dimanche 1 septembre 2024

Août 2024

 

 

 

 

 

 

CHAT FANTÔME 

 

 

 

 

— Le roman de Simenon intitulé La Boule noire (1955) est en quelque sorte emblématique de sa manière. Dans une petite ville du Connecticut, le gérant du supermarché local postule pour entrer au Country Club local. Alors qu'il est censé être reçu “dans un fauteuil”, il se voit infliger une boule noire, unique parmi toutes les blanches. C'est la micro-lézarde à partir de laquelle, durant les deux cents pages suivantes, toute sa vie, passée, présente et future, patiemment, opiniâtrement édifiée, va se fissurer de plus en plus, se crevasser et, au bout du compte, s'écrouler ; ou, du moins, perdre toutes les justifications qu'il avait plaquées contre elle, comme des étais moraux, pour tenter de la faire tenir debout.

(Paragraphe écrit le 31 juillet au soir, et non le premier août comme l'aurait voulu la bonne règle. Mais le journal de juillet est déjà tout prêt pour sa publication, et j'ai eu la flemme de retourner jusqu'à la Case pour lui adjoindre cet addendum — d'autant qu'il s'est mis à venter et pleuvoir.)


Jeudi 1er

Sept heures. — Rien à noter ici de particulier, sinon ma satisfaction de voir s'éloigner dans le rétroviseur ce mois de juillet particulièrement merdifère.

Midi. — Je me demande ce que Mme Maigret peut bien faire de tous les petits plats qu'elle mitonne amoureusement midi et soir, alors que, trois jours sur quatre au bas mot, son commissaire de mari lui téléphone pour l'avertir qu'il ne rentrera ni déjeuner ni dîner, se contentant de sandwiches dans son bureau ou du plat du jour à la brasserie de la place Dauphine.

Trois heures. — Lu ce matin Maigret tend un piège. Un peu gêné tout au long par le visage et l'allure de Gabin, s'interposant entre le commissaire et moi puisque c'est lui qui l'interprète dans le film homonyme.

Cet après-midi, plus de Maigret, place à En cas de malheur. Et qui donc surgit aussitôt du bureau de Me Gobillot, le narrateur du roman ? Paf ! Re-Gabin !

Ce n'est pas, dans ce cas, le plus déstabilisant : comment réussir à faire coïncider la gamine maigrichonne et montée en graine décrite par Simenon avec la somptueuse plénitude de la Bardot choisie par Autant-Lara pour l'incarner ?


Vendredi 2

Cinq heures. — Il y a quelquefois des titres trompeurs. Ainsi, le roman de Simenon qui s'appelle Le Petit Homme d'Arkhangelsk se déroule tout entier dans une petite ville imaginaire du Berry et est centré sur un bouquiniste qui a vécu là toute sa vie. Toute ? Non, pas tout à fait, puisqu'il est arrivé de Russie, devenue dictature communiste, à l'âge d'un an, avec ses parents. Le lecteur ne découvre cette origine “exotique” que parvenu presque à la moitié du roman ; et il comprend que c'est cette minuscule fêlure originelle qui est en train de s'élargir sous ses yeux, de se faire crevasse, béance.

Si bien que, contrairement à ce que je viens d'écrire un peu rapidement, le titre choisi par Simenon n'est nullement trompeur, mais va au contraire directement au profond des choses.

(Cela n'empêche pas qu'il y a des titres effectivement trompeurs. Mais je chercherai des exemples plus probants une autre fois.)


Samedi 3

Sept heures. — J'ai omis de noter hier, à propos du petit homme d'Arkhangelsk, que non content d'être russe d'origine, si je puis dire, il est également juif ; ce qui, dans sa petite ville berrichonne des années cinquante, l'entoure d'une “couche isolante” supplémentaire.

Du reste, c'est tout l'art de Simenon, de ne nous signaler cette judéité qu'en passant, comme si elle ne jouait aucun rôle dans ce qui arrive à son pauvre héros ; mais en même temps de nous faire pressentir qu'elle est bien là, toujours prête à resurgir, à redevenir un “signe victimaire” à la moindre occasion.

— Simenon a intitulé l'un de ses romans “durs” Le Passage de la ligne : hormis les Maigret (et encore...), c'est un titre qui conviendrait à la plupart de ses livres.

Onze heures. — Demi-phrase comique dans Maigret s'amuse, dont j'ignore si le comique est imputable à Simenon lui-même ou à un claviste pris de boisson (c'est moi qui souligne) : «... Mme Maigret, elle, piqua un phare. »

Voilà qui me rappelle ce reporter de France Dimanche qui, dans l'un de ses articles, avait écrit que la police avait découvert le poteau rose...

À part ça, si Mme Maigret a réellement piqué un phare, je m'étonne que son mari, policier scrupuleux, n'ait pas immédiatement alerté ses collègues de la surveillance côtière.

Une heure. — Très frappante, cette description de Maigret, alors que l'enquête en cours s'approche de son dénouement, mais sans que celui-ci soit encore nettement discernable :

« Lui-même, sans doute, n'aurait pas pu dire à quoi il pensait. Peut-être parce qu'il ne pensait pas ? Car il ne s'agissait pas d'un raisonnement. C'était un peu comme si les trois personnages du drame s'étaient mis à vivre en lui, et les comparses eux-mêmes, comme Josépha, Antoinette, la petite fiancée, Mlle Jusserand, n'étaient plus seulement des entités mais devenaient des êtres humains. Hélas, c'étaient encore des êtres humains incomplets, schématiques. Ils restaient dans une pénombre dont le commissaire s'efforçait de les tirer d'un effort presque douloureux. »

N'a-t-on pas l'impression, plutôt que Maigret, de surprendre Simenon lui-même, lors de ces longues promenades solitaires qu'il accomplissait avant de se mettre à l'écriture d'un nouveau roman ? Promenades répétées chaque jour, au parcours immuable, qui constituaient en quelque sorte la “phase incubatoire” du roman proprement dit.


Dimanche 4

Sept heures. — Notre mois d'août s'annonce normand, c'est-à-dire gris, plutôt frais et humide à en dégouliner des gouttières. Ce qui s'accorde à merveille avec les ambiances simenoniennes de mes lectures actuelles. Qu'on en juge : 

« Le temps était mouillé, comme presque chaque année avant les fêtes. Certains jours, les rues étaient jaunes de neige fondante, l'eau dégoulinait des gouttières [qu'est-ce que je disais !], de la pluie tombait, plus froide vers le soir, et le lendemain les trottoirs étaient polis par le verglas. Puis il neigeait à nouveau, mais le ciel restait comme malade, d'un gris peu rassurant ; il fallait garder les lampes allumées la plus grande partie de la journée et, à cause de l'approche de Noël, il y avait du matin au soir des silhouettes noires qui s'agitaient dans les courants d'air de la ville. »

C'est le premier paragraphe du septième chapitre d'Un nouveau dans la ville ; roman qui ne se déroule nullement dans notre Normandie mais dans le Maine des Américains, pas très loin de la frontière du Canada.

Dix heures. — Dans les romans de Simenon, on va dîner au Maxim's et non chez Maxim's, ce qui me semble toujours un peu bizarre. D'un autre côté, je trouve tout à fait normal que l'on préfère se rendre au Fouquet's, alors...

Six heures. — Parmi les quelques deux cents romans signés Simenon, Les Volets verts (1950) fait à mon sens partie du dessus du panier.  Il s'agit du portrait d'un grand et célèbre acteur de théâtre et de cinéma ; lequel, le lecteur le comprend dès les dix ou quinze premières pages, est fortement inspiré de Raimu.

Du reste, si ce même lecteur, distrait, ne s'en était pas aperçu tout seul, le maladroit avertissement de l'auteur aurait suffi pour lui indiquer la source de cet Émile Maurin. Simenon, en effet, a cru bon, en préambule, de “déclarer catégoriquement que Maugin n'est un portrait ni de Raimu, ni de Michel Simon, ni de  W.-C. Fields, ni de Charlie Chaplin”, les trois derniers noms n'étant naïvement mis là que pour noyer le poisson Raimu, si je puis dire. Car si, en effet, Maugin ne ressemble ni à Simon, ni à Fields, ni à Chaplin, on a l'impression, dès qu'il ouvre la bouche ou fait un simple geste ou mimique, d'entendre et de voir Raimu.

— Il m'aura donc fallu attendre 68 ans pour découvrir enfin qu'éphéméride est de genre féminin et non masculin comme je l'ai toujours cru jusqu'il y a cinq minutes. Léger vertige...


Lundi 5

Neuf heures. — Au laboratoire, pour 

Neuf heures et demie. — Parfait, le labo au mois d'août : à peine le temps d'écrire les sept mots ci-dessus que venait déjà mon tour d'aller me faire seringuer le raisiné. Ensuite, passage éclair au Super U de Saint-Aquilin, dont j'ai fait l'ouverture et dont j'ai presque été obligé de réveiller la caissière, qui terminait sa nuit en attendant son premier client, qui fut moi.

— Depuis quelques jours, Saint-Loup commence, si je puis dire, à apprivoiser le jardin. Mais c'est fort prudemment qu'il élargit le cercle de ses investigations nouvelles.


Mardi 6

Neuf heures. — Même si on ignore totalement à quelle époque a été écrit le roman que l'on est occupé à lire, on tombe parfois sur un petit détail, une indication fugitive qui permettent, sinon de le dater avec précision, du moins d'éliminer les périodes où il n'a pas pu être écrit.

Ainsi dans La Marie du port de Simenon, une femme indique que telle de ses robes est chez le teinturier. Et elle précise aussitôt : « Celui de la rue du Maréchal-Pétain... » De fait, le roman a été publié par Gallimard en 1938.

— Depuis qu'il s'est rendu maître du jardin (ça date d'hier...), Saint-Loup s'est trouvé un nouveau jeu : il va sous le cerisier, repère une feuille morte particulièrement tentante, la saisit dans sa gueule comme si c'était une souris bien dodue et la rapporte dans la maison pour la déchiqueter à belles dents et l'éparpiller consciencieusement...

Onze heures. — Quand on vient de relire une quinzaine de Maigret des années cinquante et soixante et qu'on passe brusquement à ceux du début des années trente (c'est-à-dire aux tout premiers), il y a comme un vague mais persistant malaise qui s'installe. Malaise est sans doute trop fort : disons plutôt comme une gêne ; l'impression que quelque chose ne va pas.

Ce qui ne va pas pas, c'est Maigret lui-même. Il s'exprime, bouge, regarde, agit comme s'il n'était pas tout à fait Maigret ; comme s'il n'était pas encore Maigret ; qu'il s'exerçait à l'être sans y parvenir complètement, tel un acteur commençant à répéter son prochain rôle quand celui-ci lui est encore extérieur.

Trois heures. — « Georges Simenon trouve sa place dans le panthéon des lettres françaises modernes : la première à mon gré, ex-aequo avec Proust... Son œuvre prolonge Pascal, résume les convulsions de l'art moderne et annonce toutes les apocalypses... »

Il avait fumé quoi, Denis Tillinac, le jour où il a écrit ces lignes un tantinet délirantes dans Le Figaro Magazine ?

— À part ça, le hasard se fait balnéaire, ce qui est bien la moindre des choses en cette saison : l'avant-dernier Maigret lu se passait à Port-en-Bessin ; le suivant se déroulait à Concarneau ; et celui que je viens à peine de commencer à pour cadre Les Sables-d'Olonne. Je suis parti pour écumer toute la côte atlantique ! Dommage que Maigret n'ait jamais enquêté en Espagne : j'aurais volontiers sauté d'Hendaye à Irun...

 

Mercredi 7

Trois heures. — Qu'est-ce qui est pire que d'être coincé dans la Case par la femme de ménage ? D'être coincé dans la Case par la femme de ménage, en ayant oublié le livre en cours dans le salon.


Jeudi 8

Sept heures. — Je disais avant-hier que Simenon allait me faire visiter toute la côte atlantique jusqu'en Espagne ; je me trompais : avec Mon ami Maigret, je viens de sauter directement des Sables à Porquerolles, quittant grisaille et pluie de l'Ouest pour soleil, mimosas et pastis (“le vrai, celui qui est interdit”...) de la Méditerranée.

Six heures. — Ce soir, tout à l'heure donc, dernier épisode de la première saison de Boardwalk Empire, excellente série “mafieuse” produite par Scorsese. Je propose à Catherine d'enchaîner directement sur la sixième saison des Sopranos, avec l'argument massue suivant : « Comme les deux se déroulent dans le New Jersey, on ne perdra pas trop de temps en déplacement... » Elle en a facilement convenu.

(Vérification faite auprès du Bonhomme Michelin, la distance entre Atlantic City et Newark est de 183 km.)


Vendredi 9

Dix heures. — Dans la salle d'attente du Dr Dubruel. J'ai, évidemment dix minutes d'avance. Comme elle-même aura probablement une petite demi-heure de retard, autant dire que je suis ici pour un moment.

De toute façon, je n'ai guère hâte d'entendre ce qu'elle va m'annoncer, vu que j'arrive lesté d'analyses sanguines impeccables... mais d'analyses d'urine qui confinent au surréalisme tant elles sont, ou du moins me semblent, mauvaises. Soyons donc patient et fataliste.

Midi. — Non, décidément, je ne suis pas fait pour tenir un “journal médical”, les bulletins de santé ne sont pas mon fait. Passons donc à autre chose. (Mais à quoi ?)

— Phrase piquée dans Maigret au Picratt's : « C'était une de ces journées mornes par lesquelles on se demande ce qu'on est venu faire sur terre et pourquoi on se donne tant de mal pour y rester. »

N'exagérons rien, mon cher : généralement, on ne se donne pas tant de mal que ça.

Quatre heures. — Je viens de recevoir un commentaire sous le billet que j'ai consacré au Néo-japonesque... en 2008 ! Cela arrive tous les deux ou trois ans, qu'un rescapé de ce resto-boîte de nuit de la rue Montorgueil atterrisse là et y laisse un petit salut fraternel et nostalgique. C'est de loin mon billet ayant la plus belle longévité. Il est ici : https://didiergouxbis.blogspot.com/2008/03/le-no-japonesque.html

(Je tâcherai de bricoler un lien propre tout à l'heure, quand je serai devant l'ordinateur et non plus avec ce putain d'iBigo...)

Six heures. — Et un lien propre, un !


Samedi 10

Midi. — Il est bien étrange que même un Simenon paraisse ignorer qu'il est impossible à un tireur de presser la gâchette de son arme à feu : c'est la détente que l'on presse ; ou, encore mieux, plus précis : la queue de détente (mais c'est un peu long à écrire...).

D'un autre côté, il parle aussi de “mandat de perquisition”, document qui n'existe pas : c'est d'une commission rogatoire qu'il s'agit en réalité.


Lundi 12

Neuf heures. — Il est curieux et divertissant de constater que les féministes actuelles ont adopté sans s'en aviser le moins du monde les façons de “penser” (les guillemets sont de prudence...) des racistes old fashion.

Pour elles, en gros, il y a d'un côté les hommes,  groupe nombreux et toujours menaçant, violent toujours et violeur dès que possible, oppresseur et méprisant, bâtisseur de plafonds de verre et de patriarcat en béton.

De l'autre côté, existent quelques hommes, ceux qu'elles connaissent et fréquentent quotidiennement, dont elles affirmeront fort volontiers que ça n'a rien à voir, qu'ils sont différents  des autres, qu'ils les traitent en parfaites égales, se montrent respectueux, gentils, “à l'écoute”, et jamais ne se risqueraient avec elles à lancer des plaisanteries grossièrement machistes, encore moins à des gestes déplacés — ces gestes déplacés que, pourtant, elles souhaiteraient parfois, confusément, qu'ils fissent.

Bref, on retrouve la même dichotomie tranquille que celle qu'on rencontrait naguère, et qu'on rencontre peut-être encore, chez ce sacré Robert et ce bon vieux Jean-Paul, lesquels ont toujours affirmé une solide détestation des bougnoules et des nègres, mais sont constamment fourrés avec Mohammed et Kofi, parce que, eux, tu comprends, ils ne sont vraiment pas comme les autres.

Les féministes ont leurs bon mâles comme les racistes avaient leurs bons immigrés. Et les unes comme les autres doivent parfois se dire que c'est vraiment un coup de chance d'être tombés justement sur ces exceptions, quand l'immense masse de tous les autres persiste à être si répugnante.

Trois heures. — Assez éberlué, et aussitôt après très amusé, de découvrir qu'en 2009, la consternante Josée Dayan a tourné pour la télé un genre de remake du film de Cayatte, Mourir d'aimer. Et qui pour interpréter le rôle de la frêle Gabrielle Russier de 30 ans ? Une “camionneuse” de 55 balais, j'ai nommé Muriel Robin ! Si l'on ajoute à cette aberration de casting le don naturel de la réalisatrice pour produire des bouses, le résultat doit valoir le coup d'œil. Décidément, rien n'aura été épargné à la malheureuse Gabrielle.

— Simenon me surprend parfois : qui aurait l'idée de produire une phrase aussi peu euphonique que “Tu t'es tu” ? Lui l'a. Choix d'autant plus étonnant que, comme sa forme l'indique, elle prend place dans un dialogue (c'est Maigret qui parle, en l'occurrence). Or, personne ne se risquerait à  prononcer à haute voix ce malencontreux tutétu ! Alors qu'il est si facile, et naturel, de choisir “tu n'as rien dit”.

 

Mardi 13

Onze heures. — Il y a un petit moment, je m'en rends compte, que je n'avais pas épinglé mes chers analphabètes de référence, j'ai nommé la troupe atlanticoïdale. Donc, ce titre, découvert à l'instant : « Cette crise infligée que nous ne sommes pas prêts de régler. »

Voilà des gens qui ne semblent pas près à écrire en français.

Trois heures. — Quelques décennies suffisent, parfois, pour que certaines choses, habitudes ou expressions nous deviennent, sinon inintelligibles, du moins un peu étranges.

Ainsi, dans Maigret et l'homme du banc (1952), il est dit à plusieurs reprises de l'un des personnages, un petit employé, qu'il quitte sa maison chaque matin avec, sous le bras, son déjeuner enveloppé dans une toile cirée.

Je suis d'âge à avoir connu un certain nombre de maisons ou d'appartements dans lesquels la toile cirée était d'un usage courant, souvent dans les cuisines : il s'agissait d'une sorte de nappe plastifiée, assez épaisse et semi-rigide, que l'on étendait sur la table pour la protéger. Du reste, cela se pratique peut-être encore.

Mais je ne vois pas du tout comment on pourrait se servir de cette même toile cirée, assez mal commode à manier, peu pliable, pour envelopper et transporter son casse-croûte de midi. Alors, de quoi s'agit-il d'autre, et qui porterait le même nom ?

Si encore j'avais trouvé ça dans un roman étranger, j'aurais pu, comme c'est ma pente, incriminer le traducteur ; mais là... À moins qu'il ne s'agisse de l'un de ces quelques “belgicismes” dont le romancier liégeois ne s'est jamais débarrassé, l'expression “toile cirée” désignant Outre-Quiévrain (langage de vieux journaliste sportif...) autre chose que de ce côté-ci de la commune frontalière en question ?

Six heures. — À propos de ces sinistres, lugubrissimes Jeux olympiques, qui semblent avoir laissé tout le monde (presque tout le monde…) pantelant d'admiration, dégoulinant de béatitude reconnaissante, je viens de lire un excellent texte de Jérôme Vallet. On le trouvera ici.


Mercredi 14

Six heures. — Hier matin, juste après avoir mangé, Saint-Loup est parti se promener. On ne l'a pas revu de la journée. Ni hier soir, ce qui était déjà plus inquiétant. Tout à l'heure, me levant, j'ai pu constater qu'il n'était pas non plus revenu cette nuit (gamelle de croquettes intacte). Il est donc soit mort, soit empêché de revenir pour une raison quelconque. Voilà donc un chat que, sauf miracle de plus en plus improbable, nous n'aurons gardé que deux petits mois. C'est d'autant plus dommage qu'il était très vite devenu un compagnon idéal pour Charlus. Mais où est-ce que ce crétin de chat a bien pu aller se fourrer ?

Huit heures. — Il y a un quart d'heure, au tabac de Pacy, l'homme qui était devant moi a payé ses achats avec sa montre. Je suppose que cela n'aurait pas surpris Nicolas, grand expert de toutes ces aberrations modernes ; moi, un peu. Et j'ai imaginé qu'en quittant le café, le même type avait peut-être regardé l'heure sur son téléphone...

— Les voleurs de poules encaravanés ont fait leur réapparition à Saint-Aquilin : on s'en fout, on n'a plus de poules.

— À part ça, cette saloperie de chat devenu fantôme est bien parti (sans nous dire où…) pour nous gâcher la journée.

Cinq heures. — Comme prévu, journée grise et déprimante à cause du fucking cat. Si encore on était certain qu'il soit mort, mais on n'a même pas ça. Et l'imagination morbide travaille, creuse son sillon...

Pour couronner le tout, le hasard des volumes a fait que j'ai lu aujourd'hui un Simenon “dur” particulièrement déprimant, Antoine et Julie. Mais peut-être m'a-t-il semblé tel parce que j'étais déjà à moitié down avant de l'ouvrir. J'aurais sans doute mieux fait de me rabattre prudemment sur un Maigret...

Sept heures. — Comme si la lecture intensive ne suffisait pas, je viens, saisi d'une impulsion soudaine (une impulsion peut-elle être autre que soudaine ?), de commander le coffret contenant les sept saisons des Maigret télévisuels, avec Bruno Cremer dans le rôle du personnage.


Jeudi 15

Sept heures. — Mon premier travail en me levant (non, mon second : j'ai d'abord nourri Charlus...) a été de débarrasser la salle de bain de la caisse à sable et des deux écuelles du chat, eau et bouffe : il est inutile que nos yeux continuent à tomber dessus chaque fois qu'on pénètre dans la pièce, soulignant la “désertion” de Saint-Loup de manière péniblement ostentatoire.

(Et je ne m'avise qu'à l'instant que, chez Proust aussi, Saint-Loup disparaît prématurément, tué dans les tranchées de 14...)

— Les menues absurdités de Simenon. Dans Maigret a peur, il signale, tout à fait en passant, que la pendule de marbre noir qui se trouve dans le bureau du commissaire, au 36, “retarde de douze minutes” et qu'elle l'a toujours fait. Ça n'a pas de sens : une pendule qui retarderait toujours de douze minutes serait une pendule parfaitement juste, demandant simplement d'être remise à l'heure une bonne fois. Pour que la notation eût un sens, il aurait fallu préciser : douze minutes par jour, par semaine, etc.

(Il y a aussi ce personnage — d'un autre roman — qui reste des heures avec les pieds dans le poêle de la cuisine... Mais, là, c'est peut-être moi qui ne me rends pas compte de quel type de poêle il peut s'agir.)


Vendredi 16

Sept heures. — La différence entre les Maigret et les romans “durs” n'est pas seulement de ton, d'ambiance, d'atmosphère, elle est aussi de forme : les premiers sont essentiellement faits de dialogues — prenant souvent, c'est logique, un ton d'interrogatoire —, alors que les seconds en comportent généralement assez peu ; ce qui contribue à les rendre plus étouffants, quand l'air circule davantage dans les Maigret. En fait, dans les romans durs, Simenon nous installe directement dans la tête du ou des (plus souvent du, d'ailleurs) personnages centraux, alors que dans les autres, tout le jeu consiste à tenter d'y pénétrer, en dépit de la résistance des protagonistes et des barrières qu'ils érigent.

(J'ai l'impression de découvrir la lune, là...)

— Sur un compte X intitulé Autrices invisibilisées, très prometteur de réjouissances, on évoque deux “autrices pionnières qui ont marqué la littérature”. De qui s'agit-il ? De Louise Michel et d'Olympe de Gouges ! Bien entendu, sur ce même compte de foldingues, personne ne se hasarde à nous expliquer en quoi et comment ces vaillantes “pionnières” ont bien pu marquer la littérature. Tout ce qu'on nous demande c'est d'avoir la foi ; celle de la charbonnière, je suppose.

Dix heures. — J'apprends tout à fait par hasard que Monique Chaumette (97 ans), sœur de François Chaumette et veuve de Philippe Noiret, avait auparavant été mariée à Albert Cossery, écrivain franco-égyptien que j'ai lu et aimé il y a une quarantaine d'années (mais pas assez aimé pour avoir envie d'y revenir, ce qui est peut-être un tort). Pour le découvrir, je conseillerais Les Fainéants dans la vallée fertile, sans doute parce que c'est le premier que j'ai lu de lui. Je me souviens qu'il m'avait été offert par mes deux anciens condisciples du CFJ, Sylvie Braibant et François Mégard, à l'époque où ces deux-là étaient mariés (ensemble).


Samedi 17

Neuf heures. — Si, parmi mes douze lecteurs, il s'en trouve pour faire encore, selon l'expression consacrée, “confiance à la justice”, je leur conseille vivement, pour se purger de cette foi absurde, la lecture de quelques-uns des romans de Simenon qui ont un procès pour toile de fond. Par exemple le remarquable Lettre à mon juge ou encore Les Témoins, que je relis en ce moment même : cela devrait contribuer fortement à leur guérison.

Du reste, il y a déjà longtemps, avant même d'avoir découvert Simenon, que je me demande comment on peut accorder la moindre crédibilité à un jury d'assises, c'est-à-dire à une poignée de gens pris au hasard, dont sans doute une grosse moitié ne doit absolument rien comprendre, ou alors très vaguement, à ce qui se déroule devant eux et pour eux. Par quel miracle la proportion d'imbéciles dans un tel cénacle serait-elle moindre que dans la population générale dont on l'a extrait ? Ce sont pourtant eux qui devront décider si l'accusé qu'on leur soumet est coupable ou pas, s'il a des circonstances atténuantes, etc. 

Tout cela n'a aucun sens, n'est qu'une froide et sinistre plaisanterie. C'est l'une des raisons — j'en ai quelques autres mais d'un autre ordre — pour lesquelles je suis et resterai opposé à la peine de mort, quelles que puissent être les circonstances.

(Parler d'imbéciles à propos des jurés est sans doute trop vite et trop abruptement juger : je suis à peu près persuadé que, placé au milieu d'eux, je me montrerais tout aussi incapable que mes voisins de box de comprendre réellement ce qui se passe devant moi. Ce qui pourrait simplement prouver que je suis moi-même un imbécile.)

Quatre heures. — Alors là, j'en reste béant ! Tronçon de phrase piqué dans Maigret et la jeune morte (je souligne) : « je me suis demandé si ce n'était pas de la timidité de sa part et c'est ce que je suis encore inclinée à croire. »

Si les romanciers se mettent à manier la langue française comme des blogueurs de base, je suis incliné à penser que nous sommes foutus.


Dimanche 18

Huit heures. — Première phrase du quatrième chapitre de Le Grand Bob : « Il faisait si chaud le lendemain qu'on avait fermé les écoles. » Déjà en 1954, donc, le réchauffement climatique faisait rage. Ce qu'il ne fait d'ailleurs pas ce matin : quand je me suis levé, il y a un peu plus d'une heure, le thermomètre extérieur affichait bravement 11 degrés sibériennement celsius.

— Sans doute parce que son passage ici fut très bref — moins de deux mois — Saint-Loup prend des allures de chat fantôme ; ou d'esprit de chat, dont on finit par ne plus être tout à fait certain qu'il se soit réellement incarné. Ce qui ne m'empêche pas, sortant vingt fois par jour sur la terrasse, d'inspecter vingt fois le jardin pour voir si, par hasard... J'ai beau, chaque fois, me traiter de crétin, je recommence à ma sortie suivante.

Comme pour renforcer encore ce côté fantomatique, nous avons décidé que notre prochain chaton, celui que notre voisin d'en face doit nous apporter d'ici deux ou trois semaines, s'appellerait lui aussi Saint-Loup. Il est vrai que nous avons encore le temps de changer d'avis.

Trois heures. — Le cadavre de Delon est à peine attiédi que la vermine grouille déjà à sa surface. En tête, évidemment, le ridiculo-sinistre professeur Saint-Graal qui, en omettant soigneusement de citer le nom de l'acteur (peur que le talent soit contagieux ?), le définit ainsi, avec toute la subtilité qui le caractérise :

Mort d'un masculiniste violent, à la vie de mafieux et aux idées proches de l'extrême-droite.

Le même clown diplômé ajoute ensuite ceci, qui vaut son pesant de ce qu'on voudra :

Quelle aubaine pour que les médias évitent de parler du scandale que constitue l'absence d'un nouveau gouvernement un mois et demi après la défaite cinglante de la droite macroniste.

Je suppose qu'il serait tout à fait inutile de lui faire remarquer que, depuis un mois et demi, quand ils ne sont pas occupés par les Jeux olympiques, les journalistes ne parlent que de cette nomination qui tarde à venir.

Évidemment, notre bien-en-chaire est loin d'être le seul à laisser son petit filet de bave sur la dépouille qui le défrise : chez Twitter notamment, l'habituel “noir bataillon de larves” se déchaîne à plaisir. Je l'avoue, j'aurais presque été déçu qu'il en fût autrement : j'aime que la bêtise et la rage impuissante soient toujours à leur meilleur ; je trouve ça rassurant, réconfortant — presque attendrissant.

Six heures. — Je dis et répète que je n'ai plus de mémoire, et je mets cette perte supposée sur le compte de l'âge. Imputation commode... mais fausse, j'en ai peur. La vérité est plutôt que j'ai toujours eu une mémoire au-dessous du médiocre. Je m'en rends bien compte depuis un mois que je relis les romans de Simenon, lesquels, hormis deux ou trois exceptions, n'ont laissé aucune trace dans ma caboche. Or, ce sont des livres que j'ai lu au tout début des années 90, c'est-à-dire grosso modo entre 35 et 40 ans ; soit à un âge où ils auraient dû se graver facilement dans ma mémoire, en tout cas un grand nombre d'entre eux… si mémoire il y avait eu. 


Lundi 19

Dix heures. — Téléphoné à l'instant au secrétariat du Dr Jobbé-Duval, mon cardiologue neuilléen, pour un rendez-vous. J'en ai décroché un demain à deux heures et demie. Jobbé doit être un des derniers médecins de France avec qui on peut obtenir un rendez-vous du jour au lendemain : ce n'est plus un toubib, c'est un magicien...


Mardi 20

Dix heures. — En début d'après-midi, donc, aller-retour à Neuilly-Plage pour y consulter l'excellent docteur Jobbé. Lequel a le bon goût de faire partie de la catégorie bénie des médecins-toujours-à-l'heure. Si tout se passe normalement, je devrais être de retour ici aux environs de quatre heures ; surtout si, mois d'août aidant, j'ai trouvé à parquer Soraya à proximité du cabinet de la rue d'Orléans.

Quatre heures. — Retour de Neuilly sous des trombes d'eau. À part ça, tout va bien : cœur de (vieux) jeune homme et toutes ces sortes de choses. (Et, pendant que je plastronne, ma prostate ricane discrètement dans son coin...)

C'est Jobbé-Duval qui, au moment de nous quitter, m'a appris que le Dr de Bardies, notre oculiste commun, qui m'a opéré de la cataracte il y a un peu plus d'un an, que de Bardies, donc, venait de prendre sa retraite. Il va falloir lui trouver un remplaçant... Comme nous sommes sans illusion excessive, nous n'essaierons même pas à Évreux et puiserons directement dans le vivier médical neuilléen. Si l'on se cantonnait aux ophtalmos de l'Eure, on aurait tout le temps d'être devenus aveugles avant d'arriver à notre premier rendez-vous.

— Là-dessus, j'empoigne le volume 13 des œuvres complètes de Georges pour attaquer le roman suivant. Son titre ? Le Chat. Comme si j'avais besoin de ça en ce moment...

— Dans le roman de Simenon, les deux protagonistes se nomment Émile et Marguerite Bouin. Dans le film de Granier-Deferre, avec Gabin et Signoret, ils deviennent Julien et Clémence, mais ils restent Bouin. D'autre part, dans le roman, Bouin est un ancien inspecteur des travaux de voirie : dans le film, il se transforme en typographe retraité. Quant à cette triste Marguerite, jamais Simenon n'a songé à en faire une ancienne trapéziste de cirque comme elle le devient dans le film... 

Quelqu'un pourra-t-il m'expliquer l'intérêt de ces micro-changements qui n'apportent absolument rien et n'ont aucune influence perceptible sur le déroulement de l'intrigue ?

En revanche, déplacer l'action (si l'on peut dire...) du XIVe arrondissement de Paris à Courbevoie était, en 1970, une initiative judicieuse, puisque c'est à cette période que tout ce coin de la banlieue ouest a été dévasté, annihilé, pour faire place à ce futur décor funèbre, post-apocalyptique, que l'on appelle La Défense. En allant parfois, par une inconsciente et d'autant plus cruelle ironie, jusqu'à le qualifier de “quartier”, quand il en est la pure et radicale négation.


Mercredi 21

Huit heures. — Pour désigner les gens ayant atteint ou dépassé l'âge de 70 ans, Simenon parle de leur septantaine, mot que je trouve élégant, et même assez séduisant. Du reste, avec notre absurde façon de compter (soixante-dix, quatre-vingt-dix...), nous serions bien peine d'en trouver l'équivalent en “français de France”. Parlait-il aussi de nonantaine ?

— Le personnage principal du Voleur de Maigret est un jeune homme de 25 ans qui espère faire carrière comme scénariste ou réalisateur de films, mais dont on sent bien qu'il est plus certainement un futur “raté”. À l'époque où Simenon écrivait ce roman, son fils Marc était un jeune homme de 27 ans, qui espérait faire carrière dans le cinéma ; ce qu'il ne réussira qu'à demi, et encore en étant très indulgent. Je me demande ce que le fils, à l'époque, et s'il l'a lu, a pu penser du livre de son père, de ce miroir déprimant qu'il semblait lui tendre. Par exemple, comment a-t-il reçu ce bref passage :

« Un futur raté ? Il n'avait que 25 ans. Des hommes devenus célèbres traînaient encore la misère à son âge. Par moments, le commissaire était tenté de lui faire confiance. Puis, tout de suite après, il poussait un soupir de découragement.

« — Si j'étais son père...

« Que ferait-il avec un fils comme Francis ? Essayer de le mater, de le faire marcher entre deux rails ? »

Avoir Georges Simenon pour géniteur ne devait pas être facile tous les jours...

— D'autre part, grande nouveauté dans ce roman de 1966 : Mme Maigret prend des leçons de conduite ! S'il y a une personne que je n'imagine pas au volant d'une voiture, c'est pourtant bien elle.

Onze heures. — Retour de promenade avec Charlus, Catherine m'annonce l'arrivée chez nous, ce soir, d'un nouveau chaton, apparemment très jeune, à peine deux mois, d'après la voisine d'en face, notre pourvoyeuse féline désormais attitrée.

Midi. — Reçu à l'instant le coffret de moult DVD proposant l'intégralité des Maigret bruno-cremériens. Je vais sans doute bientôt friser l'overdose...

— Pour rester devant l'écran, nous avons regardé hier la première moitié de Titanic (qui dure trois heures et quart…) : c'est plutôt un bon film ; mais qui perdrait tout intérêt si on remplaçait le couple vedette — la merveilleuse Kate Winslet et l'excellent Di Caprio — par une paire de comédiens qui seraient seulement moyens, ou même “bons sans plus”.


Jeudi 22

Sept heures. — Saint-Loup Jr est arrivé ici hier soir peu avant neuf heures. Il doit avoir à peine deux mois, vu sa taille. On l'a enfermé dans la salle de bain, avec panier confortable, caisse de sable, gamelles d'eau et de nourriture. Vers quatre heures du matin, il était couché et n'a pas bronché quand j'ai fait irruption dans son petit royaume. Tout à l'heure, en revanche, il était sorti du panier, pour la bonne raison qu'il avait pissé et chié dans le dit, ce qui n'est pas de très bon augure. Mais enfin, il est vraiment très jeune. En revanche, contrairement à cette nuit, il avait nettoyé son écuelle de la nourriture qu'elle contenait, ce qui est signe d'un sevrage accompli. Pour l'instant, tant que Catherine n'est pas levée, je le laisse dans la salle de bain : courageux mais pas téméraire, le maître de maison...

Huit heures et demie. — Découverte de Catherine : le nouveau venu a des puces ! Si bien que le premier contact avec Charlus a été réduit au minimum : on verra à approfondir quand le mini-greffier aura été énergiquement traité.

Une heure. — J'ai dit ma surprise en découvrant que Mme Maigret prenait des leçons de conduite, à cinquante ans bien sonnés ? Eh bien, dans le roman suivant, Maigret à Vichy, le couple s'est offert une quatre-chevaux !

La 4 CV fut la toute première voiture de mes parents. Ce devait être en 1960, à Châlons. Je nous revois, ma mère et moi, nous penchant à la fenêtre de la “pièce du fond” et, en bas, le long du trottoir de la rue Saint-Éloi, la petite voiture neuve, avec, à côté, venant tout juste d'en descendre, mon père nous faisant signe de la main.

Cette voiture ne nous dura pas très longtemps. Deux ou trois ans plus tard — il faudrait demander à ma mère la date exacte —, nous eûmes un accident avec elle. Mon père n'était pas là, sans doute en “déplacement”, comme il disait, peut-être à Solenzara, en Corse, où il est allé plusieurs fois, j'ignore pour quel stage de formation militaire. Bref, ma mère conduisait, mon frère et moi étions à l'arrière. 

Nous étions partis de Lahr (Allemagne), nous nous rendions à Sedan, chez mes grands-parents, qui vivaient encore au 13 du boulevard Fabert, dans la maison de concierge de la Chambre de commerce. À un endroit du parcours, je ne sais plus où, un crétin nous doublant sur la nationale — pas d'autoroute à cette époque — a accroché la 4 CV et l'a envoyée valdinguer. 

Le verbe n'est pas trop fort puisque la voiture a accompli deux tonneaux avant de s'immobiliser. Nous sommes sortis du tas de ferraille résultant de ces acrobaties tout à fait et assez miraculeusement indemnes. 

Et nous voilà plutôt loin de M. et Mme Maigret...

Trois heures. — À la réflexion, nous nous sommes aperçus que cela nous gênait d'appeler le nouveau venu du même nom que le chat fantôme. Ni une, ni deux, j'ai donc repris le tome troisième de la Pléiade proustienne, là ousque se trouve l'index des noms de personnes.

Le petit chat s'appellera donc désormais Basin, prénom qui est, on s'en souvient, celui du duc de Guermantes ; lequel duc a en outre l'avantage d'être le frère du baron de Charlus, ce qui crée d'emblée un lien entre nos deux bestiaux.

— M. et Mme Maigret, qui y sont en cure, se promènent dans les rues de Vichy : « Elle s'émerveillait chaque fois du sens de l'orientation dont son mari faisait preuve. Il n'avait consulté aucun plan. Il semblait marcher au hasard, s'enfonçait dans des petites rues qui paraissaient l'éloigner de son but et elle sursautait en reconnaissant soudain la façade de leur hôtel, les deux arbustes dans leurs baquets peints en vert. »

On a vraiment l'impression d'avoir sauté à pieds joints dans Du côté de chez Swann et de se trouver face aux parents du narrateur, retour de leur promenade dans les rues de Combray et alentour, lorsque la mère, totalement déboussolée, perdue, s'émerveille de voir son mari, quasi jupitérien, lui désigner d'un air modestement triomphant la petite porte ouvrant sur le jardin de la tante Léonie.


Vendredi 23

Dix heures. — Rapide aller-retour à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin, afin d'en rapporter un comprimé de produit anti-puces ; mais, cette fois, pour Charlus : les deux bestioles ayant été hier en contact, si peu que ce fût, le fait qu'une puce ou deux aient choisi d'émigrer du félin au canin restait du domaine du possible. Traitement préventif, donc.

— Hier soir, pour me changer un peu de mes intensives lectures simenoniennes, deux épisodes du Maigret télévisuel de Bruno Cremer, lequel me semble être un commissaire idéal, en tout cas fort convaincant.

Le hasard a fait qu'il s'agissait d'adaptations de deux romans relus il y a quelques jours, et donc encore à peu près frais dans ce qu'il me subsiste de mémoire. La première m'a un peu déçu par son manque d'enchaînements logiques, et donc de clarté. La seconde en revanche était excellente, très fidèle au roman, et rehaussée par la présence de Michel Lonsdale et de Renée Faure dans les deux rôles de “méchants”. J'y reviendrai sans doute quand nous aurons vu davantage d'épisodes (terme assez peu adéquat en l'occurrence).

— Touitte de Renaud Camus que je trouve réjouissant : « Renaud Camus, pourquoi écrivez-vous ? — J’ai toujours peur de créer du lien, si je ne le fais pas. »

Il est vrai que l'expression n'est pas seulement bouffonne : elle peut devenir rapidement sinistre, pour peu qu'on la remâche un peu. Créer du lien, même au singulier, c'est se donner les moyens d'attacher, de ligoter, d'entraver...

Et quand on en a les moyens, on finit rapidement par le faire.

Trois heures. —  Simenon écrit : « Des prés, une ferme entourée de vaches noires et blanches. » Non : à moins que son personnage ait vu des vaches toutes noires et d'autres entièrement blanches, ce qui m'étonnerait, il aurait fallu écrire “entourée de vaches noir et blanc” ; même si cela “sonne” bizarrement à l'oreille. 

(Et à quoi veux-tu que ça sonne si ce n'est à l'oreille, hmm ? C'est bien beau de jouer les puristes, encore faudrait-il être soi-même capable d'éviter ornières et chausse-trapes !)

— J'apprends grâce au Saint-Graal sous X que les écolo-asilaires sont réunis pour leurs “journées d'été” (?). Au programme, des “ateliers” aussi bandants que celui-ci, piqué un peu au hasard parmi une ribambelle de réjouissances d'un calibre équivalent : « Comment écologie et culture s’influencent mutuellement pour réinventer les politiques locales ? »

Pendant ce temps, du côté des violeurs compulsifs des metoofettes, Le Depardieu semble revenir très fort, effectuant une spectaculaire remontée qui doit frustrer gravement ses concurrents malheureux au titre de monstre-pas-sacré, les Poivre d'Arvor et autres canassons fourbus. Heureusement la course n'est pas finie, qui risque d'être encore longue.


Samedi 24

Sept heures. — Regardé hier soir Jeanne du Barry, film français... et raté. Une succession de saynètes mal reliées entre elles, souvent prétexte à de petits messages bébêtes, vaguement féministes ou antiracistes. Les personnages s'expriment en une langue qui n'a rien à voir avec le siècle où ils sont censés vivre, tous les membres de la cour ou presque sont présentés comme des baudruches ridicules et vaines, etc. Quant à Johnny Depp, censé être Louis XV, il semble se demander autant que nous ce qu'il est venu faire dans cette réale. Je ne parle même pas des anachronismes et erreurs historiques, qui doivent être plus nombreux que ceux que j'ai été à même de repérer. Bref, tout cela sonne faux et devient rapidement très ennuyeux.

Je le regrette d'autant plus que j'éprouve une certaine sympathie envers Maïwenn, réalisatrice et actrice principale, pour la façon dont, à la sortie de son film, elle a renvoyé à leur basse-cour les volailles féministes qui s'indignaient que l'on puisse faire tourner un violeur en série impénitent (et d'ailleurs impuni...) tel que Depp. Et aussi pour la façon dont elle avait plus ou moins nasardé ce petit flic d'Edwy Plenel.

— Le nouveau chat a encore changé de nom ! Catherine s'est aperçue hier que Basin ne lui convenait pas. Comme il n'était pas non plus question de revenir à Saint-Loup, un genre de solution “euphonique” a été trouvée (par Catherine car j'avais un peu tendance à me désintéresser de la question...) : il s'appellera Petit Loup ; ou plutôt, en version orale, P'tit Loup.

J'ai d'autant plus facilement validé la trouvaille que le nom me paraît avoir nettement moins d'importance pour les chat qu'il n'en a dans le cas d'un chien : on les appelle beaucoup moins souvent. Et, en général, ils ne réagissent pas à cet appel, simplement parce qu'ils s'en foutent.

Dix heures. — Depuis le temps que je vais traîner mes charentaises une ou deux fois par jour chez le Saint-Graal sous X, j'en suis venu à me poser une question : est-il, pour une raison que j'ignore, devenu l'imbécile ravagé d'idéologie qu'il est aujourd'hui, ou bien l'a-t-il toujours été, y compris à l'époque où je le tenais pour intelligent et sensé ? Je n'ai pas la réponse.

Je l'ai d'autant moins qu'à cette époque, entre 2007 et 2010 approximativement, j'ai possiblement été influencé par le fait que Saint-Graal était un lecteur passionné de Renaud Camus (si ses amis écolo-gauchistes d'aujourd'hui apprenaient une telle horreur !...) comme je l'étais moi-même.

Précisons une chose. Ce n'est pas du tout le fait qu'il puisse avoir, du monde et des hommes, une vision différente de la mienne qui me dérange : je connais un certain nombre de gens, sur les blogs comme “dans la vie”, pour qui c'est le cas, et nos divergences d'appréciation ne me gênent en rien. Mais ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est comment ces mêmes divergences ont pu prendre, surtout en si peu de temps, des formes à ce point asilaires, hystériques. 

D'un autre côté, qu'une certaine forme de mystère accompagne un individu que j'ai rebaptisé Saint-Graal ne devrait pas me surprendre plus que ça...

Quatre heures. — Quelque part (dans le roman qui s'intitule La Main), Simenon évoque “le cercueil blanchi des Écritures”. Il me semble bien me souvenir que, dans les dites Écritures, il est question plutôt d'un sépulcre ; lequel est un tombeau et non un cercueil. La confusion est d'autant plus inattendue que la jeunesse liégeoise du romancier a baigné dans le catholicisme. Mais évidemment, j'ignore totalement quel mot est employé dans l'Évangile originel et ce qu'il désigne exactement.


Dimanche 25

Dix heures. — Un trait comique, comique involontaire, des Maigret : le commissaire peut se rendre n'importe où, y compris dans les coins les plus reculés de France, il se trouve toujours deux ou trois personnes pour l'identifier au premier coup d'œil, “parce qu'on a vu votre photo dans le journal”, exactement comme s'il était un chanteur de variétés ou une star de cinéma. Or, j'ai eu beau fouiller mes souvenirs jusque dans les profondeurs des années soixante-dix de l'autre siècle, je n'ai trouvé aucun nom de commissaire de police qui aurait été connu de moi. À plus forte raison aurais-je été incapable d'identifier l'un ou l'autre de ces éminents galonnés si je les avais croisés dans la rue.

— Grâce à la très-précieuse Élodie J., j'apprends, avec une certaine jubilation, la naissance d'un genre de metooPinard, destiné à lutter contre les “violences faites aux femmes” dans le milieu du vin. Il était plus que temps. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant le milieu des rempailleurs de chaises, celui des potiers en argile, sans même parler du petit monde des pipiers de Saint-Claude où les viols sont quasiment quotidiens.

Six heures. — L'enquête de Maigret et le tueur commence un mercredi 19 mars, jour de mon anniversaire. Comme le roman a été écrit en avril 1969, il doit s'agir du 19 mars de cette même année ; qui, je viens de vérifier, tombait en effet un mercredi.

Que faisais-je, le jour de mon treizième anniversaire ? Rien de spécial sans doute : j'étais “sous l'uniforme”, interne au Collège militaire de Saint-Cyr, classe de cinquième. Trois mois plus tard, viré comme un malpropre de ce prestigieux prytanée, mais malpropre très-chanceux finalement, j'allais effectuer mon premier vol en avion, au-dessus de la France puis de la Méditerranée, pour rejoindre mes parents en Algérie, où m'attendait l'année et demie sans doute la marquante de mon existence — en tout cas vue avec un recul de 54 ans.


Lundi 26

Dix heures. — « Il y avait aussi une énorme mappemonde sur pied... » Simenon fait donc partie de ces écrivains, étonnamment nombreux (ne parlons même pas des journalistes...), qui confondent mappemonde et globe terrestre ; le premier terme désignant une représentation plane de la terre, en deux hémisphères distincts. Si la représentation est plane mais d'un seul tenant, on parle alors d'un planisphère. En tout cas, on devrait.

(Quant à moi, j'ai été obligé d'aller vérifier qu'hémisphère était bien du genre masculin...)


Mardi 27

Dix heures. — Dans les romans de Simenon des années 68, 69, auxquels je suis parvenu, on commence à “sentir la fatigue” ; comme si la machine s'était mise à tourner plus ou moins à vide, le paquebot à courir sur son erre.

Cela dit, il est possible aussi que je force un peu mon jugement, simplement parce que je sais déjà que le paquebot en question ne va plus tarder à se mettre définitivement en cale sèche, l'ultime roman (Maigret et Monsieur Charles) datant du début de 1972.

— Nicolas est de nouveau hospitalisé pour des problèmes cardiaco-pulmonaires... si j'ai bien compris ce qu'il explique en détail sur son blog annexe. Je pense qu'à nous deux on doit bien représenter entre le quart et le tiers du déficit de la Sécu.

Cinq heures. — Je ne vois pas pourquoi certains s'étonnent encore de ce que notre aïeule primordiale, Ève, se soit laissé séduire par le serpent et ait croqué la pomme aussi facilement : voilà tout de même une femme qui n'avait pas hésité à coucher avec le premier venu.

Sept heures. — Petit Loup à aujourd'hui franchi un cap : il a compris qu'il pouvait, sans danger mortel, venir tout seul de la salle de bain où il a ses quartiers jusqu'au salon, quand il a envie de se faire tripoter par Catherine ou de jouer avec la montagne de jouets que celle-ci, gâteuse plus qu'à demi, lui a achetés à la jardinerie en début d'après-midi. Nous attendons avec une certaine impatience qu'il prenne l'initiative d'accomplir le trajet inverse quand il sent poindre une envie de pisser ou de chier...


Mercredi 28

Sept heures. — Revu hier soir le Section spéciale de Costa Gavras, film découvert à sa sortie, dans un cinéma d'Orléans, en 1975 ou peut-être 76. Il a, ma foi, fort bien vieilli et montre parfaitement quelle bouffonnerie tragique fut le gouvernement de Vichy. Et c'est, au moins pour moi, un vrai plaisir de retrouver des acteurs français “de haute époque”, des Louis Seigner, des Pierre Dux, des Claude Piéplu et des Jean Bouise ; avec une mention particulière pour le jeune Bruno Cremer, que nous fréquentons ces temps derniers, vieilli et un peu alourdi, dans le pardessus du commissaire Maigret.

Dix heures. — Une chose me frappe, chaque fois que j'attends Catherine sur le parking du Grand Frais et que je regarde aller et venir les gens : ce ne sont à peu près que des vieux. Et quand des jeunes viennent à se montrer, ce sont presque à coup sûr des Arabes ou des négresses. Je ne donne pas bien cher de nous autres...

Ah, si, il y a tout de même beaucoup de jeunes de souche. Mais ils sont plutôt regroupés à l'intérieur du magasin, où ils travaillent. Là, fort peu voire pas du tout de représentants des populations exotiques : ce doit être à cause du racisme systémique de M. et Mme Grand Frais.

(Il va de soit que, même la tête sur le billot, je me refuserai à reconnaître avoir pu me faire une remarque aussi nauséabonde, et propre entre toutes à faire le jeu, voire le lit, de l'extrême droite.)

— Cet après-midi, première visite vétérinaire pour le greffier de la maison.

Cinq heures. — Grosse surprise chez notre vétérinaire : Petit Loup, que nous pensions âgé d'environ huit semaines, en aurait d'après l'homme de l'art deux fois moins ; un mois maximum. Et déjà des médicaments à prendre pour tenter de juguler sa diarrhée persistante. Bref, ça commence bien.


Jeudi 29

Huit heures. — Ah, cette bonne vieille “emprise” ! Que voilà une belle trouvaille, dont on sent bien qu'elle n'a pas fini de servir ! Aujourd'hui, d'après ce que je vois chez quelques Metooffues sous X, c'est la comédienne sur le retour (mais retour de quoi ?) Marianne Denicourt, qui tente de se hisser à la une en décongelant une fois de plus sa vieille histoire avec le cinéaste Arnaud Desplechin, ce monstre qui l'a saisie entre ses griffes de mâle dominateur et cruel, alors qu'il était dans toute la malfaisante puissance de la trentaine, tandis que sa malheureuse victime n'était âgée que de... 25 ans. La terrible emprise que voilà !

Du reste, le fait que cette histoire particulière semble sombrer d'elle-même dans l'insignifiance et le ridicule ne veut pas dire que cette “emprise” génératrice de tout le mal n'existe pas. Elle existe. Jusqu'à récemment, elle s'appelait Désir, Amour, Passion, Libido, plus quelques autres noms encore. C'est en effet elle qui, dans ses formes extrêmes, permet à un homme de faire de sa femme une esclave, ou à une femme de transformer son homme en une véritable loque. C'est sans doute regrettable mais, sans “emprise” d'un sexe sur l'autre, point de couples. 

Et puis, pourquoi lutter contre les moulins et s'indigner dans le vide, à propos d'une chose qui doit exister depuis que l'hominidé s'est séparé du singe ? Et sans doute même avant, d'ailleurs : après tout, c'est bien une authentique “emprise” que le mâle alpha chimpanzé exerce sur les femelles de son groupe.

Nous voici assez loin de Mme Denicourt, dont je crains que sa tentative de come-back “sous emprise” ne soit pas suffisante pour la faire remonter vers la tête d'affiche.

Dernier élément, dont il est préférable de s'amuser : les habituelles tricoteuses metooffardes s'indignent de ce que l'actrice aurait été “blacklistée” suite à ses accusations contre Desplechin ; ce qui, évidemment resterait à démontrer. Mais ce sont les mêmes tricoteuses qui se scandalisent quand Maïwenn confie un rôle à Johnny Depp, pourtant innocenté par la justice, et qui semblent trouver tout à fait normal que la carrière d'un Kevin Spacey se soit arrêtée net, suite à des accusations dont lui aussi a été totalement lavé par les tribunaux.

Dix heures. — J'ai failli transformer ce qui précède en billet sur le blog. Finalement, non. Quel intérêt ? Moi-même, je me demande comment je fais pour m'intéresser tant soit peu à de telles conneries. 

La Disparition d'Odile est un roman de 1970, centrée autour d'une jeune fille suisse de 18 ans, en proie à un mal de vivre diffus mais persistant, qui engendre chez elle des pulsions suicidaires. Elle joue de la guitare, mais sans arriver à grand-chose. La mère est du genre absente, même quand elle est là. Quant au père, il passe le plus clair de son temps dans sa “mansarde”, où il écrit les livres qui font vivre la famille... 

À cette époque, Marie-Georges Simenon avait 17 ans et était déjà la proie des “humeurs noires” qui allaient la pousser, quelques années plus tard, à se donner la mort — et il existe une photo où on la voit jouant de la guitare. Le roman semble bien être une ultime tentative (Simenon va s'arrêter d'écrire dans un peu plus d'un an) du père pour tenter de comprendre sa fille, de trouver le moyen de l'atteindre et de la secourir en se mettant à sa place par le seul biais qui est à sa portée, à savoir, justement, la forme romanesque.

Mais peut-être, connaissant la suite de l'histoire, tombé-je là dans la psychologie de bazar.

Quatre heures. — Plus j'avance dans le temps, plus je me persuade que Simenon a bien fait d'arrêter d'écrire des romans en 1972... et que sa réputation n'aurait eu à souffrir de rien s'il avait rabattu le capot de sa machine à écrire deux ou trois ans plus tôt. Maigret et l'homme tout seul, qui date de février 1971, est un tissu d'invraisemblances, de ficelles qui tendent à se faire câbles, de coïncidences forcées, mises au service d'une histoire aussi plate et morne que possible.

De plus, Simenon semble ne plus guère s'intéresser lui-même à sa propre histoire, ce qui le conduit par moments à écrire un peu n'importe quoi. Je donne juste un minuscule exemple “topographique” (on pourra vérifier sur Google Maps que je ne raconte pas n'importe quoi). Maigret se trouve rue d'Enghien et rentre chez lui, boulevard Richard-Lenoir. Simenon note que “il n'y avait qu'un bon quart d'heure de marche”, ce qui paraît exact si l'on considère l'extrémité nord du dit boulevard. Or, trois lignes plus bas, il signale que Maigret voit des autocars de touristes (on est en août) place de la Bastille, laquelle étant à la pointe sud du boulevard rend le trajet du commissaire totalement incohérent. C'est une bourde que Simenon n'aurait jamais commise quelques années plus tôt. Et tout cela es finalement un peu triste...

Malgré tout, il m'aura fallu attendre ce piteux roman-là pour découvrir que, non content de n'avoir pas le permis de conduire, Jules Maigret ne savait pas non plus nager. C'est peut-être pourquoi, dans certaines enquêtes, au moins en leurs débuts, il se contente de patauger.


Vendredi 30

Neuf heures. — Il me reste trois Simenon à lire, deux Maigret et un roman “dur”. En réalité, il m'en resterait bien plus. Mais puisque Simenon s'est arrêté d'écrire après Maigret et Monsieur Charles, j'ai décidé d'arrêter de le lire au même endroit.

Petit bilan, donc, de cette immersion totale dans une œuvre. J'ai commencé lors de mon entrée à la clinique Ambroise-Paré, soit le 17 juillet. Je vais cesser au premier ou au 2 septembre, ce qui fera en gros un mois et demi en compagnie du seul Simenon. Durant ce laps de temps, j'ai lu entre un et deux romans par jour ; disons donc un et demi en moyenne. Ce qui veut dire que j'ai “avalé” à peu près 70 livres de Simenon depuis la mi-juillet : il est effectivement temps de passer à autre chose.

Mais à quoi ? À qui ?

— Un “truc” de Simenon (pendant que nous sommes encore en sa compagnie...) : dans les Maigret, la victime ou le suspect habite toujours dans une rue réellement existante, mais très souvent au numéro Xbis ou Xter, qui, eux, n'existe pas. Un moyen simple pour éviter les récriminations, voire les procès, de locataires réels qui ne manqueraient pas de “se reconnaître” dans tel ou tel personnage peu reluisant...

Midi. — À part ça, il fait ici, depuis une grosse demi-heure, un temps impeccablement simenonien : une pluie régulière, dense, interminable, qui donne l'impression d'avoir été transporté sur les bords de la Meuse, quelque part entre Namur et Liège.

— Les vieilles actrices se tirent une bourre d'enfer, à qui remontera le plus haut sur l'affiche. Hier, c'était la Denicourt qui opérait un spectaculaire retour avec son inusable Desplechin. Ni une ni deux : ce matin, c'est Anouk Grinberg qui nous ressert une tartine de Depardieu. Qui pour demain ? On sent que ça s'agite dans la coulisse...

Cinq heures. — Rectification à ce que j'écrivais ce matin. Vérification faite dans ce journal même, ce n'est pas à la mi-juillet que j'ai replongé dans le monde de Simenon, mais dix jours plus tôt. Par conséquent, le nombre de romans relus doit se situer entre 80 et 90, soit pas très loin de la moitié de l'œuvre complète.

Six heures. — Dans le dernier billet de Jérôme Vallet, j'en arrive soudain à ce début de paragraphe : « Qu'est-ce qu'un morveux ? Un morveux, c'est quelqu'un qui lit un écrivain en lui faisant la leçon, en « lui apprenant des choses », ou, pire, en « dialoguant avec lui ». Les morveux ne lisent plus des livres, ils les commentent, ils les expliquent, ils les réfutent. Ils les récrivent, au besoin. » 

Merdalor ! On dirait moi… Voilà qui me met d'excellente et primesautière humeur pour au moins la moitié de la soirée.


Samedi 31

Sept heures. — Regardé hier soir le premier épisode d'une mini-série anglaise, Kaos. Il s'agit d'une “relecture”, comme on baragouine désormais, de la mythologie grecque. C'est suffisamment original et drôle pour que nous poursuivions l'expérience, au moins ce soir.

L'envie d'y aller voir m'a été donnée par le fait que ç'a été imaginé et écrit par la même femme qui avait déjà produit The End of the f***ing World, autre mini-série britannique qui avait su nous “accrocher”.

Neuf heures. — Je dois rectifier, ou au moins nuancer, ce que je disais voilà un jour ou deux à propos du Simenon de la toute fin (la perte partielle de l'inspiration, le navire qui court sur son erre, etc.) : Les Innocents, qui est son avant-dernier roman, est tout à fait bon, du même niveau, il me semble, que ceux des années cinquante et début soixante ; en tout cas meilleur que les quatre ou cinq lus ces derniers jours.

Il ne me reste donc plus qu'à “liquider” Maigret et Monsieur Charles...

— Il est frappant de (re)découvrir qu'à l'orée de cette ultime enquête — mais lui-même n'en sait évidemment rien —, Maigret se voit proposer par le préfet de police de devenir directeur de la P.J., ce qui représenterait un superbe “couronnement de carrière”, à trois ans de sa retraite, son bâton de maréchal. Ce bâton, notre commissaire divisionnaire le refuse. Le côté piquant de la chose est que, s'il l'avait accepté, son nouveau poste aurait de facto mis fin à ses enquêtes telles que nous les lisons ; ce qui va tout de même se produire, mais par décision unilatérale de son créateur.

— Pour clore ce mois sur le chat — pas le fantôme : le vivant... —, il semblerait que soyons sur le point, traitement vétérinaire aidant, de venir à bout de sa persistante diarrhée. D'autre part, Petit Loup commence à bien maîtriser l'espace des différentes pièces où il lui est loisible de circuler librement. Et ses relations avec Charlus se normalisent un peu plus chaque jour, même si pas assez vite au goût du chien, qui aimerait, très visiblement, reprendre avec ce nouveau chat les jeux et les cavalcades qu'il menait naguère avec le fantôme.

Cinq heures. — Je tourne à l'instant la dernière page du dernier Maigret : adieu Simenon ! ou peut-être au revoir, selon ce que le destin me prêtera encore de vie.

Qui, pour sa succession ? En ces temps d'antisémitisme “revisité” et néanmoins virulent, il m'a paru que le moins que je pouvais faire était de me tourner vers l'un ou l'autre des écrivains juifs qui parsèment ici les rayonnages.

Ce sera Isaac Bashevis Singer : La Famille Moskat.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.