JOURNAL À L'ŒIL
– Dans ses Cahiers,
Barrès évoque un certain Chapin, dont personnellement j'ignore tout,
qui était un homme de fort petite taille. Un jour, chez Tortoni, il se
lève et se dirige vers la sortie du célèbre café en laissant son crayon
sur la table. Alors, Aurélien Scholl : « Jeune homme ! Vous oubliez
votre canne... »
(Note prise hier, 31 mai, pour cause de mise en ligne prématurée du journal de ce mois.)
Jeudi 1er
Neuf heures.
– Départ dans environ une heure et demie. Première halte à La Heunière,
entre Pacy et l'autoroute, afin d'y déposer Charlus chez ses nouveaux
maîtres temporaires : une grande première pour lui.
Ensuite,
direction Boulogne-Billancourt, où nous attend, place Abel-Gance, une
place de parking pré-payée. De là, à pinces, nous tâcherons de rejoindre
le 81 de la rue Boileau où, dans l'hôtel installé là, une chambre nous
est réservée. Enfin, peu avant deux heures, nous parcourrons les quelque
quatre cents mètres nous séparant de la clinique Jouvenet, où le bon
docteur de Bardies s'attaquera à mon œil gauche : une grande première
pour moi.
Je
me disais ce matin que j'envisageais tout cela l'âme fort sereine. Sauf
que, depuis une heure, j'ai un faible mais lancinant mal de tête qui me
donne à penser que, finalement, je dois être moins détendu que je ne me
plais à le croire…
Deux heures moins le quart.
– Dans la salle d'attente des admissions. Chaud et du monde.
J'aperçois, dans un bureau attenant, le Dr de Bardies : bon signe. Cinq
minutes plus tard, je le vois se diriger vers les ascenseurs, un gros
sac à l'épaule : mauvais signe...
Cinq heures.
– Résumons : temps d'attente global, deux heures et demie ; durée de
l'intervention, dix minutes. Expérience intéressante, au demeurant. Pour
le moment (je suis rhabillé de pied en cap et attend le signal du
départ), la conséquence la plus pénible est l'équilibre précaire de mes
lunettes par-dessus la fucking coque...
Huit heures.
– Repas italien en terrasse (restaurant Sapore), rue Boileau, juste en
face de notre hôtel, qui est très bien – le restaurant aussi, du reste :
je pense qu'on y reviendra jeudi prochain ; pour, en ce qui me
concernera, le voir “d'un autre œil”.
Neuf heures.
– Comme il était vraiment trop tôt pour se coucher, me voici à une
terrasse presque déserte, au débouché de l'avenue de Versailles sur la
Porte de Saint-Cloud : en tête à tête avec une demi-bouteille d'eau
gazeuse. Tristesse, tristesse...
Vendredi 2
Huit heures.
Réveil fort “tôtif” malgré une nuit en demi-teintes, non à cause d'un
quelconque problème oculaire, mais, je pense, parce que je ne suis plus
habitué aux bruits de la ville, même si je dois reconnaître qu'ils sont,
ici, très supportables.
Pour
ce qui est de mon œil opéré, tout semble être normal, en dehors d'une
très légère gêne à peine sensible. Mais enfin, ce sera au Dr de Bardies
de rendre tout à l'heure son verdict sur la question.
Deux heures.
– Verdict du praticien : tout est nickel (mais je ne crois pas me
souvenir qu'il ait employé exactement ces mots-là). Je suis arrivé à son
cabinet neuilléen avec près d'une heure d'avance, malgré une
circulation automobile cauchemardesque de Boulogne à Neuilly : j'ai eu
l'impression que tout Paris n'était plus désormais qu'un gigantesque
chantier. J'ai attendu à peine cinq minutes avant que mon chirurgien ne
me fasse passer dans mon cabinet : c'est bien la première fois, et sans
doute la dernière, que je tombe sur un médecin ayant une heure de
décalage par rapport à l'heure de mon rendez-vous, mais l'ayant dans ce
sens-là.
Pour
que tout redevienne normal, il ne reste plus, à partir de quatre
heures, qu'à aller récupérer messire Charlus à La Heunière.
Et, jeudi prochain, rebelote pour l'autre œil.
–
Sur l'A 13, revenant ici, nous apercevons devant nous un camion du plus
beau rose, ce qui bien sûr nous attire l'œil. Je me mets en position de
le doubler, et c'est alors que nous découvrons, incrédules et doutant
de nous-mêmes, l'inscription peinte en grosses lettres sur son flanc
gauche : Les suceuses de l'Ouest. Une rapide recherche faite par
Catherine auprès de Dame Ternette nous apprit qu'il existe bel et bien
une entreprise d'excavation qui s'appelle ainsi. Question immédiate :
est-ce par une complète innocence ou au contraire grâce à un sens de
l'humour aiguisé que le patron de cette entreprise a choisi de n'avoir
que des camions roses ?
–
Comment couler un livre dès sa sortie ; ou, à tout le moins, jeter de
fortes suspicions sur lui ? Tout simplement en le faisant chaudement
recommander par MoitaussiMédia : au moins sur moi, l'effet est radical…
De toute façon, le titre du livre en question, dû à un certain Pierre Bayard, m'aurait dissuadé de l'acheter : Aurais-je été résistant ou bourreau ?,
sachant que, pour au moins 90 % à 95 % des Français de l'époque, cette
alternative n'a jamais eu le moindre sens, puisqu'à aucun moment ils
n'ont été tentés d'être ceci ou cela. Et je pense que même pour ceux qui
furent résistants ou collaborateurs actifs (mais pourquoi forcément
“bourreau”, d'ailleurs ?), elle ne s'est jamais posée en termes nets.
Enfin, le fait même que l'auteur feigne de se poser la question, et le
faisant en ces termes, on pressent que la réponse est déjà donnée, sans
qu'il soit besoin de perdre du temps avec son livre.
Samedi 3
Dix heures.
– Mon œil gauche n'est pas sorti de son orbite durant la nuit, de quoi
j'ai déduit, peut-être par excès d'optimisme, que tout suivait son cours
prévu par la Faculté. Je vois toujours aussi trouble “de loin”, mais
c'est sans doute normal, vu que, depuis toujours, c'est mon œil droit
qui est nettement le plus performant, c'est-à-dire celui qui n'a pas
encore été opéré : on “verra” ce qu'il en est la semaine prochaine. Et
puis, après tout, mon opération n'a pas encore 48 heures…
– Titre de Contrepoints
: « L'autonomie décisionnelle des organes parlementaires face à la
recevabilité financière : un enjeu méconnu. » Ah, ça, pour méconnaître,
je méconnais ! Mais peut-être qu'écrit en un français moins jargonnant
je méconnaîtrais déjà moins.
Quatre heures.
– Tous ceux qui connaissent un peu Renaud Camus savent que l'une des
grandes rencontres de sa vie fut Aragon. Dans un tout autre domaine, ils
connaissent également son aversion (que je partage le plus souvent)
pour les tournures barbares, syntactiquement aberrantes, du français
contemporain, notamment ce qu'il appelle le “sur comment”, en effet
fâcheusement répandu désormais.
Il y a un instant, en ayant terminé avec le Zorba de Kazantzaki, j'ouvre Les Cloches de Bâle d'Aragon et tombe sur cet incipit : « Je n'ai pas mémoire de comment je sortis de la forêt. »
On n'est jamais plus sûrement trahi que par ceux qu'on a aimés...
Cinq heures.
– J'ai écrit trop vite tout à l'heure : ce n'est pas le roman qui
s'ouvre ainsi, mais l'assez pesante préface qu'Aragon lui adjoignit
trente ans plus tard, soit en 1964. Il n'empêche que la tournure “de
comment” est bien là, en ouverture de cette préface ; et que,
alourdissant son dossier, Aragon la répète à l'identique dix pages plus
loin.
Dimanche 4
Cinq heures. – J'ai eu un peu de peine à entrer dans Les Cloches de Bâle
du camarade Aragon ; j'ai même été à un demi-doigt (disons : deux
phalanges...) d'abandonner. Finalement, la vieille tante stalinienne a
su m'accrocher, si bien que je songe déjà à acquérir la suite, Les Beaux Quartiers.
–
Parce que ma mère, appelée ce matin pour cause de fête des génitrices,
me demandait si, suite à mon opération de jeudi, je voyais déjà mieux
les couleurs, j'ai fait l'essai de regarder diverses choses
alternativement d'un œil puis de l'autre. Et, effectivement, les bleus
et les rouges sont redevenus plus intenses, vu de l'œil “réparé”. En
revanche, je n'ai pu noter aucune différence sensible en ce qui concerne
les verts.
Lundi 5
Dix heures.
– Aragon : c'était bien la peine d'aller, en 1924, cracher bruyamment
sur le cercueil d'Anatole France pour, tout juste dix ans plus tard,
dans ses Cloches de Bâle, se mettre à faire de l'Anatole France. Puis, dans sa troisième partie (Victor) sombrer dans un didactisme lourd qui annonce déjà les épais gruaux romanesques de Sartre et Beauvoir.
Une heure. – La dernière partie des Cloches de Bâle
– pas plus de trente pages heureusement, mais d'une pesante et ridicule
emphase – me font déjà regretter d'avoir, hier, commandé Les Beaux Quartiers...
– Repris Flannery O'Connor.
Mardi 6
Quatre heures.
– Hier après-midi, appel téléphonique (évidemment “téléphonique” et pas
par porte-voix, andouille !) de la secrétaire du Dr de Bardies. Cette
sympathique dame semblait profondément désolée d'avoir à me demander si,
par hasard, il ne me serait pas possible d'avancer mon rendez-vous
post-opératoire avec son seigneur et maître, initialement prévu vendredi
à onze heures et demie. Tout frétillant à l'idée de n'être pas obligé
de tourner comme un ours durant deux ou trois heures dans notre chambre
de l'hôtel Boileau, j'ai aussitôt proposé huit heures et demie ;
proposition qui fut acceptée avec célérité et gratitude.
Donc,
programme pour ce vendredi : réveil vers six heures ; petit-déjeuner à
sept (c'est l'heure d'ouverture...) ; une demi-heure plus tard, cap sur
Neuilly, en traversant tout le bois de Boulogne afin d'éviter à
Catherine – qui sera vraisemblablement obligée de conduire –
l'abomination périphérique. On devrait être de retour ici entre dix et
onze heures, sauf embûches diverses et imprévisibles. Et avec Charlus
que l'on aura récupéré au passage dans son chenil de bord d'autoroute.
– Je suis depuis deux jours o'connorien
en diable : le matin, nouvelles ; l'après-midi ses lettres, qui, bien
que déjà lues au moins deux fois, me ravissent toujours autant.
Quelle
femme, tout de même, que cette Flannery ! Et quelle désolation que sa
mort à 39 ans : j'ai beau le savoir, je ne parviens pas à m'y faire
totalement ; subsiste toujours, dans un coin à peine accessible,
l'espoir vague et absurde que, depuis ma précédente fréquentation de son
œuvre, le destin aura rectifié le tir, se rendant enfin compte de son
pas de clerc.
Mercredi 7
Midi.
– Suivant le conseil de Catherine, j'ai cessé, hier après-midi, d'ôter
et de remettre constamment mes lunettes, selon que j'avais besoin de
voir de loin ou de près. Le conseil était bon et j'ai pu constater que
l'on s'habituait plutôt bien à vivre dans un monde flou. Je veux dire :
visuellement, optiquement flou. Pour le reste, je savais depuis
longtemps qu'il l'est et le restera : il n'y a que les militants dans
l'âme pour se l'imaginer net.
– J'apprends à l'instant, par hasard mais avec une jubilante satisfaction, qu'il y a exactement trois ans le New Yorker
a consacré tout un article à Flannery O'Connor... pour la désigner aux
foules wokoformatées comme une ignoble raciste : c'est une décoration
qui lui manquait
Jeudi 8
Sept heures.
– Cataracte, deuxième ! Le programme d'ici demain est le même que celui
de la semaine dernière, à quelques menues variantes près, et sans tenir
compte des aléas toujours possibles. Départ vers dix heures et demie,
première halte au chenil de La Heuniere pour y déposer Charlus, puis,
direction la Porte de Saint-Cloud, cette fois en traversant Boulogne
afin d'éviter le périphérique. Premier petit changement : nous avons une
place réservée au parking de l'hôtel Boileau, ce qui nous évitera les
galopades de la semaine dernière. Second changement, mais vraiment
“micro” celui-là : j'ai rendez-vous à la clinique Jouvenet à une heure
et demie au lieu de deux heures ; ce qui, je le crains, ne devrait rien
changer au temps de poireautage avant d'accéder à la salle d'opération.
Mais, au moins, cette fois, je m'y attends.
Deux heures.
– Eh bien, pour l'instant, tout se passe beaucoup mieux que la dernière
fois (ça doit cacher quelque chose de terrible...). Arrivé dans la
salle d'attente des admissions à une heure et quart, j'ai été appelé à
une heure et demie, soit pile à l'heure qu'on m'avait fixée. Deuxième
excellente surprise : au lieu de me retrouver dans un minuscule et
sombre box de salaud de pauvre, je dispose d'une chambre individuelle,
calme, lumineuse et presque aussi vaste qu'une chambre d'hôpital dans
une série américaine. Encore une fois, je me demande ce que ça cache...
Quatre heures.
– De retour dans ma suite, rhabille et sustenté. Je devrais partir
d'ici une courte demie-heure... ou un long quart d'heure. Je parviens
même, quoique un peu au jugé, à taper sur ce ridicule clavier : on verra
demain le résultat... En revanche, lire le livre emporté, il n'y faut
point songer, ce qui m'annonce une soirée longue et morne. Comme dirait
l'autre : “mais bon”...
Cinq
heures. – Retour à l'hôtel. Comme je suis tout à fait capable de me
diriger dehors, je crois que je vais ressortir pour aller prendre un
café à la terrasse des Chinois, avenue de Versailles, histoire de
m'emplir un peu des édifiantes conversations des uns ou des autres.
–
Curieuse, la composition ethnique de cette brasserie : patrons et
serveurs sont tous chinois, et les clients presque tous arabes ; à
l'exception de deux noirs et d'un vieux blanc provisoirement borgne.
L'un des deux noirs installés à la table voisine de la mienne semble
vouloir à toute force imiter Michel Leeb quand il imite les noirs. Il y
parvient d'ailleurs fort bien.
–
J'ai bien failli transgresser comme une bête les ordres de la Faculté
et commander un demi. Quand le serveur est arrivé, je me suis entendu,
un peu consterné, lui demander un café ; d'une voix qui espérait n'être
pas entendue.
Six heures.
– Retour à l'hôtel, attendant que le temps daigne s'écouler, ce qu'il
fait avec une mauvaise grâce évidente, Je me disais à l'instant que, à
choisir, j'aurais préféré que ce soit Charlus qui vînt ici avec
Catherine et que ce fût moi qui restasse au chenil, à gambader avec les
autres chiens dans leur enclos campagnard.
Vendredi 9
Huit heures.
– À la terrasse d'un café de Neuilly, attendant l'heure de mon
rendez-vous, dans une petite demi-heure. Assez mal et assez peu dormi,
mais plus en raison du “dépaysement” que de l'opération. Ce matin, coque
de l'œil droit ôtée, le monde est assez flou, mais heureusement
beaucoup moins dès que j'ôte mes lunettes.
Onze heures.
– Retour sans encombres à la maison, lestés d'un
Charlus-aux-pattes-sales. Heureusement, il passe chez l'esthétichienne
dans quatre ou cinq jours pour s'y faire baigner et raser. Quant à moi,
si l'on se base sur le verdict du Dr de Bardies, je vais aussi bien que
possible – mes yeux en tout cas.
Trois heures.
– Depuis une demi-heure, j'arbore fièrement une nouvelle paire de
lunettes, suspendues à mon cou, comme celles des vieilles dames
distinguées. C'est ce qu'on appelle des “lunettes-loupes” (15 € en
pharmacie), destinées à la lecture quand, comme moi jusqu'au mois
prochain, les “vraies” lunettes ne sont plus adaptées. C'est très
amusant : vous prenez un livre ou votre iBigo, vous chaussez les
lunettes-loupes et, immédiatement, livre et téléphone deviennent une
fois et demie plus grands qu'au naturel. Si j'avais autant d'esprit que
Nicolas, je me demanderais aussitôt si le phénomène se produirait aussi
en regardant ma bite.
Cinq heures.
– Catherine : « Qu'est-ce qu'on regarde ce soir ? J'aimerais bien
quelque chose de pas trop long et facile à comprendre... » j'avais
quatre films de Louis de Funès en réserve : c'est Rabbi Jacob qui est sorti du chapeau.
Samedi 10
Midi.
– On aura beau dire ce qu'on voudra, lire avec ces lunettes-loupes ne
peut être qu'un pis-aller provisoire ; de même, d'ailleurs, que de
circuler dans l'existence “yeux nus” (ou, si l'on préfère : non
chaussés). Enfin, c'est l'affaire d'un mois, je suppose qu'on survivra
jusque-là.
Cela dit, il se produit des choses un peu étonnantes. Ainsi, pour déchiffrer à peu près correctement avec les loupettes
(contraction toute personnelle de lunettes-loupes), je dois tenir le
livre très près de ma figure, moi qui n'ai jamais été myope le moins du
monde. En parallèle, je viens de m'apercevoir que je pouvais également
lire sans les loupettes, mais alors il me faut tenir le livre pas
tout à fait à bras tendus mais presque. C'est égal : de ces soixante
dernières années, c'est la première fois que je puis lire à yeux nus.
Trois heures. – Pour ma dernière (en tout cas je l'espère) visite à la clinique Jouvenet, j'avais emporté les Croquis de mémoire
de Jean Cau, pour des raisons n'ayant qu'un rapport ténu à la
littérature : le livre est léger et de petit format, il est composé de
textes pour la plupart fort courts et indépendants les uns des autres.
De plus, ayant déjà été lu, il ne nécessitait pas de ma part une
attention trop soutenue. Je dois dire qu'il a parfaitement rempli
l'office que j'en attendais.
Du reste, il est très bien ce petit livre, tout à fait verveux,
et acide juste ce qu'il faut. La seule chose que l'on pourrait lui
reprocher est que, çà et là, cette verve devient un peu forcée, perd de
vue le sujet premier du texte pour ne plus laisser admirer qu'elle-même ;
admiration que, du coup, le lecteur a tendance, par réaction immédiate,
à lui mesurer beaucoup plus chichement. Mais enfin, ces faiblesses de
gloriole sont par chance assez rares.
Dimanche 11
Neuf heures. – Parce que Guy Dupré l'évoque élogieusement dans l'un de ses textes réunis dans Je dis nous (La Table ronde), l'envie m'est venu de revoir le J'accuse
d'Abel Gance, dont la découverte, au ciné-club télévisé du vendredi
soir, il y a une cinquantaine d'années, m'avait fort impressionné. Par
association d'idées, désir aussi de revoir L'Armée des ombres de
Melville. Je verrai tout à l'heure si je puis trouver ces deux films en
dvd. Pour Melville j'ai peu de doute, mais ça risque d'être plus coton
pour Gance...
–
De Sainte-Beuve : « N'avez-vous pas remarqué comme le temps où nous
aurions le mieux aimé vivre est celui qui précède immédiatement le temps
où nous sommes venus ? » Eh bien, je crois que ça ne vaut pas tout à
fait pour moi. En suivant Sainte-Beuve, je devrais avoir envie d'être né
vers 1890, mettons, pour mourir juste avant (pas fou !) mai 68. Or,
non, je fais un saut supplémentaire : mon idéal aurait été de naître
entre 1820 et 1830, pour replier mon ombrelle juste avant (pas fou !)
1914. Avec l'anachronique regret de “rater” Proust.
Mais,
bien entendu, si j'étais réellement né vers 1825, j'aurais maudit cette
“époque de merde”, tel un Flaubert au petit pied, et mal embouché de
surcroît, et soupiré : « Mon Dieu, que ne m'avez-vous fait naître en
1700, pour me rappeler à vous juste avant (pas fou !) le grand naufrage
de 1789 ! »
Dix heures.
– Les deux films évoqués plus hauts ont été dûment commandés ; le Gance
un peu plus cher que le Melville, mais je m'y attendais plus ou moins ;
c'est déjà beau d'avoir pu le trouver… et en blu-ray siouplait !
Six heures. – Commandé La Nef des fous,
roman d'une certaine Katherine Anne Porter, Américaine dont j'ignorais
tout à fait l'existence, mais que Flannery O'Connor vient tout juste de
recevoir chez elle et dont elle s'est dite enchantée. Donc, aucune
raison d'hésiter…
Lundi 12
Onze heures et demie.
– Rien à signaler pour le moment ; sinon que je crève de faim et que
l'heure du déjeuner semble prendre un malin plaisir à ne pas arriver.
Six heures.
– Flannery O'Connor lisait beaucoup d'écrivains et de philosophes
français, en particulier les catholiques : Bernanos, Bloy, Mauriac,
Maritain, Theillard, Gabriel Marcel... Mais jamais, dans ses lettres, on
ne trouve la moindre allusion à Julien Green, ce qui est tout de même
étonnant, compte tenu de leur double proximité, religieuse et
géographique. Pensez à regarder demain, dans les index de la Pléiade,
si, en retour, Green parle d'elle dans son journal.
Mardi 13
Dix heures. –
Sur le parking du musée de Giverny où j'ai conduit Catherine. Dans mon
rétroviseur cahotent des hordes de demi-vieillards en shorts et affublés
de sacs à dos ; devant la voiture, à peu près au même rythme, mais en
version piaillante, passent des troupeaux d'enfants à casquettes,
encadrés par des jeunes femmes qui semblent plus ou moins résignées à
leur sort funeste. Les groupes d'adultes, surtout, sont intéressants à
regarder défiler :
le pas lent, ils semblent frappés d'hébétude, comme accablés d'avance
par tout ce qui les attend et qu'ils vont devoir se contraindre
d'admirer. Les très jeunes enfants sont plus francs : ils traînent des
pieds en geignant doucement.
Pour
ce qui est de Charlus et de moi, nous nous sommes contentés d'aller
renifler les diverses odeurs que le vaste parking offrait à nos truffes
avant de regagner sagement notre abri automobile. J'en ai profité pour
repérer les toilettes publiques : je connais ma vessie...
Une heure. – Lu les vingt premières pages de La Nef des fous de Katherine Anne Porter, récupéré au locker
Mondial Relay, retour de Giverny : c'est tout à fait excitant, d'entrée
; l'acuité du regard et la précision des notations “n'ayant l'air de
rien” rappellent un peu Flannery O'Connor, laquelle m'a incité à
embarquer sur cette nef-là. Si les presque six cents pages du roman sont
de la qualité des vingt premières, la traversée devrait être tout
bonheur.
– Parce que la trilogie vient d'arriver sur Netflisque, nous avons, hier soir, repiqué au Parrain de Coppola : admiration intacte, voire accrue s'il est possible.
Mercredi 14
Huit heures. –
Dans une heure, Charlus sera chez son esthétichienne, ce qui lui sera
sans doute d'un grand soulagement : s'imagine-t-on, en ce moment, devoir
déambuler affublé d'un épais manteau de fourrure impossible à quitter ?
Trois heures.
– À peine revenu de chez l'esthétichienne, Charlus est reparti chez le
vétérinaire, pour cause d'une sorte d'écharde enfoncée dans l'une de ses
pattes arrière. D'où anesthésie et incision, puis collerette ; ce qui
va nous empêcher de le laisser au chenil mardi, quand nous irons chez ma
mère et à l'hôtel de Veules où j'ai réservé. « Saloperie de bestiole !
», comme aurait probablement dit mon père sans en penser un mot.
Jeudi 15
Sept heures.
– Nous avons donc récupéré Charlus, il y a douze heures très
exactement, assorti d'une superbe collerette qu'il devra garder dix
jours avant que le Dr Le Thomas ne lui ôte l'agrafe dont s'orne sa
patte. Ce qui veut dire qu'il n'est plus question de chenil et qu'il
devra nous suivre à Veules-les-Roses mardi et mercredi : on s'attend à
ce qu'il ne se plaigne pas de ce changement de programme.
J'évoquais hier une “écharde”, parce que le terme exact m'échappait à ce moment-là : il s'agissait en fait d'un épillet,
véritable saloperie pouvant, si l'on en croit notre vétérinaire et Dame
Ternette, provoquer de très gros dégâts chez les chiens. L'étonnant est
que pareille chose ne soit pas déjà arrivée à Charlus ; et jamais,
avant lui, à aucun de nos défunts chiens.
Vendredi 16
Deux heures.
– Si l'on passait par la rue de l'Église du Plessis-Hébert en ce
moment, on pourrait me découvrir, confortablement installé sous le
cerisier, dans mon Lafuma hors d'âge, comme je l'étais déjà hier, et
même avant-hier, lisant l'excellent Nef des fous de Mrs Katherine
Anne Porter. Ne serait-ce l'irritante question de ma vue imparfaite
(dois-je lire avec les loupettes de très près, ou sans elles mais de
loin ? Aucune des deux options n'est pleinement satisfaisante), mon
plaisir serait à peu près parfait. De même celui de Charlus, couché près
de moi, si j'avais l'imprudente bonté de le débarrasser de sa fucking collerette.
Samedi 17
Une heure.
– J'avais écrit ici deux ou trois paragraphes consacrés à une merdique
série australienne (que Nicolas et Catherine ont le mauvais goût de bien
aimer…). À la réflexion, je les ai transformés en un vague billet de
blog, juste histoire d'agacer un peu les dents des transsolâtres et des
travelophiles…
– Sinon, Herr Momosque – qu'il en soit remercié – vient tout juste de me faire parvenir Les Belles Années de Mademoiselle Brodie,
roman de Muriel Spark, écrivain anglais dont j'avais déjà vu passer le
nom, mais dont je ne savais rien de plus que ce nom. Elle devra
attendre, pour être lue, que j'en aie terminé avec mes deux Sudistes, à
savoir Mrs Porter et Miss O'Connor.
(Rectification : Muriel Spark n'était pas anglaise, mais écossaise.)
Sept heures. – Terminé à l'instant cette Nef des fous
qui me tient depuis trois ou quatre jours. J'ai dans l'idée d'en tirer
demain un billet pour le blog-mère (c'est ça, mon gars, on y croit
vachement...).
Dimanche 18
Sept heures (du soir...). – Aujourd'hui, pas de journal. – Ah ? Et pourquoi ? – Parce que.
Lundi 19
Quatre heures. – Je viens de lire les cinquante premières pages des Beaux Quartiers
d'Aragon. Comme tout cela est factice, artificiel, surécrit et,
finalement, assez bête ! Je l'ai déjà dit mais il faut le redire :
c'était bien la peine d'aller cracher sur le cercueil d'Anatole France
pour en arriver à refaire la même chose que lui en nettement moins bien ;
ou, pour parler québécois, en “plus pire”. Dans le match France-Aragon,
le second sent encore plus le renfermé que le premier.
Qu'est-que
c'est, au fond, que Louis Aragon ? Un poète de ritournelles tout juste
assez bon pour les violons à sirop de Jean Ferrat, doublé d'un romancier
pour rombières socialistes de province, et à condition que la province
en question soit restée bloquée en 1910.
Mardi 20
Dix heures.
– Départ pour Veules-les-Roses, où une chambre normalement nous attend
au Relais Douce France, dans environ trois heures. Ce soir, dîner à
Saint-Valéry-en-Caux avec ma mère, Philippe et Dominique (peut-être
aussi leur fille Gabrielle) ainsi qu'Olivier. L'idée de me réunir avec
eux mais sans Isabelle me fait un drôle d'effet, pas spécialement agréable.
Cinq heures.
– Me voilà confortablement installé dans le salon jouxtant notre
chambre, et ouvrant sur la cour intérieure pavée où glougloutent des
fontaines. Catherine est sortie pour dessiner, Charlus somnole à mes
pieds... après avoir, d'entrée de jeu, pissé et chié dans le couloir
carrelé séparant nos deux pièces, alors même que Catherine venait de le
promener dehors. Il a eu de la chance d'avoir la collerette car l'envie
de lui claquer la truffe n'était pas mince.
Vers
sept heures, nous irons récupérer Philippe et Dominique au camping des
Mouettes qui, en théorie, semble facile à trouver. De là, nous
rallierons Saint-Valéry, où nous serons rejoints par ma mère et Olivier,
ensemble ou séparément, je ne sais.
Six heures. – Nous devons ressortir dans une petite heure, il s'est mis à tomber des hallebardes et, naturellement, la voiture est garée al quinto coño, comme disent nos voisins espingos.
Mercredi 21
Neuf heures.
– Soirée tout à fait agréable, au restaurant du casino de Saint-Valéry.
Philippe et moi nous étions mis d'accord pour nous partager l'addition
mais, d'entrée, notre mère a annoncé, avec toute la solennité requise,
que c'est elle qui invitait tout le monde ; ce qui a rendu le chablis
d'autant plus gouleyant.
Deux heures.
– De retour à la maison. Catherine et Charlus ont l'air ravi d'avoir
retrouvé leur canapé : je ne le suis pas moins de m'être laissé tomber
dans mon fauteuil.
Quittant
Veules vers neuf heures et demie, nous avons poussé jusqu'à Fécamp que
nous ne connaissions pas, et qui ne nous a pas paru mériter ce détour.
Comme l'envie de pisser nous taraudait tous deux, nous avons pris un
café dans un petit bistrot qui proposait deux ou trois tables sur le
trottoir ; tables métalliques rondes entourées de chaises de jardin à
l'aspect fragile. Elles n'en avaient pas que l'aspect, en tout cas celle
sur laquelle j'ai voulu m'asseoir, qui s'est aussitôt disloquée sous
mon poids, m'envoyant les quatre fers en l'air sur le trottoir. Ce
voyant, croyant sans doute à un jeu inédit, et donc fort excitant,
Charlus m'a bondi dessus en couinant de joie. Outre qu'elle m'empêchait
de me relever, cette agression canine et festive a déclenché chez moi un
brusque accès d'hilarité sonore ; si bien que, pour les passants non
avertis, je devais offrir un curieux spectacle.
Cinq heures.
– De Goethe (trouvé dans le journal de Joyce Carol Oates) : « Les gens
continuent à me tirer dessus alors que je suis depuis longtemps hors de
portée. » Moi aussi, je me sens hors de portée... mais personne
n'aurait l'idée, n'en éprouvant pas le besoin (gibier trop
insignifiant), de me tirer dessus. Quand quelque malheureux s'y emploie
tout de même, c'est généralement avec des balles en mousse et un fusil
coudé : même pas besoin de me mettre hors de portée.
Jeudi 22
Dix heures.
– Étant parti pour Veules, avant-hier, avec le journal de Joyce Carol
Oates, j'ai repris ce matin l'un de ses romans dont je dispose : Eux ( en v.o. : Them...).
Et, chez Dame Ternette, je viens de découvrir qu'elle avait, en 2017,
malgré son grand âge, publié un pavé de plus de huit cents pages qui
vient d'être traduit chez nous sous le titre Un livre de martyrs américains : j'ai bien envie de me le procurer, à condition de le trouver à un prix raisonnable.
Dix heures et demie. – Trouvé à 5,40 €, port gratuit : commande passée.
Vendredi 23
Sept heures (du matin).
– Parce que je venais de lire, hier soir, une diatribe blogueresque,
aussi furieuse qu'imbécile, contre “toutes les religions” (mais c'était
évidemment le catholicisme qui était visé), je me disais que le non
croyant que j'étais et demeurais n'avait décidément rien de commun avec
ceux que j'appelle les croisés de l'athéisme, tant m'affligeait leur
bêtise crasse. On me dira que si, justement, j'ai quelque chose en
commun avec eux : le fait de ne pas croire. Ce me semble sujet à
caution, pour le moins. Peut-on parler d'une quelconque communauté à
propos d'une “non chose” ? D'une absence ? Est-ce que je me sens lié à
Pierre, Paul ou Jacques, sous prétexte que ni eux ni moi ne disposons de
branchies ? Ou d'un troisième œil derrière la tête ?
– Le semi-analphabétisme des traducteurs ne date pas d'aujourd'hui, même s'il ne cesse de s'aggraver. La traduction du Them
de Joyce Carol Oates a été faite en 1971 ; j'y tombe sur cette phrase :
« C'était avec le souvenir de son père qu'il devait se coltiner. » Pur
charabia. On se coltine quelque chose, ou bien on se collette avec
quelque chose. Les deux verbes, de toute façon, ne sont nullement
interchangeables : le premier signifie quelque chose comme supporter,
endurer, voire traîner avec soi ; le second est l'équivalent de : être
aux prises avec. Dans la phrase que j'ai citée, c'est colleter qui
convenait.
Midi.
– Autre exemple de traduction pour le moins suspecte (mais, évidemment,
je ne dispose pas du texte original) : « Elles passent leur temps à
chuchoter toutes les deux, jasant à tue-tête. » il me semble qu'il
faudrait choisir : soit ces deux femmes chuchotent, soit elles parlent à
tue-tête ; mais les deux en même temps ?
Trois heures.
– Rapide aller-retour à la clinique vétérinaire, où le Dr Le Thomas a
débarrassé Charlus de l'agrafe ornant sa patte arrière depuis dix jours ;
et, par voie de conséquence, de la collerette qui emprisonnait son cou,
ce dont il ne paraît pas fâché. Arrivé ici, il a commencé par un tour
complet du jardin au triple galop, avant de venir s'écrouler au salon
pour une sieste qu'il doit juger bien méritée.
Samedi 24
Dix heures.
– Question angoissante, presque existentielle : afin de respecter la
sainte parité, devra-t-on désormais, au lieu de quatre merguez, acheter
deux merguez et deux perguez ? Et plutôt que deux chipolatas, une chipolata et un chipolato ? Ce serait à vous dégoûter des saucisses, un truc pareil.
Quatre heures. – Double question posée, ou plutôt “auto-posée”, par Oates dans son journal, après une relecture d'Alice au pays des merveilles
: « Lisons-nous jamais deux fois le même livre ? Lisons-nous le même
livre que celui que lisent les autres ? » La réponse me semble devoir
être la même aux deux questions : probablement non.
Dimanche 25
Dix heures. – Température prévue cet après-midi, 32 degrés : réchauffement climatique, attention danger !
Température prévue demain après-midi, 23 degrés : rafraîchissement climatique, attention danger !
Le
plus important, en cette époque, ce qui fait de chacun un individu
hautement responsable et conscient, c'est la trouille dont nous sommes
agités en permanence. Et comme chacun a la sienne (mais le cumul n'est
nullement interdit, bien au contraire), cela permet des échanges
fructueux et enrichissants sur les réseaux sociopathes.
Quatre heures. – Venant tout juste de tourner la dernière page de Eux, j'ai failli me lancer sur la première d'Un livre de martyrs américains,
mais j'y ai finalement renoncé : enchaîner un roman de 850 pages
derrière un de 650, quand les deux sont du même auteur, cela m'a soudain
paru excessif. J'ai donc parcouru très rapidement les 2500 km séparant
le Michigan de Joyce Carol Oates du Texas de Katherine Anne Porter et
j'ai ouvert le recueil de nouvelles de celle-ci : L'Arbre de Judée.
Lundi 26
Trois heures. – J'ai finalement commencé (curieuse formulation !) le Livre de martyrs américains
ce matin. Roman étonnant et prenant dès sa première page : nous sommes,
tôt le matin, à l'entrée d'un centre “pour femmes”, c'est-à-dire d'un
endroit où se pratiquent des avortements. Luther Dunphy, un militant pro life
tire à bout portant sur Augustus Voorhees, le principal médecin du
centre, et le tue net. Ensuite, Joyce Carol Oates va nous entraîner,
pour ainsi dire, à l'intérieur même du cerveau de l'assassin
“christique”, puis au sein de la famille “de gauche” du médecin mort. Si
je mets des guillemets partout, c'est que, n'ayant lu que deux cents
pages sur les plus de huit cents que compte le roman, j'ai bien
conscience de me montrer trop abrupt, pour ne pas dire caricatural ; ce
que, pour l'instant au moins, Oates parvient à ne pas être du tout. En
quoi elle se montre grande romancière, évitant avec brio et profondeur
le piège de la “littérature-tract” que son sujet appelait pourtant
irrésistiblement.
–
Réflexion de la dame sus-évoquée, dans son journal (13 mai 1977) : «
Tous les êtres humains sont narcissiques, et le diariste n'échappe pas à
cette accusation. Mais, à la différence des autres, il affronte son
narcissisme quotidiennement. Et – on peut l'espérer – il en triomphe en
s'en moquant... Ne sommes-nous pas tous, nous les êtres humains, avec
notre immense vanité, profondément amusants ? » Amusants tantôt et
tantôt déprimants : c'est selon l'humeur de celui qui envisage ses
semblables et lui-même, au moment où il se risque à le faire.
Six heures.
– Parce que Joyce Carol, quelques jours plus tard, a reçu John Gardner à
dîner – et aussi parce que je ne l'ai jamais lu… –, je viens de
commander ce qui semble être son roman majeur, La Symphonie des spectres. Pour faire bon poids, j'ai aussi acheté Une tragédie américaine
de Theodore Dreiser, “classique” américain dont je ne connais rien de
plus que le nom. Des romans qui avoisinent tous deux les mille pages…
Mardi 27
Midi.
– De nombreux chapitres du roman d'Oates sont constitués par l'espèce
de “mémoire” que, plusieurs années après les faits, se met en tête de
rédiger Naomi, la fille du médecin “avorteur” assassiné. Mais ce texte
est bizarre, dans la mesure où la jeune fille – elle a 19 ou 20 ans au
moment où elle prend la plume – tantôt dit “je” ou “nous” et tantôt se
met à dire “ils” ou “les enfants Voorhees”, voire “Naomi” lorsque c'est
elle-même qui se trouve concernée par ce qu'elle relate. Si bien que son
témoignage écrit donne une indubitable impression de dédoublement de la
personnalité. Ou, plutôt, que Naomi ne cesse de s'évader d'elle-même,
mais pour y être toujours ramenée, un peu comme un libéré conditionnel
muni d'un bracelet électronique serait ramené de force dans sa maison
par la police chaque fois qu'il tenterait de s'en évader. Tout cela
conduit par l'auteur avec une habileté presque diabolique. (Comme je ne
suis arrivé qu'à la page 350, il est possible qu le phénomène
s'éclaircisse dans les cinq cents prochaines...)
Cinq heures.
– Les petits mystères de l'existence comptable. J'ai été, on s'en
souvient, opéré récemment de la cataracte des deux yeux. Pour l'œil
droit, la mutuelle m'a remboursé tous mes frais à l'euro près, mais pour
le gauche j'en suis pour près de cent euros de ma poche ; alors que les
deux opérations ont été pratiquées par le même chirurgien dans la même
clinique. Second petit mystère, évidemment lié au premier : lors de la
première intervention, la clinique m'a demandé un paiement de 310 €,
alors qu'il ne fut que de 244 la semaine suivante, pour l'autre œil. Je
ne note cela que pour mémoire car, en réalité, je ne cherche même pas à
comprendre, m'en moquant à peu près complètement. Mais tout de même :
c'est bien curieux...
–
Un monde où les opposants à l'avortement son généralement favorables à
la peine de mort et où les adversaires de la peine de mort sont
massivement pour l'avortement, ce monde ne me paraît pas devoir être
pris très au sérieux.
Mercredi 28
Six heures.
– Mais qu'est-ce qui me prend, moi, d'être debout si tôt ? Aujourd'hui,
journée de merde, puisque assortie d'un aller-retour à Neuilly, afin
d'y consulter un urologue que je ne connais pas encore (c'est émouvant),
lequel va, si je puis dire, se pencher sur ma prostate ; c'est-à-dire,
en pratique, me glisser deux ou trois phalanges dans le fondement.
Cinq heures.
– Visite chez l'urologue sans le moindre accroc : ma prostate ne lui a
pas fait pousser des hurlements d'horreur (à moi non plus d'ailleurs,
mais il est vrai que nous sommes bien habitués l'un à l'autre), il
m'envoie faire une IRM au cas où.
En
revanche, les deux trajets... L'aller fut pénible et le retour
cauchemardesque : non seulement le souterrain de La Défense était fermé
dans les deux sens, mais La Défense elle-même semble n'être plus qu'un
gigantesque chantier, avec tout ce que cela entraîne de désagréments. À
un moment, au retour, alors que j'avais quitté Neuilly depuis trois bons
quarts d'heure, englué dans un bouchon démentiel et ne sachant même pas
si j'avançais (très lentement...) dans la bonne direction, je me suis
fait l'effet d'être le malheureux héros d'une nouvelle de Cortazar,
condamné à errer durant des jours, des semaines, des mois, dans ce
labyrinthe vertical. Mais enfin, j'ai fini, plus par hasard qu'autre
chose, par m'en sortir : jamais je n'avais été aussi heureux de
retrouver cette bonne vieille A 13...
Jeudi 29
Dix heures.
– Comme de juste, à peine étais-revenu de Pacy avec le pain des
prochains jours qu'un himmel de Mondial Relay m'enjoignait de
redescendre à Saint-Aquilin afin d'y récupérer un paquet dans l'un des
petits tiroirs du locker : c'est ce qu'on pourrait appeler le locker syndrom...
Cela
étant, cette arrivée tombait à point (est-ce qu'une arrivée peut tomber
? Un départ se relever ?), dans la mesure où il doit ne me rester
qu'une vingtaine de pages à lire d'Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates.
Roman
d'ailleurs remarquable que celui-là. Si quelqu'un ne connaissant rien à
Oates me demandait par où l'aborder, c'est peut-être bien lui que je
conseillerais ; ou disons qu'il serait à coup sûr dans les trois que je
citerais. Cela dit, je suis fort loin d'avoir lu toute l'œuvre
romanesque de cet écrivain hautement prolifique.
Les deux livres arrivés, dans le même paquet, sont La Symphonie des spectres de John Gardner et Une tragédie américaine
de Théodore Dreiser : respectivement 930 et 920 pages (mais “grand
format” pour le second). Pas des romans de pédés, donc. Même Joyce Carol
semble un peu “petit bras” à côté. (Non, je suis mesquin avec elle :
ses deux romans Blonde et Bellefeur avoisinent voire dépassent les mille pages.)
Onze heures. – Parcourant rapidement quelques critiques du roman d'Oates que je finis à l'instant, je tombe sur ce bout de phrase : « Mais au-delà de ce sujet de société, ce roman interroge la corrélation entre les croyances et les actes […] »
Je
ne sais pas si vous avez déjà tenté d'interroger une corrélation, mais
bon courage pour en obtenir des réponses claires ! Le pire est que la
greluche encartée qui a commis cette phrase aussi pâteuse qu'idiote doit
se penser très intelligente, parfaitement “dans le coup”.
Comme
si les deux pavés reçus ne me suffisait pas, je viens de commander deux
autres livres, l'un de Ford Madox Ford, dont je ne connais rien,
l'autre de John Fowles, écrivain anglais lui aussi, dont j'ai lu le
roman intitulé Daniel Martin en 1981, lorsque je m'occupais d'une émission “littéraire” – créée par Luc Évrard et moi, et finement intitulée Point-virgule… – sur cette radio du service public qui avait pour nom Radio 7. Je me souviens d'avoir beaucoup aimé ce roman ; mais j'avais 25 ans…
Cinq heures. – Je me suis plongé dans Une tragédie américaine, roman qui m'a d'emblée posé un problème. Pas du tout littéraire, le problème : purement physique. Du fait des loupettes
que je suis obligé de chausser pour lire, je dois placer le volume près
de mes yeux, et donc le tenir à bras levés (et pliés...) plutôt que
calé en mon giron. Or, le livre de Dreiser pèse le poids d'un âne mort,
et mort obèse de surcroît, ce qui en rend la fréquentation assez
rapidement fatigante. Mais bon.
Six heures.
– Élodie J., dite “la blogueuse faignasse” (elle en est à un billet
tous les six mois…), publie un court texte par lequel elle cherche à
nous apitoyer sur le sort d'un ex-braqueur et vendeur de drogue qui,
pour finir, s'est retrouvé à la rue. J'ai été durant une seconde ou deux
titillé par l'envie de lui laisser un commentaire dans le style : «
C'est tout de même un comble, quand on a été malfrat, de réussir à
terminer clodo ! » Comme je pense qu'elle aurait peu goûté cet humour
“viril”, je me suis abstenu : les dames de charité (je précise que
l'appellation n'est, dans mon esprit, ni injurieuse ni méprisante),
qu'elles soient old style ou implacablement modernes, apprécient généralement très mal qu'on bousculent leurs protégés, même verbalement.
Vendredi 30
Midi.
– Matinée de merde, mais inévitable, passée à parcourir les allées de
divers hangarabouffes d'Évreux ; avec, en prime, un crochet par la
clinique Pasteur afin d'y prendre rendez-vous pour mon IRM prostatique :
ce sera le 25 août prochain.
Mais,
pour l'heure, le rendez-vous médical qu'il me tarde de voir arriver,
c'est celui du 4 juillet avec le Dr de Bardies, du cabinet de qui je
devrais ressortir avec une ordonnance me permettant d'avoir de nouveau
des lunettes adaptées à ma vue.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.