jeudi 29 décembre 2016

Novembre 2016









TRISTESSE DU FANTÔME









Mardi 1er novembre

Sept heures dix. – Il me semble qu'en me faisant commencer ma retraite par un jour férié, le destin fait preuve d'une ironie déplacée : comment apprécier le fait de ne pas travailler si les autres ne foutent rien non plus ? Déjà que la différence ne pouvait pas être vraiment sensible, dans la mesure où je n'allais plus du tout à Levallois depuis six mois, là, ça devient tout à fait irréel ; et d'autant plus si, comme il est prévu, je continue à piger pour FD. Finalement, la seule différence vraiment sensible, ce sera les mille euros que je vais gagner en moins chaque mois : belle opération. Heureusement que les piges dont je parlais devraient me permettre de doubler, ou peu s'en faut, cette pension de traîne-misère.

– J'en ai fini avec le journal de Morand. Il est sans doute assez ridicule de l'avouer, mais sa mort m'a rendu triste pendant au moins une heure, après avoir refermé le volume. Je suis passé à Claude Roy, dont j'avais lu un livre voilà une quarantaine d'années, à l'instigation de Carlos (impossible de me rappeler son titre, par exemple). Celui d'aujourd'hui s'intitule Moi, je, c'est le premier volume de ce qu'on pourrait appeler une autobiographie. Après une cinquantaine de pages, je ne peux pas dire que je sois soulevé par l'enthousiasme. S'il continue à m'emmerder avec ses introspections tarabiscotées, je sens que je ne tarderai pas à l'abandonner pour passer chez Jean d'Ormesson.

Oui parce que, sur les incitations de Morand, j'ai fait venir Au plaisir de Dieu, que je n'ai jamais lu et dont il dit du bien. Après tout, on peut aussi, de temps en temps, donner leur chance aux écrivains vivants, même s'ils semblent l'être pour peu de temps encore. Si lui aussi me déçoit, eh bien, je reviendrai à Morand, mais côté nouvelles cette fois, puisque je possède les deux volumes de Pléiade qui les réunissent.


Mercredi 2 novembre

Huit heures moins vingt. – Ça s'annonce très bien, cet Au plaisir de Dieu : sans génie sans doute, mais avec beaucoup de grâce, d'humour, d'aisance et, donc, finalement, de talent. Il faudra voir si d'Ormesson “tient” les six cents pages.

– Sinon, comme nous étions au Jour des morts, j'ai regardé trois épisodes de The walking dead, série dont le succès devient pour moi un mystère de moins en moins élucidable, à mesure que j'avance dans la deuxième saison ; qui, pour ma part, est appelée à demeurer la seconde : il ne faut pas abuser de l'auto-punition.


Vendredi 4 novembre

Sept heures dix. – J'ai passé un gros tiers de la journée – de la journée “utile” – à écrire plus de dix mille signes à propos de la pauvre Sophie Daumier et du détestable Guy Bedos. À peine avais-je fini de relire et corriger l'ultime paragraphe que Florian me téléphonait, afin de me demander six mille signes pour lundi, consacrés, eux, à Emmanuel Macron : voilà une retraite qui commence drôlement.

– Hier après-midi, je me suis avalé d'un coup les six derniers épisodes de la deuxième saison de ma série de zombis. Le tout ne m'a pas pris beaucoup plus que deux heures, tellement j'ai passé de scènes interminablement bavardes en accéléré. Et, malgré l'assurance de Michel Desgranges, comme quoi la saison 3 est nettement meilleure, plutôt crever que de m'y laisser prendre. Mais, comme j'avais tout de même envie de dépenser un peu d'argent, je viens de commander le volume de la Pléiade consacré aux romans de Paul Morand, ainsi qu'un livre d'Henri Béraud, La Gerbe d'or. Bien qu'en ayant entendu parler cent fois, dans les mémoires, journaux, correspondances des uns et des autres de cette époque, je n'ai encore jamais lu une ligne de cet écrivain, prix Goncourt en je ne sais plus quelle année pour son mince roman, Le Martyre de l'obèse ; soudain, il m'est apparu que cet état d'ignorance devait cesser. C'est lui, Béraud, qui, dans les années 20, avait lancé par voie de presse une assez violente attaque contre la NRF, parlant à cette occasion de littérature girarde, gallimardeuse et farigoulesque ; lui encore, l'auteur de la formule bien connue : La nature a horreur du Gide.


Samedi 5 novembre.

Sept heures dix. Au plaisir de Dieu, donc. J'en ai lu avec beaucoup de plaisir les cinquante premières pages : je trouvais que d'Ormesson avait une façon très agréable de planter le décor du roman qui allait venir, d'en dresser le cadre, un peu comme le fait magnifiquement Balzac dans nombre de ses romans des Scènes de la vie de province. Passé la centième, il m'a semblé que, pour un roman de six cents pages, l'exposition commençait à devenir un peu large. Et j'ai finalement compris que ce que j'attendais, la mise en branle de personnages, leurs interactions, ce qui allait leur arriver, etc., j'ai compris que tout cela ne se produirait jamais. Pour la raison que d'Ormesson n'a pas écrit un roman (au sens où je l'entends, au moins), mais construit une sorte de théâtre de marionnettes, ou d'ombres chinoises, qui ne sont là que pour illustrer sommairement ce que raconte la voix off – et qui est d'ailleurs loin d'être inintéressant. En fait, pour donner une idée encore plus précise de ce livre, je dirais que son équivalent moderne le plus proche serait le “docu-fiction”, ce genre d'émissions de télévision didactiques, le plus souvent à caractère historique, où l'on illustre le propos du narrateur invisible au moyen de courtes saynètes sommairement interprétées par des figurant en costumes et muets. Encore une fois, ce n'est pas que ce que raconte d'Ormesson soit dépourvu d'intérêt, bien au contraire ; et c'est en outre écrit dans une langue agréable, quoique sans trace de génie. Mais c'est que, au bout de trois cents pages, cela devient un tantinet ennuyeux, que le spectateur a envie de quitter son fauteuil, de sauter sur la scène, d'arracher le rideau, de pénétrer dans les coulisses, d'écouter résonner les éclats de voix, les pleurs, les cris, les larmes, les grincements de dents, bref : d'entrer dans un roman ; désir dont on sent qu'il sera insatisfait jusqu'au bout. Et, du coup, ayant atteint la gage 350, on referme le livre, en se résignant d'autant mieux à n'en pas connaître la fin que, d'une certaine manière, on en est encore à attendre le début.


Dimanche 6 novembre

Quatre heures. – André m'a téléphoné hier, ayant un petit service à me demander. Il a commencé par me surprendre en m'apprenant que Maurice, le père de Philippe Bernalin, était toujours vivant (sa mère, elle, est morte d'un cancer au début des années 2000), me spécifiant qu'il avait “passé 90”. Il doit même les avoir assez largement passés, à mon avis : je le pense plus proche de 95 que de 90. Bref, il se trouve que, ayant déjà édité un petit livre autobiographique au milieu des années soixante-dix (à la Pensée universelle…), Maurice s'est remis à écrire ces dernières années et que, comme il s'interrogeait devant eux du moyen de trouver un éditeur pour y publier ses “œuvres complètes” en un seul volume, André et Kent lui ont suggéré l'auto-édition, du genre “Blurb” je suppose, idée qui a emballé Maurice. Le service pour lequel André comptait sur moi était de relire et corriger son manuscrit d'environ 300 000 signes ; j'ai naturellement dit oui, et m'y suis mis aussitôt le texte reçu.

Toute la journée d'hier, j'ai relu ce que Philippe m'avait déjà donné à lire il y a  plus de 30 ans, à savoir le petit livre de la Pensée universelle. Aujourd'hui, je suis “entré dans le dur”, si je puis dire. Il s'agit d'une suite de chapitres sans ordre, alignés comme ils sont venus à l'auteur, et emplis de tout un fatras mêlant des faits d'autobiographie avec d'assez filandreuses réflexions sur les “grands sujets” de l'existence : c'est parfois assez éprouvant.

Mais ce qui l'est le plus, au stade où je suis parvenu, c'est-à-dire à la moitié de l'ensemble, c'est cet énorme et assourdissant “blanc”, constitué par la mort de Philippe. Pour l'instant, trois lignes seulement lui ont été consacrées, et elles m'ont glacé, dans un premier temps. Elles interviennent alors que Maurice vient de parler de la maladie et de la mort de Jeanne, sa femme ; les voici :  « Le cancer peut-il être aussi la suite logique de réminiscences, de dépressions consécutives à un décès ? Nous perdîmes en 1985 un troisième enfant, âgé de 28 ans, victime également d’un cancer contre lequel il lutta deux ans, en vain. Les deux autres enfants étaient morts quelques heures après leur naissance, victimes d’un accès d’albumine. Ce sont des épreuves qui marquent la vie d’un couple et renforcent leur besoin de se soutenir. »
 
Il m'a fallu près d'une heure pour comprendre que cette façon, quasi monstrueuse, de mettre exactement sur le même plan, la mort de deux enfants à la naissance, survenue plus d'un demi-siècle auparavant, avec la disparition, à 28 ans, de son fils finalement unique, était probablement la seule manière que Maurice avait pu trouver pour, une fois Jeanne disparue à son tour, ne pas être totalement écrasé par la mort de Philippe (dans le culte exclusif de qui elle et lui ont vécu durant plus de 15 ans, je puis en témoigner). Amalgamer dans un même malheur la mort de son fils avec le passage très fugitif de deux nouveaux-nés, aussitôt évanouis qu'apparus, était sans doute le seul moyen de rapetisser le malheur en question, en plus de l'éloigner dans le temps, de se persuader que ces trois événements étaient strictement équivalents et que, donc, on pourrait survivre au dernier en date comme on s'était, en leur temps, remis des deux autres. Cette “tactique de survie” vertigineuse, je suppose qu'elle n'est apparue chez Maurice qu'après la mort de Jeanne, celle-ci ayant toujours eu davantage les pieds ancrés au sol que lui : elle disparue, il est passé de l'état de ballon captif à celui de ballon errant. Les réflexions et les souvenirs que cela déclenche chez moi me rendent, finalement, la lecture du manuscrit de Maurice plus pénible que je n'aurais pu le penser. Beau cadeau qu'André m'a fait là…


Lundi 7 novembre

Huit heures moins le quart. – Je ne suis pas vraiment remis de ce que je racontais hier soir. En fait, si j'avais su ce qui m'attendait, j'aurais refusé à André le service demandé. Déjà, le fait de savoir Maurice encore de ce monde m'a ébranlé plus que je ne l'aurais cru et souhaité : d'une certaine manière, cela signifiait que ce que je croyais être mon passé était encore en prise avec mon présent, et que Philippe n'était pas tout à fait mort, alors que, finalement, il m'aurait arrangé qu'il le fût, depuis le temps que je vis sans lui. S'ajoute à cela le fait que j'ai l'impression de replonger dans un entre-deux incertain, marécageux, pénible, angoissant : celui, de quelques années, qui a séparé la mort de Philippe du moment où, par une sorte de sursaut d'égoïsme, j'ai décidé de rompre avec ses parents, c'est-à-dire avec ces sortes de grand-messe qui réunissaient périodiquement, dans le petit pavillon de Caluire, les desservants du culte autour des deux grands-prêtres.

Que le livre de Maurice soit un fatras incohérent ne me gêne évidemment pas : je m'y attendais, il ne pouvait pas en être autrement. Quand André, au téléphone, m'a dit : « Il a toute sa tête. », je n'ai rien trouvé à répondre, mais j'ai senti que, tout en ne mentant pas, il parlait d'autre chose que de la réalité. La réalité, après avoir lu un gros tiers de cette espèce de Necronomicon lyonnais, est que, en effet, Maurice a gardé “toute sa tête” ; le problème est que c'est la sienne. Au fond, j'aurais trouvé plus rassurant qu'il devienne gâteux, ou fou, idiot, que sais-je. Il semble, d'après ce que je lis, qu'il soit resté ce qu'il était (un personnage lunaire qui, déjà à l'époque, du vivant de Philippe, me semblait parfois vaguement inquiétant), mais s'enfermant de plus en plus dans une cuirasse qui, seule, lui permet de survivre aux coups multiples et invraisemblablement cruels que la vie lui a infligés ; le dernier étant de le maintenir en vie aussi longtemps, après tous les gens qui ont donné à son existence un certain sens, ou au moins un peu d'amour.

Mais, aussi incohérent qu'il soit dans cet écrit, Maurice me rend Philippe, et je n'y tenais pas plus que ça. J'ai rangé Philippe dans une vieille malle, aussi rassurante qu'une armoire de grand-mère, et j'escomptais qu'il n'en sortirait plus. En gros, je me voyais protégé de lui par ma propre vieillesse, par ce fossé énorme entre sa mort et ce moment où j'écris. Il m'avait fallu deux décennies pour parvenir à le mettre à distance de moi (et l'irruption de Catherine dans ma vie n'a pas été étrangère à cela) ; j'y pensais encore, bien entendu, mais moins, et d'une manière détachée. Il me semblait que, marqué de rides, physiques ou morales, je n'avais plus de comptes à lui rendre. Et voilà qu'il ressurgit, presque vif, des phrases amphigouriques et absurdes de son père, auxquelles je me suis engagé à rajouter des virgules manquantes ou des accords de participes. Il me semble qu'il me regarde faire, avec ce petit sourire qu'il avait et que je suis bien incapable de définir : c'est la première fois, depuis trente ans, que je vois Philippe sourire ; je ne me rappelais que son rire.

Il est vrai que nous avons ri beaucoup. Alors que le sourire n'est pas tellement une affaire de jeunes gens : trop d'appétit pour ces demi-teintes, pas assez de mots, encore, pour ce que les sourires sous-entendent généralement. D'ailleurs, si je repense aux quatre ou cinq autres de la même époque, je les vois rire mais jamais sourire. Sauf André : tout jeune, il était déjà doué pour le sourire, qui lui était et lui reste naturel. Lui, en revanche, je n'entends pas son rire, mais je vois le plissé de ses yeux. Quant à Philippe, puisqu'on en parle, je m'aperçois avec une certaine consternation fataliste que j'ai aussi totalement perdu le son de sa voix. Je peux retrouver et ramener deux ou trois des choses qu'il m'a dites, mais pas sa voix, aucune inflexion, rien. Trente-et-un an après sa mort, pas loin du “jour pour jour”, c'est la première fois que je me rends compte de cela : que le temps m'a rendu Philippe muet. Maudit Maurice.


Mercredi 9 novembre

Sept heures dix. – Il va de soi que je me fiche comme d'une cerise que la Maison Blanche, l'année prochaine, soit occupée par celui-ci ou par celle-là. Et pourtant, quelle jubilation, ce matin, lorsque Catherine, levée avant moi, m'a cueilli au saut du lit pour m'apprendre la victoire, cette nuit, de Donald Trump ! Imaginer, des deux côtés de l'Atlantique, tous ces chevaliers à la triste figure, avec leur solide gueule de bois du lendemain, les artistes, les chanteurs, les comédiens, les journalistes, les blogueurs, etc., tous merveilleusement persuadés, jusqu'à hier, qu'un homme qu'ils trouvaient à ce point détestable ne pouvait décemment pas être élu, que c'était impossible, que les sondages étaient avec eux, et puis ceci, et encore cela. Et les voir depuis ce matin, aussi glorieux et flambants que des pélicans mazoutés… vraiment, on aurait tort de bouder son plaisir. Il ne manque plus que d'envoyer la Le Pen à l'Élysée pour que les réjouissances touchent à leur paroxysme.

– Commencé cet après-midi les Mémoires du baron de Besenval (1721 – 1791). Ce sont des sortes d'historiettes, sans doute moins relevées que celle de Tallemant, un siècle plus tôt, mais tout de même savoureuses, concernant les règnes de Louis XV et de son successeur. En tout cas pour les cinquante pages que j'ai lues jusqu'à présent.

– Mis en appétit “mémoriel”, j'ai voulu, tout à l'heure, commander les mémoires de la Grande Mademoiselle, ainsi que ceux de M. de Bassompierre : échec dans les deux cas, pas moyen de trouver une édition récente, et donc bon marché,  de ces œuvres. C'est à des carences inadmissibles comme celles-là – et dont tout le monde se bat l'œil, bien entendu – que l'on s'aperçoit dans quel gouffre tiers-mondialisé nous sommes en train de glisser. Nous aurons bientôt le niveau de culture d'un émirat pétrolifère ou d'un royaume nègre, et personne n'en aura rien à foutre, ni même ne comprendra que l'on puisse encore être trois ou quatre à s'en désoler.

– Côté FD, je m'attendais à être tranquille jusqu'à lundi prochain, et pas du tout : dès aujourd'hui, à peine bouclé le numéro, j'ai été requis pour le suivant. Punition : six mille signes à propos de Mimie Mathy, pure routine. Je ne sais pas si les choses vont durer ainsi, mais enfin, si je fais le compte, je m'aperçois que, durant les dix premiers jours de ma retraite, j'ai déjà gagné (virtuellement, certes : je ne verrai pas arriver le moindre sou avant la seconde quinzaine de janvier) à peu près les quatre cinquième de mon ancien salaire mensuel. Même si le rythme se ralentit, et il va évidemment le faire, je vais me retrouver à gagner autant qu'avant, plus ma retraite. Il y a un côté vertigineux et absurde, là-dedans.

– Je crois avoir oublié de noter que, voilà trois ou quatre jours, nous avons ressorti et accroché au cerisier la cabane à graines des oiseaux. Pour l'instant, on ne voit guère que des mésanges, bleues et charbonnières, et encore pas très nombreuses.


Jeudi 10 novembre

Sept heures dix. – Je disais à Catherine, il y a un moment (devant notre soupe aux légumes : bienfait de l'automne revenue), que j'avais, cet après-midi, relu dix pages supplémentaires du fatras de Maurice Bernalin, et que je ne pouvais pas faire plus (à trente pages de la fin…), parce que ça me donnait envie de pleurer. Je ne mentais ni même n'exagérais. Il ne s'agit pas, évidemment, de me mettre à sangloter physiquement. Mais il est certain que cette lecture me rend infiniment triste. En réalité, sur ces dix pages quotidiennes, je passe par trois phases, se succédant assez rapidement. D'abord j'ai tendance à m'esclaffer devant les délires ébouriffants, les coq-à-l'âne, etc. ; puis vient l'énervement, face aux contre-vérités manifestes, aux absurdités prises pour argent comptant (je disais à Catherine que, parfois, Maurice me fait penser à Ludovic), aux théories absconses ; et, enfin, arrive cette profonde tristesse dont je parlais. Je crois qu'elle est due au fait que, à un certain moment, Philippe s'invite à mon épreuve. Je le vois, prenant connaissance en même temps que moi des délires séniles de son propre père ; je lui imagine une tristesse filiale, lui invente, même, une certaine culpabilité : celle du fils déserteur qui, s'il était resté là, aurait su, peut-être par sa simple présence sublunaire, empêcher son père de devenir ce vieillard pitoyable, se protégeant comme il le peut du malheur qu'il lui a infligé en mourant. Ce livre de dément, c'est la carapace dont Maurice n'aurait eu nul besoin si Philippe était resté de ce monde. Et cette tristesse que j'impute à un fantôme, c'est évidemment sur moi qu'elle retombe.


Dimanche 13 novembre

Sept heures et quart. – J'en ai fini hier après-midi, de mon éprouvant pensum de relecture, et j'ai renvoyé ce matin le texte à André. Il me reste maintenant à oublier cet épisode malencontreux, ce que je vais tenter de faire le plus rapidement possible.

– Reçu avant-hier les romans de Paul Morand (Pléiade), dont je n'avais jamais lu aucun. J'ai commencé, hier, par Lewis et Irène, et enchaîné aujourd'hui avec Bouddha vivant. Le premier souffre à mes yeux des mêmes défauts que les nouvelles de jeunesse (Tendres Stocks, Ouvert la nuit, etc.), à savoir que Morand y cède à sa facilité de trouver des images frappantes, souvent neuves d'ailleurs. Le résultat est qu'elles s'affadissent au contact les unes des autres, par leur surabondance même. Du reste, il me semble me rappeler que, en d'autres termes, c'est déjà le reproche que lui faisait Proust dans sa préface à Tendres Stocks (qui est en outre un bien mauvais titre). Le résultat est que ces textes qui ont fait la réputation de Morand dans les années vingt, et qui ont fait de lui, alors, l'écrivain de la modernité, ces textes paraissent aujourd'hui nettement plus “datés” que ceux des années cinquante et soixante. C'est un défaut (ou une faiblesse, comme on voudra) dont il s'est d'ailleurs corrigé assez vite, puisqu'il est déjà moins visible dans Bouddha vivant, postérieur de seulement quatre ans à Lewis et Irène (1923 et 1927). Je suppose qu'il doit avoir tout à fait disparu dans Le Flagellant de Séville, de trente ans postérieur, et que je compte lire ensuite. Tout comme je n'en avais pas trouvé trace dans les grandes nouvelles de la même époque (Hécate et ses chiens, Milady, Parfaite de Saligny, etc.)

Parallèlement, j'ai rouvert en fin d'après-midi les Choses vues de Hugo.


Lundi 14 novembre

Sept heures et quart. – Reçu ce matin, de la Carsat normande, ma “notification de retraite”, c'est-à-dire quelque chose comme mon acceptation définitive et mon entrée en gloire dans la grande famille des vieux branleurs parasitaires. L'intérêt de ce document, c'est qu'il permet la mise à feu de la caisse complémentaire (AGIRC), censée me verser la deuxième partie du misérable pécule qui va me permettre de continuer à nourrir épouse, chien et chats, ainsi que moi-même, durant les quelques années me restant (ou à eux).

– Par mail, Michel Desgranges m'a signalé deux séries télévisées nouvelles (une très nouvelle, l'autre un peu moins), qu'il vient d'acquérir. Il se trouve que, samedi et dimanche prochains, deux des chaînes OCS, dont je dispose dans mon “bouquet”, vont diffuser chacune les deux premiers épisodes des séries en question (une série par chaîne : je ne suis pas sûr que ma phrase soit bien claire) ; nous allons donc pouvoir juger sur pièces. Si elles nous plaisent, nous nous abstiendrons de regarder la suite les semaines suivantes, préférant attendre la mise en vente des DVD, qui permettent une vision en continu.

– Fini Bouddha vivant en milieu d'après-midi et commencé aussitôt France-la-Doulce, sorte de pochade satirique sur le milieu cinématographique des années trente (le roman est de 1934), qui n'a pas peu contribué à la réputation sulfureuse de Morand, en raison de l'antisémitisme qui s'y donne à voir sans complexe. Mais s'agit-il vraiment d'antisémitisme ? Ça ne m'a pas sauté aux yeux. Morand dresse une galerie de personnages à la moralité douteuse (mais très attachants), sortes de chevaliers d'industrie fort pittoresques, gravitant tous dans la production cinématographique. Or, il est difficile de nier que, en France comme à Hollywood, les Juifs étaient particulièrement bien représentés dans cette branche. Du reste, il n'y a pas que des Juifs, parmi les producteurs de Morand, mais aussi des Grecs, des Arméniens, etc. Il exagère leurs travers et leur côté “aventurier de la finance” ? Sans doute ; mais, encore une fois, il s'agit d'une satire délibérée. Et, à tout prendre, les comédiens qu'il met en scène, parfaitement “de souche”, eux, ne s'en tirent pas beaucoup mieux que leurs producteurs et metteurs en scène juifs. Et puis, à la fin des fins, qu'est-ce qu'on en a à faire, que Morand ait été ou non antisémite ? Qu'est-ce que cela a à voir avec la qualité plus ou moins grande de son roman ? Je n'aurais même pas dû aborder cet aspect de la question, parce qu'il est sans le moindre intérêt. Mais à force d'être environné, pressé, menacé par des armées d'apprentis chasseurs de racisme, on finirait, sans bien s'en aviser, par en laisser s'installer un petit à l'intérieur même de sa propre tête. Pas de ça, Lisette !


Mercredi 16 novembre

Trois heures. – Matthieu Woland, qui a réactivé son blog voilà quelque temps, y publie à l'instant un billet intitulé : Macron, Fillon, Le Pen, quelle importance ? Je saute directement à sa conclusion, qui est la suivante :

« L’heure n’est plus au vote. L’heure n’est plus au changement. L’heure est à l’acceptation qu’Elvis est sorti de l’immeuble et que la fête est terminée. C’est la seule option pour ceux qui veulent encore sauver quelques restes à transmettre à des enfants pour lesquels nous avons construit un monde à la Mad Max où malheureusement les jolies filles seront voilées et non en tenues ultra-sexy. Arrêtons de pleurnicher. Acceptons le fait que nous nous asseyons tous volontairement sur le plug anal vissé à notre chaise de boulot tous les matins et tirons-en les conséquences idoines. »

Ce constat que nous sommes entrés dans une sorte d'au-delà de la politique, dans lequel la politique traditionnelle n'a plus que faire, semble déboucher chez lui sur une volonté, ou au moins un désir, de passer à d'autres formes d'action, que j'imagine plus radicales, ou en tout cas d'une autre nature ; chez moi, qui ai fait à peu près le même, il conduit à un à-quoi-bon et à une tentation du retrait complet : c'est sans doute ce qui différencie l'homme de 60 ans ne laissant rien ni personne derrière lui de celui de 35, père de famille. C'est en tout cas ce qui fait que je vais très probablement m'abstenir de voter à toutes les élections qui se présenteront désormais.


Jeudi 17 novembre

Sept heures et quart. – Je pensais tout à l'heure, juste avant notre rapide dîner, avec un certain amusement, à ces gens, ces “blogogens”, pour qui je représente une sorte d'archétype du raciste. J'y pensais parce que ma tontine de l'après-midi (que j'espère être, comme chaque année à cette époque, la “der des der”) a mécaniquement entraîné un apéritif, lequel a, tout aussi mécaniquement, fait que j'ai dû choisir un accompagnement musical sur l'iPod, silencieux et patiemment fiché sur sa console depuis la dernière libation. Depuis plusieurs semaines, c'est Keith Jarrett qui les accompagnait, ces raisonnables beuveries ; éprouvant le besoin de changer, mais sans rupture violente, j'optai ce soir pour Nat King Cole – le chanteur. C'est précisément en l'écoutant, et en retombant comme chaque fois sous son charme, son élégance, cette espèce de distance nonchalante qu'il met toujours entre lui et ce qu'il interprète, que je me suis dit (mais je le savais déjà) que je me foutais absolument de la couleur de peau des gens, et aussi de leur sexe ; que la ligne de fracture, à mes yeux, passait plutôt entre l'aristocratie et la plèbe. Or, qui est plus aristocratique que Cole ? Que Lester Young ? Que Jarrett ? Qui l'est moins que ces horripilants petits chanteurs de chez nous, qui se prétendent musiciens, “artistes”, et n'ont jamais rien de plus pressé que de venir se rouler dans la fange télévisuelle ? Qui porte plus haut les couleurs de la “cause des femmes” que Billie Holliday, Ella Fitzgerald ou Maria Callas ? En réalité, nos petits racialistes vouent un tel culte à la bassesse et à l'insignifiance qu'ils ne peuvent que haïr les noms que je viens de citer en passant. Ils les haïraient, s'ils les connaissaient comme je tente de les connaître.


Vendredi 18 novembre

Sept heures et quart. – Il était déjà plus de midi quand un titre d'Atlantico, saisi au vol, m'a rappelé qu'hier soir avait eu lieu un nouveau “grand débat” entre les prétendants de la droite (et du centre, ajoute-t-on généralement, sans doute pour amuser les enfants), ce que je m'étais empressé d'oublier. Je n'ai même pas cliqué pour lire l'article correspondant, me fichant comme d'une cerise de savoir qui va l'emporter sur tous les autres, dans la mesure où je suis bien certain de ne jamais voter pour aucun d'entre eux. Cela dit, et j'admets qu'il y a là un manque flagrant de cohérence, je serais ravi si Nicolas Sarkozy pouvait se faire éliminer dès dimanche prochain de cette ridicule compétition, en voyant son ex-Premier ministre lui passer devant dans le dernier quart d'heure. D'autant que, comme je le disais tout à l'heure à Catherine, si on me contraignait, revolver à la tempe, à aller voter à cette primaire, c'est probablement François Fillon qui aurait ma voix. Mais comme personne, à ce jour, n'a exercé sur moi la moindre pression physique pour m'envoyer aux urnes, il lui faudra bien se passer de mon appui.

– Commencé cet après-midi Le Flagellant de Séville, mais plusieurs fois interrompu, comme presque tous les jours désormais, par des attaques de sommeil auxquelles il m'est impossible de résister, ce qui m'exaspère.

– Reçu un mail de France Dimanche, mail envoyé à ceux qui quittent le navire, aux “voyageurs de la charrette”, dont le but était de nous demander si la date du 15 décembre nous convenait pour le pot de départ. J'ai aussitôt répondu (mais très gentiment) que la date me convenait d'autant mieux que je n'avais nullement l'intention d'honorer cette manifestation festive de ma morose présence.


Dimanche 20 novembre

Sept heures et quart. – À force d'y penser et d'en parler… Hier, l'évidence m'a soudain sauté aux yeux : l'idée de revoir Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy m'était, pour des raisons différentes, difficilement supportable. Je l'ai dit à Catherine, qui a convenu que l'on avait connu des perspectives plus emballantes. Nous avons donc décidé de nous déplacer aujourd'hui jusqu'au centre “socio-culturel” de Pacy (situé à deux pas du cimetière, ce qui a un certain sens) et de glisser dans l'urne chacun un bulletin en faveur de François Fillon, le seul des candidats semblant encore en mesure de nous éviter les deux susnommés. Nous avions décidé d'y aller entre une heure un quart et une heure et demie, afin d'y être seuls, tous les autres électeurs se trouvant alors à table. Calcul erroné : lorsque nous sommes arrivés, trois personnes attendaient leur tour avant nous. Mais nous avons tout de même eu de la chance car, quand nous sommes repartis, un petit quart d'heure plus tard, ils étaient une vingtaine à faire la queue le long du mur, telles des ménagères devant une boulangerie d'un pays socialiste. Il reste à voir si nous nous sommes déplacés pour quelque chose. Il va de soi que si, dimanche prochain, le second tour oppose Juppé à Sarkozy, nous resterons à la maison – moi, en tout cas.


Lundi 21 novembre

Sept heures et demie. –  C'est très curieux, ce phénomène du vote : vous y mettez le doigt et il vous entraîne aussitôt dans des directions où vous n'aviez pas l'intention d'aller, et même qui vous auraient vu protester énergiquement si on vous avait dit que vous alliez y tomber. Ainsi, après être allé voter pour M. Fillon au premier tour de la primaire de la droite (et du centre : j'oublie toujours…), je me suis dit, dès hier soir, qu'il serait d'un complet illogisme de ne point retourner faire la même chose dimanche prochain (surtout au vu de ma détestation d'Alain Juppé). Très bien : nous irons donc, dimanche, voter une seconde fois pour M. Fillon.

Seulement, la réflexion se poursuit, presque toute seule. Si jamais François Fillon devient en effet le candidat de la droite en avril prochain, serait-il logique de voter pour un autre que lui ? Et d'abord lequel ?  J'ai dû voter, ces derniers temps, deux ou trois fois pour le Front national (c'est assez flou dans mon esprit) : je crois qu'on ne m'y reprendra plus, au moins en raison du programme aberrant de ce parti, qui ne le cède en rien à celui d'un Mélenchon, cette espèce de miroir jumeau. Mon idéal, si tant est que j'en aie encore un, est un régime dans lequel l'État serait aussi fort que possible dans les domaines qui ne peuvent être que les siens (diplomatie, défense, police et monnaie) et ne se mêlerait pas des domaines qui ne le concernent pas et dans lesquels il ne peut faire que des dégâts (éducation, économie, “sociétal”). C'est dire si je me sens de plus en plus loin de Marine Le Pen et de ses visées soviétoïdes. Cela veut-il dire que je crois en François Fillon ?

Non, évidemment. En réalité, je ne crois plus en personne, de quelque horizon qu'il vienne ou se réclame. Il me semble évident que nous vivons l'effondrement de l'Occident, de ce que l'on a pu appeler la civilisation européenne, et qu'il est trop tard pour espérer aller contre cette agonie. Et si nous ne pouvons pas nous défendre, c'est parce que c'est nous, d'abord, qui avons choisi de mourir : les hordes négro-arabes qui vont nous achever ne sont que ce que sont les “maladies opportunistes” dans le cas du sida. Et, comme dans le cas de ces mêmes virus et bactéries, ils mourront en même temps que nous, étant parfaitement incapables de faire vivre l'organisme qu'ils parasitent.


Mardi 22 novembre

Sept heures dix. – Avec toutes ces sottises politiques, j'ai complètement oublié de noter que, hier, de neuf heures du matin à environ trois heures de l'après-midi, M. Saint-Maclou nous a virés de la maison afin de poser du parquet dit “flottant” dans la salle à manger ; ce qui avait bien sûr impliqué, dimanche et lundi matin dès potron-minet, de virer de la pièce tout ce qui pouvait l'être ; et aussi de vider complètement le buffet de toute sa vaisselle car il était, plein, impossible à déplacer. Ensuite, il a fallu tout remettre en place, ce qui n'a été terminé que ce matin. Catherine est très contente de son parquet. Grand bien lui fasse : moi, je m'en fous éperdument. De même que je me fiche comme d'une guigne des meubles que nous allons probablement acheter demain, à Verneuil-sur-Avre, pour remplacer ceux que nous avons depuis des lustres et qui ont cessé de plaire à la maîtresse de maison. Moi, il y a belle lurette que je ne les vois même plus ; et je trouve toujours un peu étrange que l'on puisse avoir envie d'acquérir une table, un buffet, une commode, etc., quand on possède déjà une table, un buffet, une commode, etc. Mais ça ne me gêne pas non plus, en tout cas sur un plan étroitement financier. Ce qui m'ennuie, c'est le dérangement. Le point positif est que si, demain, Catherine dépense quelques milliers d'euros chez le marchand de meubles où je l'aurai voiturée, elle aura, au retour, fort mauvaise grâce à me refuser un petit apéritif. Ça fait quand même cher payé le flacon de riesling.


Mercredi 23 novembre

Quatre heures vingt. – La journée n'a pas été perdue pour tout le monde. Sitôt la fin de notre déjeuner, nous avons pris la route de Verneuil-sur-Avre, où se trouve installé le fabricant et marchand de meubles à qui nous avions déjà acheté notre canapé actuel ainsi que la grande table basse qui encombre le salon, voilà une quinzaine d'années. Cette fois-ci, nous avons fait emplette (quand je dis “nous”, on comprendra qu'il s'agit surtout de Catherine) d'une table en chêne, d'un bahut de même métal et de quatre chaises. Grâce au “déstockage” en cours, nous avons obtenu un rabais de 50 % sur le bahut et les chaises, ce qui nous a permis de ne pas dépasser de beaucoup les 3000 euros. Mais, comme il fallait aussi songer à remplacer la très vilaine bibliothèque Ikéa que nous traînons après nous depuis une vingtaine d'années, nous sommes repassés par Évreux, afin d'y faire l'achat d'un meuble qui a en gros les dimensions d'une bibliothèque “prête à monter” mais qui, en fait, n'en est pas vraiment une, puisqu'elle présente davantage de petits placards et tiroirs que de véritables rayonnages ; cette plaisanterie a fait que nous avons ajouté 800 euros aux dépenses déjà faites à Verneuil.  Tout cela nous sera livré dans les semaines qui viennent.


Vendredi 25 novembre (Sainte-Catherine)

Cinq heures. – Rémi Usseil, à qui j'avais signalé l'article de Jacques Aboucaya sur son Charlemagne dans le Salon littéraire, m'a répondu hier en me demandant quelques nouvelles, de Catherine et de moi. Je lui ai répondu ceci :

Mon cher Rémi,

Jacques Aboucaya est un homme hautement fréquentable, et que l'on aimerait fréquenter autrement que par himmel, s'il n'avait l'idée saugrenue de vivre si loin au sud de la Loire. Catherine et moi nous portons aussi bien que notre âge ridicule nous le permet (elle est, pour sa part, tout à fait “réparée”) ; quant à la retraite, elle reste pour l'instant toute théorique, dans la mesure où je n'ai pas encore vu arriver le moindre sou et que, de surcroit, je continue de travailler à peu près autant qu'avant (sauf cette semaine, tiens, maintenant qu'on en parle…).

Côté jardin (les lectures), je lis un par un les romans de Paul Morand dans La Pléiade, que j'alterne avec les Choses vues de Hugo. Chez Morand, il y a du très bon et du nettement moins. Le Flagellant de Séville est un superbe roman historique, par exemple, mais j'ai calé sur L'Homme pressé, à peu près à la moitié, tant il m'a paru artificiel, forcé, daté. En revanche, je me suis beaucoup amusé à France la Doulce, qui passe pourtant pour son plus mauvais livre.

Pour ce qui est des tiennes, de lectures – Pline et Virgile –, il me semble que tu as raison de t'obstiner à les poursuivre même si ces auteurs t'emmerdent : si on ne lit pas les auteurs emmerdants avant 40 ans, ce n'est pas après que l'on s'y mettra. Et il n'y a pas à chercher de “bonnes” raisons pour cela, je crois : l'obstination, dans ce cas, relève un peu du refus de céder. C'est : De la lecture considérée comme un bras de fer.

Côté cour (l'écriture), mes Exilés de la rue des Juifs sont au point mort et il n'est pas impossible qu'ils le demeurent, même si je continue à y penser et, çà et là, à griffonner quelques notes éparses... Mes raisons ne sont pas très différentes que celles que tu donnes à ton “moment de découragement” : pourquoi s'obstiner à écrire, à passer un an sur un roman, alors qu'on sait bien qu'il n'intéressera personne ? Sauf que, à celle-ci, que tu as heureusement surmontée, s'en ajoute pour moi deux autres. La première est : n'est-il pas profondément ridicule de prétendre se lancer dans une sorte de “carrière littéraire” à soixante ans révolus ? Ma réponse est : si fait, mon bon seigneur, c'est parfaitement grotesque. La seconde est que, au bout du compte, si je considère mes deux livres publiés, et surtout le second, il me faut bien admettre que je n'ai qu'un minuscule talent, lequel ne me permettra jamais d'écrire autre chose que des livres dispensables, qui seront aussi vite oubliés qu'ils auront été non lus. Pourquoi, alors, s'évertuer à les écrire, si tant est qu'on en soit capable ? Toutes ces interrogations, d'ailleurs, me laissent remarquablement serein, et c'est bien tout ce que je leur demande.

Voilà pour aujourd'hui. Quand te verrons-nous à déjeuner, ton Rolandin sous le bras ?

Amitiés,

Didier


Samedi 26 novembre

Sept heures vingt. – Reçu ce matin les deux documents officiels qui me manquaient encore pour que le dossier de ma retraite soit clos, à savoir celui des deux caisses complémentaires, AGIRC et ARRCO. Je sais donc, depuis quelques heures, et au centime près, quels sont mes revenus depuis le premier novembre. Cela se décompose comme suit (les sommes indiquées sont “net”) :
– Régime général : 1129,34 €
– ARRCO :              432,53 €
– AGIRC :              1042,29 €
– Total :                   2604,16 €

Pas de quoi pavoiser ni faire de folies, donc. Tout irait bien si, comme il était prévu, je continuais à travailler régulièrement pour FD. Seulement, après un début de mois en fanfare, je constate que le dernier article que j'ai écrit pour eux remonte déjà à douze jours. On peut donc s'attendre à ce que, rapidement, dans un souci bien compréhensible, et tout à fait dans l'air du temps, de restrictions budgétaires, mes bien chers chefs apprennent à se passer complètement de mes services. Il faudra alors, dans cette éventualité de plus en plus menaçante, apprendre à vivre avec deux mille cinq cents euros par mois, ce qui paraît un peu pénible mais pas du tout infaisable. Évidemment, on pourra me rétorquer, et même vertement, que je suis encore fort loin au-dessus du tristement célèbre seuil de pauvreté. C'est vrai, et il ne me viendrait pas à l'idée de me plaindre, en tout cas publiquement (ici, je fais ce que je veux…). Mais, à cela et à ceux-là, je répondrai que, durant des années, j'ai vécu très nettement au-dessus de ce seuil, au point, en me penchant, de ne même pas le distinguer, et que, dans ce domaine comme en beaucoup d'autres, c'est le changement d'échelle, l'adaptation, qui sont périlleux, surtout dans le début : nous nous en sommes bien aperçus lorsque, voilà quatre ou cinq ans, les Brigade mondaine se sont arrêtés, en même temps que disparaissaient les “piges” que je faisais à FD même, et que mes revenus ont été amputés d'une forte moitié (passant de nettement plus que sept mille net à un peu moins de trois mille cinq cents). Ce qui est encourageant, c'est que, cette amputation, nous l'avons intégrée très rapidement et, en fin de compte, sans douleur : on peut penser qu'il en sera de même à partir de maintenant. Au fond, au cours des différentes étapes de ma vie, la seule chose qui, sur le plan financier, sera restée absolument constante, c'est le fait que je n'ai jamais eu le moindre euro “de côté”. Il y a des gens qui sont des barrages, retenant et amassant tout ce qui leur arrive, et d'autres qui sont plutôt des écluses, laissant filer l'eau de la rivière aussi facilement que si elles n'étaient pas là, malgré leurs lourdes portes qui jouent à s'ouvrir et à se fermer sans trop savoir dans quel but : j'ai toujours été une écluse.


Lundi 28 novembre

Sept heures et quart. – Il n'est pas impossible que je sois devenu légèrement paranoïaque : après avoir annoncé avant-hier que j'allais devoir faire une croix sur les piges de FD, mes ex-Puissances tutélaires m'ont demandé aujourd'hui six mille signes sur mon cher Albert de Monaco. Dont je me suis débarrassé dans l'heure, ou à peine plus. Il semblerait donc que les affaires continuassent.

– Nous sommes allés voter, hier, peu avant une heure et, malgré l'heure déjeunatoire, il y avait tout de même une franche animation au centre socio-je-ne-sais-plus-quoi. Peu avant huit heures et demie, comme la plupart des Français au même moment, j'imagine, nous avons eu la brève satisfaction de constater que notre candidat de dernière heure avait proprement écrasé le cheval de retour. Je dis “brève” car nous n'avons guère épilogué sur la question et sommes rapidement passés au premier épisode de la seconde saison de Fargo, laquelle démarre très bien. Nous avons tout de même pris une minute ou deux pour dauber sur nos amis progressistes qui, jouant les stratèges en babygros, sont allés pieusement faire don de leurs deux euros à cette droite qu'ils sont censés exécrer, et cela pour rien puisque leur candidat favori a été immédiatement renvoyé dans sa chère et lointaine capitale régionale. Du coup, mis en appétit, j'ai grande hâte que ne commence le barnum équivalent de la gauche ; non pour y participer (je n'en ai jamais eu l'intention, quoi que j'aie pu laisser croire ici ou là), mais pour le spectacle, qui promet d'être ébouriffant.


Mardi 29 novembre

Sept heures et demie. – Hier soir, au moment de programmer mon journal d'octobre, pour une mise en ligne ce matin, je me suis aperçu que j'avais totalement oublié de lui donner un titre. N'ayant ni le courage ni le temps de le relire pour en trouver un, j'ai mis la première chose qui me vint à l'esprit. Et, finalement, ce titre-là ne me semble pas plus mauvais que les autres, pour lesquels j'ai, parfois, hésité et tâtonné durant une heure ou deux…

– Pour changer un peu de Victor Hugo, j'ai repris l'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson (je m'étais arrêté à l'orée du XVIIe siècle). Comme j'en arrive aux écrivains que je connais un peu (je veux dire : un peu mieux que ceux des siècles précédents), la lecture de Lanson devient plus intéressante, puisqu'il m'est désormais possible de comparer sa vision de tel ou tel, l'importance qu'il donne à celui-ci et refuse à celui-là, etc., avec celle qui est la mienne, mais aussi celle qui est généralement admise en ce début de XXIe siècle (et qui n'est pas forcément la mienne, d'ailleurs). Il me semble, par exemple, accorder une place démesurée à l'Art poétique de Boileau ; alors que, à l'inverse, un Tallemant des Réaux n'a droit qu'à une note de bas de page d'à peine trois lignes.


Mercredi 30 novembre

Sept heures et demie. – Pas grand-chose à noter, pour ce dernier jour du mois : quelques péripéties bancaires ou relatives à la retraite, mais qui moi-même m'ennuient trop pour y revenir, d'autant qu'elles n'ont rigoureusement aucune importance. Journée tranquille, journée d'automne, journée froide : le soleil, en milieu de matinée, qui faisait tomber des branches du cerisier les demi-carats du gel nocturne, les mésanges de plus en plus présentes autour de leur restaurant d'hiver ; et la girouette du clocher qui, après s'être inclinée de l'est vers le nord (ou le sud : il est impossible d'en décider d'ici), est ce soir revenue à sa position initiale, tandis que les températures replongeaient sous zéro. Et, demain, bref aller-retour à Levallois pour des raisons de routine médicale : ophtalmologique pour Catherine et dermatologique pour moi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.