lundi 27 février 2017

Janvier 2017









LE SALUT D'EUGÈNE








Dimanche 1er janvier

Cinq heures. – Si toute l'année est à l'image de son jour inaugural, ce n'est pas encore en 2017 que l'on va perdre du gras et se remuscler : ni Catherine ni moi n'avons quitté nos fauteuil et canapé respectifs depuis ce matin ; sauf pour se nourrir, et encore. J'ai pour ma part terminé le livre sur l'histoire des mathématiques commencé hier : il n'est pas inintéressant, mais tout de même un peu trop “survolé” pour mon goût. Le livre fini, j'ai repris le Jésus de Petitfils. J'ai également commandé le Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq, qui doit en principe sortir dans trois jours. Arbres et buissons sont toujours entièrement festonnés de givre, mais le vent ayant tourné à l'ouest dès ce matin, il est probable que cet état de chose, assez inhabituel en Normandie, ne durera pas.


Lundi 2 janvier

Sept heures dix. – Comme le veut la tradition familiale, j'ai appelé ma mère ce matin, pour lui souhaiter tout à la fois une excellente année et un bon 84ème anniversaire, lequel tombait justement aujourd'hui. Elle m'a paru plutôt en forme, et je lui ai dit que nous ne tarderions pas à venir déjeuner avec elle.

– FD n'ayant pas eu recours à mes services, j'ai passé la journée en compagnie de Jésus, que j'ai conduit jusqu'au Golgotha au moment du repas de Bergotte, pour le voir ressusciter juste avant le nôtre. Le livre de Petitfils – dont il me reste à lire les copieuses annexes – est vraiment excellent. Demain, ces annexes lues, je vais continuer sur ma lancée christique en revenant au petit livre de Taillandier. Et, en principe, si la poste ne lambine pas trop, je devrais recevoir après-demain le volume consacré à Houellebecq.

– Les “fêtes” étant bel et bien terminées, nous avons dès aujourd'hui supprimé l'apéritif vespéral ; il en sera repris un jeudi soir, pour célébrer l'arrivée de nos nouveaux meubles de salle à manger, et aussi pour entériner l'arrêt du tabac décidé par Catherine pour elle-même. Quant à moi, afin tout à la fois de ne pas la tenter et de fumer moins, j'ai décidé de lâcher la cigarette pour reprendre la pipe. Ça durera ce que ça durera.


Mercredi 4 janvier

Quatre heures et demie. – Journée plutôt agitée, en tout cas par rapport à celles d'un modèle courant. Catherine avait rendez-vous chez notre dermatologue commune, à onze heures et à Levallois ; moi avec mon médecin “référent”, à deux heures et à Neuilly. Cette deuxième consultation avait d'ailleurs pour but principal d'annoncer au Dr G. que, après presque trente ans d'entente cordiale, j'allais le quitter pour une concurrente exerçant son sacerdoce beaucoup plus près de chez moi. Même si je vais faire dauber dans les chaumières, j'avoue que je n'étais guère pressé de lui annoncer ma “désertion”, d'autant que nous avons toujours eu des rapports excellents : le Dr G. fait partie de ces médecins en voie de disparition, ou au moins de raréfaction, avec qui on peut parler d'autre chose que de médecine : littérature, histoire, etc. Chez les plus jeunes de ses confrères – lui-même a 65 ans –, c'est devenu presque impossible à trouver. Je m'en rends compte très simplement, lorsque j'entre dans leurs divers cabinets. Pour passer l'épreuve de la salle d'attente, j'ai bien entendu toujours un livre avec moi, que, une fois reçu par le praticien, je pose généralement sur le coin de son bureau, de manière à ce qu'il n'en voie pas la couverture. Eh bien, à part mon “référent” et le Dr J-D, mon cardiologue, aucun des autres que j'ai pu fréquenter n'a jamais fait preuve de la moindre curiosité, jeté le plus petit regard oblique en direction du volume en question, pour voir ce que pouvait bien lire le patient se trouvant en face de lui.

Bref, entre ces deux rendez-vous, nous avions environ deux heures à tuer. Coup de chance, Matthieu Woland a vu s'annuler sa réunion du jour et a pu nous rejoindre à midi à L'Ambiance d'à côté, mon ancienne cantine levalloisienne ; si bien que nous n'avons pas vu le temps passer et que, par la grâce de sa présence, il a transformé cette corvée de l'attente en un moment fort agréable. Il en a profité pour nous annoncer que Marie-Adeline, sa compagne, était enceinte, ce qui doit rester secret encore pendant un bon mois, vu que les révoltantes cochonneries auxquelles ces deux âmes en perdition ont bien dû se livrer, pour parvenir à un tel résultat, ne remontent guère à plus d'un mois et demi, nous a-t-il informés (sans nous donner le plus petit commencement de détails à propos du “mode opératoire”, je tiens à rassurer la future mère sur ce point). Comme ce journal ne sera lisible que fin février, ce devrait être bon ; il faudra tout de même que je pense à demander le nihil obstat wolandien avant publication.

Le Dr G. a pris nos adieux avec sérénité. Contrairement à mes craintes aussi stupides qu'informulées, il ne s'est nullement abattu en sanglots sur mon épaule, ni n'est tombé à genoux en me suppliant de ne pas le quitter et en me promettant des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas si je lui conservais ma pratique. Là-dessus, nous aurions dû rentrer directement ici, mais comme j'avais eu l'imprudence de dire à Catherine, peu avant cela, que j'avais vraiment froid aux cuisses, n'ayant plus, dans ma garde-robe princière, que trois ou quatre pantalons d'été et pas un seul d'hiver, elle a décrété que, puisque la journée était pérégrinante, nous devions faire tout de suite un crochet par Vernon afin, dans une boutique connue de nous, d'y faire l'emplette d'un pantalon en velours de laine ; ce qui fut fait.

Il va de soi que toutes ces agitations vont déboucher sur une bouteille de riesling, laquelle sera également débouchée dès qu'il sera six heures.


Jeudi 5 janvier

Sept heures et demie. – Nos livreurs de meubles sont arrivés de Verneuil-sur-Avre en début d'après-midi, ainsi qu'ils l'avaient prédit. Ils avaient pour nous une table, un buffet (ou bahut ?) et quatre chaises. Comme la perfection n'est pas de ce monde, en tout cas pas de Verneuil-sur-Avre, ils ont débarqué avec quatre chaises “à assise de bois”, alors que nous avions commandé les mêmes mais “à assise paillée”. Ils sont donc rentrés chez eux avec leurs repose-culs, et nous irons nous-mêmes, demain matin, chercher les autres au magasin de Verneuil. Nous nous sommes beaucoup amusés tout à l'heure, Catherine et moi, à imaginer les diverses réactions qu'auraient sans doute eu les sûrs-de-leurs-droits, face à notre problème, entre ceux qui auraient exigé une re-livraison dès demain matin, les autres qui auraient tenté de négocier une ristourne, certains – les extrémistes du genre Marchenoir – qui auraient exigé le réembarquement de toute la marchandise en attendant une livraison absolument conforme, sans parler de ceux qui auraient gardé le chèque dû par-devers eux jusqu'à l'arrivée des malheureuses chaises. J'ai été ravi que Catherine n'ait eu aucune de ces réactions, car cela aurait un peu terni son image à mes yeux – et je suis bien certain qu'il en aurait été de même dans le cas inverse. Au lieu de cela, nous ne tardâmes pas à nous féliciter de l'occasion qui nous était offerte, de fuir la maison demain matin, alors que la géante biélorusse allait l'investir et, de toute façon, nous en chasser.

– J'ai terminé le Jésus de François Taillandier, mais j'en parlerai une prochaine fois (ou pas, comme disent les crétins sentencieux). Il n'est pas impossible que j'en fasse un billet de blog, en couplant l'affaire avec l'autre Jésus, celui de Petitfils ; mais je crains un peu les commentaires accablants de sottise des croisés de l'athéisme. On verra. De toute façon, ça ne sera certainement pas demain, puisque, après notre équipée mobilière, j'ai prévu d'aller porter la tondeuse à sa révision annuelle : cela fera sans doute assez d'occupations pour une journée de retraité.


Vendredi 6 janvier

Sept heures et quart. – Journée encore assez agitée. Nous nous sommes levés avant l'aurore, non seulement parce que la géante biélorusse devait arriver à neuf heures mais aussi parce que, à cette même heure, il nous fallait être prêts pour filer à Verneuil récupérer nos fucking chaises. De Biélorusse il n'en parut point, un sms ayant averti Catherine qu'elle ne pouvait bouger de chez elle, ayant un enfant malade. L'aller-retour à Verneuil fut plutôt agréable, à travers la campagne blanche de givre et comme rabotée par un soleil pâle et oblique. En plus, malgré leur haut dossier, les quatre chaises entraient sans problème dans le coffre de Liselotte.

Le même coffre contient également la tondeuse à gazon que j'y ai chargée dès le début de l'après-midi, afin de l'emporter chez MécaLoisirs (orthographe non garantie), pour sa révision annuelle. Le temps de faire deux ou trois courses de première nécessité, j'étais rentré juste à temps pour recevoir l'appel téléphonique de Florian, me demandant, pour lundi matin, une dizaine de milliers de signes à propos d'Emmanuel Macron, lequel vient de faire une entrée fort remarquée dans le hit-parade des personnalités préférées des lecteurs et lecteures de FD, en se hissant directement à la troisième place (derrière Renaud et Céline Dion, ce qui est déjà plus conforme). Apprenant cela, je me suis dit que, finalement, il était peut-être en train de se passer quelque chose de sérieux et de durable, du côté du jeune homme en question. En attendant, ces dix mille signes vont occuper une partie de ma journée de demain.

Avec tout ça, les livres que j'attendais et même espérais (et notamment le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq) ne sont pas arrivés. Les rois mages non plus, du reste. Ou alors, venant d'Évreux, ils ont filé davantage vers l'Est, afin de bivouaquer à Mantes, où ils savaient retrouver un maximum de leurs compatriotes (à moins que les rois en question ne soient juifs, auquel cas je leur déconseille vivement la halte susnommée, où, d'ailleurs, ils ont fort peu de chance de trouver une crèche).


Dimanche 8 janvier

Sept heures dix. – Catherine a de nouveau arrêté de fumer hier matin. Du coup, par solidarité conjugale, et surtout pour lui éviter les tentations, j'ai moi-même abandonné la cigarette au profit de la pipe ; comme je n'aime pas tellement cela, la conséquence est que je fume nettement moins (et, naturellement, jamais dans la maison). On va voir combien de temps dure cette affaire. Pour l'instant, le point positif est que le sevrage ne semble pas avoir d'effet assombrissant sur l'humeur de Catherine : je n'en demande pas plus.

– Je ne me suis débarrassé qu'aujourd'hui de mes dix mille signes sur Emmanuel Macron, évidemment en regrettant amèrement de ne l'avoir pas fait hier. Mais enfin, ils sont écrits. Le reste du temps, j'ai alterné les lectures de René Girard, à qui je suis brièvement revenu par l'intermédiaire de Taillandier, et celle de l'Oliver Twist de Dickens., commandé il y a quelques jours à la suite d'une expérience télévisuelle malheureuse, celle qui nous a conduits à tenter le film du même nom réalisé par Polanski et, à notre avis, totalement raté : nous avons tenu à peine une demi-heure.

– Demain, début d'une semaine pénible, puisque nous allons subir l'invasion du peintre qui doit refaire la cuisine ainsi que deux ou trois bricoles dans les autres pièces, ce qui va impliquer de nombreuses perturbations de routine, chose que je déteste de plus en plus. Mais enfin, on devrait survivre. Je ne puis même pas me consoler en pensant à l'apéritif que nous nous octroierons à l'issue de son dernier jour ici : lorsque Catherine renonce au tabac, elle reste au moins deux mois sans boire une goutte d'alcool, car cela lui donne trop envie de fumer. C'est d'ailleurs curieux car, les quelques fois où j'ai moi-même tenté le sevrage, cela ne me gênait nullement de boire sans fumer. Il suffit de boire un peu plus, voilà tout.


Lundi 9 janvier

Deux heures. – Belle surprise, ce matin, en mettant sous tension cet ordinateur : dans ma boitamel m'attendait un court message assez louangeur, à propos du Chef-d'œuvre. La chose en soi est suffisamment rare pour être de toute façon agréable, mais ce qui faisait tout le prix de ces quelques lignes, c'était la signature de leur auteur : Eugène Nicole, l'auteur entre autres de L'Œuvre des mers, ce cycle romanesque centré sur Saint-Pierre-et-Miquelon et ses habitants, dont j'ai déjà dit à plusieurs reprises, ici ou sur le blog, à quelle hauteur je le plaçais. Voici son message :

«Cher Monsieur,
Je suis confus d'avoir tant tardé à vous remercier de votre envoi du Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq qui m'avait été remis l'an dernier lors d'un passage à Paris mais que je n'ai pu lire que pendant ces vacances de Noël. C'est donc depuis un New York enneigé que je me suis tout récemment glissé dans le monde de Montcosson, échantillon de France profonde et segments de vies d'abord cloisonnées puis qui s'entrecroisent dans des symétries et des rythmes de plus en plus accentués. Remarquablement croqués, ces personnages principaux sont présentés avec drôlerie et tendresse. L'ironie, toujours prête à tordre le cou au cliché me semble  un élément moteur de votre "tonalité" narrative. ( Excusez cette formulation pédante).  Et puis, il y a Charlus et ( parmi bien d'autres)  le sublime souvenir  de la mésange...
Croyez à mes sentiments admiratifs et recevez, cher Monsieur, mes meilleurs vœux pour cette année 2017 qui ne commence pas mieux que les précédentes mais que je ne pouvais pas mieux commencer qu'en  vous lisant.
Eugène Nicole »

Je lui ai bien évidemment répondu aussitôt :

« Cher Monsieur,

Vous ne pouvez imaginer à quel point vos quelques lignes louangeuses m'ont fait plaisir, lorsque je les ai découvertes ce matin, quasiment au saut du lit !  Elles ont très largement compensé la grisaille et l'humidité de notre atmosphère normande, et je me retrouve à profiter d'une sorte de petit soleil individuel et  portatif, qui me durera facilement jusqu'à ce soir. En fait, à lui seul, ce signe de la main que vous m'adressez d'un bord à l'autre de l'océan compense largement la légère déconvenue que j'ai pu éprouver, voilà quelques mois, en constatant que mon pauvre roman avait été avalé par je ne sais quel trou noir, devant quoi même le plus affuté des astrophysiciens demeurerait aussi béant que Frédéric reconnaissant Sénécal.

Je veux profiter de la tribune qui m'est offerte (attention : syntagme figé…) pour vous dire ou redire la profonde admiration que j'éprouve pour votre opus magnum, je veux bien sûr parler de L'Œuvre des mers et de ses diverses “dépendances”, découverts grâce à Renaud Camus, ou plus exactement à son journal. Savez-vous que mon épouse (rapidement “convertie” à votre œuvre) et moi-même avons subi une telle fascination pour Saint-Pierre-et-Miquelon que nous avons, un moment, envisagé sérieusement d'aller nous y installer ? Évidemment, nous avons assez vite compris que ce paradis auquel nous aspirions ne pouvait se trouver nulle part, puisqu'il s'agissait d'une île n'appartenant qu'à vous, et même qu'à votre enfance. Nous nous cantonnons donc dans notre coin de Normandie où nous relisons quelques chapitres de L'Œuvre des mers dès qu'il nous vient des désirs de brouillard, des appels de grand large…

Il me reste, cher Monsieur, à vous souhaiter une année 2017 aussi bonne que possible, et à vous remercier pour le temps que vous avez bien voulu consacrer à mon Chef-d'œuvre.

Didier Goux »

C'était une journée qui commençait très bien. Elle s'est d'ailleurs poursuivie dans la même tonalité (de mon point de vue…) puisque Catherine a renvoyé dans ses pénates le jeune homme qui devait nous repeindre la cuisine et diverses autres bricoles, celui-ci li ayant annoncé, très honnêtement, qu'il pouvait commencer à travailler ce matin, mais pas cet après-midi, qu'il ne savait pas trop pour demain, etc. Bref, nous nous voyions déjà passer des jours et des jours avec une cuisine inutilisable, sans savoir quand ces damnés travaux de peinture auraient une chance d'arriver à leur terme. Catherine a donc préféré annuler l'opération, tout au moins avec ce peintre-là. Bien entendu, c'est reculer pour mieux sauter, mais j'étais tout de même fort satisfait de n'avoir pas à sauter aujourd'hui. C'est donc l'âme sereine que je suis retourné au salon, pour y retrouver Girard et Dickens.


Mardi 10 janvier

Sept heures et demie. – Le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq est arrivé ce matin aux aurores (et même, en vérité, un peu avant) et j'y ai passé l'essentiel de la journée, y consacrant même un billet de blog, très superficiel puisque, au moment de l'écrire, je n'avais pas dû en lire plus d'une soixantaine de pages (sur près de quatre cents). Comme je le dis dans le billet en question, il y a du bon et du moins bon, du très bon et de l'affligeant. Le bon, ce sont par exemple les contributions de Julian Barnes, d'Emmanuel Carrère, de Philippe Muray et de quelques autres ; le moins bon, ce sont les pesants articles journalistiques qui ont été repris là, on se demande pourquoi, ainsi que quelques “dissertations” d'universitaires, heureusement fort peu nombreuses ; l'affligeant, c'est notamment la longue interview du toujours pénible Sylvain Bourmeau, qui n'hésite pas à affirmer que ce sont les Inrockuptibles qui ont fait le succès des Particules élémentaires ; puis, bien sûr, à taper sur Soumission, pour des raisons que je n'ai même pas besoin de redire ici tant elles tombent sous le sens pour qui connaît ce triste guignol. Quant au très bon, ce sont tous les textes dus à Houellebecq lui-même, qui ont l'avantage d'élever le niveau de l'ensemble du Cahier, mais l'inconvénient (pour eux) de faire paraître bien vains ceux qui jacassent autour de lui, à l'exception tout de même de quelques-uns qui ont réellement des choses à dire à son sujet.

Je crois que, ce Cahier fini, je vais relire Soumission.


Jeudi 12 janvier

Cinq heures. – Journée banlieusarde et médicale (cela parce que ceci) : j'avais groupé fort intelligemment deux rendez-vous, le premier à Neuilly chez mon cardiologue – à qui j'ai annoncé que j'allais probablement le quitter, après treize ans de bons et loyaux services – et le second à Levallois, une heure plus tard, avec l'ORL de Catherine. Le Dr J.-D. était scrupuleusement à l'heure, comme il l'est toujours, et je suis resté avec lui un peu plus longtemps que d'ordinaire puisque, à l'électrocardiogramme traditionnel, il a ajouté une p'tite échographie, maintenant qu'il possède l'appareil idoine dans son cabinet même, ce qui n'était pas le cas avant. Au moment des adieux, sur le pas de la porte, je lui ai dit qu'il n'en avait pas forcément terminé avec moi car, si son éventuel remplaçant ébroïcien se révélait du genre pénible, donneur de leçons de morale à propos du tabac, etc., il ne tarderait pas à me voir rappliquer à Neuilly. Tout devait être à peu près acceptable du côté de ma pompe à raisiné, puisqu'il ne m'a fait aucune remarque particulière. Ou bien, à l'inverse, peut-être s'est-il tu parce qu'il ne voyait pas l'intérêt de m'annoncer que la dite pompe allait probablement me refuser tout service d'un jour à l'autre ; surtout maintenant que je venais de lui retirer ma pratique.

Sortant de chez lui à trois heures moins vingt-cinq, j'ai pénétré dans le cabinet du Dr D, l'ORL, trois minutes avant l'heure du rendez-vous, fixé à trois heures. Je m'attendais à pouvoir lire un nombre assez considérable de pages, le Dr D. faisant partie de la sous-espèce des médecins-toujours-en-retard. Or, pas du tout : à trois heures moins une, avant même que je fusse assis sur l'un des sièges d'attente, la porte enchantée s'ouvrait et le Dr D. m'invitait à entrer. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour me déboucher les deux oreilles, me faire payer et me mettre dehors : à quatre heures et quart j'étais de retour à la maison, à la stupéfaction de Catherine, qui connaît son Dr D. sur le bout des trompes d'Eustache et, donc, peinait à imaginer qu'elle pût être à l'heure une fois dans sa carrière : elle n'en croyait pas ses acouphènes.

– J'avais emporté avec moi Ennemis publics, la correspondance de Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, parue il y a quelques années et reçue ce matin même. C'est évidemment Houellebecq qui m'a poussé à acquérir cet échange, et je me disais que, pour lui, je pouvais bien faire le sacrifice de lire aussi du Lévy. Eh bien, au bout d'une quarantaine de pages, la très bonne surprise est que les lettre du “philosophe” sont tout à fait lisibles, et même davantage que cela. Je tâcherai d'en dire un mot ou deux lorsque j'aurai terminé le volume.


Vendredi 13 janvier

Sept heures et quart. – Poursuivi, et presque achevé, la lecture du tandem Houellebecq – Lévy, vraiment passionnant. Mais je n'ai pas le courage de me mettre à en parler ce soir.


Samedi 14 janvier

Sept heures dix. – C'est très bien, de pouvoir acheter des livres de chez soi, “en un clic”, comme on dit chez Amazon. Il n'empêche que cela entraîne des dépenses que l'on n'aurait très probablement pas engagées autrement, je veux dire : dans le monde ancien. Je m'en faisais la réflexion ce matin, en découvrant les trois livres que la factrice venait de déposer dans la boîte. Et je me demandais, avec une surprise teintée d'un peu de consternation, ce qui avait pu me pousser à commander un roman vaguement policier de Friedrich Dürrenmatt, un recueil d'aphorismes de Schopenhauer et, surtout, le De rerum natura de Lucrèce en édition bilingue. Pour ce qui est de cette édition, je plaide l'innocence : je n'ai pas vu au moment de la commande que bilingue elle était. En réalité, d'ailleurs, je sais très bien pourquoi j'ai commandé ces trois livres : parce qu'il en est question dans Ennemis publics, la correspondance dont j'ai déjà parlé. Ce que je veux dire, c'est que si, voilà encore une quinzaine d'années, il m'avait fallu noter les titres de ces trois ouvrages sur un bout de papier et attendre que le hasard me conduise à Vernon ou à Évreux pour aller les commander chez un libraire ou un autre, je suis presque certain que je n'en aurais acheté aucun, et réalisé, par là-même, une substantielle économie. On me dira : oui mais vous vous seriez privé de la découverte de trois livres qui, peut-être, vont vous ravir. C'est à la rigueur possible pour le petit roman de Dürrenmatt, mais c'est peu  probable pour le philosophe et pratiquement exclu pour le Romain, dont je suis d'ores et déjà presque sûr que je ne l'ouvrirai même pas ; ou alors avec la certitude de le refermer après trois ou quatre pages, ce qui revient au même. Bref, alors que la Case dégorge littéralement les livres, que les étagères prennent des airs de dépotoirs à migrants dans les environs de Calais, voici que je me mets à acheter des livres dont je sais que personne, et même pas moi, ne les lira : c'est ridicule.

– En revanche, il en est un dont je ne regrette pas l'achat, et c'est cet Ennemis publics auquel j'ai déjà fait allusion. Je disais, il y a trois jours, que les lettres de Lévy avaient été une très bonne surprise pour moi. Le volume refermé, cela reste vrai, même si je crois voir assez bien les moments où il prend la pose, où il écrit en vue de la publication prochaine, où il rajoute simplement une petite touche de doré à sa statue. Néanmoins, on a tout de même la sensation qu'il joue le jeu du dialogue avec son correspondant.

Il reste que les lettres de Houellebecq sont assez nettement supérieures aux siennes, sans doute parce qu'il parle davantage de lui-même et avec une évidente sincérité (et s'il ne l'est pas, sincère, alors on peut admirer son art de le paraître réellement). L'un dans l'autre, si je puis dire, l'ensemble se lit d'un seul jet, avec même, à la fin, le net regret de n'en avoir pas plus, à quoi s'ajoute un certain dépit, provoqué par la prise de conscience de n'avoir pas découvert une véritable correspondance, mais en quelque sorte participé à un “coup” éditorial. Enfin, au moins pour Houellebecq, ce coup valait le coup.


Dimanche  15 janvier

Sept heures vingt. – J'ai tout de même réussi, en fin de matinée, à me débarrasser des huit mille signes que je traîne derrière moi depuis jeudi après-midi. Il faut dire que le sujet en était, pour moi, aussi peu inspirant que possible, puisqu'il concernait une certaine Kim Kardashian, que je n'avais jamais vue, mais qui ressemble à une pouffiasse nord-américaine de modèle à peu près standard. Cette chose qui semble entièrement refaite malgré son âge peu avancé a été, voilà trois mois, victime d'un cambriolage dans sa suite d'hôtel parisien. Or, les suspects qui viennent d'être arrêtés sont de vieux malfrats “défavorablement connus des services de police”, qui ont tous entre 60 et 75 ans. On me demandait donc quelque chose d'un peu truculent, un article “papys braqueurs” inspiré plus ou moins des Tontons de Michel Audiard. Le problème est que, si je puis m'amuser aux exploits et mésaventures des malfrats de cinéma, je n'ai, pour ceux du monde réel, que le plus profond et le plus absolu des mépris, ainsi que je crois l'avoir déjà plus ou moins expliqué ici ou sur le blog : ces gens sont vraiment la lie de la terre, des lâches toujours du côté du manche et de l'autorité, toujours prêts du coup à terroriser, écraser, humilier et asservir les plus faibles qu'eux. Avec ça, pas de meilleurs gardiens de l'ordre établi et des dictatures en place. Le communisme et le nazisme ne s'y étaient d'ailleurs pas trompés, qui, dans leurs camps d'extermination respectifs, traitaient leurs “droits communs” avec une mansuétude jamais prise en défaut : relire Primo Levi et, surtout, Varlaam Chalamov, à ce sujet.

– Il n'est pas mal, le court roman de Dürrenmatt, Le Juge et son bourreau. Mais enfin, il ne m'a pas non plus donné envie de me précipiter sur les autres livres de son auteur.


Mardi 17 janvier

Sept heures dix. – Catherine semble avoir franchi le premier cap délicat du sevrage tabagique, assurément le plus pénible (mais pas forcément le plus piègeux…) ; cela fait maintenant dix jours qu'elle a arrêté. Quant à moi, je fume de moins en moins : me voilà rendu à deux pipes quotidiennes – et encore, pas bourrées “ras la gueule” –, c'est-à-dire que le paquet d'Amsterdamer va me durer la semaine, alors que, en “équivalent cigarettes”, il ne m'aurait guère fait plus de deux jours.

– Bizarrement (comme dirait Jonathan…), nous avons mené à bien sans le moindre raté le transfert de tous nos prélèvements d'argent, du compte de Levallois à celui de Pacy ; prélèvements, mais aussi remboursements, d'ailleurs : sécu et mutuelle. Le dernier verrou était les impôts : ils ont été ponctionné ce matin, sur le compte de Pacy. J'ai aussitôt rédigé une jolie lettre, en y joignant les documents idoines (photocopie de nos deux cartes d'identité et IBAN du compte de Pacy), afin de fermer définitivement les trois boutiques de Levallois : compte courant joint, livret d'épargne machin et livret truc ; des livrets que je vais sans doute devoir rouvrir à Pacy, afin d'y entreposer l'argent arrivé de Levallois. Pfff….

– Repris La Violence et le Sacré, de Girard. Assez paresseusement. Je vais sans doute, demain, commencer À rebours, acheté sous l'influence décidément pernicieuse de Houellebecq (Soumission). Cela dit, comme je n'ai jamais lu aucun livre de Huysmans, je ne suis pas à l'abri d'une bonne surprise (mais, d'après le souvenir que je conserve des extraits glanés ici ou là, je m'attends plutôt à une mauvaise).

Ce que je viens d'écrire, à la fin du paragraphe précédent, est stupide : si je m'attends à une mauvaise surprise, elle ne pourra en aucun cas être une surprise.


Mercredi 18 janvier

Neuf heures et demie (du matin). – La maison est investie pour deux jours par un peintre chargé de nous remettre la cuisine à neuf. Naïvement, je m'étais dit que sa présence ne m'empêcherait nullement de demeurer au salon, et dans mon fauteuil habituel, le bruit du pinceau ou du rouleau sur un mur étant encore de ceux que je puis supporter, même en tenant compte des odeurs subséquentes. Hélas, nous sommes tombés sur un artisan que son tempérament guilleret pousse à chanter presque sans interruption (il y a cinq minutes, le temps de bourrer ma pipe, j'ai eu droit à la moitié de L'Aigle noir de Barbara…) ; et quand il en fait une, d'interruption, c'est pour se mettre à siffloter, ce qui est encore pis. Comme nous avons pour principe de ne jamais brimer les gens du peuple dans leurs diverses expressions artistiques, nous nous apprêtons donc à passer deux jours enfermés dans la Case : on n'aura pas volé notre apéritif de demain soir.

Sept heures vingt. – Elles sont toujours intéressantes, les périodes où Catherine tente d'arrêter de fumer ; elles le sont comme peut l'être un chemin de grande randonnée qui, après avoir paisiblement parcouru la plaine, se lance à l'assaut des montagnes, côtoie des précipices, affronte les orages soudains, etc. Cela ne dure pas, heureusement, on retrouve la plaine suivante assez vite (disons : une quinzaine de jours) ; mais enfin, durant ce temps, je me fais un peu l'effet d'un cobaye hérissé d'électrodes qui, à chaque mauvaise réponse à une question d'apparence anodine, se prendrait une décharge électrique par tout le corps. Conséquence logique : il perd son naturel, tente, avant d'avancer le pied, de deviner la fondrière traîtresse, et bien entendu tombe dans celle qu'il n'avait pas repérée et se prend une décharge supplémentaire, qu'il doit évidemment faire mine de ne pas ressentir, sous peine de grimper méchamment en voltage. C'est un peu fatigant, bien sûr, mais en même temps instructif : cela me donne un aperçu très réaliste de ce que peut être la vie de tous ces hommes qui vivent depuis des années avec des emmerdeuses patentées et n'ont aucun moyen, pas la moindre perspective d'en être délivrés autrement que par la mort, la leur où la sienne. Moi, au moins, non seulement l'expérience reste soft, mais en plus je sais qu'elle ne durera pas ; du coup, je conserve envers elle une certaine curiosité.


Jeudi 19 janvier

Sept heures et demie. – Finalement, très agréable surprise, notre peintre envahisseur nous a rendu la jouissance de la maison hier à midi et, aujourd'hui, à onze heures. La contrepartie, c'est qu'il doit revenir une dernière fois demain matin, pour une ultime couche et quelques finitions ; mais enfin, s'il ne reste pas plus longtemps, cela ira.

– J'ai occupé une petite partie de mon après-midi, la première, à écrire six mille signes à propos de Joseph Joffo, l'auteur (au moins partiel, puisqu'il est avéré que Claude Klotz a “peigné” le manuscrit) d'Un sac de billes, que je n'ai jamais lu mais qui, même sans mon appui, s'est vendu, ces derniers 43 ans, à une vingtaine de millions d'exemplaires – ce sont en tout cas les chiffres qu'auteur et éditeur font circuler. On en reparle en ce moment parce que sort une seconde adaptation au cinéma (la première est celle de Doillon, en 1975), tournée par un Québécois inconnu de moi, avec Patrick Bruel et Elsa Zylberstein en tête de gondole. J'imagine assez bien quel bon gros cinéma français bien pensant cela doit être : je sens que ça va balancer du vivre-ensemble à pleins seaux. Mais enfin, comme il n'y a rigoureusement aucune chance que je regarde jamais ça, je m'en fous. Mauvais ou pas, le film m'aura toujours rapporté 250 €.

– Ma deuxième partie d'après-midi a été consacrée à la lecture d'À rebours, acheté, je crois l'avoir déjà noté, sous l'influence pernicieuse de Houellebecq. Je n'avais jamais lu aucun livre de Huysmans et, après une petite centaine de pages de celui-ci, je pense que je m'en tiendrai là : même si l'originalité d'À rebours ne m'échappe pas, la langue de Huysmans, affectée, chantournée, toute en tarabiscots, cette langue n'est pas de celles qui emportent mon adhésion ; j'y suis même, disons-le, assez rétif.


Dimanche 22 janvier

Sept heures dix. – Deux jours sans venir ici, et je dois dire que l'envie ne m'en taraudait pas ce soir non plus. Peut-être va-t-il être temps de fermer cette boutique, maintenant que la retraite a sonné (Taratata ! C'est la retraite ! Il faut que je rentre au quartier pour l'appel ! ténorise dans mon dos ce grand couillon de Don José) ; surtout si toutes mes journées se mettent à ressembler aux trois qui viennent de s'écouler ; non qu'elles fussent désagréables, au contraire, mais parce que, en dehors de relire un peu paresseusement divers livres de Houellebecq, je n'ai rigoureusement rien fait, et pas davantage pensé. Comme, en outre, je traîne de moins en moins sur internet, les sujets de rage et d'accablement ont tendance à s'espacer, et leurs effets à s'amoindrir.

En attendant, j'ai à peu près complètement abandonné Huysmans, au milieu d'À rebours. Il conserve tout de même une petite chance de repêchage, le livre étant resté au salon, au lieu de venir s'ensevelir dans les rayonnages surencombrés de la Case.  Mais enfin, si je le termine un de ces jours, ce sera vraiment faute de mieux.


Mardi 24 janvier

Deux heures vingt. – C'est une expérience curieuse et intéressante, que celle à laquelle je me livre depuis quelques jours, et qui consiste à relire les six romans de Houellebecq dans leur ordre chronologique et sans la moindre interruption entre l'un et le suivant : on fait ainsi apparaître des lignes de force (je ne sais pas trop si c'est bien le terme qu'il faudrait) que l'on n'avait pas repérées d'abord, je veux dire en lisant les livres isolément les uns des autres dans le temps. On s'aperçoit en effet qu'aucun n'est véritablement indépendant de ceux qui l'entourent, mais qu'au contraire chaque roman semble sortir du précédent, ou d'une partie de celui-ci, de l'un de ses thèmes secondaires, voire à peine esquissé ; de la même façon, il prépare la venue du suivant, pose toujours, à un moment donné, la pierre d'attente sur laquelle va s'appuyer le roman ultérieur.

Prenons pour exemple d'illustration La Possibilité d'une île, puisque c'est celui que je suis occupé à terminer. Si je fais abstraction des toutes premières pages, on entre dans le roman par le récit de l'éveil de la vocation de comique de Daniel1, laquelle a lieu dans un club de vacances, type Club Méditerranée, situé en Tunisie ; or, le club, les vacances, le tourisme de masse, ce sont, on s'en souvient, les thèmes majeurs du roman précédent, Plateforme. Ici, il n'apparaît que pour disparaître presque aussitôt, c'est une sorte de citation, un peu comme celles que fait Beethoven des trois premiers mouvements de la IXe symphonie au début du quatrième. La différence est que, à ma connaissance (mais mon oreille rudimentaire peut très bien m'abuser), ni Beethoven ni aucun autre musicien ne fait, d'un mouvement à l'autre, et encore moins d'une œuvre à la suivante, de citation prédictive ; alors que Houellebecq, oui. Il n'est pas bien difficile de s'apercevoir que la fin “futuriste” des Particules élémentaires est en quelque sorte le terreau d'où va sortir La Possibilité. Et, dans ces Particules elles-mêmes, on trouve déjà amorcé le thème des vacances à but sexuel qui sera développé juste après dans Plateforme. Pour revenir à La Possibilité d'une île, Houellebecq y glisse, au début d'un chapitre de la deuxième moitié du livre, un paragraphe de réflexion à propos des cartes Michelin et de ce qu'impliquent leurs différents changements d'échelle : il y a là, en germe à peine perceptible, l'œuvre de Jed Martin, l'artiste de La Carte et le Territoire, roman suivant immédiatement  La Possibilité. Ce n'est pas tout : vers la fin de ce même roman – important “pivot”, décidément –, on tombe sur quelques pages dans lesquelles Houellebecq – ou plutôt Daniel1 – tente d'établir quelle va être la destinée de l'islam en Occident, la façon dont il va monter irrésistiblement en puissance, avant de s'effondrer brutalement : la partie “ascensionnelle” est bien sûr celle qui a donné ensuite naissance à ce qui reste à ce jour son dernier roman, Soumission ; on pourrait donc imaginer que, dans son prochain livre, ou encore le suivant, l'écrivain revienne sur ce thème de l'islam, mais cette fois pour nous en décrire l'effondrement, ce qui, d'une façon ou d'une autre, le conduirait forcément à se confronter, ou à s'accorder, avec Philippe Muray.

Au moment d'en terminer avec cette petite réflexion, bien trop superficielle et rapide évidemment, j'entrevois une nouvelle correspondance entre deux des romans, mais plutôt sur le mode humoristique : dans La Carte, le personnage nommé Michel Houellebecq est assassiné suivant une sorte de rituel barbare, son corps étant dépecé de manière apparemment méthodique mais incompréhensible. Or, dans le roman précédent, La Possibilité, il est dit que certains adeptes de la nouvelle religion élohimite – celle qui promet la vie éternelle grâce à la conservation puis la réactivation de leur ADN – se mettent à organiser leurs suicides publics selon des modalités outrancièrement théâtrales, qui ne sont pas sans rappeler l'état dans lequel on retrouve Michel Houellebecq dans La Carte ! De là à s'imaginer que, dans un roman ultérieur, le personnage ainsi massacré pourrait ressusciter sous la forme d'un Michel2, il y a un pas que ma couardise naturelle m'interdit de franchir, mais auquel je pense néanmoins.

Sept heures et quart. –  Dans la série des correspondances houellebecquiennes, il y a aussi, évidemment, la nouvelle de 2000, intitulée Lanzarote, qui fournit en quelque sorte la “matrice géographique” de La Possibilité d'une île (et mes doigts viennent de frapper sur le clavier : La Possibilité d'une pile…) Du reste, certaines de ces correspondances n'en sont pas vraiment, tout au plus des clins d'œil au lecteur un peu attentif. Par exemple, juste après avoir longuement parlé des Raéliens (devenus les Élohimites) dans La Possibilité, le fait, dans le roman suivant, d'intituler l'un des tableaux de Jed Martin Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac.

Je suis donc passé, en fin d'après-midi, de La Possibilité d'une île à La Carte et le Territoire, roman qui, malgré le (à cause du ?) Goncourt, n'a pas eu très bonne presse à sa sortie, si je me souviens bien.  Peut-être parce qu'il marquait le retour à un Houellebecquisme plus classique, après les échappée apocalyptiques et post-humaines du précédent livre : il pouvait, à ce titre, passer pour une sorte de reculade ou, avec un peu plus d'indulgence, de piétinement.  Je n'en ai encore relu qu'un quart, mais il me semble que c'est peut-être, des six, le roman qui se place le plus explicitement sous la protection des “grands anciens”, et notamment de Balzac. (Nouvelle correspondance : Balzac faisait une double irruption dans La Possibilité, puisque, à un moment, Daniel1 dit ne plus avoir le goût de la lecture, sauf pour Splendeurs et misères des courtisanes, et parce que, d'autre part, l'un des deux personnages féminins se prénomme Esther.) Que disais-je ? Oui : roman balzacien. Mais balzacien inversé, balzacien “dans le miroir”. (Je sais bien ce que je veux dire par là et de quelle manière il faudrait un peu développer, mais je n'en ai vraiment aucune envie : je ne suis pas critique littéraire, et encore moins diplômé universitaire.) La Carte et le Territoire, d'ailleurs, ne convoque pas seulement Balzac. Lorsque, page 82, on apprend que la première exposition de Jed Martin (la première dans le cadre du roman) s'intitule La carte est plus intéressante que le territoire, comment n'entendrait-on pas son équivalent chez certains écrivains : la littérature est supérieure à la vie ? Soudain, on voit passer, en arrière plan de l'exposition, Flaubert, Proust, Mallarmé, et probablement d'autres qui ne me viennent pas à l'esprit en ce moment (ah, si, tout de même : Lovecraft…) ; enfin tous ceux qui, aussi mal à l'aise dans leur existence que peut (ou a pu) l'être Houellebecq dans la sienne, ont pensé et dit que la littérature valait mieux que la vie, que la carte était plus intéressante que le territoire.

Finalement, ce qui m'a le plus frappé, dans cette lecture en continu, le fait marquant, indubitable, c'est que Michel Houellebecq est sans doute le dernier en date des grands écrivains romantiques, affirmation qui, bien sûr, va faire violemment sursauter ceux qui pensent que “romantique” et “à l'eau de rose” sont synonymes (mais, par chance, ceux qui pensent cette ânerie ne lisent pas mon journal…). Et, du coup, je me demande si là ne serait pas la clé de cette véritable répulsion que beaucoup de femmes éprouvent – sans le savoir ou en le sachant – envers ses romans. Car si elles ressentent la vision qu'il donne de l'amour, du désir, etc. comme un insupportable blasphème, c'est peut-être justement parce qu'elles comprennent que ce jeu de massacre vient de l'intérieur ; qu'il est perpétré par un homme qui, au fond, est de leur côté, qui veut continuer de croire en l'amour autant qu'elles-mêmes, malgré tout, mais que son génie de romancier oblige à décrire dans sa plus cruelle nudité. Un peu comme Balzac (et nous y revoilà), qui proclamait écrire à l'ombre du trône et de l'autel, mais qui, dès qu'il prenait la plume, ne cessait de montrer comment et pourquoi le trône et l'autel étaient irrémédiablement condamnés. Pour ce qui est de l'amour lui-même, c'est peut-être du côté de Stendhal qu'il faudrait chercher des points de concordance. Mais, là, j'en ai vraiment assez ; au moins pour ce soir.


Mercredi 25 janvier

Midi. – À la page 235 de La Carte et le Territoire, on tombe sur une énorme bourde, due évidemment à Houellebecq, mais qui prouve en outre que, chez les éditeurs en général et chez Flammarion en particulier, les livres sont relus par des gougnafiers, voire pas relus du tout. Voici ce qu'on lit : « Il se souvenait également [Jed Martin] de “La force tranquille”, ce slogan inventé par Jacques Séguéla qui avait permis, contre toute attente, la réélection de François Mitterrand en 1988. Il revoyait les affiches représentant la vieille momie pétainiste sur fond de clochers de villages. Il avait treize ans à l'époque, etc. » Or, c'est évidemment en 1981 que ce slogan a permis non la réélection mais l'élection de Mitterrand. Que Houellebecq se soit emmêlé les crayons, c'est tout à fait plausible, et même compréhensible ; ce n'est en tout cas pas moi qui lui jetterai la pierre : d'un bout à l'autre du Chef-d'œuvre, à propos de Charlie et de son père, j'ai imperturbablement confondu les Kabyles avec les Berbères sans jamais m'en apercevoir, à aucun moment de l'écriture ni dans l'une ou l'autre de mes nombreuses relectures. Mais au moins, là, c'était une bourde que le correcteur des Belles Lettres n'avait aucun moyen de détecter (Charlie, après tout, aurait très bien pu être réellement kabyle…). Tandis que la confusion entre les deux élections de “la vieille momie pétainiste” aurait dû sauter aux yeux de n'importe qui, à plus forte raison d'une personne dont c'est le métier de traquer ce genre d'absences. Du boulot de Berbère, quoi.


Jeudi 26 janvier

Neuf heures du matin. – J'ai terminé La Carte et le Territoire peu avant huit heures, ce matin. Aussitôt, la question a surgi : que lire après Houellebecq ? Ce n'est pas une question qu'entraînent tous les écrivains que l'on aime ; certains seulement ; ceux qui ont une voix particulière, une manière unique de chuchoter dans les ténèbres, qui font de leur œuvre une sorte de profonde ornière, de laquelle, chaque fois que l'on s'y risque à nouveau, on a bien du mal à ressortir. On a l'impression – et elle peut durer plusieurs jours – que tout autre écrivain que l'on abordera derrière, même si on le connaît et l'aime déjà, sera forcément un peu plat ; décevant, en tout cas ; frustrant ; et nous donnera l'impression bizarre de s'exprimer en une langue vaguement étrangère. Balzac fait partie de ceux-là ; Simenon aussi, dans une mesure moindre. Et Houellebecq, donc. Évidemment, de ces trois-là, le contemporain est le moins dangereux, dans la mesure où son œuvre est beaucoup plus restreinte en volume : arrive assez vite le moment où l'on est bien obligé de sauter hors de l'ornière, puisque le chemin s'interrompt. Cela ne résout pas le problème que je posais : que lire ensuite ? Tout à l'heure, j'ai “botté en touche”, comme aiment à ânonner mes ex-confrères, en reprenant le court mais remarquable essai que M.H a consacré à Lovecraft en 1991, c'est-à-dire aux premières lueurs de l'aube de sa carrière. J'ai doublement bien fait. D'abord parce qu'il m'est apparu que le misanthrope raciste de Providence pourrait constituer un excellent sas de réacclimatation à la littérature non-houellebecquienne (il faudra quand même se méfier : Lovecraft est lui-même un écrivain puissamment ornièreux…) ; ensuite parce que, dans les dernières pages de l'essai, je suis tombé sur l'une de ces “pierres d'attente” que j'évoque ici depuis quelques jours. Dans ce passage, Houellebecq essaie d'imaginer l'horreur et la détestation qu'inspirerait notre monde à Lovecraft, lui qui détestait déjà si bien le sien. Il énumère brièvement quelques bonnes raisons de haïr en effet notre société : mercantilisme, publicité, culte “absurde et ricanant” de l'efficacité économique, etc. Et, alors, arrivent ces deux phrases : « Pire encore, le libéralisme s'est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. » Sur cette pierre d'attente, à peine discernable dans l'ensemble du texte, reposera entièrement, trois ans plus tard, Extension du domaine de la lutte.

Et je crois que je vais réellement relire deux ou trois “grands textes” de Lovecraft.


Samedi 28 janvier

Sept heures et demie. – La journée d'hier fut essentiellement hospitalière et autoroutière, puisque nous sommes restés à la clinique de l'Europe, Rouen, d'une heures de l'après-midi à près de sept heures du soir ; tout cela parce que Madame Catherine voulait qu'on lui remît le pouce gauche en état de marche – ce qui fut fait. Mais, naturellement, comme je le prévoyais, cela ne fut pas fait à l'heure dite. Le rendez-vous au service de chirurgie “ambulatoire” était à deux heures. (Il faut vraiment que nous soyons des branquignols au carré, pour réussir à avoir une heure d'avance sur un trajet d'une heure cinq ou une heure dix. Mais enfin…)

Rendez-vous à deux heures, donc : en moi-même, j'étais persuadé que personne ne viendrait chercher Catherine avant quatre heures (mais je n'en disais rien, pour éviter de désespérer Billancourt) ; comme il n'y avait qu'une pauvre chaise dans la chambre, mais que le palier d'accueil était, lui, nanti de fort confortable fauteuils, nous nous séparâmes : après tout, je n'étais que le chauffeur, et on n'a jamais vu un chauffeur partager la chambre de la patronne – en tout cas pas au vu et au su d'un personnel hospitalier par ailleurs exemplaire.

Exemplaire mais en retard, donc, puisque, en effet, je vis Catherine se diriger vers l'ascenseur – sur son lit à roulettes poussé par un grand nègre à la mine avenante – juste avant que ne sonnassent quatre heures. Dans l'intervalle, j'avais eu le loisir de terminer Dans l'abîme du temps, puisque je m'étais muni du premier volume de Lovecraft, le meilleur, celui qui contient le cycle de Chthulu. Après un petit séjour à l'air libre, le temps de fumailler une demi-pipe, je retrouvai mon fauteuil et attaquai L'Abomination de Dunwich, avant de passer à Celui qui chuchotait dans les ténèbres. J'étais bien installé, le lieu était étonnamment peu bruyant, les dirigeants de la clinique – grâce leur soit rendue pour les cinq générations à venir – n'ayant pas jugé utile d'installer des téléviseurs au plafond, comme c'est désormais le cas à peu près partout. Je ne m'impatientais pas, vu que je ne m'attendais pas à ce que Catherine remontât du bloc avant au moins cinq heures et demie : elle fut de retour dans sa chambre à six heures moins dix et, une grosse demi-heure plus tard, nous quittions Rouen pour la maison – où j'avais pensé à mettre du riesling au frais, que je sirotai dès notre arrivée, et tout le temps que dura le Planète terreur de Robert Rodriguez.

Finalement, ce fut plutôt une bonne journée.


Lundi 30 janvier

Sept heures. – C'est juste après avoir franchi le mitant du livre que j'ai finalement abandonné la lecture des Aventures d'Oliver Twist, roman assez ennuyeux, à l'humour et à l'ironie beaucoup trop appuyés, aux personnages tout d'une pièce et souvent caricaturaux, au jeune héros pratiquement inodore et sans saveur. J'espère avoir plus de chance avec David Copperfield, qui m'attend sur la table du salon. Ma déception face à Oliver Twist m'a d'autant plus étonné que je gardais, et garde encore, un excellent souvenir des Grandes Espérances, du même Dickens. En attendant, afin de ménager un no man's land net entre les deux romans, le rejeté et l'appelé, je relis vaguement L'Imparfait du présent de Finkielkraut.

– Je ne suis pas sûr d'avoir noté ici que, Catherine ayant arrêté de fumer il y a maintenant trois bonnes (ou plutôt mauvaises…) semaines, j'avais de mon côté renoncé à la cigarette au profit de la pipe, comme je l'ai déjà fait plusieurs fois par le passé. Au bout de deux semaines, j'étais fort content de constater qu'un paquet de 50 grammes d'Amsterdamer me “faisait” six jours, ce qui revenait à diviser ma consommation presque par trois (et à réaliser des économie substantielles, puisque le dit paquet ne vaut que 8,30 €). Et de quoi me suis-je aperçu, avant-hier, en allant en acheter un nouveau, de paquet ? Qu'ils n'étaient plus, désormais, de 50 grammes, comme durant ma folle jeunesse, mais seulement de 40 ! Si bien que, d'un seul coup, d'une seconde sur l'autre, je me suis trouvé consommer encore moins que ce que je croyais. En fait, je fume deux pipes par jour : la première, que je bourre le matin, me dure jusqu'au début de l'après-midi ; ensuite je cesse de fumer jusqu'au moment du repas de Bergotte, soit six heures ; c'est alors que je bourre la seconde pipe que, généralement, je ne termine que le lendemain matin, avec le premier café.


Mardi 31 janvier

Sept heures dix. – Matinée plutôt agitée, suivie d'un après-midi quasiment “blanc”, dans la mesure où il me faudrait faire un réel effort de mémoire pour pouvoir dire comment je l'ai occupé ; en réalité, je crois que je ne l'ai pas vraiment occupé ; que je suis resté au bord, en marge ; le regardant couler comme une rivière froide et me gardant bien d'y risquer un orteil. Ce matin, en revanche, nous avons, Catherine et moi, enchaîné les visites aux diverses échoppes qui nous permettent de ne pas mourir de faim, avant de finir en apothéose à l'agence pacéenne du Crédit mutuel : il s'agissait d'y ouvrir force livrets d'épargne (qui, à l'heure actuelle, ne servent pratiquement plus à rien, tant les taux d'intérêt sont proches du zéro ; mais enfin, il faut bien entreposer l'argent quelque part), ce qui fut fait en un temps satisfaisant, c'est-à-dire moins d'une demi-heure pour trois ouvertures. C'était une manière bien raisonnable et prévoyante de terminer le mois.

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