ont dramatiquement besoin d'adultes pénibles : j'en ai eu un. Il était pénible aussi parce qu'il avait presque toujours lu avant vous le livre que vous veniez à peine de terminer – et, en plus, il en avait lu d'autres dont vous n'aviez jamais entendu parler, malgré vos petites études bourgeoises. Et il ne se privait pas, en ces occasions, de se foutre de votre gueule.
Autre écartèlement : Juan était maçon. Si bien que les petits gauchistes à la mie de pain que nous étions applaudissaient bruyamment à cette “supériorité ouvrière” qui était la sienne ; mais, en même temps, dans les tréfonds, une voix inconnue nous grondait que c'était tout de même injuste que ce poseur de briques en sache dix fois plus que nous, qui poursuivions d'impeccables études.
Juan H. était un agent de discorde. Je suppose que mon père l'a détesté, parce que je ne parlais que de lui, le citais en exemple à tout propos, et si possible pour “démontrer” à mon père qu'il ne pouvait avoir que des idées à la con. Je ne suppose plus que mon père l'ait détesté : je sais bien, aujourd'hui, qu'il s'en foutait et que mes moulinets de bras ne lui faisaient même pas trembloter une oreille (qu'il sait pourtant faire bouger toutes seules : c'est une chose qui m'a toujours épaté, chez mon père – et Juan, lui, ne savait pas). Il y a aussi que je sais désormais à quel point ces deux hommes devaient se rejoindre sur l'essentiel, à savoir le devenir de leurs deux petits connards de fils aînés : rien que ça, ils auraient pu parler durant des heures, sans doute, si l'occasion s'était présentée.
Juan H. était un point fixe. Ces samedis soirs – qui se prolongeaient volontiers jusqu'à deux, trois, voire quatre heures du matin (et sans boire une goutte d'alcool !) –, dont j'ai l'impression qu'ils ont duré une éternité, quand je sais très bien que ce n'est pas vrai, ils m'étaient à la fois l'oxygène et le poison, ils ont formé ce que je suis, sans que je sois bien capable de déterminer dans quelles proportions. Il pouvait se passer n'importe quoi durant la semaine – ou, pis : ne se rien passer –, je savais qu'il y aurait un samedi soir à Ingré. Des soirées qui se payaient parfois hautement : j'habitais à trente kilomètres et circulais à mobylette. J'ai des images de retours nocturnes à travers la Sologne, par - 5 voire - 10 (on parle en Celsius...) qui, aujourd'hui, forment quelques-uns de mes souvenirs les plus précieux, au moins dans la mesure où l'arrivée à La Ferté, devant cette maison où mes parents dormaient, où j'étais donc le seul humain conscient... Enfin bref. Quoi qu'il advienne, il y avait un samedi soir. Quasiment immuable, tel que notre adolescence nous semble à tous, je crois.
À mon entrée – porte ouverte soit par Carlos, soit par sa mère : Juan H. ne se déplaçait jamais pour ouvrir, et les rares fois où c'est arrivé, j'en conserve le souvenir d'une espèce de choc, d'une sorte de mauvais pressentiment –, à mon entrée disais-je, dans la cuisine qui était aussi la “pièce à vivre”, comme on ne jargonnait pas encore, Juan était assis sur sa chaise de bois – récupération de bureau de ces années-là –, le pied gauche sur l'un des barreaux de MA chaise, et lisant le Monde. Toujours. Il me saluait d'un « Bonjour, mon pétit couillon ! » (avec accent sur le "e", comme il se doit pour un Espagnol, et "r" roulé que je ne parviens pas à marquer graphiquement), je lui répondais : “ Salut, chef ! ” (ou Jefe quand j'étais en veine de multilinguisme), et il me collait une bourrade à me dézinguer l'épaule en bougonnant : « M'appelle pas chef ! ». Parce qu'il se souvenait qu'il était censé être anarchiste. Puis, je m'asseyais et on commençait à parler – lui principalement. Moi, je faisais en quelque sorte le “mur de squash”, et j'aimais bien ça. J'avais l'impression que le monde s'ouvrait, se déployait ; je maudissais mes parents de n'être pas comme lui et, bien entendu, aujourd'hui, je ne cesse de me traiter de con pour cette puérile malédiction.
Juan H. était un roc inentamable sauf par lui-même. Les fêlures et failles m'étaient alors invisibles, et c'est pourquoi je poursuis avec lui une sorte de dialogue après 20 ans de mort (de sa part). Et que, plus ça va, plus je l'énerve. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que mon épaule gauche me fait obstinément souffrir : ses bourrades. Quoique, vu nos places respectives dans la cuisine d'Ingré, ce devrait plutôt être mon épaule droite : Juan est imprévisible, donc chiant.
Juan H. n'est pas un souvenir. Je pense qu'il ne l'aurait pas supporté. Il est incorporé à mon existence – mais je ne suis pas sûr qu'il l'aurait supporté davantage. Cependant, il faut bien qu'il fasse avec.
Juan H. fait à lui seul que le mot “maçon” m'est toujours agréable et résonnant, alors que je me fous complètement, dans la réalité matérielle que ce mot recouvre, des gens qui élèvent des murs et construisent des maisons.
Juan H. fait que cette “entrée” de journal est fort longue, parce que je devrais dire encore mille choses et que, par le fait, il me devient impossible d'y mettre fin. Et c'est normal : je ne suis jamais reparti d'Ingré autrement qu'à la nuit noire.
19 mai
Huit heures et quart. – Journée ridicule. Tout seul à FD, ce que j'aime plutôt bien, en principe. Mais alors, rien. Je veux dire, pas de travail, personne ne s'apercevant même que je suis là. Du coup, à quatre heures et demie, décision de me barrer. J'aurais pu, naturellement, comme je le faisais jusqu'à il y a peu, faire le tour des services, afin de voir ce qui se passait. Je ne l'ai pas fait.
20 mai
Dix heures et demie. – Trajet fort agréable, tout à l'heure, entre le Plessis et Levallois : sur France Musique, Le Matin des musiciens était consacré à Olivier Greif, avec “décorticage” de son trio pour piano, violon et violoncelle. J'éprouve une attirance de plus en plus forte pour la musique de Greif et il me tarde d'avoir trois sous pour commander les disques de lui qui me manquent encore (Gérard, si tu nous lis...). Il y a une intensité spirituelle très grande, une tension perpétuelle, encore avivée, me semble-t-il, par les petits airs de danse, les ritournelles qui, par moment, font irruption dans la trame, en général lorsqu'elle atteint à une noirceur à la limite du supportable.
Comme à chaque fois que je me prends de passion pour un musicien, je me trouve incapable de dire pourquoi cette passion naît, ce qui la motive. Lorsque je tombe sous le charme d'un écrivain, je suis en général à même de discerner les raisons de mon emballement, même si c'est de façon beaucoup trop superficielle. Mais dans le cas des musiciens, rien à faire : je ne maîtrise rien, ne comprends rien. C'est comme trouver agréable à entendre une langue dont on ne possède aucun des rudiments pour espérer la comprendre.
Cette nuit, j'ai rêvé que Jean S. – ex journaliste de FD que j'aimais beaucoup – venait d'acheter un bar dans le quartier des Champs-Élysées. Je ne savais pas dans quelle rue, ni auprès de qui me renseigner, ce qui m'ennuyait beaucoup. En revanche, je me souviens très bien que c'était au numéro 17, et que c'était sa femme qui tenait la boutique...
Trois heures. – La lecture du Juif imaginaire de Finkielkraut, en passe d'être achevée, me contraint à m'interroger sur ce philosémitisme que je pense être le mien, et que j'affiche volontiers, sans doute avec un peu trop d'ostentation. D'où vient-il ? Que veut-il dire ? Et que dit-il effectivement, en particulier sur moi ? D'abord, je suis à peu près certain qu'il ne me vient pas de ma famille, pas plus que je ne l'ai affiché en réaction contre elle : ni mon père ni ma mère n'ont jamais montré le moindre signe d'un intérêt quelconque pour Israël, et pas davantage d'antisémitisme. Je crois bien me souvenir que mon père a vigoureusement applaudi à la victoire israélienne de 1967, mais ce devait être plus par mépris des Arabes que par intérêt pour les Juifs.
Philosémite parce que chrétien ? Mouais... Déjà, je ne fais partie que de ce sous-ensemble piteux, presque misérable : les chrétiens athées. Pas de quoi déplacer une montagne. En outre, si l'on considère, et c'est mon cas, que tous les Français sont chrétiens au plus profond des moelles, qu'ils soient croyants ou non, buveurs d'eau bénite ou bouffeurs de curés, cela n'empêche pas certains d'être antisémites (ou antisionistes s'ils sont de gauche), ni de se planquer derrière les Palestiniens et leur “juste lutte” pour en appeler plus ou moins discrètement à la destruction d'Israël. Au passage, il est tout de même savoureux de noter que ce sont pour l'essentiel des athées militants et des anti-catholiques d'airain qui ont élevé le combattant palestinien au rang de nouvelle figure christique qui est désormais le sien pour les siècles des siècles, amen.
Le travail arrive, je reprendrai plus tard.
Quatre heures vingt. – Relisant ce que j'écrivais plus haut, je me rends bien compte que l'on ne va pas manquer de s'étonner : quoi ? Philosémite parce que chrétien ? Mais c'est tout le contraire, voyons ! Le chrétien génère de l'antisémitisme comme une ruche ses abeilles, parce que la Crucifixion, etc. Il me semble que cet antisémitisme-là, l'antisémitisme “à la papa”, n'a pas survécu à Auschwitz, et c'est tant mieux. Et on ne voit pas bien comment la mort du Christ sur la Croix pourrait expliquer l'antisémitisme frénétique des musulmans. Quand je disais “philosémite parce que chrétien”, je parlais davantage d'une filiation spirituelle. Ou, si l'on préfère prendre le problème dans l'ordre inverse, d'une reconnaissance en paternité.
Il se pourrait bien aussi, malheureusement, que ma sympathie tirant vers la fascination plonge ses racines dans de moins nobles terreaux, et qu'elle ne soit que le résultat visible, concret d'un désir un peu adolescent, par conséquent stupide et superficiel, de prendre le contre-pied de l'opinion courante, d'adopter la posture la moins recevable – et donc la plus avantageuse pour le poseur qu'il m'arrive sans doute d'être. Je ne le crois ni ne le souhaite, mais l'hypothèse n'est pas à écarter.
On ne manquera pas de me dire non plus que si je magnifie Israël, c'est par une tentative de camouflage de ma haine ou de mon mépris supposés des Arabes. En somme, de rabattre sur ma tête le couvercle de la petite boîte “islamophobie galopante” où l'on m'invite avec insistance à entrer. De cela au moins je suis sûr : c'est faux. Pour une raison fort simple, c'est que je ne hais ni ne méprise des Arabes. Et si d'aventure ils n'avaient pas solennellement juré la destruction d'Israël, si encore ils ne tentaient pas de plus en plus lourdement d'imposer leur religion à une terre chrétienne qui la rejette par tous ses pores (mais hélas pas par tous ses ports...), eh bien je me soucierais des Arabes et de leurs coutumes et de leur religion à peu près autant que je m'intéresse à l'animisme des Africains ou à leurs techniques de forage des puits sahariens – bien que ces deux domaines doivent être, je n'en doute pas, très riches d'enseignements. Je leur accorderais même volontiers le droit de bâcher leurs femmes, d'égorger leurs hérétiques et relaps si ça leur chante : bien qu'occidental, je ne crois pas détenir la vérité sur tout, tout le temps et partout, contrairement à nos petits “citoyens du monde”.
Non, il faut chercher ailleurs les causes de cette attirance qui est la mienne, non seulement pour le peuple juif, mais également pour le pays d'Israël, où je n'ai jamais mis les pieds ni ne songe à le faire.
21 mai
Quatre heures. – Interrompu hier en son milieu ma tentative de réflexion concernant mon rapport aux Juifs et à Israël. Et aucune envie de m'y remettre aujourd'hui. Sans doute le Ricard et le whisky d'hier soir y sont-ils pour quelque chose. On avait pourtant bien dit : plus de fort, bon sang ! Pfff... Ce matin, j'ai pris la décision de ne plus prendre l'apéritif les mercredis et jeudis, mais en conservant celui du vendredi. Comme je suis un garçon foncièrement malhonnête (et diablement lucide...), je n'en ai rien dit à Catherine, afin de pouvoir revenir sur cette décision dès mercredi prochain.
Est-il nécessaire de préciser, au vu de ce qui précède, que je n'ai absolument pas touché au BM aujourd'hui ? À la place, j'ai relu et corrigé mon journal d'avril. Je ne sais pourquoi je m'étais mis en tête qu'il était mauvais : il est comme d'habitude. C'est-à-dire peut-être mauvais, en effet, mais pas plus mauvais que les précédents.
Je viens de terminer le Juif imaginaire. Que lire maintenant ? Sans doute le roman de Saltykov-Chtchedrine reçu la semaine dernière.
22 mai
Huit heures. – Hier soir, j'ai rompu tout lien avec la SLRC, la Société des lecteurs de Renaud Camus, à la suite d'un message de son responsable (qui n'est nullement Camus lui-même, puisqu'il n'a officiellement rien à voir avec ce forum-là), message que j'ai trouvé pour le moins déplaisant, d'une ironie pataude, et la censure préalable de deux de mes billets, dont l'un pour demander l'abandon de cette “modération” systématique qui, à mon sens, va étouffer le peu de vie qui subsistait encore en ces lieux. J'ai demandé à ce monsieur de me rayer des cadres. Je ne sais si l'a fait ou le fera, c'est d'ailleurs sans aucune importance. Tout ce cirque – le forum fermé durant des mois pour de prétendues “rénovations”, le censure préalable systématique depuis la réouverture – à seule fin de décourager François M. dont, en effet, les girations obsessionnelles commençaient à devenir un peu pénibles. Mais on semble, parmi les instances dirigeantes de la SLRC, ne pas se rendre compte que cette commission de contrôle systématique, lourde, tuant toute discussion dans l'œuf, c'est une fantastique victoire qu'on lui offre, à François M.
Journée raisonnablement laborieuse : une petite quinzaine de pages. Il m'en reste 45 et deux jours pour les écrire, ça ira. Journée sobre également, ainsi que demain, etc. Hier, j'ai finalement annoncé à Catherine mon intention de supprimer l'apéritif des mercredis et jeudis. Il ne nous restera donc plus que celui du vendredi et les exceptionnels : l'étau se resserre.
Lu une centaine de pages des Golovlev, le gros roman de Saltykov-Chtchédrine. C'est évidemment très russe, très “classique russe”, avec ses paysans, ses hobereaux, ses serfs, et surtout ces personnages passant en un clin d'œil du tragique au clownesque, toujours empêtrés dans des stratégies d'évitement par lesquelles ils ne font que s'embourber un peu plus. Il y a du Dostoïevski là-dedans, mais sans les gouffres ni la fulgurance des éclairs. N'en étant qu'au quart du roman, je préfère m'arrêter là avant de dire des conneries – si ce n'est pas déjà fait.
Demain, je suis seul toute la journée (mais avec Swann et Elstir), Catherine partant pour une démonstration publique d'agility avec Bergotte, je ne sais où – pas loin.
Qui était ce musicien, à qui l'on demandait où il aimerait vivre, et qui répondait : « Pas trop loin de chez moi ? »
À propos de musicien, Jérôme m'a fait parvenir le quintette opus 1 de Castillon, que j'ai écouté tout-à-l'heure (à la place de l'apéritif...) mais un peu trop distraitement sans doute. J'y ai trouvé la même grâce mélodique que dans ses Pensées fugitives, pour piano. Ce qui est frappant c'est que se font entendre chez lui toutes les influences qu'il a pu subir (pour autant que je puisse les discerner correctement), et qu'il n'a pas eu le temps de fondre, d'incorporer à son fonds propre, étant mort trop jeune et ayant, si j'ai bien compris, commencé tardivement à composer. Si bien que passent tour à tour Chopin et Schumann (dans le piano), mais aussi, peut-être, Schubert et Mozart (dans le quintette). J'irais même bien jusqu'à Beethoven, mais il vaut mieux que je m'arrête avant de dire des bêtises.
24 mai
Huit heures et quart. – Voilà : ce Brigade mondaine est terminé. Aux alentours de cinq heures de l'après-midi. J'ai “arrosé” l'affaire, comme dirait mon père. Et maintenant ? Rien. Il ne se passe jamais rien, quand on finit un livre. C'est même pis que ça : on n'a plus envie de parler à qui que ce soit. On aimerait même que ces crétins de vivants nous oublient définitivement – et c'est plus ou moins ce qu'ils font.
Sinon, c'est comme d'habitude : terminer un livre est une expérience de la tristesse. Je suis sûr que Camus ressent cela, mais je n'ai rien à en dire, évidemment.
(Penser à parler, demain, de ces histoires imbéciles de la SLRC...)
25 mai
Trois heures et quart. – J'étais persuadé n'avoir rien écrit ici, hier soir. Et puis finalement, si, comme on peut voir. J'ai surtout passer une partie de ma soirée à écrire un long mail à Valérie Scigala, pour lui donner à lire le billet écrit par moi pour la SLRC, et dont le refus de publication avait motivé mon retrait. Et je tâchais de m'expliquer. Là-dessus, le mail terminé (avec bien du mal, car apéritif il y avait eu...), j'ai la mauvaise idée de vouloir faire apparaître en rouge, mon billet de la SLRC, afin de mieux le distinguer de mes commentaires, avant et après lui. Et, en cliquant sur le rouge, j'ai fait littéralement disparaître tout le mail. Que je n'ai pu retrouver, bien entendu – et je n'ai pas eu le courage de tout recommencer.
Tout ce cirque pour, finalement, être revenu sur le forum, puisqu'il paraît que cette stupide censure préalable va être supprimée.
Ce matin, j'ai tondu la pelouse, et bien m'en a pris car il fait à présent une chaleur équatoriale. Et les nuages arrivent de l'est.
Puisque le BM 313 est bien terminé – j'ai eu l'illustrateur ce matin au téléphone, après trois jours de tentatives infructueuses –, je vais relire une dernière fois le journal d'avril, qui doit être mis en ligne lundi prochain. Tout en sachant que, si j'y jette un coup d'œil une fois publié, je tomberai directement sur LA grosse faute de français que j'y aurai laissée. Pour obvier à cela, je ne le relis jamais, une fois publié.
26 mai
Huit heures moins dix. – Première journée de travail à Levallois sans apéritif vespéral à la clé, comme j'en ai décidé la semaine dernière. Je me sentais un peu chafouin d'y songer, en quittant Levallois, et aussi à deux ou trois reprises durant le trajet : l'âne était privé de sa carotte et il rechignait à avancer. Mais une fois à la maison, je n'y ai plus du tout pensé. Et, là, maintenant, devant ce clavier, je m'en sens fort bien – et pas peu fier...
Reçu par mail une invitation (de la SLRC, avec qui je suis réconcilié : c'était bien la peine...) pour une soirée d'hommage à Finkielkraut, le 19 juin prochain, chez Jean-Paul Marcheschi, en présence de Renaud Camus et, bien entendu, de Finkielkraut lui-même. J'ai très envie de dire oui.
Aussi un autre mail, de l'un de mes commentateurs, qui m'annonce, mais off the record pour le moment, la sortie chez Gallimard de son premier roman (mais est-ce bien le premier ? J'ai un doute, soudain... Oui, je viens de vérifier, c'est bien son premier), en janvier prochain. Avec pince-fesse, rue Sébastien-Bottin ou ailleurs, auquel Catherine et moi serons conviés. J'en suis très heureux pour lui. En fait, je m'aperçois que je suis quasiment toujours très heureux des succès que peuvent remporter les gens que je connais. Y compris lorsque c'est dans un domaine qui, malgré tout et que j'en aie, me touche d'assez près, et pourrait me toucher un peu douloureusement, vu mes échecs répétés – et désormais définitifs – en la matière. Mais non, et heureusement. Reste à espérer que le livre sera suffisamment bon pour pouvoir lui en faire compliment sans trop se fracturer la déontologie...
27 mai
Huit heures. – Aucune envie d'écrire ici : tant pis, forçons-nous un peu. Pour dire quoi ? Rien : juste quelques phrases alignées, pas même liées l'une à l'autre. C'est dans ces soirées-là, lorsque les doigts restent inertes au bord du clavier, que l'on prend conscience de ce que certaines journées peuvent être d'un vide absolu. Et encore, même pas : il en est d'autres qui l'ont probablement été tout autant, mais où, pour finir, on a néanmoins trouvé deux ou trois sujets de réflexion, un début de sensation agréable, ou non. Et, de fait, maintenant, il y aurait bien deux ou trois sujets que je pourrais aborder, pris dans l'actualité ou dans l'insignifiance même de ces quelques heures à caractère professionnel. Seulement, il y a le poids de cet “à quoi bon ?” qui ôte toute velléité de parole et même de jugement. Tout s'en trouve annihilé, et ce n'est même pas désagréable. La prose elle-même en devient grisâtre et morne : il suffit de relire ce qui précède.
28 mai
Trois heures et demie. – Partie la plus péniblement morne d'une journée à FD : celle qui sépare mon “retour du canapé” de l'arrivée d'un éventuel travail à exécuter. Les minutes y deviennent des heures, à l'inverse de ce qui se passe chez Antonio Machado.
Nuestras horas son minutos
Cuando esperamos saber...
Une fatigue de plus en plus intense se met à peser sur les épaules, à comprimer les cerveaux, encore aggravée par la lente exaspération sans objet qui monte. Lorsqu'enfin le boulot arrive – ce peut être à cinq heures et demie, à six heures... –, c'est à peine s'il reste assez de force pour l'expédier le plus vite possible. Le tout dans un bureau dont aucun de nos efforts conjoints n'a jamais pu faire qu'il y règne autre chose qu'une chaleur tropicale, pour cause de chauffage devenu dément, jouant les Terminator caloriques pour décimer l'espèce humaine après s'être affranchi de sa tutelle. Et après, on s'étonnera qu'il me soit difficile de me priver d'un verre ou deux lorsque j'arrive à la maison.
Ce matin, Catherine m'a fait la surprise d'une très jolie et assez émouvante lettre, écrite par elle à peu près pendant que j'effectuais le trajet entre chez nous et Levallois, et que j'ai donc trouvée dans ma boîtamel en arrivant. Elle me dit de ne pas lui répondre, de considérer cela comme une sorte de journal qu'elle tiendrait. Et, de fait, il me semble qu'elle devrait bien tenter d'en commencer un. Je le lui dirai ce soir. Mais peut-être le fait-elle déjà ?
Autre mail, moins glamour : celui de Nancy m'annonçant que pas un sou à espérer du côté de chez GdV avant le 15 juin. Je n'ai même pas réussi à m'en énerver, encore moins à en être surpris.
Et silence radio total de la part de notre agent immobilier, qui se vantait de vendre le studio avant le 15 avril...
Ce matin, sur le blog-mère, billet assez franchement ironique, dont la cible est un blogueur trouvé, comme souvent, dans le “garde-manger” de Nicolas, et qui abuse du droit d'être conformiste, bien-pensant, etc. Ce garçon à l'intelligence malaisée à caractériser et au style aussi léger qu'un quatre-quarts manqué, j'apprends par l'un de mes commentateurs qu'il s'agirait du premier adjoint au maire de Gisors. Si jamais Catherine et moi déménageons dans les quelques années qui viennent, penser à ne pas choisir cette ville comme prochain lieu de villégiature, donc.
29 mai
Deux heures et demie. – Dans une demi-heure, nous partons pour... Et, non, ça ne va pas ! Je ne peux tout de même pas écrire “pour chez ma sœur” ! Alors quoi ? Disons donc que nous partons pour passer le week-end chez elle, et surtout assister au concert auquel son violoncelle et elle participent, dans une église de son coin (Fécamp). On emmène les deux jeunes chiens, et Swann reste ici pour garder la maison, si tant est qu'il soit capable de garder quoi que ce soit.
Ce matin, j'ai mis en ligne le Journal d'avril. Tout à l'heure, petit mail de Joseph Vebret, pour me dire qu'il le trouve de mieux en mieux, ce qui m'a fait vraiment plaisir, surtout venant de lui. Le même Joseph Vebret nous a invité au petit pince-fesses qu'il donne dans une librairie montparnassienne le 17 juin. Renaud Camus devrait être là, mais aussi des Josyane Savigneau et des Philippe Sollers : la confrontation, si confrontation il y a, risque d'être intéressante à observer. Camus que nous reverrons deux jours plus tard, chez Marcheschi, où nous sommes invités pour la “soirée hommage” à Finkielkraut : nous devenons terriblement mondains, Catherine et moi...
Bon, il est temps d'aller se préparer.
30 mai
Trois heures et demie. – Nous sommes rentrés de chez Isabelle à une heure. Après avoir passé une excellente soirée, bien qu'un peu trop arrosée dans mon cas. D'où une tête un peu lourde depuis ce matin. Le journal d'avril a reçu 230 visites hier, alors que, les mois précédents, on n'excédait jamais 180 pour le premier jour de parution. Et rien envie de noter d'autre.
Onze heures. – Malgré l'heure tardive, écrit un court billet sur le blog-mère, à propos du film de Sautet que nous venons de voir, Catherine et moi. Quelques jours avec moi. Sans doute pas le meilleur film de son auteur, mais fort honorable tout de même. Et puis, je résiste mal à Sandrine Bonnaire jeune...
31 mai
Huit heures et quart (du matin...). – Depuis dix mois que je tiens ce journal, je crois n'y avoir encore jamais écrit si tôt. La nuit fut mauvaise, pour commencer : réveillé au moins quatre fois, et près d'une heure à chaque ; ce qui laisse peu de temps pour le sommeil. Il y a aussi que, ouvrant cet ordinateur (est-ce qu'on ouvre un ordinateur ? J'en doute...), je me suis aperçu que j'avais, hier, oublié de noter quelque chose ici.
Joseph Vebret m'a fait un mail, hier, pour me faire des compliments à propos du journal d'avril. Il me dit aussi qu'il est un peu frustrant, lorsque je fais allusion à un billet écrit sur le blog-mère, de ne pas le retrouver ici, en quelque sorte en “annexe”. C'est que je partais du principe que les lecteurs de ce journal sont tous, d'abord, des lecteurs du blog en question. Mais Vebret a raison sur un point : compte tenu des délais de parution que je m'impose, plus personne ne doit se souvenir de quoi il pouvait bien être question dans les billets qu'il m'arrive d'évoquer. À commencer par moi, du reste. C'est Catherine qui m'a suggéré de les mettre au moins en lien, ce que je vais donc faire à partir de ce mois de mai.
Carlos, à qui j'ai proposé de nous rejoindre, le 17 juin prochain, pour le petit pince-fesses littéraire du même Joseph Vebret, s'en est déclaré enchanté.
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