ISRAËL VAINCRA
Lundi 1er
Dix heures. – Notation curieuse, dans les premières pages du Don d'Asher Lev, de Chaïm Potok. Soit les deux phrases suivantes : « Au mur, on pouvait voir deux agrandissements de gravures minuscules à l'origine, les textes étaient constitués de lettres hébraïques toutes petites. Les deux illustrations venaient d'un Pentateuque imprimé en Allemagne au XIIIe siècle. » Un livre imprimé au XIIIe siècle, vraiment ? Et qui est responsable de cette “distraction”, de l'auteur ou de son traducteur ? Allez savoir…
Cela étant, M. Jacques Barret, le traducteur en question, n'est pas exempt de tout reproche, même si la bourde précédente ne lui était pas imputable. Ainsi, quelques pages avant celle-là, il fait dire à Asher Lev : « Je ne me souviens pas avoir pleuré. » Or, le verbe étant toujours intransitif, il aurait fallu : « Je ne me souviens pas d'avoir pleuré. » Un détail ? Sans doute, sans doute. Mais un gravier dans la chaussure est aussi un détail ; il n'empêche qu'il peut vous gâcher toute la promenade.
Mardi 2
Onze heures. – Je me dis, depuis hier, que je devrais bien essayer d'écrire un texte à propos des romans de Chaïm Potok, qui m'occupent presque tout entier depuis quelque temps. Le problème est que je ne vois pas du tout comment faire, mes lambeaux d'idées s'évanouissant comme des fumées dès que j'essaie de les saisir (je ne parle même pas de les ordonner). Heureusement, que j'y parvienne ou non n'a strictement aucune importance. Tout de même, j'aimerais bien…
– Titre d'Atlantico : « Les arrêts de travail déclenchés par leurs bénéficiaires sans passer par un médecin ont atteint leur objectif. » J'ignorais ces deux choses, évidemment capitales : 1) qu'un arrêt de travail pouvait être déclenché, 2) et surtout qu'il était capable d'avoir un objectif. Que deviendrait-on sans Atlantico ?
Une heure. – Entre onze heures et midi, la boitamel Orange est tout soudainement tombée en quenouille : les himmels entrent normalement, mais si je clique sur l'un ou l'autre pour les lire, nib ! c'est une page blanche qui s'affiche. Contacté par téléphone, Abdel – c'est le prénom qu'il m'a donné pour sien – a fait ce qu'il a pu, mais il n'a rien pu. Quelqu'un d'un service plus hautement spécialisé doit m'appeler demain entre quatre et cinq heures. La tension est à son comble…
Mercredi 3
Dix heures. – Ce matin, il est tombé ici des trombes d'eau, entre sept heures et sept heures et demie : pas une goutte avant, plus une goutte après. Et quel moment ai-je choisi pour descendre à Pacy et en rapporter le pain de la semaine ? Gagné : la demi-heure qui sépare sept heures de sept heures et demie.
– Réactivant ensuite cet ordinateur, j'ai eu l'idée d'aller vérifier que ma boitamel était toujours hors service : elle fonctionne de nouveau impeccablement. Je vais avoir l'air malin, cet après-midi, lorsque Dame Orange va me téléphoner pour m'aider à résoudre (ou solutionner, je ne sais pas trop) mon problème (ou mon souci, je ne sais pas davantage). À moins que, sachant la chose résolue, la dite personne de couleur (de couleur orange : qu'on ne se méprenne pas) choisisse de ne point m'appeler du tout. Ce qui me condamnera à passer tout de même une heure devant cet écran, téléphone muet à la main, en attendant l'appel promis hier. Pourquoi la vie est-elle toujours si compliquée ?
Vendredi 5
Dix heures. – La France est sauvée, le futur est de nouveau pétillant d'avenir : Emmanuel Macron a un “plan cancer”.
– La dame qui a traduit La Promesse de Chaïm Potok pour les éditions Buchet-Chastel n'a qu'une connaissance incertaine du français. Comme de juste, elle ignore que le verbe “se départir” appartient au troisième groupe et non au deuxième ; et elle fait imperturbablement suivre la locution “après que” d'un verbe conjugué au subjonctif. Ce serait sans importance si elle avait décidé d'embrasser la carrière de médecin ou si elle avait ouvert une boutique de fruits et légumes. Mais comme elle a choisi de se faire traductrice, c'est un peu ennuyeux. Sa traduction a été reprise telle quelle par les Belles Lettres, alors qu'une relecture attentive n'aurait pas été superflue. J'dis ça, j'dis rien, comme le serinent les blogueurs idiots.
– Commencé hier soir à regarder une série HBO récente (elle est même “en cours de production”) intitulée Succession. Il me semble bien que Michel Desgranges m'en avait déjà parlé il y a quelque temps, mais je ne jurerai de rien. Il s'agit, comme le dit le titre, d'une histoire de succession, celle du patron d'un immense groupe de presse – et pas seulement de presse – présent sur les cinq continents. Cet homme est vieux et n'a pas une santé bien vaillante (il nous fait une hémorragie cérébrale dès la fin du premier épisode). Autour, les membres de la famille commencent à s'agiter et à grenouiller. On sent qu'il va y avoir du sang sur les murs de la salle de rédac'. Au vu des deux premiers épisodes, ça s'annonce excellent.
Deux heures. – J'ai découvert tout à l'heure, par hasard, que Renaud Camus s'était enfin décidé à publier son journal de 2019 (en même temps que moi le mien, donc). Il s'appelle La Ligne claire. Et, depuis, je me demande si je vais l'acheter, ainsi que j'en ai un peu l'envie, ou non, comme je m'y étais plus ou moins engagé après avoir lu celui de 2018. J'hésite, je balance, je me tâte…
Samedi 6
Dix heures. – Cette idiote de Joséphine nous fait de nouveau, depuis ce matin, une crise de couvoïte aiguë, s'imaginant sans doute que si elle reste couchée sur son dernier œuf il va en sortir un poussin. Peut-être cette étrange maladie qui la prend de temps à autre est-il dû à un virus, que, pour rester dans l'air du temps, nous baptiserons la couvoïd-19.
Dimanche 7
Cinq heures.
– Depuis ce matin, il neige sur la Normandie. Le verbe “neiger” est,
pour l'heure, d'un emploi abusif, car il tombe des flocons minuscules et
ridiculement espacés. Bien entendu, pas le moindre ne tient au sol. De
toute façon je m'en fous : j'ai pour ma part passé l'essentiel de
l'après-midi à Vienne, Autriche, pour y assister au Congrès de 1814 dans
l'ombre de M. de Talleyrand. Lequel était vraiment un homme hors du
commun, dans tous les sens du terme.
– Aux environs de midi, j'ai changé de Juif. En ayant terminé – provisoirement – avec l'Américain Potok, je suis passé à l'Israélien nobélisé Agnon.
Lundi 8
Onze heures. – Le mot d'ordre des antisémites old fashion : « Juif, retourne en Palestine ! » Le slogan des antisémites new style, ripolinés en “antisionistes” : « Juif, hors de Palestine ! »
À propos de Juifs, j'ai laissé tomber Agnon ce matin : bien que fort court, son roman intitulé À la fleur de l'âge,
le seul qui se trouvait ici, prêt à être relu, m'a paru bien ennuyeux ;
tellement même que je ne suis pas allé au bout de ses 110 pages. À la
place, histoire de ne pas quitter Israël sur cette déception, j'ai
repris Une histoire d'amour et de ténèbres d'Amos Oz, nettement
plus volumineux : 850 pages. Si, après cela, persiste l'envie de
m'attarder entre Jérusalem et Tel-Aviv, il me restera toujours Aaron
Appelfeld ; lequel, par parenthèse, est mort la même année qu'Amos Oz,
2018. Bref : d'une manière ou d'une autre, Israël vaincra !
Mardi 9
Onze heures. – Si, en quittant S.J. Agnon pour se tourner vers Amos Oz, on aborde celui-ci par son livre autobiographique, Une histoire d'amour et de ténèbres, il se produit un phénomène curieux : c'est que le premier personnage connu que l'on croise en ces pages, c'est… Agnon lui-même ! Lequel, à la fin des années quarante et au-delà, vivait dans un quartier de Jérusalem où sa maison faisait face à celle de Joseph Klausner, grand intellectuel juif et grand-oncle d'Amos Oz (dont Klausner est le véritable nom). Les deux hommes, Agnon et Klausner s'appréciaient peu, tout en se respectant, et c'est très discrètement que, sortant de chez l'oncle Yosef, le tout jeune Amos et ses parents allaient faire une rapide visite au futur prix Nobel de littérature ; lequel patronnera un peu plus tard les débuts littéraire d'Amos Oz. Du coup, j'éprouve quelque remords d'avoir abandonné avant la fin le court roman d'Agnon À la fleur de l'âge. Je me sens un peu comme un déserteur. Pas au point, toutefois, de réintégrer la troupe…
– Des poètes de Météo France ce matin : « Le froid prend racine. » On a le sens de la métaphore juste, chez les grenouilles de thermomètre.
Mercredi 10
Dix heures. – Ciel pur et sol tout blanc. Catherine est tout de même partie, il y a un instant, faire à Pacy les courses qu'elle avait prévu d'y faire. En espérant pouvoir remonter la côte de la déchetterie et non pas rester coincée en bas, comme il lui est déjà arrivé une fois, il y a quelques années. À tout hasard, elle a tout de même chaussé ses bottes fourrées plutôt que ses escarpins vernis…
– La traductrice d'Amos Oz écrit un français agréable et globalement correct. Il le serait même totalement si quelqu'un avait pris la peine, avant parution, de lui signaler quelques aberrations syntactiques difficilement pardonnables – par moi en tout cas. Ainsi la phrase : « En dehors de ça, il ne faisait pratiquement rien d'autre de ses journées. » Ça ne va pas, il y a redondance. Il aurait fallu : « En dehors de ça, il ne faisait pratiquement rien de ses journées », ou bien : « Il ne faisait pratiquement rien d'autre de ses journées. » Deux pages plus avant, ce début de phrase : « En fait, depuis toutes petites, les trois sœurs Mussman, etc. » Depuis toutes petites ? Qu'est-ce que c'est que cette construction injustifiable grammaticalement ? Ce n'est même plus une construction, c'est un simple empilement de mots ! On m'objectera que “ça se dit couramment”. En réponse, deux choses : 1) ce n'est pas parce que “ça se dit” que ça doit s'écrire, et 2) ça ne devrait même pas se dire.
Cinq heures. – Ayant tué et enterré M. de Talleyrand sur les coups de trois heures, j'ai repris, comme lecture vespérale, le Journal de guerre de Paul Morand, que j'avais plus ou moins abandonné, ou au moins mis de côté. Il faut dire que, dans ses premières pages, il est d'une lecture fort décevante : entre septembre 39 et juin 40, Morand est en poste à Londres et ses lettre à sa femme, la princesse Soutzo, sont un enfilage de potins sans grand intérêt, de remarques antisémites idiotes et de prédictions historico-politique souvent fumeuses. Bref : on s'y ennuie ferme. Si je l'ai repris c'est d'abord parce qu'il se trouvait là, à portée de main, et aussi avec le vague et ténu espoir que les choses s'animent un peu à partir de l'effondrement de juin 40. Comme je suis arrivé à la fin de mars, je ne devrais plus avoir à attendre trop longtemps. Et si Vichy ne réussit pas plus que Londres à Morand, c'est sans regret que je l'abandonnerai de nouveau, cette fois définitivement.
Jeudi 11
Dix heures. – Dans Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz fait revivre un grand nombre de personnages, la plupart membres de ses deux familles, paternelle et maternelle, sur plusieurs générations. Par la façon qu'a l'auteur de passer de l'un à l'autre, de les abandonner, d'y revenir, de raconter les mêmes petits faits mais selon un autre éclairage, tous ces disparus ressuscités en arrivent rapidement à former une sorte de galaxie, dont le centre est un trou noir qu'il convient absolument d'éviter sous peine de s'y engloutir : le suicide de la mère, lorsque son fils unique avait 12 ans. (Mais, d'un autre côté, sans ce trou noir, pas de galaxie…) De fait, cet acte inexplicable, et qui restera inexpliqué, ne survient, pour le lecteur, qu'après trois cents pages de roman – à la page 299 de l'édition Folio, très précisément –, et encore n'est-ce qu'une fugitive incidence, tout au bout d'un paragraphe : dès le suivant, on se dépêche de parler d'autre chose, comme si la révélation avait échappé à l'écrivain, s'était écrite toute seule et malgré lui. Mais le ver est désormais dans le fruit.
Samedi 13
Dix heures. – Dans les Entretiens de Confucius, je tombe sur cette sentence : « Qui ne connaît le sens des mots ne saurait juger les hommes. » Voilà qui rejoint tout à fait ce que je disais ici il y a quelques semaines, à propos de l'affaire Duhamel où tout le monde brandissait les mots “inceste” et “pédophilie”, là où, manifestement, il n'était question ni de l'un ni de l'autre.
– Dans son roman, Amos Oz signale que, dès le milieu du XVIIIe siècle, la population de Jérusalem était très majoritairement juive. C'est une chose que j'ignorais – une parmi des monceaux d'autres…
– Michel Desgranges a, comme lecture “du soir”, adopté récemment Léo Malet, dont je n'ai jamais lu une ligne, je crois bien. J'ai envie d'y aller voir… mais par quoi commencer ? J'ai demandé à l'instant conseil au dit Michel, on va voir vers quoi il m'aiguille.
Lundi 15
Deux heures. – Le mois dernier, j'avais imprudemment claironné que j'allais me lancer dans l'étude exhaustive de l'Ancien Testament. Ces lectures vétéro-testamentaires ont fait long feu, puisque, à ma grande et courte honte, je ne suis même pas arrivé au bout de la Genèse. Apprenant ce naufrage lors d'une récente conversation téléphonique, le Père B. m'a proposé de m'envoyer le petit opuscule qu'il avait produit et qui est, si j'ai bien compris, une sorte de “Bible pour les nuls” – ce qui tombait à pic. Ce manuel vient d'arriver au courrier d'aujourd'hui, et va donc constituer ma lecture de réveil à compter de demain : on verra ensuite si, ainsi équipé de cette sorte de bouée, je puis à nouveau me risquer dans le grand bain.
Mardi 16
Midi. – Trois ou quatre films de Claude Chabrol ayant atterri sans crier gare sur le tarmac de Netflix, nous avons décidé, hier soir, d'en regarder un. Chabrol n'a jamais été très haut dans mon estime cinéphilique, il est ressorti de l'expérience d'hier au plus bas. Le film s'appelle Rien ne va plus ; et, en effet, rien ne va. Pourtant, Michel Serrault et Isabelle Huppert en petits escrocs assez minables, c'était un duo plutôt alléchant. Las ! Le scénario est bâclé, les dialogues faux et interminables, le rythme languissant. Et, le plus étonnant : tous les acteurs sont mauvais, y compris les deux que je viens de citer. Parvenir à rendre Serrault mauvais – ou disons : approximatif, si l'on veut être gentil ; en tout cas très en dessous de lui-même –, voilà bien une chose dont je n'aurais jamais cru qu'elle fût possible. Eh bien si : on n'en rêvait pas, Chabrol l'a fait quand même. Seule consolation : la confirmation que j'avais bien raison de tenir Chabrol pour un cinéaste médiocre. Même si je reconnais qu'il a réalisé des films moins mauvais que celui-là.
Jeudi 18
Deux heures. – Après un assez long séjour en Israël (mais il comprenait quelques incursions en Europe orientale…), effectué en compagnie d'Agnon, Oz et Appelfeld, me voici de retour en Amérique diasporeuse, grâce à Saul Bellow. Bellow dont la quatrième de couverture de son roman Herzog m'apprend qu'il est né au Québec, dans la banlieue de Montréal, et que son père y était bootlegger.
Il n'y a pas besoin de lire beaucoup de pages de Bellow pour comprendre d'où est sorti Philip Roth.
Quatre heures. – Dans le roman de Bellow (Gallimard, p. 45), je tombe sur ceci : « Pour moi, l'argent ne constitue pas un moyen. C'est moi qui suis le moyen de l'argent. » Je ne m'étais jamais formulé les choses aussi nettement, mais c'est très proche de ce que je crois avoir toujours ressenti : l'impression d'être une sorte de sas pour l'argent, entrant par une poche, sortant par l'autre, lui se servant de moi comme d'une sorte de démultiplicateur, de dispatcheur. L'argent arrive en un flot unique (FD) ou bien double (FD + BM), stationne en moi durant un temps généralement fort court, avant de ressortir en de multiples petits ruisseaux vivaces, sans que j'ai l'impression d'y être pour rien. Cette impression de n'être qu'une sorte de vecteur passif est évidemment facilitée par le fait que je n'ai jamais pu (vu que je n'ai jamais vraiment essayé) établir un lien direct, un rapport solide, entre ce qu'il faut bien appeler mon travail et l'argent qui m'était versé chaque mois. Sans doute parce que le dit travail ne me donnait aucune peine, ni n'exigeait le moindre “investissement” de ma part. Je me rendais à France Dimanche comme d'autres vont pêcher à la ligne, jouer au golf ou arpenter les champs de course : parce qu'il faut bien que la journée se passe, et que cette façon de la passer me paraissait en valoir d'autres. Le rapport entre chaque volume de Brigade mondaine et le chèque qui arrivait un voire deux mois plus tard ne m'était pas beaucoup plus apparent, sans doute en raison du délai qui séparait l'un de l'autre. Bref : il était nécessaire que l'argent arrive pour pouvoir repartir de plus belle. Je n'étais, au fond, qu'une sorte d'accélérateur de particules.
Six heures. – Après 650 pages, je ne parviens toujours pas à décider si le Journal de guerre de Morand est plus ignoble que stupide ou l'inverse. Ce qui est sûr, c'est qu'il est les deux. Ignoble par l'antisémitisme froid qui s'y étale, à chaque page ou presque. (Je le qualifie de “froid” par contraste avec celui, écumant, de son cher ami Darquier de Pellepoix…) Stupide aussi parce que Morand ne fait que consigner des ragots dénués de toute pertinence, se livrer à des “prédictions” politico-stratégiques que les événements contredisent dès la semaine suivante, ajouter fois à des choses totalement absurdes. Telle celle-ci, prise au hasard entre deux cents autres (Gallimard, p. 632) :
« Deux inspecteurs français ont arrêté un déserteur allemand terroriste. ils lui ont passé les menottes. Malgré les liens, le soldat a tiré à travers sa poche et tué les deux inspecteurs. »
À qui Morand veut-il fait croire qu'on puisse, menotté, introduire ses mains liées dans l'une de ses propres poches, s'y saisir d'un pistolet et tuer les deux hommes qui vous encadrent ? Un enfant de douze ans hausserait les épaules ! Et le lecteur, qui se remémore le Journal inutile ainsi que la correspondance avec Chardonne ne parvient pas tout à fait à se persuader que c'est bien le même homme qui, 15 à 20 ans plus tôt, avait produit cet affligeant ramassis. Encore que, en y réfléchissant mieux, le dit lecteur se souvient que, dans les deux ouvrages cités, il avait déjà été fort diverti par la facilité de Morand à raconter n'importe quoi dès lors qu'il se livrait à des prédictions politico-historiques.
Samedi 20
Dix heures. – Confucius m'emmerde. Je l'avais adopté en lecture matutinale, mais rien à faire : il m'emmerde. J'ai du mal à comprendre comment les Chinois peuvent en faire leur miel depuis une paire de millénaires : les Chinois, c'est pas des gens comme nous. D'ailleurs, il suffit d'aller s'attabler dans leurs restaurants pour le constater. Pour le remplacer, j'ai accueilli Érasme et ses Adages : lecture très plaisante ; et qui doit même être instructive pour qui n'a pas la mémoire en lambeaux.
Pendant ce temps, sur les réseaux asociaux, on discute à perte de souffle à propos de l'islamogauchisme : y en a-t-y ou y en a-t-y pas ? Y en a-t-y trop ou y en a-t-y juste ce qu'il faut ? C'est-y une notion pertinente ou c'est-y pas ? On s'occupe comme on peut.
Midi. – Pas réussi à lire le Herzog de Saul Bellow, abandonné au quart, c'est-à-dire après cent pages. En revanche, son Ravelstein me ravit (qu'on me pardonne ce ra-ra…). J'y trouve ceci, à la page 70 de l'édition Folio :
« Autrefois, il y avait encore une considérable communauté de lettrés dans notre pays, et la médecine et le droit n'avaient pas encore divorcé d'avec les humanités, mais dans une ville américaine d'aujourd'hui vous ne pouvez plus compter sur les médecins, les avocats, les hommes d'affaires, les journalistes, les hommes politiques, les architectes ou les négociants pour discuter des romans de Stendhal ou des poèmes de Thomas Hardy. »
Si on enlève “américaine” de la phrase que je viens de citer, celle-ci s'applique parfaitement à la France d'aujourd'hui.
Dimanche 21
Dix heures. – Le Ravelstein de Bellow me donne plus ou moins envie de lire Allan Bloom (portraituré en Ravelstein par son ami romancier), en particulier son livre le plus connu, L'Âme désarmée, réédité en version intégrale par les Belles Lettres. Raisonnable en diable, je vais laisser passer quelques jours avant de l'acheter, histoire de voir si le désir subsiste.
– Tombé il y a quelques jours, chez Toitube, sur un montage d'une douzaine de minutes, de scènes parisiennes filmées en 1920. Scènes de vie quotidienne, beaucoup de gens partout, animation, va-et-vient. Et, comme chaque fois, très vite, au bout d'une ou deux minutes, l'évidence brutale qui saute à l'esprit et l'envahit (en tout cas, il envahit le mien) : tous ces gens qui arpentent les rues, ces hommes et ces femmes de tous âges que l'on voit vaquer, affairés ou musant, tous ces gens sont morts. Et l'on se dit que le cinéma a bien quelque chose de diabolique, a partie étroitement liée avec le blasphème. Car chacun sent confusément qu'il ne devrait pas être possible – et durant la majeure partie de l'histoire humaine il ne l'a pas été en effet –, il devrait même être hautement interdit de voir les morts marcher, sourire, parler, descendre dans le métro, acheter un journal, s'asseoir à la terrasse du Café de la Paix, etc. Et le spectateur a l'impression pénible d'être soudainement investi d'une puissance démoniaque lui permettant de contraindre toutes ces âmes à réintégrer de force leurs corps depuis longtemps dissouts, dans une parodie de résurrection en noir et blanc.
Lundi 22
Dix heures. – J'aime assez bien, et depuis longtemps, le blog collectif qui s'appelle Cultural Gang Bang. Les divers tenanciers ont malheureusement élargi leur cercle, récemment, en accueillant parmi eux un nouveau contributeur qui signe Kevin Torquemada (déjà, rien que ce pseudonyme, n'est-ce pas…). Il se caractérisait, ce Kevin, par des billets d'assez peu d'intérêt et des commentaires où il montrait qu'il ne souffre aucune contradiction, ni même légère restriction à propos de son talent, contradictions et restrictions le rendant immédiatement ordurier. Or, voici qu'il se mêle désormais de publier, en feuilleton, ce qu'il pense être un roman et qui fait plutôt penser à ces giclées acnéiques qui jaillissent parfois des figures adolescentes. Les premiers commentaires dont il a écopé n'étaient rien moins qu'admiratifs et louangeurs – le contraire eût été un peu inquiétant –, du coup il s'est empressé de les supprimer et d'interdire les suivants. Vu le niveau de sa prose, c'est sans doute sagesse, ou au moins prudence, de sa part. Sinon, Torquemada aurait fini à poil.
Six heures. – Léger sursaut en tombant sur cette phrase de Morand, dans son Journal de guerre : « La preuve que la radio est nuisible, c'est que les mensonges du Président [Laval] sont, pendant les trente-six heures qui suivent, écoutés en silence et commentés sans aigreur. » La reprenant, je m'aperçois que j'ai lu “mensonges” où était écrit “messages”. Selon l'expression consacrée, “le lecteur avait rectifié de lui-même”…
Mardi 23
Onze heures. – L'un des habitants du Plessis possède un hôtel à Cabourg. Nous le connaissons un peu car sa femme et lui font partie, tout comme nous, de la race des promeneurs de chien. Comme nous le croisions hier, Catherine lui demande comment ça se passe avec son hôtel, toute prête déjà à compatir aux revers financiers sévères qu'elle tenaient pour certains. Or, pas du tout : « L'hôtel est plein à craquer, nous apprit notre déambuleur canin, et ça fait des mois que c'est comme ça ! » Nous nous en réjouîmes pour lui, évidemment, tout en lui faisant mutuellement part de notre étonnement commun, ni Catherine ni moi ne voyant trop comment ces vacanciers faisaient pour se nourrir, les restaurants et les bars étant fermés. Réponse : « Ils commandent leurs repas par téléphone et se les font livrer à l'hôtel. Les gens prennent de nouvelles habitudes… » Certes, certes. Néanmoins, ni Catherine ni moi n'avons été capables de saisir l'intérêt d'aller s'enfermer dans un hôtel avec couvre-feu à six heures et pizzas en carton comme seule perspective de réjouissance. D'autant moins qu'il leur faut également penser à se nourrir à midi. Est-ce que ces gens ne seraient pas mieux chez eux ? L'humanité est parfois fort déconcertante.
– Terminé hier les Adages d'Érasme, en lecture d'éveil. Ce matin, risqué un œil du côté des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes : je ne suis pas sûr que notre compagnonnage tienne très longtemps…
Mercredi 24
Trois heures. – La journée a très mal commencé. Je suis descendu à Pacy dans le but d'en remonter mon pain de la semaine : ce fut pour me casser le nez sur une boulangerie implacablement close, les tenanciers ayant eu l'idée stupide de prendre une semaine de vacances, on se demande bien pourquoi. Forcé de me rabattre sur une autre échoppe, dont j'ai rapporté une boule de merde blanchâtre, abusivement vendue sous le noble nom de “pain”. Et il va falloir tenir jusqu'à mardi prochain, jour de réouverture de la vraie boulangerie…
– Je ne sais ce qui m'a poussé, hier, à tirer d'une somnolence de plus de vingt ans De chair et de sang, roman de l'Américain Michael Cunningham. C'est à la fin des années quatre-vingt-dix que cet auteur m'avait été signalé par Bernard Pascuito, qui était alors le patron de France Dimanche et qui est ensuite devenu éditeur – je suppose qu'il l'est toujours, bien que n'en sachant absolument rien. À l'époque, j'avais suffisamment aimé ce roman pour en acheter trois autres du même auteur, et notamment celui qui s'intitule Les Heures, et qui est une sorte de série de variations autour du Mrs Dalloway de Virginia Woolf ; on en a, je crois bien, tiré un film. Bref, je viens de relire De chair et de sang : c'est sans intérêt, et même assez irritant. L'auteur passe son temps à “faire le malin”, à épater le gogo en truffant son récit de phrases ne voulant rien dire de précis mais pouvant passer pour intelligentes, profondes, aux yeux des critiques du New York Times Book Review. Si on les ôte, toutes ces phrases, que reste-t-il ? Le scénario d'une série télé médiocre s'étirant sur cinq ou six saisons : poubelle jaune.
Le roman date de 1995 et, l'auteur étant pédé, le sida y occupe une place à laquelle il fallait évidemment s'attendre. J'ai été très frappé de voir à quel point ce qui devait être à l'époque un “facteur de modernité”, une garantie de réel, une estampille contemporaine, contribue, 25 ans plus tard, à donner au contraire au livre un côté vieillot, désuet, suranné, le sida jouant désormais le même rôle que la tuberculose dans un roman du XIXe voire la peste dans un du XVIIe.
– Depuis ce matin, les papillons sont de retour ; enfin, deux d'entre eux en tout cas : saloperie de réchauffage climateux, tiens ! On notera par ailleurs que l'expression “les papillons sont de retour” est fausse, puisque aucun lépidoptère ne peut franchir le cap de l'hiver. Donc, ceux de l'année dernière n'étant pas partis mais simplement morts, il ne saurait, pour eux, être question de retour. Sauf, bien entendu, s'il existe quelque part au fin fond des Amériques, une secte de doux illuminés issue du protestantisme, dont l'article de foi principal est de croire en la résurrection des papillons. Ce qui, après tout, ne causerait de tort à personne.
Samedi 27
Onze heures. – Je suis, depuis quelques jours, encombré d'un abcès à la gencive (en haut à gauche de la porte d'entrée…). Il n'a pas très douloureux, mais enfin, il a tendance à grossir, ce qui est sa façon, j'imagine, de me faire comprendre qu'il ne s'en ira pas de lui-même. Donc, ce matin, poussé et aidé par Catherine, je me suis résolu à composer un ou deux numéros de téléphone rangés sous la rubrique “urgences dentaires”. J'ai fait chou blanc : les dits centres ne sont opérationnels que les dimanches et jours fériés. Sachant que les dentistes “normaux” travaillent, eux, du lundi au vendredi, il apparaît que le samedi constitue un véritable “trou noir dentaire” – autrement dit : une carie.
Quand je dis que je suis dérangé par un “abcès”, j'emploie évidemment ce mot au hasard, ne sachant nullement si cette bosse logée entre joue et mâchoire en est réellement un. Il pourrait tout aussi bien s'agir d'un micro-vaisseau intergalactique d'avant-garde, venu se tapir là en attendant les renforts interstellaires qui rendront possible l'invasion de notre planète.
– Je me suis soudain mis à relire les livre de Taleb (Le Cygne Noir d'abord, puis, en ce moment, Le Hasard sauvage), je me demande bien pourquoi.
Six heures. – Pourquoi tant de gens sont effrayés par la mort, alors que tout le monde sait fort bien qu'elle n'arrivera qu'à la fin ?
Dimanche 28
Dix heures.
– Prétendre avoir recours aux services d'urgence dentaire un dimanche,
cela revient à sauter d'un répondeur téléphonique à un autre, lequel,
éventuellement, vous renvoie au premier, sans jamais tomber sur une
personne vivante. Enfin, j'ai fini par être rappelé tout à l'heure par
une dentiste de Pacy, laquelle me recevra à une heure à son cabinet
pacéen. Déjà, j'évite le transport jusqu'à Évreux. Pour le reste, on
verra. J'imagine qu'elle va me mettre aux antibiotiques et que, donc,
ensuite, il faudra trouver une pharmacie de garde… tout cela en prenant
bien soin d'être rentrés à la maison avant six heures, sous peine de
voir Soraya se transformer en citrouille. Vivement le mois de mars,
tiens.
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