jeudi 30 mai 2013

Avril 2013










 DRÔLE DE GUERRE










1er avril

Huit heures moins dix. – Philippe, Dominique et la smala sont partis vers deux heures, cet après-midi, pour aller retrouver mes parents, chez qui ils passeront trois jours (les trois filles vont souffrir : pas d'internet, là-bas…). Ils ont fait, sur notre conseil, un léger crochet par Jumièges qui, si l'on en croit ma mère, que Catherine a eue au téléphone tout à l'heure, leur a beaucoup plu – plu aux deux adultes : les pré-ados, on ne sait pas…

Leur séjour ici s'est fort bien passé, quoique fatigant pour la simple raison que nous (en fait, Philippe et moi) avons pas mal sacrifié à Bacchus – d'où, fatigue. Et, de fait, afin de clore en beauté ce week-end long, je suis occupé, cependant que j'écris ici, à vider les fonds de bouteilles, à passer de la bière au Ricard, puis du Ricard au porto que Philippe a laissé, puis du porto à… à je ne sais quoi, mais sans doute à la bière, étant sûr qu'il en reste, à moins que je n'aille directement au lit ; ce qui ne serait pas mal puisque je travaille demain.

– Je ne sais trop pourquoi j'ai repris le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon ; toujours est-il que, l'ayant déjà lu deux fois, je m'en re-re-délecte. J'aime ne rien comprendre à ce que l'auteur explique, mais, dès qu'il donne un exemple de ce qu'il vient de dire, m'apercevoir que j'aurais, neuf fois et demie sur dix, ponctué comme il dit qu'on doit le faire : ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de se sentir intelligent – en tout cas moi.

– Je l'ai noté déjà, hier ou avant-hier, mais je le redis : je n'ai jamais, ces quarante dernières années, parlé autant avec mon frère que durant les trois jours qui viennent de s'écouler. Et j'ai eu l'impression qu'il en était aussi content que moi.

– Pour autant, je n'ai aucune envie d'aller à Levallois demain ; aucune envie non plus d'écrire une série sur Johnny Hallyday à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire, ni de me charger du texte pour le livre d'Hugues Vassal qu'il prévoit de faire à propos des “sixties”. J'en arrive à un stade pénible, où je ne suis pas capable de dire “non”, notamment en raison de l'argent que ça devrait me rapporter, mais où dire “oui” me pèse de plus en plus, malgré l'argent en question. Il va falloir régler rapidement cela.


Mardi 2 avril

Cinq heures. –  Bien que personne – personne à FD – n'ait travaillé hier, il n'y avait pas plus de papiers à écrire aujourd'hui, à ce qu'il m'a semblé, que lors d'un mardi de modèle courant. J'ai moi-même hérité de quatre feuillets sur Mimie Mathy, dont le thème m'a bien amusé (la naine qui se fait traiter de raciste par une noire, je ne sais plus quelle cuisinière antillaise qui officie à la télévision : c'est vraiment Moderne contre Moderne, le choc des différences) ; je suis d'ailleurs parti presque aussitôt afin de venir les écrire ici, dans la Case, la présence, dans mon bureau, de la personne chargée de répondre au courrier des lecteurs m'étant de moins en moins supportable. Cette dame vient en principe le lundi, mais évidemment, pour cause de trêve pascale, j'ai eu la mauvaise surprise de la voir arriver ce matin, peu après moi. Or, elle aime bien parler ; vraiment bien. Elle converse avec son clavier d'ordinateur, sa machine à ouvrir le courrier, son répondeur téléphonique, etc. À tout cela s'ajoutent, mais là je ne puis rien lui reprocher, les appels qu'elle doit passer pour demander des précisions sur tel ou tel sujet avant de rédiger ses réponses aux lettres. Bref, le vieux grognon que je suis devenu ne supporte plus personne dans l'enceinte de son bureau – ni beaucoup ailleurs du reste.


Mercredi 3 avril

Sept heures et demie. – Je ne sais si c'est le fait d'avoir, en 2011, fait retour au mode normal après dix années passées à déclarer mes impôts en “frais réels”, mais voilà que ce cher Trésor que l'on dit public s'intéresse à mon cas, pour l'année citée et aussi celle d'avant, 2010 donc. Ce n'est pas une catastrophe dans la mesure où je n'ai pas truandé, ni pour une année, ni pour l'autre. Mais c'est extrêmement ennuyeux, vu l'état de bordel généralisé dans lesquels sont nos divers papiers et, parmi eux, les précieux “justificatifs”.  Catherine, que tout cela a tendance à paniquer, s'est livrée dès ce matin à une expédition quasi spéléologique dans le placard à documents de la Case, mais je crains que le fruit de ses efforts ne soit un peu trop maigre, pas assez juicy pour l'usage que je dois en faire.

Les premières années où je m'étais mis aux fameux frais réels, soit entre 2000 et 2004, j'établissais une liste très scrupuleuse et détaillée de tous mes frais, aussi bien ceux qui étaient les miens en tant que journaliste que ceux qui découlaient de mes activités d'écrivain en bâtiment – et c'est une chance car, les ayant toujours dans l'ordinateur, je vais pouvoir m'en inspirer pour la justification qui m'est réclamée.

Le problème est que, en 2005, je suis passé, pour mon impôt sur le revenu, à la déclaration internétique, laquelle ne requérait aucun envoi annexe, notamment pour les frais : grave incitation à la négligence, à laquelle je n'ai été que trop sensible, me contentant à partir de cette date d'empiler mes justificatifs dans une grande boîte en carton – mais, heureusement, en les conservant tout de même.

Enfin, bon, de toute façon, même si redressement il y a, et il y aura sûrement, je ne suis pas naïf à ce point, il ne pourra pas porter sur grand-chose ; notamment en 2011 où les frais réels ne concernaient que Catherine et portaient sur une somme ridicule (six ou sept mille euros, de mémoire).

– Puisque j'en suis aux problèmes d'argent, peu graves mais irritants, je me suis aperçu avant-hier que l'une de mes piges de février (voire de janvier, l'affaire n'est pas claire) pour Enquêtes était passée à la trappe. J'ai aussitôt fait un mail au jeune Étienne T. pour lui exposer mon cas. Mais, comme j'aurais pu m'en douter, puisque précisément j'avais besoin de lui parler, ce même Étienne est absent pour “formation” durant au moins deux semaines. L'affaire vient donc de passer entre les mains de Rochechouart, le grand boss.


Jeudi 4 avril

Huit heures. – Dans son journal du 2 avril, Renaud Camus écrit ceci : « […] Je suis aussi incapable de boire sans manger que de lire sans un crayon à la main. Et rien ne m’est plus étranger que la mythologie de “l’apéritif”, et, a fortiori, de l’“apéro” — le seul thème qui m’ennuie vraiment dans l’œuvre de Didier Goux. […] En plus je suis incapable de boire lentement, de savourer, d’en faire toute une affaire. À peine ai-je un verre plein dans la main, je le vide. Et j’ai envie de passer à autre chose. » Je lui ai aussitôt expédié le mail suivant (dont j'ôte les quelques phrases n'ayant que peu à voir avec le sujet) :

« Ah ! mais moi aussi je bois vite ! Et je passe en effet à autre chose : le verre suivant.

» Cela dit, et sans volonté de vous offenser, j'ai toujours pensé que vous n'aviez aucune prédisposition à l'ivrognerie – que je tiens à distinguer de l'alcoolisme, qui est besoin, manque, etc., cependant que l'ivrognerie est le plaisir de l'ivresse, de cette ivresse douce et raisonnée (mais les miennes ne le sont pas toujours…) dont parlait Juan Carlos Onetti pour son propre compte.

» Mais je suis bien forcé de reconnaître que ce penchant est de moins en moins compatible avec l'âge qui avance… »

– Journée que l'on pourrait qualifier de “semi-studieuse”. Car si j'ai bel et bien nettoyé le jardin de ses déjections canines, comme je me l'étais imposé, et significativement avancé l'article que je dois écrire pour FD, sur la réédition des portraits de célébrités que Françoise Giroud écrivait pour France Dimanche à la fin des années quarante et au début de la décennie suivante, je n'en ai finalement écrit que le premier feuillet sur les quatre qui m'ont été réclamés. C'est que, pour une fois, j'ai cru bon de faire un plan assez précis de ce que j'allais y mettre : quand ce fut fait, je n'avais plus assez de courage (et l'urgence aussi faisait défaut…) pour “mener le petit au bout”.

Il y a aussi que j'avais hâte de retourner à la lecture du Philosophe et le Loup, de Mark Rowlands, que m'avait chaudement recommandé Martin-Lothar (mais y a-t-il vraiment un trait d'union entre ses deux noms ?), le jour où j'avais publié un billet sur le livre de Pierre Jouventin, Kamala, une louve dans ma famille.


Vendredi 5 avril

Sept heures et demie. – Les quatre feuillets sur les chroniques de Giroud se sont écrits ce matin (enfin, assez tard ce matin…) sans aucune difficulté ; sauf que, à la fin, ils se sont retrouvés cinq. En dehors de cela, qui n'est déjà pas grand-chose, rien de particulier à dire de cette journée, qui s'est passée à lire et à somnoler plus ou moins entre deux chapitres. J'ai terminé Le Philosophe et le Loup, qui est décidément un livre passionnant, et j'ai commencé L'Empire gréco-romain, gros livre de Paul Veyne que je suis presque sûr de n'avoir jamais lu, mais qui se trouvait pourtant là, bien rangé dans son rayonnage.

– Je ne le note que pour m'en souvenir, en raison de l'incongruité de la chose : ce matin, lorsque je me suis levé, vers huit heures et demie, il neigeait à très gros flocons (des “peaux de lapin”, aurait dit un Québécois) bien serrés, qui n'ont pas tardé à tout recouvrir, et épaissement, y compris la route. Catherine, qui est revenue de chez le médecin une demi-heure plus tard, m'a dit avoir failli s'emboutir avec une autre voiture, juste devant la mairie. Ce fut l'occasion pour elle de vérifier que l'ABS de Liselotte fonctionne parfaitement.

  
Samedi 6 avril

Deux heures et demie. – Notre connexion à internet a brusquement lâché ce matin, entre neuf heures et demie et dix heures. J’ai juste eu le temps de lire mes mails, de valider les trois ou quatre commentaires laissés sur le blog depuis hier soir, avant que tout ne s’arrête. Contacté par Catherine, l’homme de l’art d'Orange (qui nous a appris être installé en Tunisie et voir la mer ensoleillée depuis la fenêtre de son bureau – mais disait-il la vérité ?), malgré sa bonne volonté courtoise et son apparente compétence, n’a rien pu faire pour la rétablir : il semblerait que ce soit notre antique Livebox qui soit en cause, ou bien notre ligne téléphonique elle-même : un technicien doit venir nous visiter mardi après-midi pour régler le problème.

En attendant, je flotte entre plusieurs sentiments bizarres. D’un côté, une impression de vacances imprévues, presque d’école buissonnière ; de l’autre, la sensation d’avoir été brusquement coupé du monde, ou même, par instants heureusement fugitifs, celle d’être devenu invisible d'une seconde sur l'autre, immatériel, alors que c’est au contraire notre vie internétique qui l’est, immatérielle. Lorsque je regarde cet ordinateur, en face de moi, qui n’est plus relié à rien d’autre qu’à lui-même – et à moi, tout de même –, j’ai presque l’hallucination de le voir flotter en apesanteur, à quelques millimètres au-dessus du bureau. Cette machine, que je considère désormais comme devenue sourde et aveugle, me mettrait presque mal à l’aise, et il ne faudrait pas que j’insiste trop pour commencer de lui en vouloir personnellement.

Tout à l’heure, Catherine me faisait remarquer combien il était heureux que cette panne ne fût pas survenue alors que les enfants de Philippe et Dominique étaient chez nous et passaient l’essentiel de leur journée sur mon ordinateur : nous aurions eu du mal – et notamment elle, elle en convenait volontiers – à ne pas les accuser, ne serait-ce que silencieusement, d’avoir provoqué la panne par d’obscures manœuvres, téléchargements douteux, que sais-je encore.

– Tout cela fait que, toutes fenêtres sur l’extérieur étant aveuglées, j’ai décidé de commencer la patiente et longue relecture des textes que je projette de réunir dans le second volume de mon anthologie de blog, lequel, sauf survenue inopinée d'une idée géniale, aura pour titre : En territoire ennemi, ainsi que je crois l’avoir déjà noté ici. Les textes en question ayant déjà été regroupés dans un document Word, voilà au moins une chose que je puis demander à ce stupide appareil devenu parfaitement autiste.

– Versatilité du lecteur compulsif : j’ai abandonné le gros livre de Paul Veyne après une cinquantaine de pages, non pas par désintérêt ou incompréhension, mais simplement parce que, ce matin, mes yeux sont tombés sur une tout aussi volumineuse Histoire du Japon, achetée il y a un an ou deux et jamais ouverte, laquelle a immédiatement supplanté L’Empire gréco-romain, qui devra attendre des jours meilleurs. Mais, après tout, il n’est pas anormal que le jour se lève sur Kyoto avant que d’atteindre aux rivages de l’Attique.


Dimanche 7 avril

Sept heures. – Deuxième journée sans internet ; le manque ne se fait pas trop sentir : je parviens désormais à contrôler le tremblement de mes mains et j’ai presque complètement cessé de baver. Plus sérieusement, il est curieux de pouvoir constater à quel point nous sommes plus ou moins étroitement enchaînés à des habitudes dont on est pourtant persuadé qu’on s’en débarrasserait d’un seul coup d’épaule, pour peu qu’on le veuille : ce n’est pas si sûr. Plusieurs fois dans la journée, à chaque fois que je venais de la maison pour m’asseoir devant ce clavier, une bouffée de manque, fugitive mais intense, me montait au cerveau, exactement semblable à celle que l’on ressent chaque fois qu’on se sert une tasse de café en début de sevrage tabagique. Je n’irais tout de même pas jusqu’à prétendre que j’ai hâte de me retrouver, demain matin, à Levallois, pour pouvoir de nouveau être “connecté”. Mais enfin, cela devrait tout de même m’aider à y aller.

– Conséquence prévisible : j’ai bien avancé dans ma lecture de l’histoire du Japon, pour arriver tout à l’heure, avant notre très rapide dîner, aux environs de l’année 1100. La principale difficulté, pour moi, est de retenir les noms propres d’une page sur l’autre. D’autant que ces bougres de bridés n’arrêtent pas d’en changer, selon qui sont de simples particuliers, puis héros de ceci ou de cela, puis empereur, puis empereur mort, etc. : à chaque changement de statut, nouveau nom ! On se demande s’ils ne le font pas un peu exprès.

– À propos de Japon, Adrien est arrivé hier de Tokyo chez sa mère, en Franche-Comté. Demain il part pour Marseille, où il a un entretien en vue d’un poste au CNRS. Mardi, retour en Franche-Comté, mercredi il sera ici, jeudi à Paris, vendredi en Picardie pour y voir sa famille paternelle et, samedi, retour à Tokyo : on a connu des semaines plus tranquilles. 


Lundi 8 avril

Huit heures. – Je tape ceci sur l’ordinateur de Catherine, dans le salon : la connexion avec internet n’étant pas rétablie – mais il n’était pas prévu qu’elle le fût aujourd’hui – je n’ai pas jugé utile de me transporter jusqu’à la Case pour y écrire sur le mien ; d’autant moins que la dite Case n’a pas été chauffée de la journée.

– Je ne sais plus si j’ai noté que, vendredi, à notre lever, tout était sous la neige ? Si, tout de même, je crois bien. Du coup nous avons ressorti la mangeoire aux oiseaux afin de la raccrocher à sa place habituelle, sur le cerisier : moins de dix minutes plus tard, les premiers convives pointaient leur bec et, dimanche, ils étaient presque aussi nombreux qu’au cœur de l’hiver. Fugitive joie pour eux car, aujourd’hui, la mangeoire étant vide (et le temps semblant vouloir s’adoucir), Catherine l’a de nouveau remisée.

– À propos de Catherine, je vais la conduire demain matin à l’hôpital d’Évreux, où elle a rendez-vous avec le chirurgien qui s’est occupé d’elle le mois dernier et doit la réopérer prochainement : c’est la date de ce “prochainement” qu’elle aimerait bien connaître, et qu’elle espère très proche, afin que ce désagréable épisode soit derrière elle aussi vite que possible. Mais, évidemment, les paramètres ne sont pas entre ses mains – et entre les miennes encore moins. J’ai prévenu Gabriel ce matin que je ne serai sans doute pas à FD avant midi et demie ou une heure : il a eu l’air de s’en soucier comme d’une cerise.

– Je me suis aperçu, ce matin, que je n’avais pas passé plus de temps que d’ordinaire sur les blogs, malgré mes deux jours de “sevrage”. Cela tient à ce que je me suis contenté, dans les gargotes habituelles, du plat du jour, sans prendre la peine d’aller goûter les restes du week-end, qui ne me faisaient pas envie le moins du monde. Le plat du jour non plus ne me faisait envie, mais là il y avait la force de l’habitude renouée.

– Margaret Thatcher étant morte, j’ai tout de même eu à me mettre sous les yeux quelques sanies gauchistes à propos de cette femme exceptionnelle – femme que les blogueuses toujours promptes à cingler les discriminations et à tambouriner contre leur plafond de verre se sont bien gardées de revendiquer au nom du féminisme, alors que, pour une fois, elles auraient eu cent fois raison de le faire. Mais non, il est bien plus reposant et valorisant de ressortir un moment Rosa Luxembourg ou Louise Michel de leur bocal à formol, pour leur faire faire trois petits tours à l’avant-scène.

Mardi 9 avril

Neuf heures moins le quart. – Me voilà revenu dans ce journal “en direct”, sans plus être obligé de passer par le canal Word, du fait de la Livebox toute neuve qui trône dans la Case depuis le milieu de l'après-midi. Et c'est vraiment le seul fait positif de cette journée, même en cherchant bien. En fait, je n'ai nulle envie d'en dérouler les pitoyables péripéties, au moins pour ce soir (mais il y a gros à parier que j'en aurai encore moins envie demain, pour ne rien dire des jours suivants) ; disons que j'ai eu l'impression de passer presque tout mon temps dans ma voiture, et que les quelques heures qui lui ont été soustraites se sont perdues en activités encore plus pénibles et stupides. Et cela suffit.

On ne s'étonnera pas, j'imagine, que, dans ces conditions, j'aie cru pouvoir m'autoriser un apéritif raisonnable, lequel va au moins avoir l'avantage de me mener au lit très tôt. Avantage puisque, le mercredi étant ce qu'il est, pas de toute éternité mais presque, je vais mettre sonner le réveil à sept heures demain matin.

(Quand je pense qu'à mon âge ils ont osé me demander deux feuillets et demi sur Koh-Lanta… Sur Koh-Lanta ! À moi, le vieux, l'ancêtre, la mémoire, le totem ! Ils devraient avoir honte.)

– Tout à l'heure, feuilletant rapidement le magazine des programmes télé de la semaine prochaine (je me mets à écrire spontanément en modernœud : programme télé… l'effondrement cérébral n'est probablement pas loin…), je suis tombé sur l'annonce d'un téléfilm français (évidemment, français !), consacré au procès de Pierre Mendès-France, en 1941, à Clermont. Dans le rôle principal : Bruno Solo. France du XXIe siècle : Pierre Mendès-France – Bruno Solo. Avec le temps, va, tout va bien.


Mercredi 10 avril

Cinq heures et demie. – Trois mots en courant. J'ai récupéré Adrien à Levallois peu avant quatre heures, et nous voici à la maison. Il repart demain mais, heureusement, pas trop tôt (car il faudra bien l'emmener à la gare de Vernon). Quant à moi, comme d'habitude, j'ai déjà mon travail de demain, donc je ne bouge plus d'ici avant douze jours, étant en vacances (ou en RTT, je ne sais plus et m'en fous) la semaine prochaine.

– Les vents dominants nous arrivant de nouveau de la mer, après avoir soufflé de l'Est durant tout un mois, nous avons troqué le froid contre la pluie, comme il est d'usage en Normandie en cette saison qui en est à peine une.


Jeudi 11 avril

Huit heures moins le quart. – Belle et bonne soirée, hier, avec Adrien, avec qui nous avons assez longuement parlé du Japon – surtout lui, d'ailleurs –, de sa perception du pays, de ses habitants, etc. Ce soir, pour prolonger en quelque sorte (mais c'était avant tout une excuse pour mon ivrognerie), nous avons, Catherine et moi, goûté à l'alcool de prune qu'il nous avait apporté : boisson assez légère en alcool, au goût acide, très agréable mais surprenant ; et contenu dans une bouteille d'une rare élégance : la civilisation dans ses moindres détails.

– Sinon, j'ai résolument tourné le dos à l'article que je dois écrire pour FD, concernant Sophie Davant et Érik Orsenna. Ce sera pour demain : Procrastin 1er a encore frappé.


Vendredi 12 avril

Sept heures vingt. – Eh bien ! Procrastin s'est finalement mis au travail et, à midi et demie, ses quatre feuillets d'amours davanto-orsenniennes étaient expédiés à qui de droit. Fort de ce premier triomphe de la volonté, et me sentant prêt à bouffer le monde, j'avais également projeté de passer la tondeuse sur l'herbe haute et touffue, mais une ondée dissuasive est alors arrivée à point nommé. Et je suis retourné sagement à la Nouvelle histoire du Japon qui m'attendait au salon. C'est passionnant, l'histoire du Japon ; je m'y embrouille à plaisir et il ne m'en restera rien une fois le volume refermé, mais c'est passionnant.

– En principe, Catherine aurait dû partir pour Rome après-demain et y rester une petite semaine. Je suis navré pour elle qu'elle ait dû annuler ce voyage pour des raisons de santé, mais j'en suis, très égoïstement, tout à fait ravi pour nous, mon foie et moi.


Samedi 13 avril

Sept heures vingt. – Est-ce que le cabillaud fait ou non partie de ces poissons en voie de raréfaction, dont la pêche risque d'être bientôt interdite ? Je crains qu'oui, mais sans le courage d'aller vérifier. Ce serait dommage, à mon point de vue, car j'ai toujours adoré la morue ; et spécialement ce soir car je viens tout juste d'en déguster une délicieuse (avec oignons, poivrons émincés, pommes de terre et force huile d'olive piquante). Pour cela comme pour quantité d'autres choses, il me restera toujours le souvenir.

– J'en ai presque fini avec mon histoire du Japon : vers quatre heures cet après-midi j'ai détruit la flotte américaine par surprise à Pearl Harbour, je me suis pris deux bombes atomiques sur la tête peu avant cinq heures et demie et, lorsque l'heure du repas a sonné, j'étais occupé à tirer tous les bénéfices économiques et géostratégiques de la guerre de Corée. Je pense que demain, sans doute avant midi, je pourrai m'en retourner dans L'Empire gréco-latin de Paul Veyne. À moins que je ne profite de ces sept jours de vacances qui me restent pour relire le Manuscrit trouvé à Saragosse, lecture qui, si j'en crois mes souvenirs d'elle, ne peut guère être menée que d'un seul tenant, sous peine de se noyer dans ses histoires imbriquées. Ce sera à l'inspiration du moment.

– J'ai fort bien fait, suivant le vertueux exemple du voisin “de gauche”, de tondre ce matin : il n'a pas cessé de pleuvoir depuis que j'en ai eu terminé.

– Il va tout de même falloir que je m'attelle à la corvée majeure de cette semaine, à savoir tâcher de satisfaire aux demandes de l'inspectrice des impôts qui a sottement mis le nez dans mon dossier, et qui voudrais que je justifiasse auprès d'elle de mes frais “réels” pour les années 2010 et 2011 : toute la difficulté est contenue entre les guillemets dont je viens d'encadrer le mot réels


Dimanche 14 avril

Sept heures et quart. – Je me demande bien pourquoi je prends la peine de créer une entrée à la date d'aujourd'hui, n'ayant rigoureusement rien à mettre dedans. Sinon que, comme annoncé hier, je suis venu à bout de l'histoire du Japon pour me replonger aussitôt dans le livre de Paul Veyne.

– Oui, évidemment, il y a bien l'arrivée du printemps – du printemps réel, avec soleil et chaleur (relative : on reste en Normandie…) –, et la porte de la maison qui est grand ouverte depuis onze heures ce matin environ ; mais enfin, un 14 avril, ce n'est pas la révolution non plus.

– On pourrait nourrir artificiellement en se gaussant des blogueurs progresseux qui commencent à perdre leur sang-froid et à voir des fascistes-à-poussettes à tous les coins de rues, et des troupes de SA au moindre carrefour de nos villes. Mais franchement…


Mardi 16 avril

Huit heures. – Ce qui n'aurait pu être qu'une petite blessure au cou de Mitaine, ce chat qui, depuis douze ans, vit au sous-sol parce qu'elle n'a jamais admis l'arrivée de Swann chez nous, en 2001, est devenu une large plaie sanguinolente. Catherine l'a emmenée chez le vétérinaire à quatre heures cet après-midi : ni elle ni moi n'avions grand espoir de la voir revenir avec la chatte. Effectivement, elle est revenue sans ; et en larmes, car elle avait commis la sottise d'accompagner Mitaine dans son endormissement préalable, et surtout de lui dire – en gros – d'embrasser Balbec de notre part : on se construit des chagrins comme on peut.

– Hier, j'ai passé mon après-midi entier à répondre à Rania. Rania est le prénom de l'obscure fonctionnaire des impôts qui est chargée de fouiller dans mon “dossier”. Elle demande, elle exige, elle requiert. Ce doit être, pour avoir récupéré mon “dossier”, le bas-fond de son administration, vu mon peu d'importance fiscale. Je me suis consolé du temps perdu à la satisfaire en me disant qu'elle faisait un boulot stupide et ennuyeux, cinq jours par semaine, et beaucoup de semaines dans l'année, tout en gagnant sans doute le tiers de ce qui m'échoit chaque mois en ne faisant presque rien et en m'amusant plutôt. Et aussi grâce à l'assurance que, même si elle parvient à me piéger – et elle y parviendra forcément –, la somme qu'elle me réclamera, le “redressement”, fera dans mon budget un trou si minuscule que je ne le verrai même pas. Ensuite, avec son accent blédard et sa voix morne, Rania continuera sa petite vie monocolore. Et j'espère qu'elle a des enfants en bas âge qui la réveillent chaque nuit de leurs braillements ; au moins trois ou quatre fois.


Mercredi 17 avril

Huit heures moins le quart. – Me voilà, depuis hier, occupé à une petite escarmouche avec ce blogueur de gauche (évidemment, de gauche…) qui a choisi de se présenter au monde sous le sobriquet de Cui cui fit l'oiseau – je n'épiloguerai pas. Ce garçon, qui est camelot (si l'on dit bien toujours ainsi) sur les marchés, raconte souvent des choses intéressantes, et inconnues de moi évidemment, à propos de son métier ; de son métier actuel en tout cas, car il ne me semble pas qu'il a dû faire cela toute sa vie. Il est moins à l'aise lorsqu'il se lance dans le billet d'humour, dans le petit conte burlesque, etc., mais il reste plus lisible que la plupart de ses congénères, si bien que je vais au moins jeter un coup d'œil chez lui à chaque fois qu'il publie un nouveau billet. Il en a fait un hier, dans lequel j'ai cru discerner une sorte d'exercice de fausse modestie, d'auto-dénigrement destiné à appeler les louanges en retour. Comme lui-même ne se prive jamais de venir ironiser, chez moi, sur le peu d'intérêt de mes textes et sur la flagornerie servile de mes commentateurs, je lui ai laissé le commentaire suivant :

« Touchant exercice de vantardise et d'autosatisfaction, sous couvert d'assez maladroite fausse modestie. Cela fait irrésistiblement penser à ces amuseurs publics qui, sur les plateaux de télévision déclarent systématiquement et mécaniquement des choses comme : « Je sais bien que mon pire défaut est la modestie. » Et qui, du coin de l'œil, vérifient l'effet de leur petite tirade.

» Votre seule erreur, ce sont les 26 volumes de Romains : ça sent son Wikipédia hâtivement compulsé. »

Il l'a assez mal pris, si j'en juge par sa réponse (les gens qui pensent manier l'ironie n'aiment généralement pas qu'on la retourne contre eux) :

« Puis-je vous avouer 2 choses, mon cher Goux : vous êtes un double con.

» 1) je n'ai jamais éprouvé la moindre vantardise sur ce que je fais sur ce blog. Jamais puisque je déteste les textes que j'écris. Ce n'est pourtant pas faute de le répéter...

» 2) Dans la bibliothèque de mon grand père trônent les 26 volumes de Jules Romains. Le dernier volume éfité chez Gallimard s'appelle par ailleurs "Françoise". J'ai dévoré ces volumes à 17 ans et les ai relus récemment.
» Pour votre gouverne, je possède également les Thibault... Entre autres.

» Évidemment cette prétention arrogante d'écrivaillon de romans masturbatoires et éjaculatoires, cette façon de me prendre de haut et de me mépriser montre la bassesse d'un plumitif aigri.

» Je vous croyais plus intelligent et conscient de votre talent au point de ne pas vomir sur autrui.

» Vous devez avoir bien peu de considération envers vous-même pour dégueuler à ce point sur les autres, mon pauvre monsieur Goux !
» Je vous plains... »

La guerre de bac à sable commençait fort bien, ai-je trouvé, je l'ai donc prolongé un peu ; pour voir ce que ça allait donner :

« C'est curieux comme quelqu'un qui prend plaisir à venir sur mon blog pour y laisser systématiquement des commentaires s'efforçant d'être désagréables et souvent méprisants, c'est curieux, disais-je, de voir à quel point ce même individu ne peut absolument pas supporter la moindre pichenette qu'on inflige à ses oreilles. »

Il y a un peu plus de deux heures, le blogueur volatile m'a de nouveau répondu :

« @ Goux.
» Ce ne sont pas des pichenettes. Vous mettez en cause ma sincérité.
» Qu'importe qu'on se gausse de mon style, de mon absence de culture, de mes tics d'écriture, de la pauvreté de mon vocabulaire, de mes sujets de billet ! Mais se moquer d'une prétendue fausse modestie ou d'un ouvrage dont je parlerais sans l'avoir lu, alors là : non, non et non !

» Je ne veux pas finir ma brève carrière (5 ans) de blogueur comme ceux qui décrivent comment faire une mayonnaise,vilipendent une pauvre blogueuse stigmatisée à longueur de billets obsessionnels, pérorent sur les difficultés de la tonte du gazon ou narrent les désagréments qu'ils subissent lorsque leur "box" tombe en panne et qui récoltent pour cette littérature de choix 2500 lecteurs à chaque fois !

» Quand on n'a plus rien n'a dire, il faut savoir se mettre au repos.

» Avec votre talent littéraire, vous devriez vous construire un univers onirique et imaginatif. Ce ne sont hélas pas les flagorneurs qui vous entourent qui vous y pousseront.

» Parce que vos récits sans intérêt au style irréprochable me font penser à un jeune éphèbe, beau, trop beau qui ne banderait pas et pour lequel aucune femme n'éprouverait de désir...
» Ne me remerciez pas pour ce conseil de cuistre, je reste dans le domaine que vous m'avez réservé... »

 Il y a un quart d'heure environ, j'ai rétorqué :

« Votre sincérité ? Non, je n'y ai pas pensé un seul instant. La fausse modestie n'est pas forcément volontaire ni consciente, vous savez. Quand elle se donne à voir, c'est assez souvent malgré celui qui en est affligé. Mais enfin, je disais ça pour vous titiller, et je n'y tiens pas plus que ça. J'ajoute que je ne crois pas avoir jamais critiqué vos soi-disant tics d'écriture, ni vos sujets de billets (je serais mal placé, vu les miens !) ni je ne sais quelle absence de culture : ne serait-ce pas là des choses que vous vous reprochez vous-même ?

» À propos du choix des sujets, d'ailleurs : c'est typiquement une non-question, un faux problème. Vous pouvez choisir de parler, par exemple, d'une respectable mère de famille qui se laisse aller à tromper son mari et qui fini par se suicider : cela peut vous donner un téléfilm de TF1 ou Anna Karénine.

» Pour le reste de votre commentaire, tout de même, faites un peu attention à ce que vous dites, d'un paragraphe sur l'autre : “ça parle” très fort. Par exemple, lorsque vous vous plaignez que vos efforts ne vous rapportent que peu d'audience, alors que mes non efforts drainent 2500 lecteurs (à mon avis, vous pouvez diviser ce nombre au moins par dix…), comment voulez-vous qu'un esprit taquin comme je l'ai trop souvent n'y décèle pas une part d'envie ?

» Cessez donc de faire allusion à je ne sais quel talent littéraire : voilà maintenant près de vingt ans que je sais en être tout à fait dépourvu, et cinq que je le répète sur mon blog à l'envi.

» Et, de grâce, avant d'accuser mes commentateurs d'être des “flagorneurs”, relisez donc un peu les vôtres, spécialement sous ce billet.

» Oh ! et puis, cessons donc ce jeu idiot : je viens lire chacun de vos nouveaux billets et je sais que vous faites à peu près la même chose en ce qui me concerne. Et nous savons tous les deux que, au moins par blogs interposés, nous ne nous entendrons jamais sur ce qui semble pour vous l'essentiel (la politique, les “idées”, les “valeurs”, etc.) et qui sont pour moi parfaitement secondaires, voire négligeables. »

Nous en sommes là, à l'heure où nous émettons.

– Ce matin, pour mon programme de l'après-midi, j'hésitais entre tondre la pelouse (qui pousse à une vitesse décourageante, comme à chaque début de printemps) et écrire les cinq feuillets qu'Enquêtes m'a commandés hier. J'ai tellement hésité que je n'ai fait ni l'un ni l'autre. À la place, j'ai poursuivi la lecture du passionnant Empire gréco-romain de Paul Veyne.

– Je serais bien incapable d'expliquer ce qui m'a poussé, hier, à rester devant l'écran de télévision (allumé, tout de même…) jusqu'à quatre heures moins le quart du matin. Je serais tout autant incapable de faire le détail de ce qu j'y ai regardé. Ce n'est pas ainsi que commence le ramollissement cérébral ?


Jeudi 18 avril

Sept heures et demie. – Je m'étais dit, ce matin, que je ferais bien de me garder la tondeuse pour demain et de me débarrasser aujourd'hui de l'article pour Enquêtes, dans la mesure où c'est, assez nettement, le plus long des deux – et, en plus, il convient de réfléchir un minimum, ce que n'implique nullement la tonte du jardin. Comme de bien entendu, j'ai fini par faire exactement l'inverse, au prétexte qu'il pouvait fort bien se mettre à pleuvoir demain ; prétexte pas entièrement mauvais, du reste, puisque, tandis que nous étions à table, tout à l'heure, il a effectivement plu durant un petit quart d'heure, et que le ciel reste plutôt chargé. Mais c'est un choix que je vais regretter demain, lorsqu'il s'agira de m'installer devant ce clavier pour en faire jaillir 7500 signes.

– Dans la mesure où nous avons nettement relâché la surveillance de notre alimentation (charcuterie et fromage à midi, dessert sucré le soir devant la télévision, un à deux apéritifs massifs par semaine…), je m'attendais à ce que les résultats de mes analyses sanguines fussent catastrophiques. Or, pas du tout. Ils sont même meilleurs qu'ils n'ont jamais été en vingt ans, ou pas loin. C'est notamment vrai pour ces fichus triglycérides, dont je ne sais même pas qui ils sont exactement mais qui sont en tout cas toujours trop nombreux pour l'espace qui leur est imparti, et ce, une fois encore, depuis environ vingt ans. Eh bien ! cette fois, ils sont “dans la fourchette”, ce qui n'a dû arriver qu'une fois, il y a au moins douze ans, à une époque où je faisais un régime strict et de longue haleine. C'est à n'y rien comprendre : se pourrait-il que certaines choses, au sein de notre organisme, s'améliorent avec le temps, par une sorte d'anti-sénescence ? Si encore j'avais maigri de façon nette, de huit ou dix kilos, je pourrais comprendre, ou en tout cas lier les deux phénomènes. Mais ce n'est pas du tout le cas : à ma dernière pesée, qui remonte à une dizaine de jours, la balance affichait 103 kg, comme c'est le cas depuis au moins un an ou deux. Enfin, je ne vais pas me plaindre non plus. Mais, du coup, ce n'est pas ça qui va m'inciter à remplacer les rillettes par des brocolis.


Vendredi 19 avril

Huit heures. – Sous le fallacieux prétexte que, pour Étienne T., recevoir mon article aujourd'hui en fin d'après-midi, soit juste avant de partir en week-end, ou le trouver dans sa boitamel lundi matin en arrivant étaient une seule et même chose, je n'ai pas même eu la velléité de m'y mettre, si bien que tout reste à faire pour demain, voire dimanche. Je me demande d'ailleurs, tant elles sont tristement habituelles, pourquoi je persiste à noter ce genre de pantalonnades.

– Bien avancé dans la lecture de Paul Veyne, qui me passionne de plus en plus.

– Bien avancé aussi dans la lecture des blogs, qui me passionne de moins en moins.

– Vers le milieu de l'après-midi, Catherine m'a annoncé tout à trac que notre téléviseur ne fonctionnait plus. J'en ai éprouvé une sorte de bouffée d'angoisse et me suis surpris à me demander ce que j'allais bien pouvoir faire des longues heures de la soirée. Ce n'est que quand le problème a été réglé – une simple affaire de câble mal enfiché – que l'inanité de ma réaction m'est tombée dessus ; et je me suis dit qu'il était tout de même bien triste, pitoyable même, de se découvrir à ce point accro à un divertissement aussi piètre. Cette mini-fustigation n'a pas empêché ma vive satisfaction, de savoir le poste de nouveau prêt à l'emploi, de perdurer…

– J'ai aussi profité de ce que la possibilité venait d'en être donnée pour rédiger “en ligne” ma déclaration d'impôt de l'année 2012. J'ai eu la satisfaction de constater que, malgré les divers matraquages fiscaux des socialistes, j'allais payer mille euros de moins que pour 2011. Il est vrai que, la mort de la BM aidant, mes revenus ont considérablement baissé entre ces deux années. Il y a aussi que, Catherine étant l'auteur officiel des articles faits pour Enquêtes, j'ai pu déduire de nos revenus 15 300 euros au lieu de 7650 l'an passé. Le résultat est que les mensualités vont cesser d'être prélevées, cette année, dès le 15 juillet. Nous avons pieusement prévu de verser l'équivalent sur un compte épargne, en août, septembre et octobre : je ris déjà en pensant à ce qu'il va en être dans la réalité.


Samedi 20 avril

Sept heures vingt. – Formidable victoire de l'esprit sur la matière, du courage roide sur la molle fainéantise : mes cinq feuillets ont finalement été écrits cet après-midi. Ce qui m'a tout de même laissé beaucoup de temps pour le livre de Paul Veyne. Fort satisfait de moi-même, j'ai mollement suggéré à Catherine, vers cinq heures et demie, que nous pourrions peut-être envisager un petit verre surnuméraire (j'ai déjà rempli mon quota hebdomadaire d'alcool…). Comme d'une part elle m'a répondu nettement qu'elle n'avait nulle envie de boire, et que de l'autre je n'avais, moi, pas celle de descendre à Pacy pour acheter de quoi, j'ai abandonné l'idée – et l'envie a disparu en trois minutes. Comme quoi…


Dimanche 21 avril

Sept heures vingt. – Rien à signaler, vraiment. Sinon, à la rigueur, que j'ai commandé cet après-midi un livre dont j'ignore tout de son contenu. Il est signé par un certain Jean-Marie Schaeffer – dont j'ignore tout également – et s'intitule Pourquoi la fiction ? (Oui, hein, d'ailleurs : pourquoi ?) Paul Veyne en dit du bien dans son Empire gréco-romain et l'allusion qu'il y fait a suffi pour activer chez moi la pulsion d'achat. Il est vrai que, sur ce sujet, j'ai la gâchette sensible.

– Je ne peux pas dire que retourner demain à Levallois m'enchante ; d'autant moins que m'y attend l'assommante corvée de devoir photocopier l'épaisse liasse de “justificatifs” que me réclame la Rania du Trésor public. Enfin bon.


Lundi 22 avril

Huit heures. – Tout s'évade de la tête, après deux verres d'alcool ; en tout cas à mon âge. Je suis à trépigner mentalement devant ce clavier, parce que j'ai quitté la maison avec une chose précise à noter, un semblant d'argument à développer. Arrivé ici, le temps de parcourir l'espace minuscule, et plus rien. Si ma mère était là, elle me dirait quelque chose comme : « Si tu as oublié, c'est que ça n'était pas très important. » Oui, oui, Maman, sans doute : mais je tenais tout de même à le dire ! et ça se tenait impeccablement ! Enfin, tu as raison : on s'en fout.

L'étrange est que, plus je tente de ressaisir ce début de raisonnement, plus il m'échappe. Là, je n'essaie même plus : je sens bien qu'il est totalement évanoui, je ne sais même plus “de quoi ça parlait”. Ce qui était parfaitement clair et structuré n'existe plus. Mieux : n'a jamais existé. Je n'ai jamais pensé ce que j'ai cru penser, probablement. Pourtant, je suis venu très vite devant ce clavier, je ne me suis laissé distraire par rien, j'y tenais beaucoup. Et le vide.

Je veux pour preuve de ma précipitation, de ma hâte à noter ce qui devait l'être, que, parvenu à ce clavier, je n'ai même pas ouvert ma boitamel : pour ne pas être distrait, ne pas risquer de perdre le suc. J'avais une sorte de goinfrerie d'écriture, si je puis dire ; une urgence personnelle à noter certaine chose – mais laquelle ? Démerde-toi, rameute tes neurones : ils s'en foutent, on dirait. 

Il n'est pas impossible non plus que l'alcool ait ce pouvoir merveilleux (en tout cas raisonnable) de faire oublier les raisonnements foireux qu'il a lui-même engendrés la minute d'avant, lorsqu'il vous présentait les royaumes de ce monde et vous les offrait.

Il reste que je suis hautement frustré, pour le quart d'heure, de ce que je voulais apprendre au monde – car c'était cela – et qui, sans doute, n'avait le moindre intérêt pour personne. L'alcool et ses oublis ont finalement leurs avantages.


Mercredi 24 avril

Huit heures. – Rien écrit ici hier, pour des raisons spiritueuses sur lesquelles il est inutile que je m'étende, je crois. J'étais dans une humeur presque euphorique, depuis que, deux heures plus tôt, Philippe B. m'avait demandé un second papier sur la louve Kamala, destiné au “hors-série” de FD, auquel je n'avais, jusqu'à maintenant, jamais participé. Je lui ai dit que j'étais d'accord, mais qu'il fallait malheureusement que je relise tout le livre afin d'y retrouver les anecdotes dont je ne me suis pas servi pour mon premier article ; et que, donc, j'avais besoin de deux jours, qu'il m'a accordés sans difficulté, sans doute bien heureux de n'avoir pas à me payer en plus. Si bien qu'après une dizaine de jours de vacances je suis allé deux fois à Levallois, et me voici de nouveau en vacances pour une douzaine de jours : j'ai un très beau métier. Du coup, je n'ai strictement rien fait aujourd'hui, à part reprendre le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, ce qui n'est déjà pas si mal. Je viens d'ailleurs d'en faire un billet.

– À l'instigation de Catherine, nous projetons d'aller, lundi prochain, visiter le musée des Beaux-Arts de Rouen, que nous n'avons encore jamais vu, bien que vivant à cinquante kilomètres de lui depuis douze ans ; ce qui n'est guère à notre honneur, ni à celui de nos appétits culturels conjoints.


Jeudi 25 avril

Sept heures vingt. – Fin de matinée, alors que je venais tout juste d'achever mon article sur Kamala pour le hors-série, mail de Gabriel, qui me demande si je pourrais, demain, leur écrire deux articles, dont celui que j'ai moi-même proposé, afin de marquer le centenaire de Charles Trenet. J'ai commencé par lui faire remarquer que je n'étais nullement censé travailler le vendredi, qu'en outre j'étais d'ores et déjà en vacances, mais que, vu la semaine acrobatique qui se préparait en raison du premier mai, je pouvais le faire, sous réserve de compensation de sa part, soit financière, soit sous forme d'une journée de récupération ultérieure. L'anniversaire de Trenet tombant le 18 mai, je m'interrogeais ensuite sur la nécessité de faire l'article aussi vite, quasiment dans la précipitation. Enfin, je lui faisais observer que, s'il voulait que j'écrive l'autre sujet (Patrick Sébastien), il conviendrait qu'il m'envoie un minimum de documentation autour du sujet choisi. Eh bien ! depuis, plus aucune nouvelle de ce côté-là ; comme si toute cette effervescence était retombée d'elle-même et qu'il n'en subsistait plus la moindre trace dans les esprits ni les boitamels. Je suppose qu'ils vont se réveiller demain matin, mais ce n'est même pas certain : ils peuvent aussi avoir changé d'idée, s'être débrouillé autrement, etc., et avoir négligé de m'en avertir. Les chefs, parfois, j'vous jure…

– Heureusement, j'avais de quoi occuper agréablement mon temps avec le Manuscrit de Potocki, qui est peut-être encore plus captivant – et surtout plus drôle – que dans mon souvenir.

– Je ne sais plus qui, aujourd'hui, sur un blog ou un autre, faisait remarquer qu'il serait fort divertissant que le premier (ou l'un des premiers) mariage entre homosexuels ait lieu dans une ville à forte population “sensible”, pour voir un peu comment se déroulerait la cérémonie. En effet, ce serait intéressant, mais je suis bien certain que les candidats au mariage guignol prendront grand soin d'aller “faire ça plus loin”, dans un fond de province encore majoritairement français, afin d'éviter tout risque de bolossage intempestif : les camarades homos considèrent certes les musulmans comme leurs frères en discrimination, mais ils ne sont pas fous non plus.


Vendredi 26 avril

Sept heures et demie. – Reçu au courrier, ce matin, Vue d'œil, le journal 2012 de Renaud Camus, qui devrait donc être le dernier publié chez Fayard, à moins d'un revirement fort improbable de cette maison. J'ai immédiatement exhorté Jean Potocki à la patience et me suis plongé dans ce volume qui, effectivement, comme le signalait Camus lui-même dans son journal il y a quelques jours, semble d'abord assez nettement plus mince – ou moins épais – que ceux des dix années précédentes (au niveau d'la prise en main, j'veux dire…). En réalité, lorsque l'on file voir le nombre de pages, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Et comme le corps de composition et le “grammage” du papier (si c'est bien comme ça qu'on doit dire pour parler du poids et donc de l'épaisseur de la feuille) ne paraissent pas eux-mêmes très différents de ceux des livres précédents, on se perd en conjectures ; puis, on se plonge dans sa lecture. C'est-à-dire que, dans un premier temps, on accomplit cet acte puéril et vaniteux consistant à consulter l'index pour voir si “ça parle de nous” : en effet, ça. En cinq ou six occurrences, dont une qui n'occupe pas moins de trois pages, puisque Camus reproduit intégralement un billet que j'avais écrit l'année dernière dernière, en juin, lorsque j'ai été repris d'une sorte de prurit de lectures camusiennes ; ce même billet que Claude Durand aurait trouvé, toujours d'après Camus, “de haute qualité”, ce dont je suis, l'ayant relu, nettement moins persuadé que lui ; mais enfin, un peu de pommade ne peut pas me faire de mal, d'autant que le temps, aujourd'hui, s'est brusquement remis à la froidure.

Plaisir, donc, de tenir de nouveau entre ses mains un volume de ce journal que j'aime et pratique depuis quelques années (depuis 2006 et Outrepas, précisément) ; et les mots, bien sûr prennent désormais un sens plus aigu que celui, machinal, qu'ils avaient auparavant, avant l'âge du journal quotidien et virtuel : ce volume que l'on tient, que l'on a entre les mains, il se pourrait bien, en tout cas on y pense, qu'il fût le dernier de cet écrivain-là, à moins d'un revirement de la fortune, d'un remords du destin.

Du coup, retrouvant le plaisir inchangé des années précédentes, on est tenté d'établir des comparaisons entre cette lecture-ci, classique, et celle à laquelle nous contraint désormais la défection de Fayard, celle de ce même journal, mais sur écran et à raison d'une “entrée” chaque jour. Lorsque j'ai commencé à pratiquer cette nouvelle forme de lecture, j'en ai ressenti une frustration et une déception ; frustration parce que la lecture était toujours trop brève, que le temps nous était refusé désormais de “s'installer” dans l'œuvre ; et déception car j'ai d'abord eu cette impression que le journal en devenait moins intéressant, qu'il se perdait parfois dans des aperçus qui n'auraient pas trouvé place dans le livre, le livre de naguère. Or, c'était une impression fausse. Ayant lu une centaine de pages de Vue d'œil, je crois avoir compris ce qui l'avait engendrée : dans le journal “papier”, l'œil du lecteur peut glisser rapidement sur les quelques passages qui l'ennuient, simplement parce qu'il sait disposer encore, derrière, de plusieurs centaines de pages ; de même que, lors d'un repas gastronomique à cinq ou six services, on n'hésitera pas à laisser repartir presque intact en cuisine tel plat qui nous a semblé, à première bouchée, un peu moins bon que les autres. Tandis que, sur l'écran, dans le cas d'une lecture quotidienne, et pour filer la métaphore nourrissante, on se trouve un peu dans la situation de l'homme qui est parti pour une longue promenade dans une campagne déserte, avec un seul sandwich dans sa besace, et qui s'aperçoit que celui-ci n'est pas trop de son goût. Que fait-il ? La marche et le grand air ayant agi sur son appétit, bien sûr qu'il le mange quand même ; parce qu'il sait qu'il n'aura rien d'autre avant le lendemain, en mettant les choses au plus favorable. Mais, ce faisant, il ne peut s'empêcher de bougonner un peu contre la personne qui lui a confectionné son unique repas du jour.

Évidemment, on pourrait envisager de ne lire le journal 2013 – et les suivants, j'espère – qu'une fois par mois ; voire, soyons fou, tout d'une traite à la fin de chaque année ; et même d'attendre que l'auteur en propose, quelques semaines encore après, une quelconque version blurbienne. Mais qui aura cette force d'âme ? Pas moi.

– Gabriel s'est finalement décidé à me confirmer que, moyennant une pige d'une journée (je ne sais même plus à quelle somme cela correspond : 200 euros ? Un peu plus ?), j'aurais à écrire pour lundi les deux articles évoqués hier. Mais il a tout de même fallu que je rappelle Anthony au téléphone pour lui redire qu'il fallait qu'il m'envoie la documentation pour le premier des deux avant de s'envoler pour le week-end ; ce qu'il a fait pratiquement aussitôt.


Samedi 27 avril

Sept heures vingt. – Une discrète satisfaction de moi-même ne m'a pas quitté depuis le début de l'après-midi. Ce matin, me levant, j'avais pour objectif de faire au moins deux choses : écrire quatre mille signes à propos de Patrick Sébastien et Francis Cabrel, pour FD, et tondre le jardin (tond-on le jardin ou l'herbe du jardin ?). À midi, lorsque Catherine est rentrée de ses obligations presbytériennes, j'avais déjà accompli la première partie de ce programme ; de plus, j'avais trouvé le temps de nettoyer la cuisine, de me nettoyer moi-même et de me vêtir de pied en cap. Vers une heures et demie, après un coup d'œil accordé au ciel en direction de l'est, d'où venaient les vents, la même Catherine : « À mon avis, tu devrais déjeuner rapidement et aller tondre tout de suite après… » En effet, la masse nuageuse, comme on dit à Météo-France, devenait de plus en plus massive. Je collationne donc rapidement, debout dans la cuisine fraîchement remise à neuf par mes soins, chausse mes sabots de caoutchouc et sort ; pour constater que les premières gouttes venaient de commencer à choir. La logique de Procrastin 1er aurait voulu que je prenne prétexte d'elles pour surseoir à la tonte. Au contraire, et à sa grande stupéfaction, teintée d'une certaine admiration incrédule, j'annonçai à Catherine que j'allais me mettre quand même à tâche, arguant du principe que, si la pluie venait à redoubler d'intensité, ce qui serait fait alors ne serait plus à faire. J'ai terminé assez considérablement mouillé, mais le jardin entièrement tondu. De ce moment vient l'auto-satisfaction légère qui ne m'a plus quitté depuis. Peu après que j'eus réintégré le salon et mon fauteuil de lecture, l'herbe s'est piquetée de nombreux petits points blancs tranchant sur son vert presque fluo : le cerisier neigeait ses fleurs. Ensuite il s'est mis à pleuvoir pour de bon, et encore maintenant.

– Poursuivi la lecture du Journal 2012 de Camus – presque terminé. Je ne sais plus au bout de quels méandres m'est venue l'envie de relire Les Carnets de la drôle de guerre, de Sartre, ainsi que ses Lettres au Castor, datant, si je me me souviens bien, de la même période ; je viens de me lever de ce bureau pour sortir de son étagère le premier de ces deux volumes (qui sont en fait trois, car les lettres en occupent deux à elles seules).

– Demain, il est nécessaire que j'écrive six mille signes à propos du centenaire de la naissance de Trenet, le 18 de ce mois, sujet que j'ai moi-même proposé. L'angle que je suggérais – montrer que le Trenet jeune, le “fou chantant”, a occulté en grande partie celui de la maturité, plus nostalgique, certainement plus intéressant à mon sens, voire profond – a été accepté ; si bien qu'écrire cet article-là ne devrait rien avoir d'une corvée, bien au contraire. Cela dit, il risque aussi de me donner plus de mal, et donc de me prendre davantage de temps, dans la mesure où, y tenant un peu, je vais avoir à cœur de le soigner, de faire en sorte que je n'aie pas trop à en rougir.


Dimanche 28 avril

Sept heures et demie. –  Les six mille signes concernant Trenet (en fait 6800 finalement) ont bien été écrits. De plus, je me suis scrupuleusement acquitté de la tâche que Catherine attendait de moi : creuser un trou contre la clôture nous séparant de la rue, afin d'y planter le chèvrefeuille achetée par elle la semaine dernière.

(Le mot “chèvrefeuille” fait immanquablement surgir en moi le visage et la voix de Nana Mouskouri, ce qui pourrait sembler une expérience horrible à tout esprit non prévenu, mais ne l'est pas au mien. Ma mère a toujours été une admiratrice inconditionnelle de cette chanteuse de variété, et il se trouvait beaucoup de disques d'elle à la maison, lorsque j'étais enfant, puis adolescent, puis jeune adulte (ils doivent y être encore, évidemment, mais cela ne me concerne plus guère). À ces époques, mes parents disposaient d'un électrophone comme il s'en faisait alors, conçus pour empiler les uns sur les autres une dizaine de 45tours, lesquels tombaient automatiquement les uns derrière les autres sur le plateau de lecture, permettant ainsi de disposer d'une petite heure de musique sans avoir à quitter son fauteuil. L'habitude avait été prise, lors de l'apéritif rituel du dimanche midi, que c'était à moi de choisir et de disposer les disques dans cet appareil, si bien que j'en conserve un souvenir particulièrement ébloui, alors même que, à cette époque, je ne buvais pas une goutte d'alcool : le rituel suffisait à mon bonheur. Naturellement, sachant qu'ils en seraient contents, je ne manquais jamais de sélectionner deux ou trois disques de Nana Mouskouri pour ma mère et autant d'Aznavour pour mon père. Quel rapport avec le chèvrefeuille ? C'est que Mouskouri avait commis une version française de l'une des chansons les plus connues de Simon and Garfunkel, Scarborough fair, dont le titre était : Chèvrefeuille, que tu es loin.)

– Je me sens tout guilleret à l'idée de revoir, pour la quatrième ou cinquième fois sans doute, le French cancan de Jean Renoir. C'est une des choses, finalement assez nombreuses, qui me séparent radicalement de Renaud Camus : il déteste ce film, qui possède à mes yeux un charme auquel je succombe à chaque fois qu'il passe à la télévision. Je crois bien, d'ailleurs, que les raisons qu'il a de ne l'aimer pas sont exactement les mêmes que celles qui me le rendent irrésistible : son côté artificiel, kitsch, “pas vrai” ; cette volonté, que je crois assumée, de faire évoluer des personnages très stéréotypés dans un décor de théâtre qui se veut emphatiquement tel. (Emphatiquement : adjectif hautement camusien ! Mais comme je l'ai fait exprès, ça ne compte pas…)

– Demain, profitant de ce que Catherine a un rendez-vous médical à Louviers, nous pousserons jusqu'à Rouen, pour aller au musée des Beaux-Arts ; ce même musée où, pour l'inauguration d'une grande exposition consacrée aux impressionnistes, François Hollande, qui y était pourtant attendu, n'a pas eu l'élémentaire courage de se rendre aujourd'hui, probablement à cause d'une poignée d'anti-mariage guignol, et malgré la protection dont il était évidemment certain de bénéficier. Ce type est en train de sombrer dans le pathétique.


Lundi 29 avril

Huit heures. – Étonnant spectacle, offert par les voisins “d'en face”, il y a quelques minutes : un véritable téléfilm français. Protagonistes : le père (vieillissant, blanchissant, de plus en plus dégarni – passage du temps en accéléré) et le fils cadet (l'aîné a quitté la maison depuis trois ou quatre ans). Accessoire : une glacière “de camping” bleu ciel. Personnages annexes : Félix, le chien “hush puppies” de la maison, et l'un des chats.

Plan initial (au moment où mon regard se tourne par hasard vers chez eux) : le père et le fils sont l'un face à l'autre, tout près du portail délimitant leur propriété ; le père a la glacière dans la main gauche ; ils parlent. Très vite, le père pose la glacière (le chat passe juste derrière eux et s'éloigne vers la gauche de l'écran, mais sans sortir du champ)

La scène s'anime, mais de façon tout à fait artificielle, comme dans un téléfilm français : le père se détourne du fils et fait trois pas en direction de la descente de garage ; le fils le suit, mais de deux pas seulement ; le père se retourne ; la conversation reprend (ils se tiennent très droit tous les deux, il y a une sorte de fausser intensité dramatique, du genre : « Mais pourquoi as-tu attendu aujourd'hui pour me dire que Maman n'était pas ma mère ? »

En acteur médiocre mais consommé, le père revient vers le fils ; ils se rejoignent, marchent ensemble de deux pas vers le portail, s'arrêtent près de la glacière (le chat repasse, le même : production cheap). Ils se remettent à parler, avec (vu d'ici) une sorte de gravité tendue, il se passe quelque chose, leur conformité aux pires canons du téléfilm semble le prouver. Le père reprend la glacière en main. Non : après deux mètres en direction du garage, il la repose et remonte vers le fils qui n'a pas bougé (on le sent dans ses marques – trait inscrit au sol à la craie autour de ses pieds).

Ils parlent encore ; sans se fâcher apparemment, avec une économie de gestes suspectes (je connais bien mes voisins), qui pourrait laisser penser, si j'étais paranoïaque, qu'il ne s'agit pas réellement de mes voisins ; ou qu'il y a des caméras dissimulées dans le sapin bornant l'entrée, l'abri de bois des voitures, voire dans mon propre salon. L'impression se renforce du fait qu'ils entament ce genre de petit ballet figé que dansent tous les médiocres comédiens des séries de TF1 ou d'ailleurs : on fait deux pas ensemble, je m'arrête, tu prends du champ, tu te retournes, je viens vers toi, on se rejoint, je pivote, tu me rattrapes, etc. : ils font ça à la perfection et avec un naturel confondant, j'en reste lippe pendante, de mon côté de la baie vitrée.

Ce n'est pas fini, contrairement à ce que je pense (car, jusque là, je crois encore au hasard). Papa, qui a donc repris la glacière, se dirige enfin vers la porte du garage, tournant le dos au fils. Comme l'accès est en pente, son corps disparaît peu à peu. Dans un premier temps, le fils le suit ; ils ont cessé de parler. Au moment où la tête déchevelée du père disparaît, le fils est parvenu exactement à l'endroit où l'allée devient descente ; il s'arrête exactement là, au bord de la pente, et regarde fixement dans la direction où son père – vieillissant rapidement, porteur du fardeau (la glacière) – vient de disparaître. Il reste immobile un temps assez long, trop long pour que ce soit naturel ; on a l'impression qu'il attend quelque chose, mais on se dit que ce serait quand même trop beau.

Or, le père réapparaît ; lentement et sans glacière ; il remonte vers le fils, toujours immobile, comme en surplomb, presque statufié – on pense fugitivement aux enfers. On se dit que tout va s'arrêter là, qu'une prolongation serait de trop. (Mais en même temps on sait bien que c'est ce qui caractérise les téléfilm français : le trop de sens, le trop d'images inutiles, le “trop tout court”, si je puis me permettre.)

C'est alors que l'on comprend, incrédule, qu'on doit vraiment être dans ce cauchemar éveillé qu'est un téléfilm français. Car le père et le fils, à environ deux mètres l'un de l'autre, mais en quinconce de manière à ce que la caméra maladroite puisse les saisir dans son cadre sans trop se poser de questions esthétiques, le père et le fils s'assoient en même temps (l'italique signifie : exactement en même temps, je peux en témoigner) sur les deux petits murets délimitant la descente de garage, et ils reprennent leur dialogue. Mais chacun sur son muret, à au mois deux mètres cinquante de distance, ce que personne n'aurait l'idée de faire dans la vraie vie.

Pour finir, parce qu'il faut une fin avant de rendre l'antenne, et que les fins de téléfilms français sont immanquablement foireuses, papa repart vers la porte du garage, derrière laquelle il disparaît. Quant au fil, il semble hésiter un moment, assez long, avant de faire demi-tour en direction de l'abri des voitures – ce qui est une faiblesse du scénario puisqu'il ne manifeste aucune velléité de quitter la maison.

À part ça, comme aime à dire Didier Goux, la journée fut médico-culturelle et néanmoins agréable ; le côté médico eut lieu entre onze heure et midi et demie, à Louviers, où Catherine avait rendez-vous avec son gastro-entérologue (pourquoi son gastro-entérologue ? Pourquoi dit-on : mon médecin, mon notaire ? Pense-t-on réellement être leurs seuls client, patient, source de revenus ? M'amusent le plus ces femmes qui disent : mon boucher, avec cette fierté pigeonnante dans l'arrière-gorge qui n'appartient qu'aux femme, je crois, surtout lorsqu'elles parlent d'un homme. On a vraiment l'impression qu'il n'ouvre boutique que pour elle, leur découpe des côtes d'agneau prise dans un animal inconnu avant elle et selon un parcours du couteau parfaitement inédit ; on sent de longs et mystérieux conciliabules au-dessus des étals sanguinolents ; on flaire la pauvre fille frissonnante devant l'homme sanguin qui lui a fait croire, au creux du pavillon auditif, qu'elle allait vraiment être la toute première cliente à obtenir un vrai gigot…), rendez-vous dont le but était de prendre un autre rendez-vous avec le même gastro-entérologue, cependant que je bivouaquais tranquillement sur le parking, lisant Les Carnets de la drôle de guerre et écoutant, mezzo voce, d'abord la fin du Roméo et Juliette de Berlioz, puis le début du Requiem de Fauré, écoute que Catherine vint interrompre très opportunément à midi vingt-cinq à peu près, ce qui expliquera qu'elle m'ait trouvé, après une heure et demie d'attente, parfaitement serein puisque, dès son départ de la voiture, j'avais pour moi-même décidé, connaissant le gougnafiérisme des médecins et leur peu de respect des horaires ayant été pourtant fixés par eux-mêmes, je m'étais donc interdit de m'impatienter avant midi et demie, et ayant pris cette décision inhabituelle chez moi, je me sentais parfaitement capable de repousser mes limites, de ne pas bouger un petit doigt ni une oreille avant au moins une heure moins le quart, voire moins dix – finalement, donc, Catherine est revenu à midi vingt-six.

Ensuite devait venir la partie culturelle de notre journée. On ne se parlait pas, tant on était impressionné : ce n'est pas tous les jours qu'on a des journées culturelles. Donc, le musée des Beaux-Arts de Rouen, celui-là même où François Hollande devait venir hier inaugurer l'exposition “impressionniste”.

(Là, évidemment, je sens poindre en moi l'envie d'un paragraphe disant ce que je pense de ce répugnant personnage (car le crois qu'il s'agit bien plus d'un répugnant personnage que du “mou” sous les traits de quoi mes amis réactionnaires se plaisent à le présenter : il n'est pas mou, en tout cas sur les sujets qui comptent vraiment. Ce type est une vipère à écraser – mais enfin, j'étais parti pour parler d'autre chose.)

On a passé, je crois une heure et demie dans ce musée, commençant notre visite par l'exposition en question, avant de passer aux “colllections permanentes”.  J'ai pu, une fois de plus, vérifier que la peinture m'est étrangère. Cela ne signifie pas qu'elle me déplait, bien au contraire : cela veut dire que je ne puis pas la fréquenter trop longtemps : si j'habitais Rouen, il me faudrait bien vingt ou trente jours pour espérer voir tous les tableaux qui y sont proposés, comme j'espère avoir vu les trente ou quarante premières toiles qui se sont présentées à nous aujourd'hui, par le hasard de notre entrée dans le musée.

Que m'en reste-t-il, d'ailleurs ? À peu près rien, on s'en doute, et à mon grand chagrin. Je suis resté un moment en arrêt face à un “petit Boudin” (et j'ai bien peur de m'en souvenir à cause de ce “prout, ma chère” dont je ne suis pas tout à fait responsable, car enfin il s'agissait bien d'une toile de Boudin et elle était en effet très petite), et une douzaine peut-être d'autres toiles m'ont cloué un moment devant elles. Il faudrait, je suppose, se promener là avec un carnet et un crayon, un appareil photo, une caméra, que sais-je ? Je n'ai jamais compris comment faisait Renaud Camus pour rendre compte à ce point de précision des musées qu'il visitait.

Mais enfin, de toute façon : au bout d'une heure et demie, il s'agissait de ressortir, je ne voyais plus rien, si tant est que j'avais vu quoi que ce soit avant. En réalité, je me rends bien compte que je ne vais dans les musées (et je n'y vais que fort peu) que parce que j'ai envie, besoin, de passer à mes propres yeux pour cultivé. Mais ça ne marche pas. Les théories (les hypothèses ?) de Renaud Camus me heurtent souvent, mais je sais bien qu'il a raison : on ne peut être réellement un homme cultivé (sauf si on est une espèce de génie, et encore) que si on est fils de gens déjà cultivés.


Mardi 30 avril

Sept heures vingt. – Il y a ces écrivains anciens, dont on a tendance à trouver spontanément les œuvres médiocres, ennuyeuses, assommantes même. Mais pour peu qu'ils aient été, de leur vivant, des figures importantes, des auteurs admirés, fêtés, encensés, leurs écrits, tout poussiéreux qu'ils puissent être, retrouvent toujours à mes yeux un certain lustre, lorsqu'il m'arrive d'y plonger. C'est que j'ai envie de comprendre ce qui a pu conduire une époque à les trouver si admirables, désir de me glisser, si c'est possible, dans la peau et l'esprit d'un de leurs contemporains. Ainsi, lire un roman de Paul Bourget ou une pièce d'Henry Bernstein, c'est enfiler la redingote et coiffer le canotier d'un lecteur de 1910, et cela, par ricochet, redonne du lustre aux œuvres que l'on a exhumées.

C'est un phénomène qui commence à se produire avec Sartre, maintenant qu'il s'éloigne dans le temps, et même si son crédit demeure bien plus élevé que celui d'un Bourget, notamment pour ses écrits les plus lointains de nous, tels ces Carnets de la drôle de guerre qui m'occupent par intermittence depuis trois jours ; lesquels m'ont donné l'envie de revenir ensuite à La Nausée, pas rouverte depuis mes années de lycée ; et peut-être aussi à sa correspondance avec Beauvoir. Bref, alors que, voilà quelques semaines, Onfray me donnait l'envie de revenir à Camus (Albert), voici je termine ce mois d'avril incongrument sartrien.

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