samedi 1 juin 2024

Mai 2024

 

 

 

 

 

 

 

JOURNAL TROUVÉ AU PLESSIS

 

 

 

 

 Mercredi 1er

Sept heures. — Rien à dire de spécial (sinon que je vais descendre à Pacy d'ici trois quarts d'heure pour en rapporter du pain...), mais il faut bien inaugurer le mois nouveau, n'est-ce pas ?

— Sinon, j'ai une mauvaise nouvelle pour ceux de mes douze qui ont trouvé qu'il y avait vraiment trop de Proust dans le journal d'avril : il y a de gros risques pour qu'il en aille de même ce mois-ci. Désolé...

— À propos de Marcel, justement : son dossier pénal vient de s'épaissir dangereusement. Je notais le mois dernier, avec l'indignation réglementaire, qu'on pouvait fort bien le taxer d'antisémitisme. Et voici que, au détour d'un dîner à La Raspelière, chez les Verdurin, je le découvre négrophobe. M. Verdurin vient de se moquer cruellement du malheureux Saniette. Et Proust ajoute ceci :

« Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer, et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. »

N'est-ce pas là une façon particulièrement pernicieuse de dire qu'un anthropophage est forcément noir ? De là à prétendre que tous les noirs boulottent du blanc, il n'y a plus qu'un tout petit pas à franchir…

Je vais immédiatement alerter le professeur Saint-Graal, afin qu'il fasse supprimer À la recherche du temps perdu de toutes les bibliothèques universitaires de France, où au moins de celle de Tours.

— Lorsque le docteur Cottard, illustre professeur de médecine et imbécile patenté, de surcroît grossier par pure sottise, se met à pérorer au milieu du “petit clan” Verdurin, il se hisse au même niveau que les Purgon et Diafoirus de Molière. Ou plutôt, c'est Proust qui l'y hisse.

Quatre heures. — Je me demandais il y a quelques jours — le mois dernier, donc — de quelle lecture allait bien pouvoir se composer mon “après-Proust” ; et je balançais entre Balzac et Chateaubriand. Or, il y a une petite heure, c'est tout d'un coup que Choderlos de Laclos a surgi et, d'un double coup d'épaule, comme évincé les deux autres. Ne possédant qu'une édition de poche bien fatiguée des Liaisons dangereuses, j'en ai commandé une autre, plus reluisante, à la dame amazonienne.


Jeudi 2

Huit heures. — Aujourd'hui, journée Desgranges. La première depuis presque deux mois, si je me souviens bien.

Sept heures (du soir…). — À la sortie de La Ferté-Vidame, quand on va en direction de Verneuil-sur-Avre on enjambe un ruisseau qui a pour nom “Pipe Souris”. Il m'enchante à chacun de mes passages, soit presque une fois par mois depuis plus de dix ans.


Vendredi 3

Dix heures. — Running gag : pour la seconde fois, je viens d'annuler notre double rendez-vous cardiologico-dermatologique — si je puis ainsi m'exprimer — du 15 mai, à Neuilly. Pour cause, évidemment de réfection de l'A13 qui traîne plus ou moins en longueur.

— Peut-être quelques-uns de mes lecteurs se demandent-ils comment a été le premier mai de ce brave Renépol ? Je puis leur fournir la réponse : « Plus vieux comme toujours. » Tranquillisez-vous mon bon : nous avions tous “pris” un an depuis le dernier premier mai, c'est un phénomène à peu près général…


Samedi 4

Dix heures. — J'en termine à l'instant avec la pile de magazines et revues rapportée jeudi de chez Michel. Comme d'habitude, c'est Éléments qui m'a fait le plus de profit, et même très nettement : je dois y avoir passé autant de temps que sur tous les autres réunis (à condition de ne pas compter celui que j'emploie à remplir les grilles de mots croisés des différents Valeurs actuelles…).

Midi. — Terminé Sodome et Gomorrhe, passé aussitôt à La Prisonnière. C'est-à-dire du volume II au volume III de La Recherche pléiadisée, édition de 1954.

Trois heures. — J'ai déjà, le mois dernier, convaincu Proust d'antisémitisme et, il y a quelques jours, de négrophobie ; voici que je vais en plus pouvoir le jeter en pâture à mes sœurs metooffues. En raison de ceci, dans les premières pages de La Prisonnière :

« On verra plus tard que, malgré des habitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertine s'était étonnamment développée. Ce qui m'était entièrement égal, les supériorités d'esprit d'une femme m'ayant toujours fort peu intéressé. »

On pourrait toujours essayer, pour faire contrepoids, d'appeler quelques associations homophiles, voire homolâtres, à sa rescousse. Mais vu la façon peu folichonne dont sont peints ces messieurs de la jaquette dans La Recherche — ce qui froissait déjà André Gide à l'époque —, je doute qu'elles fassent preuve de beaucoup d'empressement à son égard. Mal barré, Marcel...


Dimanche 5

Dix heures. — Dernier passage de l'infirmière ce matin : me voilà tout réparé, jusqu'à la prochaine panne. Je le regretterais presque : ces visites, un matin sur deux, me donnaient comme un semblant d'illusion de “vie sociale”... sans être trop prenantes pour autant.

Six heures. — D'une dame qui se présente comme “maman, autrice, actrice, réalisatrice et happy kite surfeuse”, ceci : « Quand vous avez 25 meufs qui portent plainte [pour viol, évidemment…], on a un vrai sujet là-dessus qui est un souci. » C'est drôle, si on m'avait demandé mon avis, j'aurais spontanément répondu qu'on avait un vrai souci là-dessus qui est un sujet. C'est sans doute que je ne comprends rien aux problématiques féminines.

— Apparemment, juger de la cuisine chinoise d'après ce que l'on peut manger dans nos restaurants chinois doit équivaloir à se faire une idée de la gastronomie française en ne fréquentant rien d'autre que des cantines scolaires.

— De Christian Millau, dans son savoureux (c'est bien le moins...) Dictionnaire amoureux de la gastronomie (Plon) : « Quand, au restaurant, on me propose un “petit bordeaux léger qui va avec tout”, je réponds invariablement : “Non. Apportez-moi un grand bordeaux lourd qui ne va avec rien.” »


Lundi 6

Dix heures. — Étonnante, cette incise dans La Prisonnière où, soudain, semblant pousser son Narrateur de côté, Proust s'avance et prend la parole en son propre nom, avec un orgueil qu'il ne cherche nullement à dissimuler. C'est au moment où l'on vient d'apprendre la mort de Swann. Voici ce qu'il écrit : 

« Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai si peu connu quand j'étais encore si jeune et vous si près du tombeau, c'est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c'est parce qu'on voit qu'il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann. »

Les deux phrases sonnent un peu étrangement, elles semblent “se mordre la queue”. On sait que, pour créer Swann, Proust s'est en grande partie inspiré de Charles Haas, qu'il a effectivement croisé dans ses premières années “mondaines”, et que l'on peut voir en effet dans le tableau de Tissot évoqué. Mais, du coup, parce que les contraintes romanesques lui interdisaient de nommer explicitement Haas, Proust se retrouve à nous dire qu'il y a quelque chose de Charles Swann dans le personnage de Swann...

Une dernière remarque tout de même : La Prisonnière est le premier volume de La Recherche parue de façon posthume, en 1923, c'est-à-dire sans avoir été remanié, corrigé, ni même relu par Proust : qui peut dire si le paragraphe en question serait, dans le cas contraire, demeuré tel ?

C'est agaçant, ces artisans qui jugent bon de mourir sans avoir terminé le boulot...

— Une conséquence de cette mort “prématurée” (j'y mets des guillemets car, en réalité, aucune mort de peut être qualifiée de prématurée — prématurée par rapport à quoi ? Selon quel critère absolu ? — ; ni d'ailleurs, à l'inverse, de “tardive”) est que l'on rencontre, à partir de La Prisonnière, de nombreux paragraphes, parfois de plusieurs pages, que les  éditeurs de cette Pléiade 1954 proposent en note et en plus petits caractères : ce sont des ajouts écrits par Proust peu avant sa mort, et dont on ne sait pas trop où exactement il comptait les placer, ni encore moins la manière dont il les aurait raccordés au texte principal.

Midi. — En soutien à je ne sais quel “humoriste” abruti, la CGT de Radio-France publie un communiqué qui se termine sur cette apothéose : « Une onde de choc qui doit être entendue ! » On a l'oreille très fine, à la CGT. Peut-être parviennent-ils aussi à voir l'infra-rouge et à sentir le monoxyde de carbone, qui sait ?

Sept heures. — Catherine, établissant son menu de la semaine : 

— Qu'est-ce que tu dirais d'un poulet cajun ?

Moi : — D'accord, à condition de le préparer le matin de bonne heure.

Elle : — ???

— Moi : On ne doit préparer le poulet qu'à jeun ! 

Même pas honte...


Mardi 7

Midi. — Hier après-midi, l'iBigo se met à sonner, ce qui ne lui arrive à peu près jamais, sauf quand il s'agit d'un crétin déterminé à me vendre quelque chose dont je n'ai ni le besoin ni l'envie. En effet, il s'agit d'un numéro (fixe, a priori) inconnu. Je laisse sonner ; après une dizaine de carillonnages, tout s'arrête...

Mais, allant voir si, par hasard “on” avait laissé un message, je découvre que cet appel “perdu” émanait de notre chère vice-présidente, alias Élodie Jauneau, chose qui ne laisse pas de m'étonner, vu que nous ne nous sommes encore jamais téléphoné. Je m' voyais déjà, comme chantait l'Arménien, sous le coup d'une inculpation metoofesque pour agression sexuelle, emprise abusive, toxicité masculine exagérée, etc. Je rappelle donc aussitôt la demoiselle sur son téléphone portable : pas de réponse ; je raccroche sans laisser de message : qu'aurais-je bien pu lui dire ?

Une demi-heure après, sms de la vice-présidente, disant en gros : « Didier, vous avez cherché à me joindre, j'étais en réunion. Qu'est-qui se passe ? » Et moi de lui répondre que j'avais voulu la joindre parce qu'elle avait elle-même voulu me joindre, d'après mon téléphone visiblement en plein bug puisque, en réalité, elle n'avait nullement cherché à le faire.

On aurait pu continuer longtemps sur ce mode : « Je vous appelle parce que vous m'avez appelé pour savoir pourquoi je vous avais appelé pour m'enquérir de l'objet de votre appel, lequel avait pour but de connaître le motif de votre, etc. » On y serait peut-être encore. C'est tout de même beau la fluidité des communications modernes.

Six heures. — Le 13 août 1918, Proust dîne seul au Ritz. À la table voisine, le duc de Marlborough, neuvième du nom, et son cousin germain Winston Churchill.

— Oublié de noter ceci ce matin : faisant emplette de légumes pour la semaine (pendant que je lisais Bernard Frank dans la voiture...), Catherine a soudain eu les yeux attirés par une espèce de tomates dont les têtes pensantes du Grand Frais vantaient par voie d'affichette “la grande jutosité”... 


Mercredi 8

Huit heures. — Une réflexion proustienne piquée dans La Prisonnière :

 « Mais les passions politiques sont comme les autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne les comprennent plus ; la génération même qui les a éprouvées change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement calquées sur les précédentes, réhabilitent une partie des exclus, la cause d'exclusivisme ayant changé. »

Il dit cela à propos de l'affaire Dreyfus, mais j'ai le pénible privilège d'être assez vieux pour constater que l'on pourrait l'appliquer à deux ou trois autres “grandes causes” nettement plus contemporaines...

Dix heures. — Les gauchistes asilaires viennent de forger un nouveau vocable : urbicide, désignant la destruction, totale ou non, des villes. Il va de soi que le terme ne s'appliquera qu'aux immondes Israéliens s'en prenant aux gentils Palestiniens. Il va encore plus de soi que ce néologisme bouffon a aussitôt été adopté d'enthousiasme par notre cher professeur Sainr-Graal. Du reste, un autre universitaire taré — formule qui tend de plus en plus vers le pléonasme —, professeur de géographie dans une université lyonnaise, a aussitôt fait monter les enchères en proposant un géocide tout à fait sémillant : il n'y a pas de raison pour que les campagnes échappent au prurit destructeur des nazis de Tel-Aviv, n'est-ce pas ?

— Il faut vraiment n'avoir jamais lu une ligne d'À la recherche du temps perdu, ou n'avoir rien compris à la ligne en question, pour continuer à soutenir que Proust était un petit snob fasciné par tout ce qui porte titre. Ainsi, dans les pages de La Prisonnière décrivant le concert “mondain” organisé par le baron de Charlus chez les Verdurin, les grands aristocrates qu'il a conviés — convoqués serait d'ailleurs plus exact —, apparaissent (à l'exception notable de la reine de Naples) dans toute leur ignorance crasse et leur implacable bêtise, nappées de la sauce épaisse de leur inguérissable grossièreté. Le tout étalé avec une impudeur si inconsciente d'elle-même qu'elle en devient presque édénique.

Quant au baron de Charlus, il élève son insolence jusqu'à l'ébriété, atteint au pur délire de jouissance de soi, et confirme qu'il est bien le personnage le plus extraordinaire et le plus profond de toute l'œuvre. Et, pour en terminer avec le prétendu snobisme de Proust, voici sa conclusion :

« Le monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, que peuvent seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de Charlus. »

Deux heures. — Voici ce que fait dire Proust à son narrateur, au milieu de sa grande scène de rupture avec Albertine, tissée de faux semblants, de mensonges dits dans l'espoir de faire jaillir la vérité, etc. :

« Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements qu'il me croirait à peu près fou. »

Or, cela, cacher les sentiments qui produisent les paroles prononcées, c'est exactement ce que fait Dostoïevski ; et c'est, en effet, ce qui donne souvent au lecteur l'impression que les personnages de ses romans sont tous plus ou moins aliénés, mûrs pour le cabanon, ou au moins dignes d'un suivi psychiatrique strict.

— Bientôt sans doute, au train où vont les choses, on devrait voir arriver, à Hollywood d'abord et chez nous juste après, de jeunes comédiens débutants qui se proclameront homosexuels, exhiberont un petit ami de façade et ne coucheront avec les filles qui les attirent que sous le manteau du plus épais secret. Plus tard, vers la quarantaine, devenus stars, ils profiteront d'une remise d'Oscar ou de César pour faire leur coming out et dévoiler au grand jour leur orthodoxie de mœurs, ajoutant que s'ils ne l'ont pas avouée plus tôt c'est qu'ils avaient peur que cela ruinât leur carrière, mais qu'ils n'en peuvent plus de vivre dans le mensonge, qu'ils espèrent que leur exemple servira à d'autres hétérosexuels encore placardisés, etc.

 J'espère vivre assez longtemps pour assister en direct à un tel spectacle de choix.

— Population de la bande de Gaza : environ deux millions d'habitants. Nombre de morts depuis sept mois : environ trente mille, soit moins de 2% de la population. Des chiffres qui n'empêchent nullement tous les saint-graalisés de chez nous de parler sans broncher d'un “génocide” .

Six heures. — Terminé à l'instant le Dictionnaire amoureux de la gastronomie de Christian Millau. Comme j'avais encore comme un petit creux, j'ai repris Le Mangeur du XIXe siècle de Jean-Paul Aron, réédité il y a dix ans par les Belles Lettres.


Jeudi 9

Neuf heures. — Du Narrateur, au début de La Fugitive, quelques jours après la fuite d'Albertine en Touraine : « Plus le désir avance, plus la possession véritable s'éloigne. » Clin d'œil évident à Corneille et à son célèbre alexandrin : Et le désir s'accroît quand l'effet se recule.

(Et je découvre, chez Dame Wiki, que ce genre de phrase à double sens s'appelle un kakemphaton...)

— Depuis ce matin, la cellule touitterienne du professeur Saint-Graal est fermée à qui ne montre pas patte blanche. Il a bien raison : si on ne veut pas être contrarié par le réel qui s'obstine à exister au dehors — plus ou moins —, mieux vaut rester entre pensionnaires du même asile.

Onze heures et demie. — Catherine est à la messe pour l'Ascension. J'attends son sms me signalant que je puis venir la rechercher à Pacy, ce qui...

Justement, la voici qui se manifeste !

Midi. — Récupéré Catherine sans encombres, et d'autant plus facilement qu'elle a quitté l'église un peu avant la fin de la messe afin d'éviter la cohue des grands jours ; ce qu'elle m'a formellement interdit de noter dans ce journal, au cas où le Père B. viendrait à le lire, ce qui risquerait de provoquer de sa part des foudres dont on n'a pas idée.

Sept heures. — Une bonne et une mauvaises nouvelles, toutes deux proustiennes, la première romanesque, la seconde épistolaire.

La mauvaise : Albertine vient de mourir, suite à un accident de cheval. On a beau s'y attendre, ça fait toujours un choc.

La bonne : nous venons d'atteindre et même de dépasser le 11 novembre 1918. On va pouvoir cesser de trembler pour les combattants et s'occuper sérieusement de faire enfin paraître les Jeunes filles en fleurs au grand jour.


Vendredi 10

Sept heures. — Journée agitée en prévision ; agitée selon nos propres critères. Dans un quart d'heure, faire l'ouverture de notre boulangerie pacéenne ; cet après-midi, descente à Vernon pour récupérer le pantalon acheté la semaine dernière (ou celle d'avant ?) et que j'avais totalement oublié, puis pour acheter une veste d'été pour moi, si j'en trouve une à peu près mettable.

Quand je parle d'une descente sur Vernon, c'est un abus de langage, ou au moins une simplification un peu... abrupte. En réalité, partant du Plessis, nous commençons par descendre vers la vallée de l'Eure où se trouve Pacy ; de là, nous remontons sur le plateau avant, une dizaine de kilomètres plus loin, de redescendre dans la vallée de la Seine où nous attend Vernon. C'est “limite montagnes russes”, cette affaire.

Onze heures. — À un visiteur qui, lui voyant la mine fort sombre, demandait à la duchesse de Guermantes si elle avait des ennuis, celle-ci répondit d'une voix grosse d'alarmes difficilement contenues : « La Chine m'inquiète... »

C'est exactement le genre de bouffonnerie sentencieuse sur quoi l'on peut tomber quotidiennement quand on parcourt les blogs “politiques” (et les guillemets ne sont pas du luxe ! Il en faudrait même deux paires...) : celui-ne vit plus, en raison de la guerre israélo-palestinienne ; cet autre a son idée pour résoudre le conflit russo-ukrainien ; un troisième voit comme s'il y était déjà quel sera l'état du monde dans trente ans si on n'adopte pas les mesures qu'il préconise avec force pour “sauver la planète” en la refroidissant ; pendant que son voisin, lui, s'emploie à enrayer toutes les pandémies futures ; etc.

Quatre heures. — Échec complet : j'aurai “fait” trois boutiques de vêtements masculins (toxiques, donc), sans pouvoir trouver une seule veste qui fût à la fois de mon goût et à ma taille. C'était bien la peine de descendre à 90 kg pour retrouver les mêmes obstacles que quand j'en pesais quinze ou vingt de plus.

Encore ai-je eu la chance de ne pas être contraint de revenir à pied ou en stop ou en taxi : sortant de la dernière échoppe visitée, j'ai constaté, un peu atterré, que j'avais non seulement laissé les vitre de Soraya ouvertes, mais en outre son moteur tourner. Comme on voit, la vieillesse poursuit son œuvre...

— Demain, déplacement vers la Seine-Maritime, pour y voir ma mère et l'emmener au restaurant, en compagnie d'Olivier. Quand je dis que nous emmenons ma mère, il faut prendre le verbe au sens strict : nous ne faisons rien de plus. En effet, depuis quelque temps déjà, sans doute trop heureuse d'échapper à la corvée du repas chez elle, elle tient chaque fois à inviter tout le monde au moment de l'addition. Et, même, elle l'annonce solennellement au début du repas, comme pour nous dire : « Même si un plat vous semble cher, n'hésitez pas : ça ne vous coûtera rien ! » permission et largesse dont nous avons à cœur de ne jamais abuser...


Samedi 11 mai

Sept heures. — Départ pour Fontaine-le-Dun prévu vers dix heures et demie, de façon à être chez ma mère aux alentours des douze coups. Comme les spécialistes de la question semblent s'attendre à d'importants retours de week-end interminable dès cet après-midi, je nous ai prévu, pour le nôtre, un trajet “bis” qui nous permettra d'éviter et Rouen et l'autoroute, treizième du nom.

— Pauvre Narrateur ! Infortuné Marcel ! C'était bien la peine de se transporter jusqu'à Venise, si c'était pour se retrouver nez à nez avec Mme Sazerat, comme s'il n'avait jamais quitté Combray ! Mais peut-être la leçon à en tirer est-elle qu'aucun de nous ne quitte jamais tout à fait son Combray, quel qu'il fût.

Et, cinq minutes plus tard, qui donc déboule dans la salle à manger de l'hôtel où l'on est descendu ? La marquise de Villeparisis flanquée de M. de Norpois, exactement comme au Grand Hôtel de Balbec. Fatalitas ! se serait exclamé Hugo. Et le lecteur doit bien avouer une chose : il est tout à fait ravi de les retrouver là, ces deux vieilles momies, telles qu'en elles-mêmes l'éternité les change. Non parce que, les gondoles, les palais mauresques, les rii et les piazzetas, ça va bien cinq ou six pages...

Et Proust s'amuse. Parce qu'on vient de croiser Norpois dans la salle à manger vénitienne, il nous transporte brusquement quelques décennies en arrière, juste avant le conflit franco-prussien de 1870, pour nous montrer le dit Norpois en action. Et c'est l'occasion pour lui — ou devrais-je dire : l'excuse ? —, sur deux pages, de pasticher savoureusement le langage vide et ampoulé des diplomates de profession, des recrus de Chancellerie, ainsi que celui, pontifiant et non moins vide, des journalistes “spécialistes” de politique étrangère. Quand lui et nous avons suffisamment savouré et souri, retour en douceur à la Venise contemporaine — contemporaine du Narrateur et de sa mère, évidemment —, où nous attend le souvenir, de plus en plus vacillant et pâli, d'Albertine disparue.

Six heures. — J'ai parlé un peu vite et un peu trop optimistement, hier : au début du repas, ma mère n'a fait aucune annonce et, quand l'addition est arrivée sur la table — demandée par moi —, elle a observé un silence et une indifférence quasiment surhumains...

À part cet épisode, qui m'a plutôt amusé, tout s'est bien déroulé, y compris notre trajet de retour par les routes campagnardes (hormis toutefois la traversée d'Elbeuf et des deux ou trois bleds attenants, interminable et laide).


Dimanche 12

Neuf heures. — Catherine a remarqué comme moi, lors de notre déjeuner d'hier, qu'Olivier avait tendance à parler nettement plus qu'avant (il a longtemps été du genre taiseux). Cela tient, je pense, à ce qu'Isabelle était, elle, tout à fait volubile. Et tout se passe comme si, en mourant, elle avait en quelque sorte légué à son mari survivant la charge — au sens “Ancien Régime” du mot — qui avait toujours été la sienne : celle d'entretenir, à table et au salon, la conversation. Ce qu'il fait d'ailleurs avec autant de naturel que si la charge avait toujours été sienne.

Dix heures . — Terminé à l'instant La Fugitive : il ne me reste plus, pour boucler ce cycle proustien, qu'à retrouver le Temps qui a été perdu (et aussi à achever la correspondance, ce qui demandera un peu plus de temps puisqu'il doit me rester près de trois mille pages à lire).

Midi. — Dans son blog, un pauvre bougre se demande gravement si les objets — dont il semble  un entasseur compulsif — “ont une âme”. Puis, dans la foulée, il se déclare très assuré d'en être lui-même dépourvu ; l'âme, c'est bien connu, étant une invention des méchants prêtres de toutes les religions terrestres (et sans doute des autres aussi) destinée à faire plier les pauvres humains sous leur joug implacable, et ce depuis la plus haute antiquité, comme aurait dit Vialatte.

Voilà donc un bipède qui envisage sereinement de valoir moins que le pot de chambre ébréché qu'il vient d'acheter au fourgueur d'anticaillerie du coin de sa rue.

— Je découvre, au tout début du Temps retrouvé, l'existence (confirmée pas Dame Ternette) de l'adjectif inattingible, synonyme du plus courant inatteignable, voire de l'anodin inaccessible. Il faut se faire une raison : quel que soit le nombre des années qui me restent, je mourrai en semi-ignorant (pour rester gentil avec moi-même...) de ma propre langue.

— Le long pastiche du journal des Goncourt (près de dix pages Pléiade) que Proust a inséré dans Le Temps retrouvé produit un effet saisissant, beaucoup plus que ses autres pastiches regroupés en volume séparé, du fait même de cette insertion, de cet enchâssement : passant sans transition du style de Proust à celui, admirablement maîtrisé, d'Edmond de Goncourt ; puis, sans plus de transition, revenant à celui de l'auteur véritable, on a un peu l'impression de se retrouver plongé dans un film d'horreur “de possession” dans lesquels la voix qui sort de la bouche de l'adolescente est tantôt celle, cristalline et chantante de la jeune fille hôte, tantôt celle, caverneuse et noire, du démon squatteur.

(Écrivant ce qui précède, je me suis soudain demandé à quel moment et pourquoi les films “d'épouvante” de ma prime jeunesse avaient un jour mutés pour devenir “d'horreur”.)


Lundi 13

Six heures (pm...). — J'ai abandonné Le Mangeur du XIXe siècle d'Aron : je ne pourrais dire exactement pourquoi, mais sa façon d'écrire me déplaît. Un peu trop maniérée peut-être, même si je sens que ce qualificatif n'est pas exactement celui qui conviendrait. Pour ne pas sortir de table avec la faim, j'ai repris Un festin en paroles de Revel : si quelqu'un voulant lire une histoire de la gastronomie avait la curieuse idée de solliciter mon avis, c'est ce livre-là que je lui conseillerais ; sachant que ma culture en la matière est rien moins qu'encyclopédique.


Mardi 14

Sept heures. — Avant-hier et hier soirs, nous avons regardé quatre des six épisodes de Un homme, un vrai, mini-série tirée du roman éponyme (A Man in Full) de Tom Wolfe. Et nous allons nous en tenir là, malgré tout le talent de Jeff Daniels, qui incarne Charlie Crocker, personnage pivot de l'œuvre. Je ne parviens pas à comprendre comment, à partir d'un roman aussi solidement construit, aussi riche en événements et en personnages divers, on peut arriver à pondre une chose aussi morne, aussi vide, aussi squelettique que ce que nous nous sommes infligé ces deux dernières soirées.

Nicolas, qui, lui, l'a regardé jusqu'au bout, me disait à l'instant, en gros, qu'il s'était fait chier comme un rat mort (je ne sais pourquoi j'ai toujours adoré cette expression absurde). Catherine et lui ne peuvent pas se rendre compte que c'est encore bien pis pour qui connaît le roman-source : à chaque instant, je voyais tout ce que ces fucking scénaristes avaient mutilé, sabré, saboté, affadi, afin de produire leur daube.

Le pire est que cette frustration que je ressens plus ou moins demanderait, pour être efficacement combattue, puis supprimée, la relecture du roman de Wolfe, ce qui ne serait guère raisonnable (surtout juste derrière Proust...). Mais pourquoi, en ce domaine précis, devrais-je à toute force être raisonnable ?

— Une simple phrase extraite du Temps retrouvé : « N'imitons pas les révolutionnaires qui par “civisme” méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. » Remplacez Watteau et La Tour par des noms plus contemporains, ils ne manquent pas, et vous aurez les petites wokeries actuelles.

Midi. — À propos de l'incroyable gâchis de l'adaptation du roman de Tom Wolfe, je pensais à l'instant à ce qu'aurait sans aucun doute été capable d'en tirer David Simon, le créateur de cette série remarquable qu'est Sur Écoute (The Wire) : ceux qui la connaissent comprendront ce que je veux dire... surtout s'ils ont également lu Un homme, un vrai.

En cerise pourrie sur l'immangeable gâteau, voici ce qu'écrit une quelconque connasse dans Le Monde : « Cette série vaut surtout pour sa dénonciation de la masculinité toxique. » Par moment, il y a vraiment des baffes qui se perdent.


Mercredi 15

Neuf heures. — Blague pêchée par Catherine chez Dame Ternette : « Comme le wifi est tombé en panne, mon mari m'a parlé : il a l'air sympa... »

Quatre heures. — Il est, depuis hier, fortement question que nous allions, le mois prochain, passer quelques jours en Bretagne, la raison première étant d'aller “surprendre” Nicolas dans son repaire loudéacien. Notre premier point de chute devrait être Roscoff, choisi par moi un peu au hasard, et m'en trouvant bien puisque cette cité s'enorgueillit d'un hôtel “Relais & Châteaux”, le Brittany, où nous passerions deux nuits ; avec, entre ces deux, une petite excursion nautiforme à l'île de Batz. Ensuite, cap sur Loudéac pour une soirée nicolalcoolisée, et retour à la maison le lendemain.

Cet impressionnant périple aura lieu à une date encore indéterminée : elle dépendra de l'emploi du temps de ministre de notre hôte du troisième jour...


Jeudi 16

Neuf heures. — Terminé à l'instant le roman proustien ; dont j'aurais bien voulu qu'il se continuât encore...

Onze heures. — Le petit livre de Jean-Francois Revel, Sur Proust, est un excellent antidote à La Recherche, si on le (re)lit tout de suite après. Ou plutôt, non : il agit comme un de ces remèdes que l'on prend pour combattre les effets secondaires d'un médicament principal : inhibiteur de la pompe à protons pour accompagner un anti-inflammatoire, anti-diarrhéique destiné à contrer l'action “liquéfiante” de tel ou tel antibiotique, etc. Par sa lecture admirative mais excluant toute dévotion, toute proustolâtrie, Revel aide fort bien son lecteur à se désintoxiquer, à vaincre sa dépendance à La Recherche ; et, par conséquent, le rend apte à d'autres lectures.

Il faudrait développer un peu cela, entrer plus avant dans le livre de Revel. Mais bon... Peut-être suffira-t-il de citer quelques lignes de Sur Proust pour éclairer un peu mon propos (mais peut-être aussi que ça n'éclairera rien du tout...)  :

« Proust n'appartient pas à la catégorie des quinquagénaires surchauffés, des adolescents de la onzième heure, qui annulent brusquement, par une stupidité monumentale, ce qu'ils ont pu dire auparavant d'intéressant. Lui, au moins, on est sûr qu'il ne va pas se mettre tout à coup à faire du yogisme, à “pleurer et à croire”, à s'éprendre du bouddhisme zen, de la relativité générale, d'Héraclite, à adhérer à la Section d'Or, à la mécanique ondulatoire, ou au Réarmement moral. Il garde en réserve l'hystérie pour le domaine où elle est à sa place : celui de la vie quotidienne et des rapports amoureux, mais la bannit de son œuvre, où il devient le plus sain des hommes. La Recherche du temps perdu est jusque dans ses faiblesses un des rares livres qui offrent l'exemple d'une pensée totalement adulte. »

À la réflexion et relecture, ce passage n'a à peu près aucun rapport avec ce que je tentais juste avant d'exprimer. Ce qui ne lui ôte en rien sa pertinence propre.

— Mounet-Sully (1841 — 1916), devant endosser le costume d'Alceste, affirmait que Le Misanthrope était en réalité une tragédie et devait être donnée comme telle. Un autre comédien  également célèbre (j'ai oublié lequel ; peut-être Coquelin) lui fit remarquer que, d'après plusieurs de ses contemporains, Molière jouait Alceste en comique et faisait rire de sa pièce. Alors, Mounet-Sully : « Dans ce cas, Molière se trompait ! »

Une heure. — Il y a cette phrase de Proust, que je retrouve en exergue du chapitre Proust et la politique du livre de Revel : « On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. » Il me semble bien que René Girard affirme l'exact inverse : si un crime est réellement collectif, il n'y a plus de crime ni, par conséquent, de coupable. C'est d'ailleurs ce que confirme Jésus à l'occasion de la lapidation de la femme adultère : en disant “que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre”, il veut ôter au crime son caractère collectif, et donc absolvant, et forcer les lanceurs de pierres à l'assumer individuellement. Et les candidats lapideurs le sentent tellement bien que tous se dérobent.

Quatre heures. — Tontine. La dernière remontait à une semaine. Vivement la canicule et la sécheresse sahélienne, que tout cela crame et roussisse. Qu'est-ce qu'il fout, bon dieu, le réchauffement climatique ?

— Deux phrases de Revel : « Les maîtresses proustiennes, et pas seulement celles du narrateur, n'attendent que l'occasion d'être laissées trois minutes seule pour “expédier une passade”. À peine a-t-on le dos tourné qu'elles se sont éclipsées dans les toilettes avec le maître d'hôtel. »

Ce que Revel omet de noter, et qui me semble pourtant évident, c'est que c'est dans ce genre de remarque que Proust laisse poindre sa connaissance exclusive des amours homosexuelles : ce sont les hommes qui peuvent expédier une passade dans le cagibi le plus proche avec une personne dont ils ignoraient l'existence deux minutes plus tôt ; les femmes, sauf exceptions ou circonstances très particulières, jamais. Du coup, cette pratique est devenue l'apanage des pédés, par la force des choses : les pauvres mâles hétérosexuels les imiteraient volontiers... mais ces dames font barrage !

Sept heures. — Toujours pas décidé à quitter le monde proustien ; et, en ayant terminé avec Revel, vite lu, j'ai repris un peu au hasard le Proust et le roman de Jean-Yves Tadié, cet universitaire qui “vit sur Proust” depuis un bon demi-siècle, au sens où l'on dit qu'une armée d'occupation vit sur l'habitant. Première phrase de son introduction :

« Le langage second de la littérature rejoint les autres arts, plastiques ou musicaux, par le désir rêveur que sa chair indéfiniment fait renaître. »

J'ai aussitôt refermé le livre.



Vendredi 17

Neuf heures. — Finalement, le premier mouvement d'humeur passé, j'ai rouvert le livre de M. Tadié... mais en sautant prudemment son introduction : il dit çà et là des choses pas tout à fait inintéressantes...

À la recherche du temps perdu ? Pour J.F. Revel, il ne s'y passe jamais rien (constatation nullement péjorative) ; pour M. Tadié, on y rencontre “non seulement une surabondance d'événements, mais une prolifération d'actes”. Et s'ils avaient tous les deux raisons (ou tous les deux tort, ce qui revient au même) ? Flemme de développer...

Deux heures. — C'est tout de même curieux, les caprices de Dame Ternette. Durant des mois, j'ai accédé à Touit-air, chaque jour, depuis l'iBigo. Depuis environ deux semaines : plus moyen ; alors que je puis continuer à m'y connecter sans problème depuis l'ordinateur de la Case. On me dira que ce n'est pas grave, dans la mesure où je n'ai pas de compte auprès de Monsieur Muscle. Mais c'est que j'ai contracté l'habitude de prendre quotidiennement des nouvelles de ceux que j'appelle mes “trois Grands” : le Grand Remplacement chez Renaud Camus, le Grand Viol auprès de la vice-présidente metooffue, le Grand N'importe Quoi dans la bauge saint-graalienne. Et j'y tiens, à ces rendez-vous !



Samedi 18

Huit heures. — À propos de Un amour de Swann, M. Tadié écrit :

« Cette section, contrairement à ce que l'on a affirmé [il semble qu'il vise là Gaëtan Picon...], ne peut donc aucunement être séparée de l'œuvre, ni lue, ni publiée à part. »

Je suis navré de contredire ce grand spécialiste, mais il me semble, à moi, que l'on peut fort bien lire Un amour de Swann indépendamment de ce qui le précède et le suit, ces quelque deux cents pages offrant un début, un développement et une fin, étant donc tout à fait “autonome”, en tout cas pouvant l'être. Évidemment, de là à recommander une telle lecture détachée, il y a un grand pas que je ne franchirai point. Mais enfin, on peut.

Onze heures. — Abandonné aux trois quarts du livre Proust et le roman, qui n'est finalement qu'une interminable dissertation, détaillant pesamment des choses qu'un relecteur de Proust à peu près éveillé est parfaitement capable de remarquer lui-même... sans y passer autant de temps et de peine.

Ce n'est pas ce lourd pudding qui va me réconcilier avec les universitaires qui se mêlent de faire des livres : pourquoi diable ne se contentent-ils pas de finir d'assommer leurs étudiants, déjà convenablement abrutis par leurs années de secondaire ?
 
Cinq heures. — Je me fous à peu près complètement de ce qui peut se passer ou non, en ce moment, en Nouvelle-Calédonie. En revanche, je commence à être exaspéré par tous ces imbéciles incultes qui se croient obligés de parler des Kanaks, alors que de tous temps ces sympathiques mais remuants aborigènes se sont appelés les Canaques.



Dimanche 19

Sept heures. — Commencé à relire Les Liaisons dangereuses. Et, ce faisant, je me dis que le grand roman de Proust, que je quitte tout juste, aurait fort bien pu, lui aussi, porter ce titre.

— La marquise de Merteuil... En voilà une, par exemple, à qui les croassements vertueux de nos metooffettes n'auraient sans doute arraché qu'un sourire de pitié et un léger haussement d'épaules. Voici ce qu'on trouve, dans l'une de ses premières lettres à Valmont :

« Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues, croyez-vous les avoir violées ? Mais quelque envie qu'on ait de se donner, quelque pressée que l'on en soit, encore faut-il un prétexte ; et y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de céder à la force ? Pour moi, je l'avoue, une des choses qui me flattent le plus est une attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre, quoique avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter ; qui sait garder l'air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et sait flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite. »

Fort heureusement, nos prudes demoiselles pourront toujours se rasséréner en se disant que ces horreurs ont été écrites en des temps fort obscurs, et qu'elles l'ont été par un mâle probablement toxique ; ce qui leur permettra de continuer à psalmodier leur mantra de prédilection : « Quand une femme dit non, c'est non ! », dont tout homme, à moins d'être puceau irrémédiable, a eu plusieurs fois dans sa vie l'occasion d'éprouver la fausseté bouffonne.
 
Onze heures. — Désormais, quand on est professeur de mathématiques à Nantes — par charité nous tairons le nom de cet olibrius —, voici comment on s'exprime : « Franchement j'en peux plus de lire cette phrase assénée agressivement par des crétins random qui pensent que leur avis est renseigné. »

Il paraît difficile d'accumuler autant de laideur en une seule phrase ; et pourtant :
 
— Annoncer ce qu'on va dire par “franchement” est au mieux puéril, au pire malhonnête ;
— je suppose que, dans l'esprit de cet âne à diplômes, la double négation doit être un marqueur de droite ;
— a-t-il jamais vu que l'on puisse asséner gentiment ?
— le mot “random” n'a, en français, aucune signification décelable ;
renseigner un avis n'est que du charabia de petit fonctionnaire.

Midi. — Depuis qu'elle a eu sa photo dans Le Monde (au milieu d'une centaine d'autres metooffettes, plus quelques pâles mâles à petit collier de barbe bien taillé...), la vice-présidente ne se tient plus d'excitation. Son rafraîchissant enthousiasme fait plaisir à voir : on dirait d'une adolescente découvrant qu'on vient de publier sa lettre dans le courrier des lectrices de Jeune et Jolie.


Lundi 20

Sept heures. — Les trois Fantomas ayant installé leur bivouac chez Netflisque, nous avons, hier soir, voulu regarder le premier, que nous avons lâché au bout d'une heure environ. Dieu que c'est mauvais ! Scénario pour enfants de 12 ans — et encore, pas très éveillés —, parsemé de scènes trop longues, d'autres parfaitement inutiles et bébêtes, comédiens au-dessous du médiocre, Jean Marais en tête, dont on se demande quel persuasif petit démon a eu, un jour, la plaisante idée de lui faire croire qu'il était acteur. Ne surnage que de Funès, toujours impeccable, et aussi, pour les gens de notre âge (et sans doute  pour les plus vieux que nous), le plaisir de voir évoluer des Français “d'avant” au volant de voitures ayant peuplé notre enfance : même en appelant le second degré en renfort (on rit du film, et non par le film), c'est un peu trop mince pour tenir une heure trois-quarts.

— Panacher, comme je le fais depuis hier, les lectures des Liaisons dangereuses et de la correspondance de Proust produit des effets curieux : au bout d'un moment on ne sait plus trop, de toutes ces lettres, lesquelles sont réelles et lesquelles imaginaires. Effet nullement désagréable, du reste.

Six heures. — Nous voici donc en juin 1919 ; on vient de faire paraître les Jeunes filles en fleurs, et il semble qu'on ne serait pas trop mal placé pour le prochain Goncourt. Mais je préfère ne pas en dire davantage, de peur de nous attirer le mauvais œil...


Mardi 21

Huit heures. — Vu hier soir les deux premiers épisodes — sur huit — de Ripley, mini-série diffusée par Netflisque mais produite au départ par Showtime. Superbe noir et blanc, très belles images, parfois à deux doigts d'un certain maniérisme “pubard” mais se gardant d'y tomber, acteur principal — inconnu de moi jusqu'à ce jour — impressionnant. Le rythme est assez lent, ce qui renforce le côté étrange, presque malsain par moment, de de l'ensemble.

Ripley a été écrit par un certain Steven Zaillian dont le nom ne m'évoquait rien a priori. Or je découvre — merci Dame Ternette — que non content d'avoir réalisé Les Fous du roi que nous avons revu récemment, il a écrit les scénarios de beaucoup de films, dont certains fort connus tels La Liste de Schindler de Spielberg, Gangs of New York et The Irishman de Scorsese, plus deux ou trois Ridley Scott dont les titres m'échappent en ce moment.

— À part ça, je suis décidé, quand j'en aurai fini avec Choderlos de Laclos, à relire le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. Mais comme je n'en possède qu'une version “poche” peu engageante, je viens d'en commander une autre, d'occasion, due à M. Gallimard dans sa collection blanche.

Midi. — Ce matin, jardinerie ; cet après-midi, Carrefour Market : journée de merde.

Deux heures. — je termine à l'instant la 175ème et dernière lettre des Liaisons dangereuses ; et je referme le livre sur un regret, celui de sa fin “morale” et même un peu forcée : la marquise de Merteuil avait suffisamment réjoui le lecteur durant six cents pages, elle méritait bien de s'en tirer à son honneur et à sa gloire. Du reste, quelque chose me dit que l'auteur lui-même a dû partager mon regret du sort qu'il s'est cru tenu de faire subir à sa si troublante héroïne.

— Cela dit, je ne recevrai pas le roman du Polonais avant plusieurs jours, en mettant les choses au mieux (d'après mon “suivi de commande”, la petite marmotte a tout juste commencé à emballer le volume...). En l'attendant, il me fallait quelque chose de courte haleine, pouvant s'interrompre sans dommage du jour au lendemain, voire d'une heure sur l'autre. Comme il est de plus en plus souvent question de lui dans les lettres de Proust, j'ai repris le premier des deux volumes Pléiade proposant les nouvelles de Paul Morand.

— Début du XXe siècle, au numéro 27 du boulevard Saint-Michel, se trouvait le café Vachette. Si on y entrait aux bonnes heures, on pouvait voir attablés et conversant, entre autres consommateurs, Jean Moréas, Paul-Jean Toulet, Jean Giraudoux, Paul Morand...

Début du XXIe siècle, au numéro 27 du boulevard Saint-Michel, se trouve une agence de la Société générale.

Et après ça, on continuera à nous dire qu'on a tort de soutenir que “c'était mieux avant”...

Cinq heures. — Le hasard des sentiers-qui-bifurquent ternétiques vient de me faire lire, à propos de Morand, un long article haineux et écrit avec une balayette à chiotte ; une balayette qui embrène davantage qu'elle ne nettoie. Cette vomissure aigre est signée d'un certain Robert Lévesque, “journaliste et écrivain” québécois, nanti d'une gueule aussi sale que sa prose (ce qui peut passer pour un signe d'honnêteté), et qui, évidemment, se présente à nous cuirassé de vertu antinazie, antipétainiste, antifasciste, enfin de tous les “antismes” que lui ont dictés sa bêtise satisfaite et sa bonne conscience bilieuse. Bref, un grand moment de rigolade.

Six heures. — Notation dans la chronologie de Morand proposée dans la Pléiade. Nous sommes en octobre 1928, et c'est moi qui souligne :

« Bal Proust chez le prince de Faucigny-Lucinge : Paul est déguisé en Charlus et Hélène en Mme Verdurin. Valentine Hugo est en Sodome et Gomorrhe... »

Si quelqu'un pouvait me communiquer une photo, même floue, de Valentine Hugo déguisée en Sodome et Gomorrhe, il me rendrait un grand service, en mettant fin aux angoissantes questions qui m'assaillent depuis cinq bonnes minutes.

Sept heures et demie. — Je disais le mois dernier, ici même, que nous étions tentés, Catherine et moi, d'aller faire une petite visite à André et Béa, soit à Schiltigheim, soit dans leur thébaïde vosgienne que nous ne connaissons pas encore. André, qui fait partie des douze lecteurs historiques de ce journal, vient de me dire qu'ils seraient enchantés de nous voir débarquer entre les 8 et 10 juin prochains, moment où ils seront effectivement vosgiens.

 

Mercredi 22

Dix heures. — L'affaire n'a pas traînée ! Nous serons donc vosgiens du 8 au 10 juin, en compagnie d'André et Béa. La veille de notre arrivée, nous aurons fait une halte à Soissons (bivouac ici), que nous aurons gagné au prix d'un important détour par Beauvais et Compiègne, afin d'éviter le cloaque parisien. Pour le retour même chose, mais par le Sud cette fois, avec étape à Provins (ici). Et retour à la maison en contournant le cloaque sus-évoqué par Melun, Chartres, Dreux.

Conséquence de ce périple imprévu : nous allons reporter notre escapade bretonne — avec halte d'une soirée chez Nicolas — au mois de septembre, vu qu'il ne saurait être question que nous fréquentassions le littoral en juillet ni en août, au moment où tous les salauds-de-pauvres y seront concentrés.

(Avant notre départ pour les Vosges, je compte relire Pierrette de Balzac, roman qui se déroule, si j'ai bonne mémoire, entièrement à Provins.)

Midi. — Ah, le piège infernal ! Les mâchoires d'acier qui se referment brusquement... J'ai donc rouvert Pierrette : 160 pages, ce n'est pas la mort du p'tit ch'val...Oui, seulement, dans le volume que j'ai, après ce roman vient Le Curé de Tours : peut-on ne pas relire ces malheureuses 80 pages ? Évidemment non, ce sera tellement vite fait... Hélas, après, il y a encore, toujours dans ce tome diabolique, les 350 pages de La Rabouilleuse, l'une des plus grandes réussites d'Honoré...

On en a connu, de ces infortunés qui, ayant eu l'idée de relire telle anodine nouvelle balzacienne, ne sont plus ressortis de la Comédie humaine. Et leurs corps n'ont jamais été retrouvés.

Cinq heures. — Profitant de l'invasion de la femme de ménage, nous sommes allés passer une partie de l'après-midi à Évreux... où j'ai enfin trouvé une veste à ma taille et au goût de Catherine. Malheureusement, à cause d'une petite retouche, il faudra que j'y retourne la semaine prochaine pour en prendre livraison.

En principe, quand nous partons faire des courses, nous laissons Charlus dans la maison, où il nous attend fort sagement. Cette fois, pour ne pas gêner la personne en situation de nettoyage, je l'avais enfermé dans la Case. Il n'a pas aimé et a tenu à nous le faire savoir : à notre retour, il avait entièrement vidé ma corbeille à papier, pleine à ras bord, entièrement déchiqueté une boîte de mouchoirs en papier et bouffé la moitié de ma paire de pantoufles, lesquelles étaient heureusement en fin d'existence. À part ça, tout va bien.

— Mettant à profit la demi-heure qu'il me restait à passer dans la Case, j'ai fait la liste, sur une fiche bristol, des principales villes à atteindre, puis à laisser derrière soi, pour relier Le Plessis-Hébert à Saint-Dié en passant par Soissons ; au verso, j'ai fait la même chose pour le retour, en passant cette fois par Provins.

Cela nous a bien amusés, Catherine et moi, car c'est une chose que j'ai toujours vu faire à mon père, dès que nous entreprenions un voyage sortant de la routine. Lui raffinait la chose, puisqu'il inscrivait en regard des villes le nombre de kilomètres les séparant de la précédente, ainsi que l'heure présumée de notre arrivée dans chacune (et il laissait paraître une enfantine fierté chaque fois que la réalité horaire s'accordait avec les prévisions de ce qu'en bon aviateur il appelait son “plan de vol”).

Le plus étrange est que, de ma vie, je ne l'ai imité, jusqu'à une date assez récente ; et que je n'ai adopté sa manie, justifiable à son époque, que lorsque la généralisation des GPS l'a rendue parfaitement inutile. Comme s'il y avait là une sorte d'héritage à assumer coûte que coûte.


Jeudi 23 (Saint-Didier)

Midi. — J'ai créé cette entrée pour le plaisir de signaler que c'est aujourd'hui ma fête. Mais j'ai beau me battre les flancs— pas trop fort tout de même —, je ne trouve rien d'autre à y mettre. Misère...

— À propos de la mythique solidarité des sœurs de combat, de plainte et plus si affinités, ceci, extrait de Pierrette :

« Les hommes passent pour être bien féroces, et les tigres aussi ; mais ni les tigres, ni les vipères, ni les diplomates, ni les gens de justice, ni les bourreaux, ni les rois ne peuvent, dans leurs plus grandes atrocités, approcher des cruautés douces, des douceurs empoisonnées, des mépris sauvages des demoiselles entre elles quand les unes se croient supérieures aux autres en naissance, en fortune, et grâce, et qu'il s'agit de mariage, de préséance, enfin des mille rivalités de femme. »

On voit bien, à ces remarques immondes, et d'une criante fausseté, à quel degré de mâle toxicité ce monstrueux Honoré en était arrivé. Et puis, quoi : c'était quand même un type qui vivait dans les ténèbres du Moyen Âge, faudrait pas l'oublier !

Deux heures. — Rapide aller-retour au locker de Saint-Aquilin pour y récupérer le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. Morand, qui avait déjà pris un petit air pincé en se voyant supplanté par Balzac, Morand commence à trouver saumâtre de devoir à nouveau faire le poireau. Et au profit d'un Polonais, qui plus est, autant dire d'un semi-métèque.

— L'un des deux niais de compétition figurant dans la blogoliste de Nicolas nous parle des deux derniers livres qu'il a lus : l'un de Philippe Besson, l'autre d'Édouard Louis. Il y aurait donc réellement des gens qui liraient de l'Édouard Louis ? J'ai beau le voir écrit en toutes lettres, je continue à n'y croire qu'à moitié. D'un autre côté, quand on a été formé par Philippe Besson...

Trois heures. — J'ai la nette et frustrante impression d'avoir jeté sept euros par la fenêtre. Sortant de son emballage le livre que je venais d'aller chercher, je l'ai trouvé étonnamment mince par rapport à mon souvenir du roman de Potocki. Après comparaison avec l'édition de poche que je possède depuis longtemps, j'ai pu constater que ma mémoire ne m'avait pas trompé : l'édition Gallimard de 1958, due à Roger Caillois — celle que je viens d'acheter, donc — propose au lecteur 14 “journées”, quand celle du Livre de Poche en donne... 66. Autre comparaison “parlante” : 240 pages d'un côté, presque 700 de l'autre.

Me voici donc condamné à relire Potocki dans sa version poche, ce qui ne m'aurait pas coûté un centime si j'en avais ainsi décidé d'emblée. Je vais tout de même conserver le volume Gallimard pour la copieuse et fort intéressante préface de Caillois ; ce qui est surtout une façon un peu merdeuse de minimiser ma bévue dépensière.

— Je m'étonnais il y a quelques jours de ce que Choderlos de Laclos n'avait fait qu'une seule incursion dans le domaine de la littérature romanesque, et qu'il en était sorti un chef-d'œuvre. Je découvre (ou redécouvre ?), grâce à Caillois, qu'il en va exactement de même pour Potocki ; lequel, d'ailleurs, a eu une vie si riche, si mouvementée, si diverse, rencontrant et fréquentant tout ce que l'Europe des Lumières a pu produire comme esprits supérieurs, que je serais fort tenté par la lecture de sa biographie, si toutefois il en existe une en français ; puisque je suis dans les dépenses...

(En effet, il en existe une, signée par François Rosset, universitaire de mère polonaise qui semble avoir consacré une grande partie de sa vie au Manuscrit trouvé à Saragosse. Mais enfin, vingt euros tout de même… pour cinq cents pages dues à un homme dont j'ignore absolument quel genre de français il peut bien écrire… Laissons tomber.) 

Cinq heures. — Aaahhh ! tout de mêêême ! Depuis quelque temps, je trouvais que mes sœurs metooffettes avaient de plus en plus tendance à la jouer “petit bras”, à nous sortir des violeurs parfaitement inconnus, qui disparaissaient des radars aussitôt qu'ils y étaient apparus. Là, elles se reprennent énergiquement en main et nous sortent une vraie pointure : Édouard Baer, rien de moins ! Bon, pour l'instant elles ne sont que six, les sœurs-de-plainte, et il ne s'agit même pas de viols francs et massifs mais seulement de ces “agressions sexuelles” attrape-tout dont on ne sait jamais trop bien ce qu'elles entendent désigner au juste. Mais enfin, la vertueuse émulation étant ce qu'elle est, je ne doute pas que les plaignantes vont se multiplier aussi vite et facilement que des petits pains au bord du lac de Tibériade. Et le chœur des demi-vierges solidaires d'entonner côté cour : « On vous croit ! on vous croit ! » La routine, quoi.

Sept heures. — Avec un an de recul, je regrette que, lors de mes deux opérations de la cataracte, nous ayons choisi de bivouaquer à l'hôtel Boileau. Nous aurions dû lui préférer l'Élysées Union ; parce qu'il est situé au 44 de la rue Hamelin, dans l'immeuble où Proust a vécu ses trois dernières années et où il est mort. Si jamais nous devions passer dans l'avenir une autre nuit à Paris, c'est là que je réserverais — même si les chambres y coûtent à peu près le double de chez Boileau.

Dix heures. — Deux derniers épisodes de Ripley. C'est une mini-série qui sort vraiment de l'ordinaire : noir et blanc superbe, images remarquables, chaque plan étant soigneusement pensé et cadré, histoire impeccablement construite, selon un rythme assez lent s'adaptant parfaitement à la qualité des images dont je viens de parler et portée par un acteur excellent dès le départ et qui semble encore devenir meilleur à mesure que les épisodes se déroulent. Bref, à mon avis, une très belle réussite.


Vendredi 24

Huit heures. — Je viens de me souvenir, Dieu sait comment, que Netflix proposait à ses malheureux abonnés le film d'Anthony Minghella intitulé en français Le Talentueux M. Ripley, avec Jude Law et Matt Damon. Je l'ai mis dans notre liste : il peut être intéresssnt de le comparer à la série que j'évoquais hier soir.

Midi. — Au début de la cinquième journée du Manuscrit trouvé à Saragosse, le narrateur, Alphonse van Worden, est entraîné dans leur palais (auquel on accède en descendant dans un puits...) par les trois frères Zoto, Cicio et Momo, dont les deux derniers sont morts pendus, “mais ils ne s'en portent pas moins bien”, comme le fait remarquer le premier. Dans ce palais, les pièces d'habitation sont entièrement tapissées de liège. Si bien que, par une diablerie tout à fait dans le ton du roman qu'il tient en main, le lecteur a l'impression d'avoir été soudainement téléporté un bon siècle dans le futur et au 102 boulevard Haussmann, dans la chambre de Marcel Proust.

Quatre heures. — Du reste, retrouver Proust à Paris, même en tenant compte du déménagement vers le 44 de la rue Hamelin, est une chose délicieusement reposante, quand on vient de passer neuf journées dans la Sierra Morena et que l'on s'est réveillé trois matins de suite au pied d'un gibet, entouré par les restes de deux pendus mystérieusement dépendus :

Jamais nul temps nous ne sommes assis ;

Puis çà, puis là, comme le vent varie...


Samedi 25

Huit heures. — Par l'entremise et la volonté de Potocki, je suis en train de visiter, pas très loin de Salerne, le château d'une princesse qui n'a point encore paru. Sa suivante vient de me faire pénétrer dans un salon de compagnie, dont on me fait admirer le parquet en lapis-lazuli.

Un parquet en pierre ? Voilà qui me perturbe autant que si l'on me parlait d'un carrelage de bois ! Ou bien, le mot “parquet” aurait eu dans le passé plusieurs sens ? J'en doute fortement.  Bizarre...

Quatre heures. — Commencé à l'instant le cinquième et dernier tome de la correspondance proustienne — année 1920. En janvier, il invite à dîner chez lui son ami Pierre de Polignac, futur père du futur prince Rainier de Monaco... ce qui est pour moi un ébouriffant raccourci entre le monde de Proust et France Dimanche.

Six heures. — À quelques exceptions près, les lettres que Proust adresse aux journalistes ayant publié un article sur ses Jeunes Filles sont tous bâtis sur le même modèle. D'abord un ou deux paragraphes dans lesquels il sanglote littéralement de reconnaissance devant l'honneur que lui a fait le plumitif concerné, et s'extasiant lui-même sur l'immensité du bonheur que l'article lui a procuré.

Ensuite, pendant tout le reste de la lettre, avec l'infinie politesse qui est la sienne et toutes les circonvolutions nécessaires, il se met en devoir d'expliquer au folliculaire qu'il n'a à peu près rien compris à son livre et que lui, Marcel Proust, est en opposition presque totale avec tout ce qu'il a cru bon d'écrire dans le torchon qui le paie.

Le lecteur, lui — celui de ces lettres —, s'amuse comme un petit fou et en redemande encore et encore.


Dimanche 26

Midi. — Parvenu aux abords de la trentième journée, le “jeu de miroirs” du Manuscrit trouvé à Saragosse commence à se compliquer salement, avec son histoire dans l'histoire dans l'histoire : voilà un roman qu'il ne convient pas de lire à moitié endormi...

Ce qui est savoureux, c'est que l'un des protagonistes — qui a lui-même déjà raconté sa propre histoire... — finit par protester de cette ramification proliférante ; ce qui revient à se plaindre de l'auteur du livre lui-même, donc, c'est-à-dire de son Créateur. Il le fait en ces termes :

« J'ai beau faire attention aux récits de notre chef, je n'y puis plus rien comprendre. Je ne sais plus qui parle ou qui écoute. Ici, c'est le marquis de Val Florida qui raconte une histoire à sa fille, qui la raconte au Bohémien, qui nous la raconte. En vérité, cela est très confus. Il m'a toujours paru que les romans et autres ouvrages de ce genre devraient être écrits sur plusieurs colonnes, comme les traités de chronologie. »

Pour la défense de Pan Potocki, je dois dire que le lecteur de base — moi — s'y perd beaucoup moins que ce brave Velasquez, dit Le Géomètre. Il est même étonné, ce lecteur, de se repérer aussi bien dans cet entrelacs.

— Depuis deux soirées, à raison de trois épisodes par séance, nous revoyons la quatrième saison de 24 heures chrono. Comme nous avons déjà vu l'intégralité de la série, mais en ayant par chance tout oublié de ses diverses péripéties, nous nous amusons à repérer dès le début de chaque saison qui va être le traître. Car, c'est le côté comique de la chose, au sein de ce groupe anti-terroriste de pointe, on laisse entrer les traîtres comme dans un moulin : un par saison, garanti sur facture.

Après un ou deux épisodes de cette saison 4, Catherine a pensé avoir débusqué la brebis galeuse, en la personne d'une nouvelle agente du genre fouineuse. Je soutenais, moi, que c'était impossible, dans la mesure où cette femme était noire et que, dans une série américaine qui se respecte, tout nègre qui n'est pas trafiquant de drogue, ou vendeur d'icelle à la sauvette, est forcément un “gentil”, positif à s'en pisser parmi.

Eh bien, au terme du sixième épisode, j'ai dû concéder la victoire à Catherine : pour une fois, négresse rime effectivement avec traîtresse. Tentant un peu misérablement de minimiser ma déroute, j'ai observé que, la série ayant plus de 20 ans d'âge, elle remontait à ces temps obscurs où l'emprise woketeuse n'avait pas encore atteint son maximum d'efficacité...

Mais enfin, j'avais bel et bien perdu.

Quatre heures. — Il a bien du mérite, notre Alphonse van Worden, de ne pas se convertir à l'islam, comme l'y incitent fortement Emina et Zibeddé, ses deux séduisantes et ardentes cousines, en lui faisant miroiter qu'il pourrait alors les épouser toutes les deux ainsi qu'elles-mêmes le désirent si fort. Il est vrai que, parfois, quand il a passé une nuit torride avec elles deux, il se réveille non pas sur la couche voluptueuse où leurs ébats ont eu lieu, mais sur un tas d'ossements, entouré de deux cadavres en voie de putréfaction avancée : ça fait réfléchir, forcément...


Lundi 27

Sept heures. — Ce que dit Potocki, par la voix de son géomètre :

« Ce n'est pas la science qui conduit à l'incrédulité, c'est plutôt l'ignorance. L'ignorant croit comprendre une chose pourvu qu'il la voie tous les jours. Le physicien marche au milieu des énigmes, toujours occupé à comprendre, et ne comprenant jamais qu'à demi. Il apprend à croire à ce qu'il ne comprend pas, et c'est un pas de fait vers la foi.  Don Newton et don Leibnitz ont été de vrais chrétiens et même théologiens, et tous les deux ont admis le mystère numérique, qu'ils ne pouvaient comprendre. »

De là, cette sottise pâteuse et bornée de la plupart des athées “militants”.

Deux heures. — Stupeur et sidération, peu avant midi. Catherine téléphone au secrétariat d'un chirurgien de la clinique Pasteur d'Évreux, dans l'espoir de décrocher deux rendez-vous groupés, un pour elle, l'autre pour moi. Après quelques menues palabres, la jeune femme lui propose... vendredi. Depuis combien d'années un médecin ne nous avait pas donné un rendez-vous sous quatre jours ? Nous nous estimons déjà bien heureux, lorsqu'il s'agit d'un spécialiste, si on veut bien nous en fixer un aux quatre mois... De saisissement, Catherine lui a fait répéter qu'il s'agissait bien de vendredi prochain, 31 mai ; et, raccrochant, elle n'y croyait pas encore tout à fait.

— Je ne sais déjà plus pourquoi je me suis trouvé à taper le nom de Luc Évrard dans Google. Sur un site qui s'appelle classicagenda, dont j'ignore tout, je tombe sur ce petit texte de présentation du dit : 

« Journaliste tous terrains et tous médias, Luc Évrard crapahute depuis une trentaine d'années sur tous les champs de l'actualité. Après une parenthèse humanitaire, il revient poser son sac en coulisse pour étancher sa soif d'harmonie et de beauté. L'art est son oxygène, la musique son paradis. Il barytone ici ou là. Il lui arrive souvent de pleurer au concert. »

Même sans tenir compte de la dernière phrase, qui se vautre dans l'obscène, j'espère sincèrement, en souvenir de notre amitié ancienne, que Luc n'est pas lui-même l'auteur de ces lignes, véritable concentré de prétention kitsch.

Six heures. — Parce que le deuxième numéro paru en 1920 l'a fortement déçu, qu'il trouve qu'on y parle un peu trop pour ne rien dire, Proust rebaptise la NRF : la Tour de Babil...


Mardi 28

Midi. — Pluie, vent, fond de l'air rien moins que torride : l'avantage de ce bon vieux “temps pourri” est que, pour le moment, les Philippulus réchauffistes la mettent sérieusement en veilleuse. C'est bien reposant.

— Les élections européennes, qui n'ont jamais eu le moindre intérêt, sombrent dans la gaudriole et la farce. On compte, si j'ai bien compris, 38 listes différentes, dont une bonne douzaine relevant nettement, au vu de leurs intitulés, de l'aliénation mentale la plus franche.

Au Plessis, faute de panneaux électoraux en suffisance, les malheureux conseillers municipaux — dont notre voisin d'en face — en étaient hier réduits à coller les affiches sur des palettes de bois hâtivement adossées au mur. Ce matin, quand nous sommes passés devant la mairie, la moitié d'entre elles étaient déjà décollées, en partie ou en totalité ; ce qui, évidemment, est sans la moindre importance, cette guignolade électorale n'intéressant à peu près personne, à fort juste titre.

Six heures. — En 1920, répondant à une enquête journalistique stupide («Si vous deviez absolument vous mettre à un métier manuel, lequel choisiriez-vous ? »), Proust déclare qu'il se ferait sans doute boulanger.

Je doute qu'il y ait pensé, mais c'est en effet à peu près le seul métier adapté à son mode de vie : il pourrait continuer tout naturellement à se lever vers six heures du soir pour se coucher à neuf ou dix heures du matin, après avoir cuit pains et gâteaux pour la journée.

Et, en plus, il pourrait confectionner autant de madeleines qu'il voudrait.


Mercredi 29

Dix heures. — On est tout de même ennuyé, sinon triste, de voir Proust faire d'Anna de Noailles un véritable génie poétique ; et, à côté de ça, se comporter comme si Apollinaire n'avait jamais existé.

Quatre heures. — Don Quichotte chargeait les moulins à vent parce qu'il les prenait pour des géants, c'est-à-dire des sortes de monstres. Les néoféministes de ce temps font la même chose, quand elles prétendent monter à l'assaut du patriarcat et du “masculinisme”. À cette différence qu'avant de charger, elles sont obligées de bâtir elles-mêmes quelques moulins branlants pour justifier leurs cris de guerre et leurs galopades.


Jeudi 30

Huit heures. — J'aurais dû suivre mon premier mouvement et ne pas acheter la biographie de Potocki par MM. Rosset et Triaire. C'est une sorte de fatras, sans lignes de force, où tout est mis sur le même plan et déversé sur la tête du lecteur dans un morne désordre. De plus, dans les 70 premières pages, il n'est à peu près pas question du personnage central, simplement parce que ses biographes n'ont rien trouvé de probant à révéler sur ses années d'enfance et de jeunesse ; ce qui ne les empêche nullement de remplir des dizaines de pages en parlant de tout autre chose que de lui. Et quand ils le font tout de même, c'est sous forme de questions sans réponses et de suppositions que rien ne vient étayer : poubelle jaune. Décidément, je n'ai pas beaucoup de chance avec mes achats potockiens...

Pour me ravigoter l'âme, j'ai convoqué Morand, qui somnolait sur la table basse : L'Europe galante. Valeur sûre.

— Les réchauffolâtres qualifient tous ceux qui semblent réticents à leur dogme de “climato-sceptiques”, dans un but évident de flétrissure. Mais quand, à quel moment de l'histoire récente le scepticisme a-t-il cessé d'être une qualité pour devenir une tare, en attendant de se transformer en délit ? 

Onze heures. — Ne sachant trop comment occuper la seconde partie de cette matinée, je suis allé à Pacy pour y acheter une cafetière filtre. On s'occupe comme on peut, nous autres retraités...

Midi. — Catherine sur son canapé, emmitouflée jusqu'aux yeux et couverture sur les jambes : « Le prochain qui me parle de réchauffement climatique, il a ma main sur la gueule ! » Et après une seconde de pause : « Et si c'est un homme, mon genou dans les couilles. »

Nous voilà prévenus.


Vendredi 31

Huit heures. — Dans une courte nouvelle (Madame Fredda) de Morand, faisant partie de L'Europe galante, je tombe sur cette phrase : « Il y avait bien eu des migrations de races, des confiscations politiques de nations, des anéantissements militaires, mais jamais ce spectacle d'un peuple disparaissant soudain dans son propre sol, comme par une trappe. »

Quoi ? Le Grand Remplacement camusien, déjà, en 1925 ? Fichtre ! Impression confirmée dès le paragraphe suivant : « Pourquoi l'ignorance des pouvoirs publics laisse-t-elle de préférence verser aux veines de la patrie d'horribles mélanges latins, levantins ou nègres, en ouvrant aveuglément les frontières ? »

Et c'est sur cette note particulièrement méphitique que nous terminerons ce pas-trop-joli mois de mai.


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