lundi 1 mai 2023

Avril 2023

 

 

 

 

 

 

L'HEURE DE LA DOUCHE

 

 

 

 

 Samedi 1er

– Il est bien plaisant de voir Albert Thibaudet s'insurger, dès 1923, contre l'irruption des gros sabots universitaires dans les œuvres littéraires – phénomène alors tout nouveau, semble-t-il. Il écrit entre autres choses ceci :

« Les classiques, nous vous les abandonnons. C'est votre pain. Nous n'irons pas vérifier après vous le compte des passages d'Amyot qui sont passés dans Montaigne. Nous vous laissons même annoter Racine avec les vers d'Euripide ou de Sénèque qu'il a traduits. Mais les poètes lyriques, l'impalpable, l'aile du papillon, le pollen des fleurs... Gros doigts tachés d'encre... Fiches... Tripatouiller... Qui nous dit que demain un professeur ne donnera pas, sous le signe de M. Lanson, une édition savante des Fleurs du mal ? »

Pour ce qui est de ce malheureux Baudelaire – et à sa suite tous les autres –, il a reçu plus que sa dose depuis lors. La grande difficulté, cent ans après Thibaudet, serait de trouver une édition des Fleurs du mal qui fût demeurée miraculeusement indemne de toute glose creuse.

(Si je n'ai pas indiqué d'heure pour l'entrée qui précède, c'est que je me suis livré à une honteuse tricherie : sous prétexte que mon journal de mars est tout prêt pour sa publication, et que je n'avais guère envie d'aller y retripatouiller, j'ai écrit à la date du premier avril alors que, en réalité, nous sommes “toujours hier”, si je puis dire.)

Neuf heures. – (Cette fois, nous sommes réellement le premier avril.) Comme Catherine et Adrien sont chacun avec son téléphone, je me mets à l'unisson avec le mien, sauf...

Sauf que je n'ai rigoureusement rien à dire. Ah si, tout de même : je suis sérieusement menacé d'une visite muséale ébroïcienne cet après-midi. Mais je pense que je puis y couper, sous le prétexte d'aller promener Charlus à la place…

Deux heures et demie. – Mon alibi a parfaitement fonctionné : après avoir accompagné, voilà une demi-heure, Catherine et Adrien à la porte du musée, qui jouxte la cathédrale, j'ai entraîné Charlus dans les rues commerçantes à la recherche d'un tabac ouvert. La susdite quête s'étant révélée un plein succès, nous sommes revenus à la voiture, où Angelo Rinaldi m'attendait sans impatience trop marquée.

Rinaldi qui, au début des années quatre-vingt, trouvait que, portât-on au cinéma la vie du duc de Saint-Simon, le rôle aurait été d'or pour Louis de Funès ; ce n'est pas si mal vu.


Dimanche 2

Neuf heures. – Ce matin, radiateurs implacablement froids : chaudière en panne. Panne qui survient donc un dimanche, histoire de respecter les bonnes traditions.

– Dans un autre genre, je vais tout à l'heure emmener Adrien jusqu'à Mantes, où il devra prendre un bus pour Paris : pour raison de gros travaux, le trafic ferroviaire est totalement interrompu depuis hier matin et jusqu'à aujourd'hui quatre heures. Or Adrien est attendu pour un déjeuner quelque part en banlieue (Maisons-Laffitte, je crois bien)...

Onze heures. – Aller-retour à Mantes sans anicroche. Et il y avait même un train pour Saint-Lazare, contrairement à ce qui nous avait été annoncé. Pour l'heure, je suis sur le parking de Pacy (bondé comme si on était dimanche matin...), attendant Catherine qui est tala messe.

Je viens de voir passer à côté de moi une R16 : depuis combien d'années n'en avais-je pas vu ?

Six heures. – En 1929, Thibaudet dit de L'Éducation sentimentale que c'est, dans l'œuvre de Flaubert, “le roman des connaisseurs”. L'appréciation flatte mon amour-propre, ayant toujours mis L'Éducation plus haut que Madame Bovary, en dépit de l'ironie lourde dont Jean-François Revel mitraille ceux des lecteurs qui partagent cette prédilection.


Lundi 3

Huit heures. – Notre plombier, à qui Catherine a laissé hier deux ou trois messages de détresse, vient de nous assurer qu'il passerait nous remettre la chaudière d'aplomb “en fin de matinée”. C'est heureux : la température dans la maison est ce matin de 12 degrés péniblement Celsius...

– La nouvelle ébouriffante du jour est que, hier, les Parisiens ont solennellement voté à près de 90 %… pour l'interdiction des trottinettes en libre service. J'aimerais bien connaître le pourcentage de crétins qui se sont déplacés pour une telle consultation, sans s'apercevoir de la profonde humiliation qu'on leur infligeait en les convoquant aux urnes pour une telle ânerie. (Renseignement pris, ils n'ont été que sept et demi pour cent à s'être rendus aux z'urnes ; ce qui est plutôt rassurant quant à la santé mentale des 92,5 % restants.)

Onze heures et quart. – Le plombier sauveur vient d'arriver ! Il n'y a plus qu'à espérer qu'il puisse réparer tout de suite...

Onze heures quarante. – Les radiateurs sont tièdes ! Un violent espoir m'envahit...

Deux heures. – On croyait avoir affaire à un film, c'est en fait un feuilleton à rebondissements : la chaudière a de nouveau déclaré forfait. On a pu la remettre en marche (l'homme de l'art nous avait montré sur quel bouton magique appuyer) mais pour combien de temps ?

– Pendant ce temps, sur Twitter, ça ronronne dans l'habituel. Élodie Jauneau a trouvé un nouveau vieux corbeau exténué à clouer sur la porte de sa grange post-féministe : Frédéric Beigbeder. Quant au professeur Cingal, il sort une vidéo consacrée aux autrices mauriciennes. Il doit aligner une douzaine de noms. Rappelons que l'île en question compte à peine plus d'un million d'habitants. Si l'on rajoute les auteurs à ses autrices, on ne doit pas pouvoir faire un pas, à Maurice, sans écraser les orteils d'un génie littéraire d'un sexe ou de l'autre (et je ne compte pas les éventuels scribouillards transgenres).

– La question vertigineuse, existentielle, que tout le monde, je présume, se pose comme je la pose : pourquoi le piment arrache-r-il la gueule pendant que la moutarde monte au nez ?


Mardi 4

Neuf heures. – À qui n'est pas entièrement convaincu de la nécessité impérieuse du célibat des prêtres, on recommandera la lecture des Tours de Barchester de Trollope, avec sa farandole d'épouses de ministres anglicans.

En fait, à mieux y réfléchir, on pourrait même considérer que ce roman milite pour le célibat des hommes en général.

 – J'en ai fini avec Albert Thibaudet. Pour lui succéder, en “lecture de complément”, j'ai ressorti le volume “Bouquins” consacré à Remy de Gourmont. Il s'intitule La Culture des idées et regroupe un certain nombre d'essais, dont, bien sûr, celui qui donne son titre à l'ensemble. Il s'ouvre sur une préface du hautement pénible Charles Dantzig. Je vais tout de même y jeter un coup d'œil car il arrive à ce cuistre de dire des choses intelligentes.

(Et pendant que j'écrivais ce qui précède, un message m'est arrivé pour me signaler qu'Anatole France m'attendait à la Patte d'Oie (comprenne qui pourra).)

Quatre heures. – Une chose proprement miraculeuse, dans le Gourmont bouquinisé : hors la copieuse préface du cuistre inopérant (langage achille-talonnesque) sus-évoqué, le volume est vierge de toute introduction et même de toute note de bas de page qui ne soit pas de Gourmont lui-même. Je ne pensais pas qu'un tel bonheur pût encore m'échoir.


Mercredi 5

Huit heures et demie. – Ce matin, récupération d'Anatole à la Patte d'oie, entre autres obligations. Si l'on m'avait dit, il y a encore six ou sept ans, que j'irais un jour me fournir en livres dans les garages ou les stations services, j'aurais probablement eu quelque peine à le croire. Aujourd'hui – et ce n'est pas le moins étonnant de l'affaire – cela me semble presque naturel.

Dix heures. – Bien récupéré Anatole. Je l'ai mis en attente avec Aragon : j'espère que, malgré leur célèbre contentieux, ils ne vont pas s'étriper. Je crois que, pour agacer la vieille folle stalinoïde, je vais, après Trollope, donner la préséance à France...

Trois heures. – Une vague envie m'est venue, hier (et Dieu sait comment elle m'est venue), de lire Le Génie du christianisme. Or, je me suis aperçu ce matin que cette œuvre, ainsi que deux ou trois autres du même Chateaubriand, existait en “Bouquins” : j'ai aussitôt mis le volume dans mon petit panier (Danke sehr, Herr Momosque !), mais sans passer la commande encore : attendons quelques jours de voir si le désir persiste.

Six heures. – Dans sa neuvième Provinciale, Pascal cite (pour s'en moquer) un jésuite  né en 1564, le père Bauny, qui avait écrit ceci : « la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que de son corps ; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l'exclusion de la mort ou du retranchement de ses membres. »

Mais qui aura le courage quasi-suicidaire d'aller expliquer à nos  jeunes pasionarias post-féministes qu'elles ne sont en fait que de vieilles jésuites ripolinées à la hâte, et que leurs slogans “rebelles” avaient déjà cours au tournant du XVIIe siècle ?


Jeudi 6

Huit heures. – Hier soir, peu avant huit heures, quatre vaches ont fait leur entrée dans la pâture dite “de derrière”. À la grande excitation de Charlus qui, depuis la dernière fois que cela s'est produit, devait avoir oublié qu'en ce monde les vaches existent.

Une heure. – Au fond, les jeunes post-féministes d'aujourd'hui ne font que réagir mécaniquement contre la liberté sexuelle imprudemment prônée par leurs soixante-huitardes grands-mères. Ce qu'elles exigent, c'est le retour à un puritanisme “de combat” – mais camouflé sous des habits qu'elles croient neufs –, rendu possible par un séparatisme et un encadrement des sexes aussi stricts que possible. En cela, elles ne sont pas très éloignées de ce que réclament nos frères musulmans, et qu'ils appliquent déjà en grande partie dans leurs divers territoires annexés. Qu'un régime islamique s'installe demain par ici, on verra un bon nombre d'entre elles s'en accommoder fort bien ; et même s'épanouir étrangement.

– Appelons cela : la malédiction Zola. C'est celle qui fait que, entre 1880 et 1940, à peu près, même les plus déliées intelligences, les esprits les plus subtils se mettaient imparablement à vociférer des énormités dès que le nom de ce pauvre Émile passait à proximité de leur plume.

Eh bien, je constate qu'à cette malédiction Remy de Gourmont n'échappe pas plus que les autres, les Daudet (Léon), Bloy, Barbey, etc. En 1896, il écrit que Zola est un “colosse d'ignorance et de vanité”, et que l'empereur des lettres de l'époque, le maître absolu que doit suivre la jeunesse, c'est... Edmond de Goncourt. Et tout son article (deux pages “Bouquins” tout de même) est un tissu de prédictions que l'immédiate postérité, et la suivante encore plus, s'est chargée de réduire à néant.

Une exception de taille, pourtant, à cette espèce de folie collective anti-zolienne : André Gide.

(Ayant tapé “anti-zolienne” sur le clavier, l'iBigo a cru bon de me le transformer spontanément en “anti-éolienne”. Comme quoi nos téléphones nous connaissent peut-être mieux que nous le pensons...)

Cinq heures. – En 1898, Gourmont écrit un article pour flageller Taine qui, selon lui, a commis le péché de sombrer dans un nationalisme plus ou moins guerrier. Évidemment, il ne pouvait deviner qu'il allait connaître lui-même le même genre de “naufrage” seize ans plus tard, soit au moment de la déclaration de guerre en août 14 ; ce qui lui vaudra à son tour d'être gentiment fustigé par Léautaud dans son journal.

– Question n'ayant rien à voir avec ce qui précède, mais liée au fait que, face à moi, Catherine est plongée dans la lecture du Pour une juste cause de Vassili Grossman : est-ce que les post-féministes russes actuelles – car je suppose qu'il y en a – ont pensé à s'insurger contre l'utilisation traditionnelle du patronyme dans le nom des individus, femmes aussi bien qu'hommes ? Si oui, exigent-elles sa suppression ? Ou la création parallèle d'un “matronyme” ?


Vendredi 7

Neuf heures. – Contrairement à ce qu'annoncé hier, et compte refait, les vaches mises à pâturer ne sont pas quatre mais sept : il valait vraiment la peine de réveiller l'iBigo pour le noter...

– À cause de (ou grâce à) Gourmont, me voila avec des envies de rouvrir de Maistre et Léopardi. Ce qui, au moins, ne me coûtera pas un sou.

– Il y a des vies bonnes, il en est de mauvaises, la plupart sont médiocres. Je range résolument la mienne dans cette dernière catégorie ; sans m'en plaindre, ni même en souffrir, je crois.

– De Gourmont : « Les hommes sont portés à attribuer toutes les qualités à qui en possède une seule à un degré éminent. » C'est ce qui fait que l'on accueille avec componction l'avis tranché de tel grand mathématicien sur la peine mort, les prédictions d'un prix Nobel de la Paix sur l'évolution du climat, les anathèmes d'un prix Pulitzer contre les centrales nucléaires, etc. Gourmont précise que c'est là une tendance particulière “aux esprits simples” : autant dire que la tendance est à peu près générale, ce qui explique qu'elle affecte, entre autres, la  quasi-totalité des journalistes.

– De Gourmont encore : « L'instruction n'est pas autre chose qu'un engrais ; cela fait pousser la plante, mais ne change pas sa nature. Instruire un sot, c'est amplifier sa sottise, la faire voir, sous une cloche grossissante, énorme et ronde. » On devrait, à l'aube de leur carrière, enfoncer cela à coups de piolet dans la cervelle de ces professeurs pour qui obtenir l'égalité la plus parfaite dans leurs classes semble être désormais l'alpha et l'oméga de leur mission.

– De Gourmont toujours. Parlant des méthodes de travail particulières des artistes, il en vient, après plusieurs autres, à donner cet exemple : « À Beethoven, il fallait un appartement nouveau, chaque fois qu'il se mettait à une œuvre nouvelle. » Ouais... Le catalogue de Beethoven comptant plus de 130 opus, j'ai un peu de mal à suivre Remy sur ce terrain. En tout cas, j'espère pour Ludwig van que l'anecdote est controuvée : vous imaginez la fatigue et les dépenses, sinon ?

Cinq heures. – Patatras ! Voici que, soudain, au détour d'un paragraphe et à ma grande consternation, Remy de Gourmont s'en vient rejoindre la longue et lamentable cohorte des écrivains qui ne savent pas conjuguer le verbe “se départir”. Tristesse, tristesse...


Samedi 8

Onze heures. – Il est fortement question, depuis ce matin d'aller prochainement faire visite à mon frère et à Dominique qui, depuis leur retour définitif de Dubaï, vivent dans la maison qu'ils ont achetée voilà quelques années dans les Landes. Ce pourrait être, notre visite, à l'Ascension. Mais tout cela reste subordonné à la prochaine consultation chez mon oculiste attitré, lequel pourrait bien décider qu'il est temps de procéder à cette opération de la cataracte qui, depuis environ deux ans, me pend au nez, si j'ose ainsi m'exprimer.

Bref, rien n'est fait, et je parle vraiment pour ne rien dire !

-André – alias Jacques Fortier – m'envoie une nouvelle Enquête rhénane, c'est-à-dire son dernier roman mettant en scène son héros alsacien Jules Meyer. Ce nouvel (et huitième) “opus”, comme disent les cuistres, s'intitule Le Maître des horloges et se passe à Strasbourg en 1931 – ce qui ne va rajeunir personne.

Quatre heures. – De Gourmont : « La politique dépend des hommes d'État, à peu près comme le temps dépend des météorologues. » À ceci près que lui ne dit pas “météorologues” mais, assez curieusement, “astronomes”. Est-ce que, par hasard, aux alentours de 1900, c'était les astronomes qui venaient présenter le bulletin météo à la télé ?

– La Vie de Jésus de Renan vue par Gourmont : « On dirait le Premier des Abencerages rédigé par George Sand sur les notes de Michelet. » N'ayant jamais lu le livre de Chateaubriand, ni la moindre page de Michelet, et le moins possible de Sand, voilà bien une appréciation destinée à demeurer pour moi lettre morte.

En revanche, j'acquiesce des deux mains (?) à la sentence suivante : « C'est le malheur de ceux qui ne prennent pas parti dans la politique, qu'ils sont également dégoûtés par toutes les factions et qu'ils ont le sentiment de vivre chez des bandits ou des fous. » Et encore ce bon Remy n'a-t-il pas eu le réjouissant privilège de connaître notre siècle et nos “factions” : son impalpable, et donc assez rassurant, sentiment se serait alors mué en certitude triste.


Dimanche 9

Dix heures. – Oublié de noter hier que j'avais tondu la pelouse, ou ce qui en tient lieu. (Tu as bien fait de revenir ici pour le signaler : ç'aurait cruellement manqué à ce journal...)

Deux heures. – Depuis ce matin, notre cerisier s'est mis à neiger : je viens de prendre, sur la terrasse ensoleillée, mon café d'après repas sous une pluie de flocons floraux. (« Faudrait savoir : il neige ou il pleut ? – Ta gueule ! »)

Pendant ce temps, les enfants des voisins parcouraient leur verger, à la recherche des œufs de Pâques que leurs parents (1 et 2...) venait tout juste d'y disséminer.

– Jean de Gourmont, dans une préface donnée à un livre posthume de son frère aîné, évoque très en passant Enrique Larreta, écrivain argentin né en 1875 et totalement inconnu de moi, même de nom. Son roman le plus connu, me dit-on chez Wiki, s'intitule La Gloire de Don Ramiro, sous-titré : Une vie au temps de Philippe II. En français, je viens de le trouver pour une quinzaine d'euros (je ne sais combien cela fait en doublons…) dans l'édition originale – Mercure de France, 1912 –, c'est-à-dire dans la traduction de… Remy de Gourmont. Est-il nécessaire d'ajouter que je l'ai aussitôt commandé ? Cela dit, j'ignorais que Gourmont lût l'espagnol.

– À propos de Gourmont, je viens tout juste d'en finir avec lui (pour conserver une bonne image, j'ai négligé ses textes écrits à partir d'août 14, ceux qui énervaient Léautaud), et j'ai, comme annoncé hier ou avant-hier, tiré Joseph de Maistre de son coma artificiel, en rapportant son volume “Bouquins” au salon.

– J'apprends par M. Pierre Glaudes, le maître d'œuvre du volume sud-évoqué, que Joseph de Maistre, à l'instar de Donatien de Sade, constitue une exception quant à l'élision de la particule : on doit dire Maistre, ou Sade, et non de Maistre comme je le faisais, ou de Sade ainsi que l'écrivent les Goncourt.

D'autre part, cette fois dans un article déniché sur Wikimachin, j'ai découvert une autre règle, à propos des majuscules variables, dans les noms commençant par le ou la, ainsi que dans ceux précédés de du ou des. Ainsi écrira-t-on : Jean de la Fontaine avec un l minuscule à la ; mais, par exemple : relisons La Fontaine, avec, cette fois une majuscule initiale au la. De même écrira-t-on : Joachim du Bellay, mais, toujours par exemple : connaissez-vous Du Bellay ?

Bref, tout cela commence à devenir un tantinet délicat (surtout quand on tape sur un fucking clavier d'iBigo !).

Six heures. – Un sens du timing impeccable : alors que les pompiers et autres sauveteurs s'évertuent, en ce moment même, à retrouver des survivants sous l'immeuble qui s'est écroulé la nuit dernière, l'un des deux deux grands niais de compétition que l'on peut trouver dans la blogoliste de Nicolas publie un billet intitulé Bons baisers de Marseille.

– À part ça, comme dirait Didier G., cet imbécile de Charlus a trouvé moyen, folâtrant dans le bois derrière le terrain de foot, de se fendre une griffe en deux. En principe, nous sommes censés pouvoir la lui couper nous-mêmes, mais ni Catherine ni moi ne voulons nous y risquer ; surtout, si l'affaire se passait mal, au milieu d'un long week-end. Tout cela va donc se conclure par une visite au cabinet vétérinaire mardi. Car, contrairement aux médecins, les vétos restent encore facilement et presque immédiatement abordables.


Lundi 10

Midi. – C'est une curieuse expérience que d'aller traîner ses chausses dans les allées d'un supermarché un lundi de Pâques : l'impression d'un double saut dans l'espace et le temps, et de se retrouver dans un magasin soviétique des années trente. J'ai tout de même réussi, mais de justesse, à en ressortir avec les six œufs et trois saucisses vaguement toulousaines que j'étais venu y chercher.

– Aujourd'hui est notre dernière journée calme, pour cette semaine en tout cas : en principe, vont débarquer demain matin quelques plombiers en meute, qui vont s'employer à casser notre vieille douche pour en installer une nouvelle ; activité louable, certes, mais qui va forcément s'accompagner d'une cascade assez dense d'indésirables décibels, peu propices à une lecture sereine de ce malheureux Trollope. D'un autre côté, c'est nous (ou plus exactement Catherine...) qui l'avons voulu.

Six heures. – Il m'arrive une chose curieuse, un peu déstabilisante même. Depuis hier après-midi, je lis Joseph de Maistre, comme on l'aura compris. Hier, sa charge réjouissante contre le protestantisme, aujourd'hui ses Considérations sur la France, tir de barrage contre cet événement “satanique” que fut la Révolution française. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai trouvé les introductions et notes de M. Glaudes tout à fait bien, utiles, exemptes de jargon universitaire. J'en étais ravi, j'ai même failli en faire un court billet sur le blog-mère (dans le genre : j'ai assez dit de mal des parasites professoraux pour en dire du bien quand l'occasion s'en présente enfin). Tout de même, avant, parce qu'il me disait quelque chose, j'ai tapé “Pierre Glaudes” dans mon petit moteur de recherche personnel. Ce fut pour me rendre compte que je l'avais copieusement arrosé au lance-flammes voilà tout juste deux ans… et pour le même volume “Bouquins” consacré à Maistre ! Certes, alors, j'avais fustigé ses notes prétentieuses et absconses à propos d'un autre texte présent dans le volume, les Six Paradoxes à Madame la marquise de Nav…  et non pour ceux que je lis actuellement, mais tout de même : comment une telle différence est-elle possible chez un seul et unique personnage ? En commentaire du billet mis en lien ci-dessus, je suggérais que, peut-être, Glaudes était en fait deux, un Glaude-Jekyll et un Glaude-Hyde : la violente disparate constatée aujourd'hui semblerait bien accréditer cette thèse-là.


Mardi 11

Sept heures et demie. – Donc, les casseurs de salle de bain doivent nous arriver ce matin. Et, comme d'habitude, quand j'attends quelqu'un ou quelque chose, je suis à peu près incapable de lire, alors même que je sais bien que ces damnés plombiers ne pourront guère, si tant est qu'ils viennent réellement, être ici avant neuf heures. Pfff...

Bien entendu, ça ne sera guère mieux une fois qu'ils seront à l'œuvre : c'est dans ces moments-là qu'on regrette de ne pas vivre dans un château de huit cents mètres carrés...

Onze heures. – Nous nous sommes valeureusement acquittés de toutes nos tâches, et en un temps pour ainsi dire record. Charlus a une griffe en moins (et une collerette si jamais cet imbécile se lèche trop souvent la patte), j'ai fait le plein d'eau minérale au Super U, suis allé à Pacy récupérer ma montre (avec une pile neuve), et j'ai fait un crochet par la pharmacie pour Catherine. Quand je suis revenu au cabinet vétérinaire de Saint-Aquilin, Catherine et Charlus en sortaient juste : c'est pas du timing, ça ?

Pendant ce temps, le plombier – il est finalement venu seul – s'occupait à défoncer le carrelage de la douche. Avant notre départ, je me suis aperçu que le bruit qu'il faisait en cognant m'empêchait nettement moins de lire que l'attente de sa venue ce matin ; ce qui est assez curieux.

Midi. – Après trois heures d'intervention plombière, notre caisson d'ablutions a pris des allures de douche ukrainienne une fois passée l'armée russe.

– Voilà déjà deux fois, et dans le même roman, que Mr Trollope traite le lierre de plante “parasite”. C'est une inqualifiable calomnie : le lierre n'est absolument pas une plante parasite. Le sieur Trollope a de la chance d'être mort; sans quoi, il entendrait parler de moi !

Deux heures. – En dépit de l'apocalypse sonore ambiante, je viens de terminer Les Tours de Barchester. J'avais prévu d'enchaîner soit avec Anatole France, soit avec Aragon. Mais je me plais tellement en compagnie de Trollope que j'ai prié, assez fermement, les deux Français de bien vouloir patienter, et je suis resté avec l'Anglais et son comté fantaisiste. Le volume suivant des chroniques du Barset s'intitule Le Docteur Thorne.

– Puisque je suis en quelque sorte devenu le râleur attitré en ce qui concerne les préfaciers, introducteurs et autres bidouilleurs de notes, il me faut signaler le cas de M. Alain Jumeau (j'espère qu'ils ne sont pas deux !), professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne. C'est un préfacier idéal pour lecteurs pressés ou peu endurant : en moins de dix pages de sa préface, il vous dévoile tout le contenu des Tours de Barchester, des prémisses jusqu'aux ultimes péripéties. Comme je me méfie de ce genre de parasite (contrairement au lierre, le préfacier est bel et bien un parasite…), je n'ai évidemment lu sa tartine qu'après en avoir fini avec Trollope. En revanche, et pour être tout à fait équitable, je ne vois aucun reproche à faire à ses notes, peu nombreuses, concises et strictement informatives.

– La nouvelle la plus déprimante du jour : Enrico Macias prépare son “grand retour sur scène”. Il a 84 ans.


Mercredi 12

Neuf heures. – Le plus grand talent de Trollope est peut-être cet art qu'il possède comme personne (ou comme peu d'autres) de parvenir à un équilibre parfait, évident, harmonieux au possible, entre les personnages et leurs intrigues sentimentales (presque “austeniennes” par moment) d'une part, et le fond, la trame politique sur quoi ces péripéties se déroulent, qu'il s'agisse de politique “ecclésiale” ou de politique tout court d'autre part. Jamais le fond ne dilue les individus qui s'y meuvent et s'y agitent, jamais ceux-ci ne masquent le paysage général.

– Le punching ball du jour, chez nos gentilles punaises de la sacristie post-féministe ? Gérard Depardieu (qui, à mon humble avis, s'en tamponne le coquillard). Hier, c'était Poivre d'Arvor ; avant-hier c'était… j'ai déjà oublié. Mais elles n'oublient rien ni personne : leur liste de futurs galériens est parfaitement tenue à jour, on peut leur faire confiance. La soif de tribunaux et de condamnations de ces tricoteuses drapées de vertu semble inextinguible. Leur faudrait une bonne république islamique, tiens…

Midi. – Catherine, en toute innocence (mais sait-on jamais ?) m'annonce l'arrivée, à l'ouest, de gros nuages noirs. Comme bien l'on pense, je la reprends illico : « Des nuages racisés ! »


Jeudi 13

Dix heures. – The plumber is back ! Mais en mode nettement moins bruyant qu'avant-hier, ce qui est tout bénéfice pour son voisin lecteur.

Deux heures. – Le plombier nous a abandonnés jusqu'à lundi (Faut qu'ça sèche, mon bon monsieur !)… mais la femme de ménage a aussitôt pris le relais : on n'aura donc jamais la paix, dans cette maison ?

– Sinon, parce que je suis un citoyen modèle, j'ai voulu dès aujourd'hui, jour “d'ouverture” comme disent les chasseurs, m'acquitter de ma déclaration de revenus en ligne : pas moyen. Arrivé à la six ou septième étape du bouzin, c'est une page blanche qui s'affiche, et plus moyen d'avancer ni de reculer. Je parie sur un bug du service et retenterai ma chance d'ici quelques jours.

– Passé au locker (sorte de casemate entièrement automatisée) de Mondial Relay pour y retirer l'Autobiographie de Trollope commandée il y a quelques jours. C'était la première fois que je me confrontais à ce truc et je ne faisais pas le fiérot. Mais, bizarrement, comme dirait Jonathan, tout s'est déroulé sans le moindre heurt, ni rebuffade, ni humiliation d'aucune sorte de la part de l'impavide machine. J'en aurais été presque inquiet : qu'est-ce que ça cache, une si bonne volonté ?

Cinq heures. – Ce matin, dans une allée du Carrefour Market, nous avons croisé l'une de nos anciennes femmes de ménage, celle que j'appelais “la géante biélorusse”. Je l'ai trouvée assez vieillie, mais nullement rapetissée. Elle n'a pas non plus perdu cet accent slave qui la faisait difficilement compréhensible ; et qui continue donc à rendre délicat un plaisant babillage en attendant son tour de caisse.

 

Vendredi 14

Onze heures. – Toujours pas moyen de remplir cette fucking déclaration de revenus : je bute toujours sur la même page blanche… 

– Rendez-vous ce matin avec le Dr Dubruel pour mon renouvellement biannuel d'ordonnance. Comme je m'en doutais un peu, mon psa ayant doublé en cinq ans, elle m'envoie faire une petite visite chez ma vieille connaissance, le Dr Bram, afin de statuer sur l'avenir de ma prostate. Rendez-vous fixé le… 9 octobre (de cette année, tout de même !). En cas de cancer, je dois avoir le temps de claquer deux ou trois fois d'ici là, supposé-je.

Une heure. – Ce matin, à mon lever, la température intérieure de seize degrés frileusement Celsius m'a suffi pour comprendre que notre chaudière avait de nouveau jugé bon de prendre des RTT sans avertir sa hiérarchie, à savoir nous. Remise en marche par mes soins, elle s'est de nouveau arrêtée deux ou trois heures plus tard. Et, naturellement, tout cela le jour où notre plombier installateur de douche avait prévu de ne pas venir ici. Catherine vient de lui laisser un message de détresse sur sa messagerie : nous en sommes là pour la minute.

Quatre heures. – Eh bien... Il m'aura donc fallu patienter 67 ans avant d'apprendre qu'existait en français l'adjectif “ébarnouflé” (ainsi que le verbe correspondant), lequel serait, si j'ai bien compris, d'origine lorraine et signifie “fortement étonné” ou encore “ébahi”. J'ai bien hâte de pouvoir le placer dans une conversation ! D'un autre côté, comme je ne parle quasiment plus à personne, je risque d'attendre longtemps avant qu'une pareille aubaine m'échoie.

Sept heures. – Quand on s'étonnait auprès de Thackeray de ce qu'il prisait peu le roman en tant que lecteur, alors même qu'il était l'un des plus illustres romanciers anglais, il répondait : « Je suis le pâtissier qui préfère le pain et le fromage aux gâteaux. »

 

Samedi 15

Dix heures. – Dans le cloaque touitteuresque, je découvre que des excités quelconques viennent d'avoir une mirobolante idée, résumée par le slogan suivant : «Pas de retrait, pas de J.O. » Si je comprends bien, cela semble signifier que si le gouvernement maintient sa loi sur la réforme des retraites, ces braves combattants du Bien vont tout mettre en branle pour saboter les Jeux olympiques parisiens de l'année prochaine, voire rendre impossible leur tenue. À ce jour, c'est de fort loin le meilleur argument que j'ai lu en faveur du maintien de la loi.

Onze heures. – Je viens d'aller chercher, au point Mondial Relay La Gloire de don Ramire, roman d'un écrivain argentin, Enrique Larreta (1875 – 1961), dont je n'avais jamais entendu prononcer le nom jusqu'à ces jours derniers. Le roman a été traduit par Gourmont et c'est l'édition originale française qui m'a été envoyée (Mercure de France, 1910). Je disais à l'instant à Catherine, lui montrant le volume : « Si ça se trouve, Paul Léautaud l'a eu entre les mains, dans son bureau du Mercure… »

Cinq heures. – Dans son autobiographie, Trollope dit le plus grand bien d'un roman de son ami Thackeray : L'Histoire d'Henry Esmond, dont j'ignore tout ; je vais voir si on peut en trouver la version française.

– Aujourd'hui, messe au Plessis à six heures et demie. D'habitude, je profite de ce que Catherine y va pour m'autoriser un petit extra alcoolique ; mais là, non. (Il est vrai que cette vertueuse résolution est rendue peu méritoire par le fait que, depuis le passage d'Adrien il y a juste deux semaines, il ne subsiste plus une goutte d'alcool dans cette maison.)

- Trollope emploie un chapitre de son livre pour tenter de dire ce qu'il pense de ses “concurrents”, à savoir les romanciers anglais du second XIXe siècle. Son “tiercé” est le suivant : à la première place, Thackeray ; ensuite vient George Eliot (n'en déplaise à Michel D...) ; et seulement ensuite, bon dernier sur ce podium trollopien : Dickens. Mais il n'est pas interdit de penser que, peut-être, ce bon Anthony s'est laissé malgré lui influencer par ses sympathies et antipathie personnelles.

Cela dit, moi qui n'ai connu personnellement aucun des trois écrivains ainsi podiumisés, je suis tout prêt à ratifier le jugement de Trollope ; sauf que je serais bien en peine de départager nettement Thackeray et Eliot.


Dimanche 16

Trois heures. – Il y a quelque temps, vaguement titillé par l'envie de reprendre le Port-Royal de Sainte-Beuve, je me suis trouvé dans l'impossibilité de mettre la main sur les deux volumes Bouquins qui contiennent cette œuvre. Disparition bien mystérieuse : j'étais certain de ne les avoir pas prêtés (qui donc aurait été assez maso pour me les emprunter ?), et je ne pensais pas être suffisamment stupide pour les avoir expédiés à la déchèterie. Alors ? 

Alors, je les avais tout simplement rangés au milieu des livres religieux de Catherine, où elle vient de les retrouver à la faveur d'un genre de grand-ménage-de-printemps ; ainsi d'ailleurs que le livre de Renan sur les origines du christianisme, lui aussi en collection Bouquins mais se contentant d'un seul volume (plus exactement, il y en a bien deux, mais je n'ai jamais acheté le second).

– Anthony Trollope est à ma connaissance le seul homme de lettres total, puisqu'à la fois écrivain et fonctionnaire de la Poste anglaise. (Rappelons, pour les ignorants et les simples distraits, que les sujets de Sa Gracieuse Majesté sont redevables à Trollope de ces grosses pillar boxes rouges et circulaires qu'ils ont l'habitude de rencontrer aux coins de leurs rues.)


Lundi 17

Dix heures. – Le plombier est de retour, cette fois accompagné d'un jeune aide (il y a donc encore des jeunes gens qui envisagent non seulement de travailler mais en outre d'exercer un métier utile : c'est une bonne nouvelle). Évidemment, du fait qu'ils sont là, la chaudière qui est tombée en rideau quatre fois durant le week-end fonctionne aujourd'hui admirablement...


Mardi 18

Dix heures. – Quoi de plus laid, dans le domaine végétal, qu'un cerisier à cette époque précise du printemps ? Il a perdu pratiquement toutes ses fleurs, celles qui s'accrochent encore sont d'un jaune “vieille pisse”, tandis que les bourgeons éclatent en petites feuilles marronnasses du plus lamentable effet. 

Trois heures. – Demain, journée de merde ; ou, disons : de demi-merde, puisque l'aller-retour jusqu'à Neuilly ne va guère m'occuper que de midi à quatre heures. But de l'excursion : visite chez l'œillologue, lequel va probablement enclencher le compte à rebours de cette opération de la cataracte qui me pend au nez, si je puis dire, depuis environ deux ans. Enfin, on verra bien, toujours si je puis dire.

– Le camarade Seb Musset s'est trouvé un nouveau baudet d'escarmouche (dans son cas, parler d'un “cheval de bataille” serait un peu excessif) : il y a deux ans, en pleine démence covidesque, il se plantait chaque soir devant sa fenêtre pour applaudir le vide de sa rue ; aujourd'hui, il se rend devant sa mairie et tape sur une casserole. C'est ce qu'on pourrait appeler : la rébellion à gros nez rouge.


Mercredi 19

Neuf heures. – Pas vu l'ombre d'une illusion de reflet de plombier hier de toute la journée ; cela, bien sûr, sans la moindre excuse de leur part. De toute façon, on s'en fiche un peu : on a une seconde douche dans la Case et, en outre, si ces gens veulent recevoir quelque argent de notre part, il faudra bien qu'ils viennent finir ce qu'ils ont commencé.

– Quelques caravanes “romesques” ont fait leur apparition dans un pré de Saint-Aquilin, le long de la route menant à Pacy. Les affaires locales vont s'en trouver forcément boostées, ces sympathiques gens du voyage étant les plus remarquables commerçants du monde ; les seuls, en tout cas, à pouvoir se payer des Mercedes et des BMW uniquement en vendant des paniers d'osier sur les marchés.

Onze heures. – Déclaration de revenus remplie et signée ! En principe, la chose devrait être simplicissime, puisque l'on dispose, “en ligne”, d'une déclaration préremplie. Sauf que… sauf qu'il y a la micro-retraite canadienne de Catherine (168 € mensuels très précisément), qui me contraint, en tant que “revenus perçus à l'étranger”, à remplir toute une procession de petites cases supplémentaires ; et, bien entendu, les crânes d'œuf du ministère des Finances parlant un français fort différent du mien, c'est une véritable épreuve que de comprendre quelles cases sont les bonnes. Je ne vais tout de même pas payer un comptable à cause d'une retraite de 168 euros, bon sang ! Enfin, j'ai l'impression d'y être arrivé cette année encore.

– Prochaine épreuve : l'aller-retour à Neuilly de tout à l'heure.

Cinq heures. – La cataracte est sur rail, si je puis dire : ce sera le premier juin pour l'œil gauche et le huit pour l'autre. Si nous avions encore un pied-à-terre à Bois-Colombes, ce serait une simple formalité ; seulement, pour nous, il y a le problème des trajets : Catherine ne conduit quasiment plus et, moi, je serai dans l'impossibilité de le faire. Problème aggravé par le fait que je devrai subir une visite de contrôle le lendemain de chaque opération. Nous envisageons de prendre une chambre d'hôtel près de la clinique, laquelle est sise porte de Saint-Cloud.


Jeudi 20

Neuf heures. – Dès hier soir, je nous ai réservé une chambre à l'hôtel Boileau, dans la rue du même nom, pour les premier et huit juin prochain ; établissement choisi parce que situé à moins de cinq cents mètres de la clinique où le bon docteur de Bardies doit me charcuter les mirettes. Pour le huit, nous avons même une place réservée pour la voiture, mais malheureusement pas pour le premier, “à cause de Roland-Garros”, le pénible aviateur à short et raquette.

Onze heures. – Je viens d'aller récupérer chez Mondial Robot (Mondial Relay sans intervention humaine…) L'Histoire d'Henry Esmond, roman de William Thackeray à moi chaudement recommandé par son ami Anthony Trollope. Il s'agit de l'édition Aubier de 1960, livre de près de six cents pages… non coupées ! La littérature, ça se mérite…

– L'information du jour (en fait, elle date plutôt d'hier), dans le charabia atlanticoïdal habituel : « Groupe Pernod Ricard : menacée de boycott, la vodka Absolut annonce l'arrêt des exportations vers la Russie. » J'ignorais que l'on pût vendre de la vodka aux Russes. Fourgue-t-on aussi du sable aux Algériens ? De la neige aux Tibétains ? Et, en retour, les Russes exportent-ils des camemberts vers la Normandie ? Du chorizo vers la Navarre ?

Midi. – La quantité de manipulations paperassières et de déambulations électroniques qu'il est obligatoire d'accomplir rien que pour obtenir le droit de pouvoir franchir le seuil d'une clinique finirait par vous faire passer le goût, pourtant si naturel et si vif chez la plupart des humains, de toute opération chirurgicale.

Cinq heures. – Je viens de publier sur le blog-mère un billet inspiré par Anatomie d'un scandale, brève série anglaise revue avant-hier et hier ; billet assez nettement manqué. Disons en tout cas qu'il l'est par rapport à l'idée que je m'en faisais lorsque j'étais encore assis dans mon fauteuil du salon. Il m'est arrivé là ce qui, heureusement, ne se produit pas trop souvent : commençant à écrire, j'ai rapidement perdu de vue l'idée qui m'avait servi de déclencheur et qui devait, dans mon esprit, devenir l'axe principal du texte fini.

Je suppose que, dans des cas de ce genre, la sagesse voudrait qu l'on jetât le résultat final à la poubelle. Mais on n'est pas toujours aussi raisonnable qu'il le faudrait...

 

Vendredi 21

Six heures. – Il y a déjà quelque temps, Catherine m'a appris que Nicolas organisait un déjeuner à la Comète le dimanche 23 de ce mois, à l'occasion de son anniversaire. Cet après-midi, je me suis dit qu'après tout nous pourrions nous offrir ce petit périple (si l'on en croit le bonhomme Michelin, le Kremlin-Bicêtre n'est qu'à 89 km de la maison). Un échange de sms avec la puissance organisatrice vient de concrétiser l'affaire. Comme il m'informait de la présence de miss Élodie J. à cette petite sauterie dominicale, je lui ai suggéré, à Nicolas, de lui demander, à Élodie, si l'irruption soudaine d'un immonde réactionnaire nauséabond dans son espace vital ne risquait pas de la faire tomber en pâmoison : ces jeunes femmes de gauche ont parfois l'odorat et les nerfs fort fragiles. Elle semble lui avoir assuré que non : on verra bien. Il est possible aussi que Claude Tonnégrande soit là, ce qui fera bien plaisir à Catherine et à moi.


Samedi 22

Sept heures. – Naturellement, ainsi qu'il était hautement prévisible, je me suis éveillé ce matin – beaucoup trop tôt, de surcroît – avec envie de tout sauf de me transporter demain jusqu'au Kremlin-Bicêtre. Je sais que le désir va m'en revenir progressivement dans le cours de la journée... pour avoir de nouveau disparu totalement demain matin. Pour reprendre l'expression imagée de ma mère, je suis devenu avec l'âge “la Tour Eiffel à déplacer”.

– Hier soir, comme nous avions terminé la veille notre série anglaise, Anatomie d'un scandale, tournant autour d'une affaire de viol peu convaincante (comme j'ai tenté de le dire ici), j'ai proposé à Catherine de nous changer les idées en attaquant la troisième et dernière saison de Broadchurch, tout en restant dans le même environnement géographique puisqu'il s'agit également d'une production britannique. Proposition acceptée, même si les deux premières saisons n'avaient pas soulevé notre enthousiasme (mais, ayant impétueusement acheté le coffret contenant la troisième, il fallait bien rentabiliser…). Or, dès les trois premières minutes de l'épisode initial, je fus bien obligé, un poil accablé, de constater que je me retrouvais plongé dans une nouvelle histoire de viol. C'est fou ce que l'on peut violer, Outre-Manche…

Midi. – Comme prévu et annoncé, me sourit de plus en plus l'idée d'aller festoyer (à l'eau minérale en ce qui me concerne...) demain midi au Kremlin.


Dimanche 23

Huit heures. – Aujourd'hui, donc, road movie jusqu'au Kremlin-Bicêtre, sous prétexte d'agapes à la Comète, elles-mêmes justifiées par l'anniversaire de Nicolas. Évidemment, il pleut.

Cinq heures. – Notre déjeuner “kremlinois” s'est fort agréablement passé. Même les bouchons du périphérique (un dimanche !) n'ont pas réussi à nous ternir le plaisir. Comme du reste je m'y attendais, Élodie Jauneau est une jeune femme plus que charmante et délicieusement bavarde, je veux dire : sans être jamais ennuyeuse, ce qui n'est finalement pas si courant (qu'est-ce que tu en sais, abruti : il y a belle lurette que tu ne fréquentes plus de jeunes femmes !). J'ai lancé auprès de Nicolas l'idée qu'ils pourraient venir tous les deux déjeuner ici un de ces jours, la miss étant motorisée. Ça me permettrait de boire autre chose que de l'eau...

Sept heures et demie. – Chez l'Arabe de Pacy, revenant du Kremlin, et pour me récompenser d'avoir été, au cours du déjeuner, d'une sobriété toute camélienne, j'ai fait provision d'une bouteille de whisky Famous Grouse. Dès le premier verre à resurgi, avec une force à laquelle je ne me serais pas attendu, le visage de Jean-Philippe Chatrier. Parce que c'est lui qui, vers la fin des années 80, avaient initié les gens du rewriting, où il venait d'arriver, à ce mâle breuvage écossais. Et surtout parce que cet homme, que j'ai finalement peu connu, ou plutôt côtoyé durant peu de temps, à l'échelle de nos deux vies (et surtout de la mienne, la sienne s'étant péniblement abrégée), s'est installé comme chez lui dans mon esprit, mon “bestiaire humain”, et refuse tranquillement d'en sortir, ou même de s'y contenter d'une place discrète, d'un genre de strapontin.

Anyway, il est toujours là. Comme il était, de son vivant, extrêmement bien élevé, il le reste ; et, la plupart du temps, ne vient pas trop interrompre les rêvasseries du vivant que je suis encore plus ou moins. Mais ayez la funeste idée de dévisser le bouchon d'une bouteille de Grouse : aussitôt il sera là.

De toute façon, je me rends compte de plus en plus nettement que je vis principalement avec des morts. Des morts “pour de vrai”, ou de simples disparus, enfuis, évaporés ; ce qui revient au même : il n'y a pas besoin d'être vraiment mort pour être mort ; moi-même, j'imagine, je dois être mort pour un certain nombre d'ombres.

(Je vois bien que j'ai tenté une “échappée vers le général” pour planquer Chatrier sous le tapis, mais ça ne marche pas du tout ; c'est presque le contraire.)

Neuf heures. – Suite à une manipulation hasardeuse, je viens de perdre quatre ou cinq paragraphes ! Ce qui n'a aucune importance, évidemment.

Ce qui est amusant, d'une certaine manière, c'est que les paragraphes évanouis étaient consacrés à Élie Arié : rien de mieux pour alimenter son complexe de persécution. 

Pour me résumer moi-même (parce que je ne vais pas passer la nuit là-dessus non plus), je tentais d'expliquer pourquoi j'avais finalement décidé, hier ou avant-hier, de ne plus valider aucun de ses nombreux, copieux et presque toujours hors-sujet commentaires. En réalité, la raison est toute simple : parce qu'il est sourd ; absolument sourd à tout ce qu'on peut essayer de lui expliquer, persuadé qu'il est d'être nettement plus intelligent que les misérables humains pour qui il consent à dispenser son savoir (le plus souvent tiré la seconde précédente de Wikimachin).

En réalité, et quel que puisse être son âge officiel, Arié est un enfant : on le sent persuadé, et toujours jubilant, que personne ne parviendra jamais à démêler l'écheveau de ses petites ruses : il est Renart, et nous sommes tous de benêts Ysengrins, toujours prêts à nous laisser prendre la queue dans la glace. Quand il recopie deux ou trois paragraphes d'un article de Wikimachin, il est persuadé qu'on va se prosterner devant son universelle culture, comme le gamin pense que tout le monde le prend pour Zorro, grâce à la cape noire et au loup offerts pour Noël par ses parents.

J'ai supporté ces gamineries longtemps, j'en ai souri, puis soupiré. Et m'en suis brusquement lassé. Évidemment, je sais bien qu'il ne comprendra pas les raisons de cette “censure” (c'est son mot), qu'il se verra victime. Mais je sais trop que tenter, une fois de plus, de lui expliquer le pourquoi du comment reviendrait à lancer une nouvelle discussion sans objet, cohérence ni fin.

Brisons là, donc.


Lundi 24

Huit heures. – J'ai, hier soir, descendu la moitié de la bouteille de Grouse. Compte tenu de ma perte d'habitude alcoolique, je m'attendais plus ou moins à une gueule de bois d'anthologie. Or, rien du tout : je suis ce matin frais comme un gardon (mais qui donc a, un jour, décidé que le gardon devait absolument être plus frais que les autres poissons ? C'est de la pure discrimination !). Et je l'étais déjà, frais, à trois heures du matin quand je me suis relevé pour une petite miction. Curieux...
 
Midi. – En liaison avec ce que j'écrivais hier soir, à propos de Chatrier, je tombe à l'instant sur une remarque de Flaubert, extraite d'une lettre de 1875 : « Je ne pense plus qu'aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir. » C'est tout à fait cela. Sauf que lui, au moment où il l'écrit, n'avait pas encore 55 ans...
 
– Je note ici les deux phrases (groupées) de Montesqieu que Flaubert admirait tant, simplement parce qu'à chaque fois qu'il m'est arrivé de vouloir les citer, je n'étais jamais capable de les retrouver. Voici donc : « Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel.»

Cinq heures. – Terminé à l'instant le Flaubert de Thibaudet. Pour rester un peu dans l'ambiance et dans l'époque, je viens de ressortir deux volumes. D'abord les Réflexions sur le roman du même Thibaudet. Et, surtout, ce mince livre intitulé Flaubert savait-il écrire ?, sous-titré Une querelle grammaticale (1919 - 1921). Il s'agit d'un recueil d'articles dus à divers critiques (Louis de Robert, Paul Souday, Jacques Boulenger, André Suarès, Henri Céard, Camille Mauclair et un certain Michel Puy, le seul inconnu, par moi, de cette petite bande), le gros morceau, le point culminant étant constitué par les articles contradictoires publiés dans la NRF par Albert Thibaudet et Marcel Proust. Y a de la baston dans l'air ; ou plutôt : du rififi, pour employer un terme moins anachronique.


Mardi 26

Neuf heures. – Nos camarades plombiers ont terminé la nouvelle douche hier en fin de journée ; elle rutile tant qu'elle peut ; on ne l'étrennera que demain, pour laisser aux joints le temps de sécher. (C'est passionnant, ce que je raconte ici. D'un autre côté, si la vie, dans son ensemble, était passionnante, je le saurais, depuis le temps.)

Cinq heures. – Terminé à l'instant – plus exactement : juste avant mon “quatre-heures” de quatre heures et demie... –  le recueil d'articles consacrés par divers auteurs des années vingt au style de Flaubert. On me dira que c'est du coupage de cheveux en quatre ; ou on me le dirait si on avait la curiosité d'ouvrir ce livre. Sans doute... mais quel mal y a-t-il à couper en quatre, voire en huit, ces fameux cheveux ? À qui fait-on tort, ce faisant ?

Sept heures. – Cela dit, pour ce qui concerne l'autre livre dont je parlais hier, celui de Thibaudet sur le roman, je me suis rapidement aperçu qu'il doublonnait avec le gros volume Quarto que j'ai relu récemment ! Du coup (?), j'ai repris Les Origines de la France contemporaine de Taine, jamais lu jusqu'au bout, je crois bien.


Mercredi 27

Neuf heures. – Dans un article de Rinaldi – que je lis dans la voiture, attendant Catherine... –, je découvre que Jorge Luis Borges tenait Verlaine pour supérieur à Rimbaud ; j'en suis bien aise, vu que c'est mon opinion depuis des décennies.
 
– J'ai publié sur le blog-mère, voilà une petite semaine, un billet consacré à ce que j'ai appelé les “séries de bonnes femmes”. Celle que nous regardons depuis trois soirs est, de ce point de vue, un concentré (Audiard aurait dit : une synthèse). Cela s'appelle, en français, La Diplomate ; c'est créé par une femme, le plus souvent écrit et réalisé par d'autres femmes. Le personnage central est la nouvelle ambassadrice des États-Unis à Londres. On navigue donc dans les hautes sphères politiques. Or, face aux crises “géopolitiques” qui ne manquent pas de survenir au fil des épisodes, les seuls personnages conscients, lucides, décidés, efficaces sont des femmes (dont une ou deux noires et une Asiatique : les quotas sont scrupuleusement respectés). Du côté des hommes, c'est la débandade : le mari de l'ambassadrice se comporte comme un sale gosse pénible, le Premier ministre anglais est un va-t-en-guerre presque irresponsable, le président des États-Unis une sorte de pantin ayant l'âge de Joe Biden et l'intelligence de… eh bien, de Joe Bident également. Les deux derniers sont, en outre, des monstres d'égoïsme ne songeant qu'à leur réélection, pendant que les femmes (l'ambassadrice, la chief of staff de la Maison blanche, la responsable CIA à Londres)  s'évertuent à éviter des guerres mondiales à force d'intelligence, d'habileté, de brio. Il n'y a donc aucun homme faisant preuve de réelles qualités ? Si, deux : le patron du Foreign Office anglais et le bras droit de l'ambassadrice américaine. Naturellement, ils sont interprétés par des acteurs noirs. Il n'y manque même pas, dans un rôle plutôt effacé de secrétaire de l'ambassade, la jeune femme androgyne – cheveux très courts, pas de poitrine discernable – et toujours vêtue en homme : je suppose qu'elle est là pour représenter plus ou moins la communauté des zombitrans… 

Le pis est que, malgré toutes ces gamineries fleurant bon l'époque, la série réussit à être tout à fait regardable.

Une heure. – Bouclé à l'instant mon mini-cycle trollopien. Commencé aussitôt (non : j'ai bu une tasse de café entre les deux...) la tétralogie d'Anatole France que l'on appelle Histoire contemporaine. Je l'ai évidemment prise à son début, c'est-à-dire par L'Orme du mail.

Sept heures.  –Au menu de notre dîner - dont les effluves me parviennent déjà - Catherine a concocté une bizarrerie : une pizza basque. Je suppose qu'en sortant de table, histoire de “faire glisser”, on ira se jouer une petite partie de pelote napolitaine...


Jeudi 27

Sept heures. – Aujourd'hui, déjeuner chez les Desgranges.


Vendredi 28

Cinq heures. – Michel me parlait hier, entre bien d'autres choses, d'un roman de science-fiction, par lui lu il y a longtemps, et dont j'ai naturellement oublié titre et auteur. Dans cette histoire, les protagonistes sont à la recherche du secret de l'immortalité. Finalement, ils parviennent à l'obtenir. Et c'est alors que l'un des immortels de fraîche date fait, en gros, cette remarque : « Nous ne pourrons jamais savoir si nous sommes réellement immortels. Même si nous sommes toujours vivants dans cent mille ans, rien ne nous assurera qu nous ne mourrons pas le lendemain. » Et c'est ainsi que, mine de rien, on rend d'un seul coup sans objet cette fameuse quête.

Il fut aussi, lors de ces agapes, beaucoup question de Jean-Jacques Rousseau, Michel venant d'achever la lecture des quarante ou quarante-cinq volumes de sa correspondance générale – sans parler de son œuvre proprement dite, qu'il relit “dans la foulée”.


Samedi 29

Huit heures. – Je continue à lire l'Histoire contemporaine d'Anatole France ; avec un plaisir certain. Pourtant, je dois faire un réel effort, et sans y parvenir tout à fait, pour admettre que cet ensemble de quatre romans a été écrit et publié à peine quinze ans avant la parution de Du côté de chez Swann. Lorsqu'on les lit, France et Proust semblent séparés par toute l'épaisseur d'un siècle entier, alors qu'ils furent presque parfaitement contemporains (bien que né quelque 27 ans avant lui, Anatole est mort deux ans après Marcel).

Lorsque je pense à France, quand je vois ses personnages s'ébrouer sur la page, m'apparaissent aussitôt de graves messieurs d'un âge et d'un embonpoint certains, avec barbichette et bésicles, surmontés d'un melon ou d'un haut-de-forme. Or, il est tout à fait impossible de se représenter ainsi ni Proust lui-même, ni Charlus, ni Swann, ni le duc de Guermantes, etc. 

Anatole France et M. Bergeret appartiennent pleinement à leur temps, ils sont entièrement “d'époque” (et c'est d'ailleurs ce qui, au moins pour moi, fait leur charme un peu “sépia”), tandis que Marcel Proust et Charles Swann s'en sont évadés dès leur venue au monde littéraire.
 
J'ajouterai ceci : Proust, au long des trois mille pages de sa Recherche du temps perdu, n'est jamais bavard ; alors que France parvient à l'être régulièrement dans ces quatre romans dont aucun ne compte plus de deux cents pages. Son bavardage est souvent plaisant, élégamment tourné, pertinent même ; mais cela reste du bavardage, facilité que Proust s'interdit toujours.

– L'un des personnages secondaires du Mannequin d'osier est un ancien communard. Parlant de lui à cette époque, France écrit : « Il dénonçait Badinguet comme coupable d'avoir stupidement détruit les Rubens par des nettoyages qui avaient emporté les glacis. » Or, cette accusation n'est nullement sortie de l'imagination du romancier, puisqu'on la retrouve, dûment étayée, dans les mémoires de Viel Castel, conservateur du Louvre durant le Second Empire. Mais, évidemment, ce digne bonapartiste ne fait nullement porter la responsabilité de ces nettoyages trop “virils” sur la personne du souverain...
 
Deux heures. – Je recopie ici l'ouverture de la préface que Taine a rédigée pour ses Origines de la France contemporaine, car je ne saurais mieux dire pour ce qui me concerne :

« En 1849, ayant vingt et un ans, j'étais électeur et fort embarrassé ; car j'avais à nommer quinze ou vingt députés, et de plus, selon l'usage français, je devais non seulement choisir des hommes, mais opter entre des théories. On me proposait d'être royaliste ou républicain, démocrate ou conservateur, socialiste ou bonapartiste : je n'étais rien de tout cela, ni même rien du tout, et parfois j'enviais tant de gens convaincus qui avaient le bonheur d'être quelque chose. Après avoir écouté les diverses doctrines, je reconnus qu'il y avait sans doute une lacune dans mon esprit. Des motifs valables pour d'autres ne l'étaient pas pour moi ; je ne pouvais comprendre qu'en politique on pût se décider d'après ses préférences. »

En ce qui me concerne, le temps ayant fait son œuvre, je puis dire sans trop de risque d'erreur que je n'ai même plus de “préférences”.

Quatre heures. – J'avais plus ou moins oublié que Taine, parlant de la misère du bas-clergé à la veille de la Révolution, faisait soudain paraître à l'avant-scène de son récit le curé du Plessis-Hébert (pour nous apprendre que, souvent, il en était réduit à quémander ses repas auprès des curés voisins !). En arrivant là dans ma lecture, j'ai eu le même petit sursaut que la première fois : comme si c'était moi qui, brusquement, avait sauté dans la France décrite par Taine.

Je me souviens avoir eu une réaction à peu près similaire, mais encore amplifiée, lors de ma première lecture de Rabelais, il doit y avoir près d'un demi-siècle, voyant apparaître le nom de Beuxes, ce village de la Vienne où mon père, enfant parisien, a passé les quatre années de l'Occupation et où, le contact ayant été gardé durant les quatre décennies suivantes, j'ai moi-même des souvenirs d'enfance et de jeunesse. La dernière fois que je suis allé à Beuxes, c'était à moto avec Catherine, vers 1995. Mais nous n'y connaissions plus personne.

Cinq heures. – J'aime bien le docteur Bram et n'ai eu, il y a dix ans, qu'à me louer de ses service néphrectomiques. Mais enfin, un rendez-vous à la mi-octobre quand on est encore en avril... Conséquemment, j'ai décidé de lui être infidèle et viens, sur Doctolib, de prendre rendez-vous avec un urologue de Neuilly pour le 28 juin, ce qui est déjà nettement plus raisonnable – d'autant que j'aurais pu le voir, ce praticien dont le nom m'échappe déjà, dès le début de juin ; mais il serait alors entré en conflit ouvert avec l'ophtalmo assécheur de cataracte...

Sept heures. – J'ai abandonné Les Origines de la France contemporaine après seulement quelques dizaines de pages : la carburation se faisait mal, entre Hippolyte et moi...

Pour le remplacer en lecture vespérale, j'ai sollicité Ortega y Gasset et sa Révolte des masses, dans l'édition qu'en ont donné les Belles Lettres il y a une douzaine d'années. Espérons que le Castillan aura plus de chance auprès de moi que l'Ardennais.

– D'Ortega, justement (en 1930) : « Être de gauche ou être de droite, c'est choisir une des innombrables manières qui s'offrent à l'homme d'être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d'hémiplégie morale. Et, pour augmenter cette confusion, aujourd'hui les droites promettent des révolutions et les gauches proposent des tyrannies. »


Dimanche 30

Dix heures. – Je ne remercierai jamais assez les aimables duettistes Calmann et Lévy d'avoir, en 1981, donné cette édition que je possède de l'Histoire contemporaine d'Oncle Anatole : pas l'ombre d'une préface, pas un semblant d'introduction et nib de notes en bas de page ! Le texte, tout le texte et rien que lui : pur bonheur...

– Puisqu'il est question de lui, je dirais qu'Anatole, à mesure que j'avance dans son livre, me fait de plus l'effet d'un maître d'école old fashion. Régulièrement, il saisit par le revers du veston quelques-uns de ses personnages, entre deux et quatre le plus souvent, les contraint de s'assoir ensemble, soit sur un banc du mail, sous les ormes, soit dans l'arrière-salle du libraire Paillot, avant de s'adresser à eux d'un ton à la fois courtois et sans réplique : « Et maintenant, les enfants, vous allez me faire le plaisir de discuter à fond la question de l'obéissance aux principes de la République, du double point de vue catholique et franc-maçon. Vous avez un chapitre de six pages pour cela... et pas de dissipation, je vous prie ! » Alors, dociles, M. Bergeret et ses comparses se lancent dans la discussion dûment prescrite par leur créateur, en tremblant un peu qu'il ne brandisse au-dessus de leurs têtes sa rigoureuse férule.

Une heure. – Dans sa Préface pour le lecteur français, écrite en 1937, Ortega y Gasset évoque cet “arsenal archaïque et grossier de notions” que selon lui avaient les hommes de l'époque sur la société, la collectivité, l'individu, la loi, etc. Et il conclut son paragraphe ainsi :

« Le ministre, le professeur, le physicien illustre, le romancier ont généralement sur toutes ces choses des idées dignes d'un coiffeur de faubourg. N'est-il pas tout naturel que ce soit le coiffeur de faubourg qui donne le ton à notre époque ? »

Un coiffeur maître de l'époque ? Voilà comment, d'un seul petit saut, on passe de La Révolte des masses du señor Ortega au Travelingue que Marcel Aymé publiera une pincée d'années plus tard.


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