SALADES RUSSES
Dimanche 1er
Dix heures. – Si l'on en croit Causeur, la France s'enorgueillit désormais de deux nouvelles “figures patrimoniales”. Le nom de ces gloires nationales ? Daniel Auteuil et Pierre Perret. En 2023, la descente s'accélère.
– Chez Atlantico,
un titre qui, à force d'être imbécile, finit par devenir fascinant,
quand on se le répète plusieurs fois : « Les températures actuelles
sont-elles en train de sauver l'hiver prochain ? » Un petit vertige
métaphysique dès le premier jour de l'année ? N'ont peur de rien, mes
analphabètes…
– À part ça, ce premier janvier s'annonce, ici, rien moins que festif : toujours malade, Catherine n'a quitté son lit que pour venir se rendormir sur le canapé du salon. Du coup, je me déplace sur la pointe des pieds, et Charlus sur celle des griffes.
Six heures. – Sur le site de Causeur, “nécro” d'un écrivain alsacien, René-Nicolas Ehni, que je ne connais pas, dont je n'ai même jamais entendu prononcer ni lu le nom. Je viens de commander l'un de ses livres, au titre étrange : Babylone vous y étiez, nue parmi les bananiers. On verra bien.
Lundi 2
Dix heures. – Ma mère a 90 ans aujourd'hui. Je l'appellerai tout à l'heure, chez Clémence, où Olivier et elle passent ces quelques jours “festifs”. en espérant qu'elle n'ait pas oublié son téléphone portatif chez elle…
– Changement dans mes lectures. Ayant presque simultanément achevé le journal de Maurice Garçon et le dernier roman d'Alejo Carpentier, j'ai attaqué le Scoop d'Evelyn Waugh (vu le mal que j'ai eu à le faire venir jusqu'ici – voir le journal du mois dernier – c'est bien le moins que je me mette à le lire) et, sans trop savoir pourquoi, en lecture “non romanesque”, j'ai repris L'Âme désarmée d'Allan Bloom, très vite abandonnée il y a quelques mois lors d'une première tentative d'abordage.
– Sinon, Catherine ne va pas mieux ce matin qu'hier, la gastro sévit toujours. Le plus bizarre – et le plus handicapant – est que la maladie a aussitôt engendré chez elle des pertes d'équilibre fortement accrues, alors que, a priori, on ne voit guère le rapport entre cet équilibre et des problèmes intestinaux. Mais enfin, c'est comme ça. Il reste à espérer que, les intestins s'assagissant, l'équilibre se rétablira de lui-même.
– Ne pas avoir ce qu'on appelle “le sens de la langue”. C'est-à-dire, dans les cas extrêmes, y demeurer totalement sourd, bien que l'utilisant tous les jours. Ainsi, je tombe sur un blog où l'auteur écrit : « c’est juste une souffrance insoutenable et insupportable ». Je passe sur le pléonasme. Mais comment une souffrance pourrait-elle être juste insoutenable ? Et comment celui qui écrit cela n'entend-il pas le pénible non-sens qu'il vient d'enfanter ? Mystère complet, pour moi.
Mardi 3
Dix heures.
– De mes analphabètes atlanticoïdaux, à propos des urgences dans les
hôpitaux français : « Les services sont surchargés ce qui provoque des
décès inutiles par semaine. » Car tout le monde sait qu'il y a, dans
nos hôpitaux, des décès utiles. Et même, sans doute, des morts
indispensables. Sans parler, bien sûr, des décès inutiles par mois,
voire par trimestre.
Ils sont vraiment aussi cons qu'ils en ont l'air, chez Atlantico, ou bien si c'est un genre qu'ils se donnent ?
Mercredi 4
Six heures. – Je le savais, pourtant, qu'il ne faut jamais faire confiance aux gens de Causeur, dès lors qu'ils se mêlent de littérature, je le savais bon sang ! Ça ne m'a pas empêché, il y a trois jours, de commander Babylone vous y étiez, nue parmi les bananiers, roman d'un certain René Ehni. Le livre est arrivé au courrier d'aujourd'hui. Je l'ai aussitôt ouvert. Rendu au bas de la première page, je savais déjà que c'était très mal parti, entre cet Alsacien inconnu et moi. J'ai tout de même voulu persévérer. Au bout de dix pages : poubelle jaune.
– En lecture “non romanesque”, j'ai ressorti hier de son rayon Les Chuchoteurs de l'historien anglais Orlando Figes, lequel livre est sous-titré : Vivre et survivre sous Staline. Comme il serait très prématuré de dire ce que j'en pense (j'ai lu une centaine de pages sur plus de sept cents), voici un extrait de la quatrième de couv' :
« Salué dès sa parution comme un chef-d'œuvre alliant rigueur savante et souffle littéraire, Les Chuchoteurs nous invite à pénétrer, en suivant une mosaïque d'histoires personnelles, dans la vie et l'esprit des Soviétiques sous le stalinisme. Dès la fin de la guerre civile, les bolcheviks victorieux s'attellent à la réalisation de leur utopie : l'avènement du communisme par l'abolition de la propriété privée et la construction d'un homme nouveau. Dès le départ, ce projet insensé repose sur la négation de ce qu'il y a de plus humain chez l'homme : son intimité. En effet, comment la vie privée est-elle tout simplement possible dans des appartements communautaires où chacun se sait surveillé et épié ? Comment des émotions et des sentiments peuvent-ils garder la moindre force dans un néant moral comme celui qui caractérise la société soviétique, bâtie sur le mensonge et la soumission ? Comment survivre sans trahir, sans se trahir, dans un système où l'individu ne représente plus rien, sinon quelque chose à abattre ? Mêlant magistralement la grande et la petite histoire, Orlando Figes tisse sous nos yeux la trame de cette fresque tragique. Ce sont les chuchoteurs, les victimes, toutes les victimes, qui prennent ici la parole, aussi bien celles qui ont succombé par millions que celles qui ont survécu en s'efforçant d'intérioriser les valeurs et les idéaux soviétiques, seul moyen de faire taire les doutes et les peurs. »
Tout ce que je puis dire pour l'instant est que ces pages provoquent chez le lecteur, en tout cas chez moi, un léger vertige persistant.
– Pour remplacé mon Alsacien pénible, je viens de reprendre La Création du monde du Portugais Miguel Torga, lu il y a quelques années.
Jeudi 5
Onze heures. – Dans Les Chuchoteurs, j'apprends que le traditionnel arbre de Noël russe fut interdit à la toute fin des années vingt, c'est-à-dire au moment où la tyrannie de Staline était désormais sans partage. Il s'agissait, on l'aura compris, de lutter contre toutes les manifestations possibles d'une religiosité “résiduelle”. Il revint pourtant, quelques années plus tard, cet arbre subversif, mais sous l'appellation d'arbre du Nouvel An. Comme quoi nos bons amis écolo-gauchistes d'aujourd'hui sont de dignes descendants des staliniens historiques. Ce dont, du reste, personne ne doutait sérieusement.
Six heures. – Exemple de justice immanente. J'évoquais hier le pénible livre de M. Ehni (soit qui mal y pense), parti à la poubelle après seulement une dizaine de pages lues. Néanmoins, il fallait bien que j'allasse sur internet pour signaler l'avoir bien reçu (ce que, en jargon Rakuten, on appelle “noter le vendeur”), de façon à ce que Herr Momosque reçoive son argent, permettant ainsi à sa pléthorique marmaille de ne pas crever de faim tout de suite.
J'eus la surprise de constater que je ne pouvais rien noter du tout, le dit Momosque n'ayant même pas confirmé mon achat. Dans l'heure suivante, message de Rakuten m'informant que Herr Momosque n'avait plus que jusqu'à minuit (hier donc) pour effectuer la dite confirmation, faute de quoi mon achat serait simplement annulé… et je garderais donc mon très-précieux argent.
Ce matin, nouveau message rakuténien, pour me dire que, dûment relancé, Herr Momosque s'était déclaré désolé, contrit, au bord du désespoir, mais que, ne possédant pas l'ouvrage demandé (par moi), il n'était pas en mesure de me le livrer. Comme me le fit remarquer Catherine, à qui je narrais mes tribulations dans un grand souffle épique : « C'est normal qu'il ne possède pas ce livre… puisqu'il te l'a envoyé il y a trois ou quatre jours et qu'il ne l'a noté nulle part ! » C'était frappé au coin du bon sens. Je n'avais plus qu'à me réjouir de n'avoir strictement rien déboursé pour un livre dont je n'ai strictement rien lu.
Cela dit, en y réfléchissant un peu, je ne suis plus du tout sûr que cette micro-aventure ait quoi que ce soit à voir avec la notion de justice immanente.
Vendredi 6
Dix heures. – Porté ce matin la tondeuse chez MécaLoisirs pour sa petite révision annuelle. Bien content de constater que j'étais encore capable de hisser tout seul l'engin dans le coffre de Soraya.
Dans ma boitamel, une invitation à déjeuner de Michel Desgranges pour mardi prochain. Coup de chance, c'est, dans les deux semaines à venir, l'un des rares jours où ni Catherine ni moi n'avons d'obligations imbéciles.
Titre atlanticoïdal : « Non, le marché européen de l'électricité n'est pas le mécanisme qui nous permet d'en importer. En sortir ne serait pas nécessairement une bonne idée pour autant. » Je défie qui que ce soit – de bonne foi… – de comprendre un traître mot de ce charabia.
– J'avais, hier (mais apparemment je n'ai pas été le seul), imaginé que, suivant l'exemple de l'abruti décérébré placé à la tête de la municipalité de Pantin, le maire de Juan-les-Pins puisse décider de féminiser le nom de sa ville, mais qu'il devrait y renoncer sous la pression de la partie la plus pudibonde de son conseil municipal. Ce matin, Renépol me signale qu'un autre petit malin a annoncé je ne sais où que le maire de Montreuil voulait rebaptiser sa ville : Mapoulie. Je sens qu'on va en découvrir encore pas mal d'autres dans le même “esprit”…
Six heures. – À mesure que l'on s'enfonce dans un livre comme Les Chuchoteurs, une chose devient évidente : dans les années trente du dernier siècle, à condition de n'être pas juif, il était nettement préférable de vivre dans l'Allemagne nazie que dans la Russie communiste. (D'autant que ç'a duré beaucoup moins longtemps – mais même.)
Samedi 7
Dix heures. – Ouverture d'un billet de Valérie Scigala sur son blog “Alice du fromage” : « Il y a quasi un an, H. avait vu passer un projet de coussins sur KissKissBankBank. » J'aimerais bien, moi aussi, un jour, voir passer un projet ; et spécialement un projet de coussins, l'une des espèces de projets les plus rares. Juste pour me faire idée…
On pourrait même imaginer que ça devienne le sujet d'un film tourné par un réalisateur russe : Quand passent les projets.
– J'ai sans doute déjà noté la chose mais elle continue à m'amuser. Je veux parler du changement qui s'est opéré, voilà quelque temps maintenant, sur les étiquettes des produits alimentaires. Avant, quand on achetait une boîte de conserve, un bocal, etc., l'étiquette en question nous renseignait sur ce qu'on allait trouver à l'intérieur. Désormais, elle a à cœur de nous énumérer de préférence ce qui ne s'y trouve pas. Tout à l'heure, tombant sur quatre tranches de jambon italien rapportées du Carrefour Market, je lis ceci sur l'emballage : « Jambon rôti aux herbes, sans gluten, sans dérivés du lait. » Passe encore pour le gluten, qui est devenu une sorte de “grand méchant loup” alimentaire. Mais qui donc pourrait craindre de trouver un ou plusieurs “dérivés du lait” dans une tranche de jambon ? Et pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? On pourrait imaginer des étiquettes dépliables, à la façon des “paperoles” de Proust, où s'allongerait sans fin la liste des choses introuvables dans le produit qu'elles concernent ; ainsi mon jambon italien pourrait être garanti sans alcool, sans sulfate de mercure, sans hydrogène liquide, sans résidus de craie, sans extrait de houx, etc. à l'infini.
Six heures. – Plus j'avance dans Les Chuchoteurs, livre d'histoire décidément extraordinaire, plus j'ai envie d'en prolonger la lecture. De la prolonger dans le temps, veux-je dire, c'est-à-dire au-delà du règne de Staline dont s'occupe le livre d'Orlando Figes. Pour cela, rien ne me semble plus adapté que les mémoires de Boukovski (pas l'ivrogne américain : le résistant russe) : … et le vent reprend ses tours. Pour ne pas oublier, j'ai sorti le volume de son placard.
(Finalement, je viens en outre de commander Les Vivants et les Morts, roman de 1959, dû à la plume de Constantin Simonov, personnage intéressant que l'on croise plusieurs fois dans le livre de Figes. Ce qui ne m'empêchera pas de relire Boukovski.)
Dimanche 8
Dix heures et demie. – Tour du village “à la fraîche”, il y a une petite heure, avec Catherine et Charlus. Dans une cour de ferme à deux cents mètres de la maison, trois ou quatre chasseurs et leurs chiens s'apprêtaient à partir en expédition. Il y a donc encore des chasseurs en France, ce qui est une excellente nouvelle : tout ce qui peut faire rugir les écolos asilaires est bon à prendre.
– Du côté de mes Chuchoteurs, la Seconde Guerre vient tout juste de se terminer, avec l'immense espoir – aussi fallacieux qu'immense – de beaucoup de Russes d'une libéralisation, même timide, de la tyrannie communiste. Au lieu de cela, ce sont les campagnes antisémites qui se profilent, avec les arrestations et emprisonnements qui vont avec. Pour les non-juifs, les conditions de la vie quotidienne restent toujours aussi misérables. Toutefois, quelques lézardes apparaissent dans le bloc cauchemardesque du stalinisme (qui est au communisme ce que l'islamisme est à l'islam – c'est-à-dire la même chose mais en plus franche).
– Constantin Simonov est décidément un personnage bien trouble. Donc troublant. Donc intéressant. Reste à voir ce qu'il vaut comme écrivain, comme romancier.
– Après moult hésitation, j'ai finalement écrit un billet à propos des Chuchoteurs, qui sera publié demain matin sur le blog-mère. Il est objectivement très mauvais. Enfin, non, pas mauvais : vide, plutôt.
Lundi 9
Dix heures. – Terminé Les Chuchoteurs il y a moins d'une heure. Vraiment très impressionné par les qualités du livre, je viens de commander celui qu'Orlando Figes avait publié quelques années avant : La Révolution russe, 1891 – 1924, la tragédie d'un peuple. Un pavé de plus de 1100 pages…
– Reprenant l'autobiographie de Vladimir Boukovski, j'apprends soudain, par Dame Ternette, qu'il est mort depuis trois ans, ce que j'ignorais (ou avais oublié).
– Le grand projet du professeur Cingal, pas seulement pour l'année nouvelle mais carrément pour la prochaine décennie : « Démasculiniser davantage ma jazzothèque. » Bouffon un jour, bouffon toujours…
Mardi 10
Neuf heures et demie. – Journée Desgranges. Départ dans environ trois quarts d'heure, évidemment sous une pluie drue. Mais enfin, c'est toujours mieux que la neige, qui m'aurait bloqué ici.
Jeudi 12
Onze heures. – Déjà plus que fatigué des “discussions” au sujet de la prétendue réforme des retraites. Chacun, évidemment, a un avis sur la question. Et plus cet avis est convenu, voire franchement nébuleux, plus il est exprimé d'une façon qui oscille entre le docte et le péremptoire. Je vais, une fois de plus, me contenter de n'en avoir aucun, d'avis. Le seul avantage qu'on peut y voir, c'est que, grâce à ce nouveau sujet d'empoignade, on nous concasse un peu moins les organes reproducteurs avec le petit Chinois et sa farandole de vaccins de saison. Quant à la guerre ukrainienne, n'en parlons pas : elle fait désormais partie du paysage et nul ne s'en soucie plus.
Sinon, il y a aussi ceux qui découvrent la lune et qui, bien sûr, s'imaginent qu'ils sont les premiers à le faire. C'est le cas, apparemment, avec Tirailleurs, film que je subodore n'être rien de plus qu'un tract antiraciste mis en image, une belle occasion de battre un peu plus fort notre coulpe. Sauf qu'il faut vraiment être inculte pour s'imaginer que l'on découvre seulement aujourd'hui la part prise par les tirailleurs sénégalais dans les différents conflits où la France s'est trouvée mêlée. Si je me souviens bien, ils participaient au défilé du 11 novembre dès 1919 (à vérifier).
Ce qui serait amusant, pour tous ceux qui clament leur “surprise totale” et leur “émotion immense”, telle miss Élodie, pourtant censée être historienne de formation, ce serait de leur bidouiller un second film, dans lequel on leur montrerait le rôle quelque peu “répressif” joué par ces mêmes émouvants tirailleurs dans les guerres d'Indochine puis d'Algérie. J'ai l'impression que ça ne se fera pas de mon vivant, c't'affaire…
Midi. – Reçu Les Vivants et les Morts de Constantin Simonov.
Vendredi 13
Dix heures. – À lire les remarquables mémoires de Vladimir Boukovski (… et le vent reprend ses tours), ce qui saute aux yeux, c'est l'invraisemblable bêtise (à front de taureau, au minimum) du pouvoir soviétique ; et, par extension, de tout pouvoir communiste. Ce qui n'empêche évidemment pas sa nocivité, mais tend tout de même à la réduire. En tout cas dans les années dont parle Boukovski : de 1956 à 1976, en gros.
Samedi 14
Midi. – L'existence est parfois très bien agencée : alors que j'achève la lecture des mémoires de Boukovski, voilà que tombe dans la boîte aux lettre l'histoire de la révolution russe d'Orlando Figes, l'historien auteur des remarquables Chuchoteurs dont j'ai déjà dit tout le bien que je pensais. Vu que ce nouvel ouvrage dépasse les mille pages, ce n'est pas demain matin que je vais (re)passer à l'Ouest…
Six heures. – Pour me reposer un peu de mes Russes, j'ai commencé tout à l'heure le roman d'Hubert Monteilhet (Mourir à Francfort, Denoël) que m'a offert Michel Desgranges mardi dernier. De Monteilhet, je me souvenais d'avoir lu son roman historique Neropolis il y a déjà fort longtemps – au moins quarante ans – et rien d'autre. Michel m'a vivement encouragé à découvrir ses romans policiers, notamment ceux de ses débuts, excellents d'après lui, plutôt que les plus récents, moins bons (toujours d'après Michel).
De fait, la lecture de la première partie de celui qu'il m'a remis – 80 pages sur 250 – me donne envie de creuser un peu davantage l'œuvre du bonhomme – mort en 2019 à 91 ans –, qui me semble être un fort honnête réactionnaire. De plus, le personnage central de Mourir à Francfort a tout pour m'intéresser : un professeur d'université qui arrondit ses fins de mois en écrivant sous pseudonyme(s) des romans passablement “de gare”. Et qui tremble pour sa respectabilité si jamais son janus-bifrontisme venait à être divulgué, notamment par l'une de ses étudiantes, Cécile, genre de vieille fille avant l'âge mais très attachante, qui a découvert son secret. Un peu comme si une personne mal intentionné allait révéler à ses gentils étudiants que leur professeur, l'idéologiquement parfait Guillaume Cingal, était également un fervent lecteur de Renaud Camus, cette hydre néo-fasciste à une seule tête. J'en suis là pour l'instant.
Le personnage principal, lui, fait penser tantôt à Jean Bruce (OSS 117), notamment par ses titres tout en allitérations, du genre : Karaté à Karachi, tantôt à Gérard de Villiers lorsqu'il fait du “placement de produits” rétribué dans le cœur même de ses romans, et aussi à Frédéric Dard/San-Antonio, par ses deux types d'écritures bien distincts selon qu'il est écrivain en bâtiment masqué ou digne professeur des universités.
Dimanche 15
Trois heures. – La nullité me laisse rêveur de cet argument brandi depuis quelques jours par les opposants à la réforme des retraites. En gros, il serait inhumain de repousser l'âge du départ à 64 ans car, à cet âge, “29% des hommes les plus pauvres sont déjà morts”.
Sans doute, sans doute. Et ? Ferai-je preuve d'une nauséabonderie excessive si je fais remarquer qu'à 62 ans, l'âge actuel, le pourcentage des hommes pauvres “déjà morts” doit être à peine inférieur et que nul n'a jamais songé à le brandir comme argument ? Sera-ce du mauvais esprit si je signale en passant que, vivant dans de moins bonnes conditions, les pauvres ont toujours eu tendance à mourir plus tôt que les riches, et ce quel que soit l'âge du départ en retraite ?
Et puis, quoi : si l'on tient à tout prix à raboter toutes les inégalités, il serait temps de songer à celle qui conduit les femmes à vivre en moyenne six ans de plus que les hommes. Pour mettre fin à ce scandale, une solution toute simple, à inclure d'urgence dans la réforme : laisser la retraite des mâles à 62 ans et passer celle des femelles à 67.
Avantage collatéral d'une telle réforme : durant les années où leurs épouses travailleront encore quand eux resteront à la maison, les hommes pauvres de plus de 62 ans pourront vraiment se reposer et, ainsi, peut-être, rattraper les hommes riches dans leur enviable longévité.
Six heures. – Terminé le roman de Monteilhet il y a une petite demi-heure : très agréable. Pas un chef-d'œuvre, sans doute, mais nettement plus “charnu” que les divers brouets actuels. Et puis, allez savoir pourquoi, je suis plutôt sensible à ce parfum “seventies” qui imprègne de nombreuses pages…
Quoi qu'il en soit, j'ai d'ores et déjà placé deux autres Monteilhet dans mon petit panier Rakuten (j'attends le prochain “mois carte dorée” pour cliquer sur “passer la commande”) ; en les choisissant parmi les premiers qu'il a publiés, comme recommandé par Michel.
Lundi 16
Dix heures. – Dame Ternette a de nouveau rendu l’âme par chez nous, il y a très exactement douze heures, au beau milieu d’un épisode de série netflicarde. Du coup, me revoici sur ce bon vieux document Word… auquel je n’ai à peu près rien à dire.
Hier soir, nous avons d’abord cru à une panne de notre installation électrique (comme nous en avait menacé l’ange gardien Orange lors de son dernier passage). Mais, il y a environ une heure, un message est arrivé sur le téléphone de Catherine (Bouyghes) pour lui signaler un problème de connexion dans notre secteur. Donc, inutile de nous démener pour faire venir un électricien, ce sont les “agents Orange” qui se chargent de tout. Ils prévoient le rétablissement de la connexion le 23 de ce mois en fin de journée, mais nous commençons à être rodés de ce point de vue : ces “prévisions” nous ont tout l’air d’être automatiques et sans aucune prétention de correspondre à la moindre réalité. De fait, lors des précédentes pannes, la connexion a toujours été rétablie plusieurs jours avant ce qui avait été dit.
Considérons donc que nous bénéficions de quelques jours de vacances et, sous la houlette d’Orlando Figes, retournons à la Révolution russe ; laquelle n’a d’ailleurs pas encore commencé, au stade où j’en suis. Mais les nuages s’amoncellent grave…
Il est d’ailleurs frappant de noter les analogies, les ressemblances entre le Nicolas II des années 1905 – 1917 et le malheureux Louis XVI des années 1780 – 1790.
Quatre heures et demie. – Depuis hier, mais surtout aujourd’hui, nous sommes, météorologiquement parlant, cent pour cent bovins. Je veux dire qu’il pleut comme vache qui pisse et qu’il vente à décorner les bœufs.
– Privés de connexion, nous avons renoué tout à l’heure avec la séance de cinéma “en matinée” (je n’ai jamais su pourquoi on appelait ainsi les spectacles donnés l’après-midi, mais enfin…). Les Nerfs à vif, la version originale avec Robert Mitchum et Gregory Peck. Ce fut, pour Catherine et moi, une assez grosse déception par rapport au souvenir que nous en gardions tous deux. L’histoire est bien trop théâtrale et artificielle ; quant aux acteurs, et surtout aux actrices, à l’exception d’un Mitchum impérial, ils sont fort voisins du médiocre ; ou, au mieux, de l’insignifiant.
Ce soir, nous allons poursuivre la série entamée hier (sur DVD par chance), à savoir le House of Cards anglais, c’est-à-dire originel. C’est beaucoup plus “sec” que dans le remake américain, c’est-à-dire sans le côté “cowboys et Indiens” que se sont crus obligés d’ajouter les Yankees. Les Anglais se concentrent sur leur sujet sans se disperser dans des histoires annexes. C’est moins tape-à-l’œil, peut-être moins immédiatement séduisant, mais finalement plus efficace – en tout cas il me semble, après seulement deux épisodes sur douze.
Mardi 17
Dix heures. – La pluie a cessé et le vent est complètement tombé ; remplacés par un brouillard épais et tenace. Mais, là, je manque de métaphores bovines pour en parler. (À moins d’en inventer une au débotté ? Tiens : ce matin, il règne un brouillard à égarer un veau. Et voilà.)
– Qu’écrivait Dostoïevski dans son Journal d’un écrivain en 1876 ? Ceci :
« Tous tant que nous sommes, nous amis du peuple, nous portons sur lui un regard de théoriciens, et il semble que personne d’entre nous ne l’aime tel qu’il est effectivement, mais seulement tel que nous nous le sommes fabriqué chacun à notre façon. C’est même au point que, s’il advenait que par la suite le peuple russe se révélât autre que nous l’avons fait en imagination, je crois bien que tous, malgré notre amour pour lui, nous le renierions sans le moindre regret. »
Il y a là, dans ces quelques lignes, en germe, toutes les futures tyrannies communistes, avec leurs arrestations, déportations, tueries de masse : l’idéalisation conduit au reniement, comme le souligne Dostoïevski, puis, fatalement, au châtiment – souvent pudiquement renommé “rééducation”.
Cela dit, Dostoïevski lui-même n’échappe nullement à cette idéalisation, à ce peuple “théorique”. Toujours dans son Journal d’un écrivain, il écrit ceci des paysans russes : « C’est eux qui nous diront et montreront une nouvelle voie, une nouvelle issue à toutes nos difficultés apparemment insurmontables. […] C’est d’en bas que luira la lumière et viendra le salut. »
Il n’est d’ailleurs pas le seul à penser ainsi, à attribuer au paysan une sorte de rôle messianique : Tolstoï aussi, et peut-être encore plus que lui. Ainsi, dans Anna Karénine, c’est auprès de ses paysans que le prince Levine apprend finalement à vivre. Et dans Guerre et Paix, Pierre Bezoukhov découvre le sens spirituel de la vie auprès d’un humble paysan russe – dont le nom m’échappe, et j’ai la flemme de chercher –, lequel vit en parfaite et presque surnaturelle harmonie aussi bien avec les hommes qu’avec tout le reste du cosmos.
– Dame Ternette attend toujours le prince charmant qui devrait la tirer de son coma internétique…
Cinq heures. – séance cinématographique en matinée : Boulevard du rhum, que ni Catherine ni moi n’avions jamais vu. Comment dire ? Il est finalement difficile de parler d’un film dont le scénario est à la fois inexistant et à peu près incompréhensible. Où, durant deux heures, le spectateur, plutôt amusé malgré tout, se demande ce qu’il fait là et, plus embêtant, ce que les acteurs font là, pourquoi ils se démènent comme ça, dans le vide pour ainsi dire. Bien sûr, il y a Bardot, très agréablement égale à elle-même. Mais tout de même : deux heures, c’est bien long…
Et on se demande, hormis une soudaine et impitoyable pression fiscale, ce qui a pu pousser Ventura à signer pour le rôle principal de cette charmante daube. Car, oui, malgré tout, de façon assez étrange, ça reste charmant.
Mercredi 18
Onze heures. – Ce matin, livraison d’un nouveau réfrigérateur-congélateur : le vieux avait commencé à perdre les eaux, sans qu’il y eût pour autant le moindre espoir d’accouchement d’aucune sorte. Coup de chance : le thermomètre affichait moins trois degrés hivernalement celsius ce matin et ne promet pas de dépasser les quatre ou cinq durant la journée. Ce qui va permettre de conserver, entreposées dehors, les denrées dites périssables jusqu’à demain matin, puisqu’il paraît qu’un frigo neuf ne doit pas être branché avant vingt-quatre heures, sous peine des plus dévastatrices catastrophes.
En tout cas, ce n’est certainement pas par un froid pareil que Dame Ternette risque de se réveiller. Personnellement je me passe assez bien de ses services ; mais enfin, il ne faudrait pas qu’elle abuse inconsidérément de son légitime “droit à la paresse”. Le seul avantage de notre isolement internétique c’est les économies que je réalise, étant dans l’incapacité de commander le moindre livre.
Parlant d’économies, j’ai dépensé ces dernières semaines 300 € qui sont allés à notre tailleur de haies, 150 € qui ont atterri dans la poche du réviseur de tondeuse, 650 € pour le marchand de frigo ; et, très prochainement, il y aura la révision de Soraya et le changement de deux de ses pneus, ainsi que le détartrage dentaire de Charlus. Les dépenses “exceptionnelles” sont comme les emmerdes de Jacques Chirac : elles volent en escadrille.
Jeudi 19
Dix heures. – À l’heure où l’on se cause, Catherine est occupée à “jouer avec le nouveau jouet” (expression purement locale et conjugale), à savoir emplir le frigo flambant neuf avec les denrées qui ont passé la nuit dehors, bien au frais comme si elles étaient chez elles. Il va nous falloir un petit temps d’adaptation car, d’en haut qu’il était sur l’ancien, le compartiment de congélation est passé en bas : cela suppose une gymnastique intellectuelle, et accessoirement physique, qui, je le crains, n’est plus tout à fait de nos âges.
– Cet après-midi, pendant que la femme de ménage sera là, je conduirai Catherine à la clinique Pasteur d’Évreux, pour une visite qui, bien qu’étant de pure routine, n’en menace pas moins d’être assez longue. Pour meubler l’attente, je compte emmener le chien et un livre.
– En 1891, suite à une série de catastrophes météorologiques s’aggravant les unes les autres, la Russie connaît une terrible famine sur de vastes étendues de son territoire. Des secours, des ravitaillements sont (fort mal) mis en place par le gouvernement du tsar. Le jeune Vladimir Oulianov – qui s’affublera plus tard du sobriquet de Lénine – préconise de ne pas soulager les maux des paysans crevant de faim car, dit-il en gros, plus la famine sera dure et plus la cause révolutionnaire gagnera de partisans. Voilà ce qu’on pourrait appeler, en langage moderne et peu châtié, un bel enculé.
Midi. – Prenant prétexte de la très brève chute de neige d’hier soir, notre femme de ménage vient de déclarer forfait (elle habite Évreux) pour aujourd’hui. Cela m’a rappelé le temps lointain de France Dimanche, quand le moindre flocon m’était excuse pour travailler de la maison plutôt que de charrier mes os jusqu’à Levallois-Plage…
Cinq heures. – Notre fée du logis a bien eu un coup de flemme : pas un seul flocon résiduel entre Évreux et ici, je puis en témoigner si nécessaire. Je n’ai pas attendu Catherine plus de trois quarts d’heures à la clinique Pasteur, confortablement installé dans la voiture (moteur tournant pour mieux niquer sa race à la planète et, secondairement, réchauffer ma vieille couenne), en l’agréable mais parfois acide compagnie de Jacques Laurent. Quant à Charlus, il est rentré fort content de ses pattes enduites de boue, dont il a laissé quelques échantillons dans le coffre de Soraya.
Bien qu’ayant d’ordinaire la tête prodigieusement épique, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
Vendredi
20
Dix heures. – Toujours pas d’internet. Les agents Orange ayant annoncé un rétablissement pour lundi (en fin de journée), j’ai pris le pari qu’ils nous rebrancheraient dès aujourd’hui (en fin de journée) : on va voir…
– Du fait de la défection
honteuse de la femme de ménage, hier, qui donc s’est retrouvé de corvée
d’aspirateur, ce matin ? Poser la question est y répondre, évidemment. Je
me considère, au moins jusqu’à l’heure du déjeuner, comme une victime de la
parité, un crucifié sur l’autel du partage des tâches ménagères.
– En début d’après-midi, visite conjointe chez le nouveau dentiste de Pacy, l’ancienne ayant pris une retraite que l’on supposera méritée. Ni Catherine ni moi n’avons, pour l’heure, le moindre problème dentaire, mais il s’agit de “prendre date”, de faire partie des patients dûment reconnus et acceptés par ce praticien de fraîche arrivée. Car, dans notre France tiers-mondialisée, les médecins refusent désormais d’accorder des visites aux gens qui ne sont pas déjà leurs patients. Bientôt, à l’instar des discothèques, ils seront contraints d’embaucher des videurs pour filtrer les entrées à la porte de leur cabinet. Pour ce qui nous concerne, c’est déjà une forme de petit miracle que le cabinet dentaire en déshérence ait trouvé un repreneur : notre dentiste d’Évreux, lui, malgré d’assez longues recherches, n’a trouvé personne pour reprendre le sien, pourtant idéalement situé, en plein centre de la ville.
– Je poursuis ma lecture du
pavé d’Orlando Figes. Je viens de franchir le cap de la “révolution” de 1905
et, franchement, je ne donne pas cher du tsarisme et de son avenir. Il faut
dire que Nicolas II semblait avoir le chic pour prendre systématiquement des
mauvaises décisions et s’entourer des ministres les moins aptes à comprendre
quoi que ce soit à la situation de la Russie. Décidément, les ressemblances
entre Louis XVI et lui ne cessent de me sauter aux yeux – avec aussi, il va de
soi, de considérables différences.
Trois heures. – Les traditions perdurent : l'ancien couple de dentistes, mari et femme, officiant lui au rez-de-chaussée, elle au premier, a donc été remplacé par un nouveau couple de dentistes, mari et femme, officiant lui au rez-de-chaussée, elle au premier. C’est monsieur qui a eu le privilège de nous examiner tous les deux. Rien à signaler chez Catherine, une molaire – de celles dites “dents de sagesse” – à faire sauter chez moi (grosse carie, parfaitement indolore) : ce sera chose faites mardi prochain. Au moins, j’ai la satisfaction de n’y être pas allé pour rien.
Sensation amusante, mais désormais bien connue de nos services : comme ce nouveau dentiste doit avoir tout juste atteint la trentaine, il m’a fait l’effet d’être frais émoulu du collège. Cela doit faire déjà une bonne dizaine d’années que ce “rajeunissement des jeunes” a commencé à opérer, aussi bien chez Catherine que chez moi. Au début, c’était assez déstabilisant, de voir des gamins au volant des voitures ou d’être reçu par des médecins dont il nous semblait que la culotte courte aurait été davantage en accord avec leur âge que le pantalon. Et puis, au fil des ans, on apprend à accommoder.
Samedi
21
Onze heures. – Pari perdu : internet toujours en léthargie. Hier ou avant-hier, à ce propos, songeant à ces irritantes coupures, longues et à répétition depuis quelque temps, je me disais qu’il serait peut-être judicieux de larguer Orange au profit d’un autre… (d’un autre quoi ? Le mot m’échappe…), bref, d’un autre. Or, faisant le tour du Plessis avec Charlus, nous sommes tombés sur Mme Husky (elle promène un husky et nous ignorons son vrai nom…), qui a dit qu’elle était également privée d’internet depuis dimanche soir, alors que son fournisseur (retrouvé !) était Bouyghes. Et elle nous a appris qu’en fait, tous les fournisseurs utilisaient le même réseau, dont l’entretien incombait à Orange. En un sens, l’information m’a fait plaisir, dans la mesure où la seule chose que je puisse faire est celle pour laquelle j’ai les plus fortes dispositions : me croiser les bras et attendre.
– Nous avons terminé hier soir House of Cards, la série anglaise qui est à l’origine de celle du même nom qu’en ont tirée les Américains. L’anglaise m’a paru supérieure. D’abord parce que, concentrée sur douze épisodes seulement, elle maîtrise mieux son sujet, sans s’égarer dans les péripéties annexes, plus ou moins bien venues. Ensuite parce que le personnage central est nettement plus réussi : le contraste est saisissant entre les manières, l’élocution, etc. de ce très distingué gentleman (remarquablement interprété par Ian Richardson) et les saloperies que sa passion du pouvoir le pousse à accomplir, meurtres de sang-froid inclus. Alors que, dans l’américaine, le personnage joué par Kevin Spacey, d’ailleurs irréprochable, apparaît presque tout de suite pour ce qu’il est, à savoir un voyou sans scrupules.
Comme la vie est parfois bien
faite – même si c’est assez rare –, j’ai récupéré hier la première saison d’une
série, américaine cette fois, recommandée par Michel Desgranges : The Gilded Age, que l’on doit au
créateur de l’excellent Downtown Abbey
(dont je ne sais plus comment le nom s’écrit exactement…). [Rajout du 26 : c'est Downton !]
Cinq heures. – Séance cinéma cet après-midi : Rivière sans retour d’Otto Preminger. J’ai beau avoir vu ce film cinq ou six fois, son charme, sur moi, est intact. Je ne saurais dire pourquoi exactement. Bien sûr, il y a Marilyn. Et Mitchum. Et le duo parfait qu’ils constituent. Mais il y a autre chose, moins aisément définissable : une sorte de sérénité paradoxale, qui se dégage de l’ensemble. (Paradoxale parce que, la portion d’existence qui nous est donnée à voir est tout sauf sereine…) C’est un film qui fait, qui me fait du bien. Et je sais que, durant deux jours au moins, je vais me fredonner sans cesse la chanson titre du film.
Dimanche
22
Onze heures. – Vu hier soir les deux premiers épisodes de The Gilded Age, dont je parle un peu plus haut. Michel avait raison : c’est excellent. On est à New York dans les années 1880, chez les riches, ce qui est toujours satisfaisant pour l’œil. On assiste à la confrontation, ou si l’on veut se montrer plus doux : à la rencontre, entre l’aristocratie de la ville – du genre dont les ancêtres sont censés être arrivés là à bord du Mayflower – et les “nouveaux riches”, dont la fortune, toute récente mais déjà colossale, est issue notamment du développement soudain des chemins de fer à travers l’Amérique. On retrouve là toutes les qualités, l’intelligence du point de vue, les nuances des caractères, qui nous avait fait aimer beaucoup Downton Abbey.
Du reste, The Gilded Age y fait souvent penser, avec son double univers, celui des maîtres aux étages nobles et celui de la domesticité en dessous. C’est en quelque sorte la “marque” de Julian Fellowes, le créateur des deux, puisque c’était déjà la structure du film de Robert Altman, Gosford Park, écrit par Fellowes. Si on remonte plus haut, dans ce genre-là, on retombe évidemment sur La Règle du jeu de Renoir ; mais, là, Julian Fellowes n'y était pour rien.
– Comment se débrouille-t-on, dans cette maison, alors que nous sommes assez considérablement oisifs, pour que nos rares rendez-vous obligés tombent systématiquement les mêmes jours ?
Avant-hier, lorsque la secrétaire du dentiste de Pacy m’a proposé un rendez-vous mardi prochain à 11 h pour mon arrachage de molaire, j’ai dit oui sans hésiter, bien certain que nous étions tout à fait libres ce jour-là ; raté : Catherine a elle-même un rendez chez le Dr Dubruel, à 10 h, ce qui va nous contraindre à une certaine jonglerie horaire.
Une heure plus tard, au garage Renault, j’ai également dit oui tout de suite lorsque la femme du patron m’a proposé le premier février à 9 h pour la révision et le changement de pneus de Soraya ; encore raté : c’est ce même jour à 8 h 30, comme en fait foi le calendrier de la cuisine, que nous devons emmener Charlus à la clinique vétérinaire, afin qu’il y subisse, sous anesthésie, un nettoyage de crocs. Nouvelle jonglerie horaire, et même double jonglerie puisqu’il nous faudra, dans l’après-midi, nous débrouiller pour récupérer à peu près en même temps la voiture et le chien.
Quatre heures. – Film d’après-midi : Nelly et M. Arnaud, le dernier film de Claude Sautet. Comme dans la plupart de ses autres films, il est frappant de constater à quel point, ici, tout sonne juste, tout est vrai : aussi bien les visages, les regards, que les appartements, les rues, les cafés, etc. Ce qui, à bien y songer, est beaucoup moins fréquent, au moins dans le cinéma français, qu’on pourrait le penser. Je me disais aussi, regardant se dérouler les scènes, que si on s’amusait à tourner le même film exactement, plan par plan, réplique pour réplique, en remplaçant les deux acteurs principaux par deux autres, seulement passables, tout s’effondrerait irrémédiablement. C’est qu’il y a ce “miracle Sautet”, dont j’ai sûrement déjà parlé : avec lui, les acteurs moyens deviennent bons, tandis que les bons atteignent à l’exceptionnel (c’est l’exact inverse de ce qui se passe trop souvent chez Truffaut). C’est évidemment moins sensible pour Michel Serrault qui, au moins dans la seconde partie de sa carrière, était quasiment toujours au niveau de l’exception. Mais Emmanuel Béart, une actrice d’ordinaire sans grand relief, me semble-t-il, devient ici (et aussi dans Un cœur en hiver du même Sautet) remarquable, juste, émouvante, presque bouleversante par instant.
Lundi 23
Dix heures et demie. – C’est en principe aujourd’hui que Dame Ternette doit être rappelée à une existence consciente et agissante : c’est curieux, mais je n’y crois qu’à demi – et encore, en me forçant à l’optimisme.
– Pour notre séance cinéma d’après-midi, et afin de changer tout à fait d’atmosphère, j’ai choisi une comédie de Preston Sturges, avec Joel McCrea et Veronica Lake, qui s’intitule en français Les Voyages de Sullivan. Si elle est aussi réjouissante que les deux ou trois que nous avons déjà vues du même auteur-réalisateur, on devrait avoir un moment agréable – en tout cas nettement plus que l’heure que je dois passer, demain matin, sur le fauteuil à bascule de l’arracheur de dents.
– Du côté de mes Russes, la révolution de février est désormais chose accomplie : il ne semble pas exagéré de dire que le régime tsariste est tombé avec la facilité d’une poire blette ; et en y mettant du sien, encore. Du reste, je me suis aperçu que j’avais été injuste dans mon esquisse de parallèle entre Louis XVI et Nicolas II : à côté du dernier tsar, le malheureux roi de France ferait presque figure de génie politique et manœuvrier.
Mardi 24
Deux heures. – Me voici donc, depuis une paire d’heures, avec une molaire en moins. Le jeune praticien de Pacy semble s’être tiré de l’opération avec les honneurs. Une constatation étonnante : lors de mes arrachages précédents, je me souviens fort bien que l’anesthésie m’avait insensibilisé la demi-mâchoire et une partie de la joue durant environ quatre heures. Cette fois-ci… rien ou presque. Quand je suis ressorti du cabinet, seul l’emplacement désormais vide était insensible, et l’effet a en outre disparu très rapidement : moins d’une heure après, je commençais à sentir les “tiraillements” caractéristiques du réveil.
– Côté Orange, on paraît avoir sombré dans la plus noire des incertitudes. Ce matin, le message était inchangé, qui nous affirmait que la connexion serait rétablie… hier soir. Du coup, Catherine a téléphoné je ne sais où. Elle est tombée sur une jeune femme qui, après d’assez longues recherches, lui a affirmé qu’elle la rappellerait vendredi, c’est-à-dire dans trois jours, et qu’elle serait alors, peut-être, en mesure de lui donner des informations plus précises quant à cette reconnexion. Bref, ce n’est pas demain qu’on va voir Dame Ternette sortir de son unité de soins palliatifs.
– Le 4 juillet 1917, quelque vingt mille matelots de Cronstadt, armés jusqu’aux chicots, débarquent à Pétrograd (ex-Saint-Pétersbourg, future Léningrad), assez fermement décidés à renverser le gouvernement dit provisoire de Kérenski pour instaurer un pouvoir bolchevique (seule l’indécision de Lénine fera avorter le coup d’État, à ce moment-là). Leur chef est un marin bolchevique du nom de Raskolnikov : quand la réalité rattrape le roman.
Mercredi 25
Deux heures et demie. – Ce matin, piteusement, Orange nous annonçait que, suite à une panne plus grave que prévue (ils l'avaient donc prévue, cette panne ? On deviendrait paranoïaque à moins !), la connexion ne saurait être rétablie avant le 6 février. Il y a une demi-heure, nouvelle annonce pour nous proclamer triomphalement le retour de la dite connexion. Ne surtout pas chercher à comprendre…
Six heures. – La gloire : la rubrique du Wiktionnaire consacrée au verbe “refréquenter” est assortie d'une citation tirée de ce journal.
Jeudi 26
Deux heures.
– Catherine est occupée à se battre avec Dame Ternette, dans le but de
me procurer une carte Vitale toute neuve : la précédente a cassé net
lorsque le dentiste l'a introduite dans son petit appareil. Il faut dire
que, ramenée de l'âge Vitale à l'âge humain, elle devait être au moins
centenaire.
– Pour me reposer un peu de mes Russes, fort occupés à s'entre-massacrer (nous sommes en 1918 et 1919, au plus beau de la guerre civile), j'ai repris le dernier volume paru du journal de Philippe Muray : il est bon, de temps en temps, de revivifier le mépris que nous inspire l'époque.
Vendredi 27
Dix heures. – La méconnaissance de sa propre langue. La Croix-Rouge organise dans les villes des sortes de tournées nocturnes durant lesquelles les volontaires parcourent les rues pour remonter leurs oreillers aux clochards (oui, je fais exprès d'être désagréable !). Ils appellent cela des “maraudes”. Or, le mot est, en principe, synonyme de “vol”, ce qui rend son emploi pour le moins surprenant dans le cas de la Croix-Rouge : ses petites sœurs des pauvres, sous couvert de charité, iraient-elles détrousser les clodos du peu qui leur reste en propre ?
Le plus étrange est que ce nouveau sens, sur Goux Gueule en tout cas, a totalement vampirisé et même effacé le vrai (je veux dire : l'ancien).
Deux heures. – Même rubrique que celle de ce matin, avec un exemple pris chez mes inépuisables analphabètes de référence. Titre : « Les confinements sont liés à la multiplication par dix des images sexuelles d'enfants sur internet. » En réalité, c'est exactement l'inverse : c'est la multiplication qui est liée aux confinements et non le contraire comme il est écrit. Les mal-entendants (restons corrects !) de la langue objecteront que “c'est pareil” ou encore que “ça revient au même” : nous ne prendrons pas la peine de leur répondre – ne serait-ce qu'en raison de leur mal-entendance, justement.
Dimanche 29
Dix heures. – Suite à mon extraction de molaire, mardi matin dernier, tout s'est d'abord passé au mieux : très légère douleur mardi après-midi – je n'ai même pas ouvert la boîte de Daffalgan prescrite par le dentiste –, simple sensation de gêne le lendemain, encore amenuisée jeudi. Mais, mais, mais… depuis vendredi, la douleur est revenue. Sous une forme bizarre : trois ou quatre fois dans la journée, elle apparaît soudainement, grimpe en flèche (mais heureusement pas très haut), reste en place entre une et trois minutes avant de refluer et de disparaître à peu près complètement. On dirait une sorte d'attaque de névralgie, ou quelque chose d'approchant. Il n'empêche que si le phénomène ne disparaît pas aujourd'hui – et pourquoi diable le ferait-il, je vous le demande ? –, il faudra bien que je tâche d'obtenir une nouvelle visite chez le dentiste ; ce qui risque d'être la croix et la bannière – ou au minimum l'une des deux. D'un autre côté, il aura peut-être à cœur, ce digne praticien, d'assurer le suivi de son intervention musclée de la semaine précédente…
– Me voici rendu à une petite centaine de pages de la fin de mon histoire de la révolution russe. Il en ressort que Lénine et Trotski – ainsi que quelques autres de moindre notoriété historique – furent des personnages encore plus glaçants et répugnants que je ne me les figurais depuis longtemps. En revanche, il en est un qui est remonté de plusieurs barreaux à l'échelle de mon estime : Maxime Gorki. Il est vrai que, de sa biographie, je connaissais surtout ses années staliniennes, et notamment ses chants de louange à la gloire du goulag et du canal de la Mer Blanche (Belomorkanal), dont le percement coûta la vie à des dizaines de milliers de zeks.
– Pendant ce temps-là, le marigot féministe s'est trouvé une nouvelle héroïne (il en consomme à peu près une par mois). Une certaine Florence Porcel, qui semble être un genre de grenouille de médias, comme il y avait dans le temps des grenouilles de bénitiers. Elle a porté plainte pour viol contre Patrick Poivre d'Arvor. Aussitôt, celui-ci a porté plainte contre elle pour diffamation. Peu de temps après, la justice les a renvoyé dos à dos, chacun chez soi, la séance est levée. Fin de l'histoire ? Évidemment, non.
Sachant qu'il faut battre le viol tant qu'il est chaud, la demoiselle a torché et publié un opuscule (moins de deux cents pages très “aérées”) intitulé Honte. Il ne s'agit pas du tout de celle qu'éprouverait toute personne normale en relisant sous son propre nom une telle collection de poncifs écrits dans une langue le plus souvent infra-scolaire (mais, soyons juste, je n'ai lu que les quelques pages proposées par le site d'Amazon).
Vu par les yeux globulo-progressistes de nos batraciennes de référence, cette pauvre petite chose devient un livre puissant, profond, indispensable, émouvant, bouleversant, déchirant, bio-compatible, solidaire, durable, paritaire, équidistant, que sais-je encore. Bref, un chef-d'œuvre comme on n'en voit pas trois par siècle (sauf que nos grenouilles fouisseuses en remontent au moins deux par mois à la surface de leur mare).
Ce qui m'amuserait, ce serait d'en connaître les vrais chiffres de vente, de toutes ces Springora, Kouchner, Porcel et consœurs. J'espère pour elles – très sincèrement, je prie qu'on me croie – qu'ils sont élevés, l'argent étant un baume multiplaie, et à ce titre non négligeable.
Lundi 30
Dix heures et demie. – Le mois s'achève… la révolution russe aussi : ce matin, peu après mon deuxième café, j'ai enfin réussi à tuer Vladimir Ilitch – lequel, du reste, aurait été bien avisé de replier son ombrelle sept ou huit ans plus tôt, mais bon. Comme lecture “pas drôle”, je pense que je vais remplacer Orlando Figes par Daniel Mendelsohn. Si je me souviens bien, j'ai acheté son livre, Les Disparus, en même temps que Les Chuchoteurs de Figes. Et, à l'époque, je me demande bien pourquoi, j'avais abandonné les deux après quelques dizaines de pages. C'est-à-dire que je vais quitter la Russie pour l'Ukraine ; ce qui, mine de rien, me rapprochera de la Normandie, mais ne sera peut-être pas sans risque par les temps qui courent.
Mardi 31
Dix heures. – Lu ce matin les cent premières pages des Disparus de Daniel Mendelsohn. Bien que très différents l'un de l'autre, ce livre étonnant et remarquable forme, avec Les Chuchoteurs d'Orlando Figes, tout aussi remarquable dans son genre, une sorte de diptyque, en ce sens qu'il s'agit, dans les deux cas, de livres de résurrection. De leurs pages sortent des dizaines de figures qui, sans eux, seraient restées enfouies, gisantes, ensevelies, victimes presque anonymes des deux abominations du siècle qui m'a vu naître, communiste chez Figes, nazie chez Mendelsohn. Le premier est plus historien, le second davantage écrivain, mais tous deux, chacun avec ses moyens propres, bâtissent un mémorial à côté duquel il serait fort dommage de passer sans y entrer.
Deux heures. – Demain, journée merdique, et par ma seule faute puisque j'ai trouvé le moyen de prendre rendez-vous le matin presque à la même heure 1) chez le vétérinaire où Charlus doit passer une partie de la journée (détartrage des crocs sous anesthésie) et 2) au garage Renault où Soraya se fera changer les deux pneus arrière, sans anesthésie supposée. Et le jonglage horaire se reproduira l'après-midi, quand il s'agira d'aller récupérer tout le monde.
On a connu des débuts de mois plus calmes.
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