samedi 1 août 2020

Juillet 2020









CAP AU NORD







Mercredi 1er

Onze heures. – Qu'on se le dise : juillet sera médical ou ne sera point ! Je l'ai inauguré dès neuf heures en prenant téléphoniquement deux rendez-vous : le premier avec Jobbé-Duval, cardiologue neuilléen (ce sera le 15), et le second avec Mme Dubruel, généraliste pacéenne, deux jours plus tard. Histoire de voir si le Grand Claquemurage ne m'a pas trop niqué le muscle cardiaque et pour récupérer une ordonnance toute fraîche.

– Pour l'instant, grâce à Dalva, je suis fort aise d'avoir renoué avec Jim Harrison, beaucoup lu il y a une douzaine d'années (à la louche). Je pense que je ne vais pas en rester à ce premier roman dans mes redécouvertes. Là encore, comme dans le cas de Joseph Roth, ce sont des lectures très économiques, tous les livres étant déjà là, à disposition.

– Une question qui a surgi il y a un instant, sans que je comprenne bien d'où : vaudrait-il la peine de relire les romans de John Irving, en particulier Le Monde selon Garp, que j'avais tellement aimé lors de sa découverte, il y a près de 40 ans ? Car, contrairement à ceux de Harrison, les deux ou trois livres que j'avais de lui ont disparu ; il faudrait donc racheter…

Une heure. – À un moment de Dalva, l'héroïne éponyme invite dans un restaurant asiatique son ami Michael, un universitaire historien avec qui elle couche épisodiquement. L'établissement qu'elle a choisi s'appelle Le Chinois malicieux. J'espère qu'ils ne l'ont pas attrapé.

– Sinon, fidèle à mon goût pour les lectures “panachées” – goût qui ne s'étend nullement aux boissons à base d'orge –, j'ai repris En marge, l'autobiographie de Jim Harrison.


Jeudi 2

Midi. – Il faut saluer la courageuse initiative du New York Times, qui vient d'annoncer que, désormais, dans ses colonnes, le mot Black sera rehaussé d'une majuscule initiale, dès lors qu'il désignera quelqu'un ou quelque chose de racisé (bientôt, on ne pourra plus écrire qu'en italique). Bien entendu, le mot white restera, lui, inchangé, avec sa honteuse minuscule de départ. Je pense que cette belle avancée typographique mérite d'être étendue, voire généralisée. Afin de montrer l'exemple, si d'aventure j'ai besoin d'utiliser le mot “nègre” (les guillemets, ça change un peu de l'italique…), je prends l'engagement solennel de l'écrire “Nègre”. Et, tout aussi bien entendu qu'il y a une minute, mon éventuel “blanc” restera tristement “blanc”. (Et j'ai soudain l'impression enivrante de marcher à l'unisson de ma merveilleuse époque.)


Vendredi 3

Trois heures. – Notre dentiste pacéenne a annoncé ce matin à Catherine qu'elle prenait sa retraite prochainement (avant la fin de l'année je suppose) : ça va encore être la croix et la bannière pour en trouver un ou une autre. Je pense que, comme pour nos autres spécialistes, nous allons regarder du côté de la région cloaqueuse (ex-parisienne) et plus précisément de Neuilly. On a beau dire : la tiers-mondialisation de la France ne présente pas que des avantages – même si, je m'empresse de le préciser avant d'être assigné, les avantages en question l'emportent très nettement sur les quelques menus inconvénients que seul mon esprit méphitique me pousse à consigner ici.

– Je poursuis ma redécouverte (peut-on réellement poursuivre une redécouverte ? Et la rattrape-t-on jamais ?)  de Jim Harrison : après Dalva, sa suite logique, La Route du retour.

– La vie est parfois bien faite et accommodante (mais c'est sans doute par hasard) : ayant terminé hier soir de revoir The Young Pope, nous avons reçu ce matin The New Pope, qui en est la suite logique. Après Judd Law, c'est John Malkovitch qui va coiffer la mitre.

– Puisque j'en suis à noter des choses parfaitement dénuées de tout intérêt : nous venons de changer de Premier ministre. Le nouveau a un nom de pompe à essence américaine, quelque chose comme Caltex, mais un peu différent. Cartex, peut-être ; un truc comme ça, en tout cas.


Samedi 4

Dix heures. – Grosse déception, hier soir, au vu des deux premiers épisodes de The New Pope. L'impression que tout ce qui faisait les qualités de The Young Pope tourne ici à sa propre caricature : la beauté des plans devient pur maniérisme, les discrets éléments “surréalistes” de la première saison (le kangourou dans les jardins du Vatican, par exemple) se multiplient et sombrent un peu dans le ridicule, les scènes gratuites prolifèrent, le récit fait du sur-place, etc. Et le personnage du nouveau pape (qui n'est toujours pas pape à l'issue du deuxième épisode sur neuf…), joué par Malkovitch, ne me dit rien qui vaille : trop d'affectation, de fausse profondeur, de mystère que l'on pressent un peu bidon. Bidon et déjà vu : on avait déjà dû supporter les affres de Judd Law orphelin (l'aspect le moins convaincant de la première saison), il va falloir, visiblement, se taper ceux de John Malkovitch pleurnichant la mort de son jumeau trente ou quarante ans plus tôt (scènes avec les parents du futur pape : parfaitement grotesques).

Bref, nous avons décidé de regarder encore deux épisodes ce soir (mais pas dans de très heureuses dispositions, comme on l'a compris par le paragraphe précédent) ; si ça ne s'améliore pas très vite et radicalement, la série sera passée par profits et pertes, et je n'aurai plus qu'à pleurer sur mes 13,50 € jetés par la fenêtre.

De son côté, Jim Harrison, lui, ne me déçoit nullement.

Six heures. – Enfin ! je commençais à désespérer… mais c'est finalement arrivé : tout à l'heure, prenant le dernier café de la journée sur la terrasse, Catherine et moi avons vu, à l'entrée de la ferme, de l'autre côté de la pâture qui nous sépare d'elle, la première femme en burka à venir traîner sa disgrâce au Plessis-Hébert. Il était temps que notre village se décide enfin à ressembler à la France profonde, la vraie, la seule, la riche-de-ses-différences.


Dimanche 5

Dix heures. – Salvatore Satta (1902 – 1975) fut considéré durant sa vie comme l'un des grands juristes de l'Italie : ses livres de droit sont nombreux et sa carrière universitaire fut brillante. Ce n'est qu'après sa mort que l'on découvrit dans ses tiroirs trois œuvres littéraires, dont un roman intitulé Le Jour du jugement ; œuvres qui ont toutes été éditées et traduites en de nombreuses langues (Gallimard pour la France). Je n'avais, comme de juste, jamais entendu parler de lui avant de le découvrir récemment dans un autre livre – et j'ai bien entendu oublié lequel. (À la réflexion, c'est certainement dans ce livre que m'a offert Michel Desgranges : Convalescences.) Bref, j'ai commandé et reçu le roman en question, “pour voir”. Sans l'avoir commencé (je ne suis pas encore rassasié de Harrison), j'ai pu voir qu'il présentait une particularité, probablement unique. C'est un roman divisé en deux parties : jusque-là, évidemment, rien de notable. La particularité étonnante est que la première de ces parties comprend 302 pages, cependant que la seconde ne compte que 29 lignes.

– Pendant ce temps, chez les analphabètes d'Atlantico, on nous affirme qu'il n'est pas “approprié de questionner l'hygiène”. Qu'ils se rassurent, ces aimables illettrés : même si d'aventure, en allant chercher le pain, il m'arrivait de croiser une hygiène sur le trottoir de la rue Isambard, la dernière idée qui me viendrait serait bien de lui poser la moindre question.

Midi. – Sur le site de Causeur, on a décidé qu'il était temps de découvrir la lune. Aussi, ce matin, un nommé Pierre Cretin – on supposera qu'il ne s'agit pas d'un pseudonyme – nous assène que “de Marx à Staline, en passant par Lénine ou le Che, le communisme a toujours été l'histoire d'un vieux mensonge manichéen où la manipulation des esprits est omniprésente”. Je sais bien que nous sommes dimanche et que, donc, l'actualité est forcément un peu creuse, mais enfin, tout de même. Pourquoi pas, rendu à ce point d'évidence, un article pour nous expliquer que le nazisme n'est pas un humanisme ? Ou que la colonisation de l'Amérique n'a pas toujours été une bénédiction pour les Peaux-Rouges ? D'autre part, je ferai remarquer à M. Cretin que le chemin qui va de Marx à Staline ne peut en aucun cas passer par Che Guevara, lequel n'a exercé ses méfaits qu'après la mort du petit Père des peuples. C'est comme si, parlant de la succession des rois de France, on écrivait : de Clovis à Henri IV en passant par Louis XVI.

Quatre heures. – Oublié ceci : hier soir, nous avons donc donné une dernière chance à Sorrentino et à son New Pope… pour jeter l'éponge – définitivement cette fois – au bout d'une demi-heure. Il est presque incroyable qu'une série en deux parties puisse être aussi remarquable en sa première et sombrer à ce point dans le ridicule ensuite, alors que les deux ont été écrites et réalisées par le même homme – cinéaste fort talentueux d'ailleurs –, interprétées par les mêmes comédiens, tournées aux mêmes endroits et sur des thèmes similaires. Mais c'est ainsi : The New Pope sombre irrémédiablement dans l'affectation, les monologues ampoulés, la kitschisation de presque tous les plans, le tout pimenté par des scènes de sexe se voulant sulfureuses, j'imagine, et ne parvenant à se hisser que jusqu'au ridicule voire au bébête. Triste naufrage.


Lundi 6

Dix heures. – Le diptyque – et voilà un mot que je ne serai jamais capable d'écrire sans hésitation, au point d'aller chaque fois en vérifier l'orthographe ; je me demande quel masochisme me pousse à l'utiliser encore –, le diptyque, donc, formé par Dalva et sa suite, La Route du retour, est d'une construction complexe, touffue, et pourtant sinueuse et limpide à l'image de ces rivières que, dans les romans de Harrison, on ne cesse de descendre, de remonter, de franchir, à la nage ou à gué. Et je suis une nouvelle fois frappé de ce que, dans ces immenses paysages qui surgissent comme naturellement d'entre les pages, la plupart des personnages se mettent à ressembler de plus en plus à des coyotes qui tenteraient de se transformer en statues, en statues de coyotes, à se minéraliser pour se fondre encore davantage dans ce creuset naturel qui tout à la fois les a engendrés et ne cesse de les repousser vers les autres hommes, ceux qui s'agitent. De là vient au lecteur des envies fortes d'expéditions au Nebraska ou au Montana, des projets de bivouac dans la péninsule nord du Michigan ; voyages qui semblent d'autant plus désirables que l'on sait bien qu'ils resteront lettre morte.

Midi. – Voilà maintenant des jours et des semaines qu'il vente presque sans discontinuer (les choses ont tendance à s'arranger la nuit mais, évidemment, on s'en fout), ce qui, en principe, rend les marches impossibles. Depuis hier, j'ai décidé de traiter désormais Éole par le mépris le plus souverain et de partir en goguette avec Charlus en dépit du temps qu'il pourra faire (sauf, toutefois, s'il tombe des pertuisanes). Et, ma foi, si le vent ne rend pas la marche plus agréable, notamment en terrain découvert, je m'aperçois qu'il ne l'entrave pas non plus. Et puis, voyons le côté positif des choses : en partant d'ici vers onze heures ou onze heures et demie, la promenade devient un excellent dérivatif à la faim qui a déjà commencé à poindre, alors qu'on est encore à près de deux heures du déjeuner. Sans parler de la satisfaction qu'il y a à se dire, le soir venu, que notre journée n'aura pas été totalement légumineuse.

– De Jérôme Leroy, sur Causeur, à propos de Dominique Noguez : « Il ne se départissait de sa bonhomie que pour son inquiétude, etc. » Si même les chefs de service “Culture” se mettent à mélanger les verbes du deuxième groupe avec ceux du troisième, on est vraiment foutu. Je suis néanmoins content d'apprendre que M. Noguez ne se départait que rarement de sa bonhommie.


Mardi 7

Dix heures vingt. – Quelque part dans les années quatre-vingt, Jim Harrison et Jack Nicholson se retrouvent en même temps à Paris : le premier est là pour la promotion de l'un de ses romans, le second revient de ses vacances dans le Midi. Ils se retrouvent pour un petit-déjeuner au Plazza Athénée, où est descendu l'acteur. Au menu de cette “frugale collation”, comme dirait Brassens : caviar et vodka pour commencer, puis sole meunière arrosée d'un Meursault. Forcément, après ça, on envisage sa journée différemment que si on s'est lesté l'estomac d'un bol de Nesquik et de deux tartines de Nutella…

Sinon, la mort de Dalva, dans les dernières pages de La Route du retour est très triste et, en même temps, étrangement apaisante.

– Roselyne Bachelot devient ministre de la Culture : une baudruche audiovisuelle pour un ministère inutile : tout est en ordre.

– Hier, en fin d'après-midi, j'ai lu Ubu roi. On aura peut-être du mal à me croire (ah ? et pourquoi donc ?), mais c'est la première fois que je lis Jarry – hormis, sans doute, une page ou deux durant mes années de lycée dans un Lagarde et Michard quelconque. C'est amusant, Ubu. Amusant et aussi… amusant.


Mercredi 8

Onze heures. – Dans son “entrée” du jour, Guillaume Cingal signale qu'il a commencé à lire les deux volumes “Quarto” dans lesquels Gallimard a regroupé les quatre principaux livres de Paul Bénichou. J'ai déjà failli les acheter, ces deux gros volumes, et plusieurs fois encore, mais j'y ai chaque fois renoncé, je ne sais trop pourquoi car ils sont proposés d'occasion à des prix parfaitement raisonnables. Je viens de mettre le premier des deux dans mon p'tit filet à provision de chez Price Minister, mais j'attends un peu de voir ce que Cingal va en dire de plus dans les jours prochains. S'il n'en dit plus rien, je resterai Gros-Jean comme devant et continuerai à me demander si je dois ou non lire Paul Bénichou. Avec qui j'ai au moins un point commun : nous avons tous les deux fréquenté, à des époques sensiblement différentes, le lycée Pasteur d'Oran (qui devait s'appeler Lamoricière à son époque).

Deux heures. – Poursuivant ma lecture de De Marquette à Veracruz, toujours de Jim Harrison, je tombe sur cette phrase : « Les jeunes gens de moins de trente ans manquent cruellement d'expérience face à la mort probable d'un ami ou d'un être aimé de leur âge. » Voilà une assertion que je puis confirmer sans peine. Ou plutôt : avec peine mais sans hésitation (Je m'comprends, comme disent les ceusses incapables de s'exprimer clairement).

Six heures. – David Burkett, le narrateur du roman de Harrison, dit à un moment ceci : « Qui m'expliquera pourquoi les pauvres sont moins cupides que les riches ? » L'inanité de la question apparaît dès lors qu'on la retourne : « Qui m'expliquera pourquoi les gens non cupides sont moins riches que les cupides ? »


Jeudi 9

Onze heures. – Il faudrait bien que j'aille lacer mes chaussures de marche pour emmener Charlus gambader un peu dans les prés fleuris. Il faudrait… c'est fou ce que j'en ai envie… Depuis le fauteuil, Harrison m'adresse des clins d'œil tentateurs…

Un peu plus tard : Finalement, j'y suis allé…

Quatre heures. – La première des trois novellas qui composent Légendes d'automne (Une vengeance…) m'a donné envie de refaire un tour du côté de chez Cormac McCarthy, sans doute parce que l'atmosphère m'en a paru assez voisine. Comme je doute un peu de la validité de mes souvenirs, le mieux est encore de relire un ou deux McCarthy. Pour voir. (Évidemment, comme d'habitude, il a fallu que j'aille vérifier su wiki si ce Carthy-là était un Mac ou un Mc…)

D'autre part, toujours d'après Wiki, une “novella” serait un roman court. Oui, évidemment, c'est cela. Mais il me semble que ce n'est pas que cela. La flemme de creuser davantage.


Vendredi 10

Dix heures. – Ciel plombé, rafales de vent, crachin intermittent, fraîcheur : on se croirait presque en Normandie. Cela dit, le temps est encore moins clément au voisinage des Grands Lacs, où je m'empresse de retourner – même si Nord-Michigan est loin d'être celui que je préfère des romans de Harrison.

– Accès de gâtisme, hier, en tombant par hasard, chez Youtube, sur des vidéos d'un certain nombre de groupes “pop” ou rock des années soixante et soixante-dix que, par le truchement de Philippe, mon frère, j'ai un peu écoutés autour de ma vingtième année. Un peu pas mal, même. Et je me suis retrouvé à sécréter une vague nostalgie de piètre aloi en écoutant Close to the edge de Yes ou Child in time de Deep Purple, Nights in white satin des Moody Blues, The lamb lies down on Broadway de Genesis, sans compter je ne sais plus quel morceau d'Emerson, Lake and Palmer. Je me suis même surpris à rêvasser aux “boum” de mes 14 ans, en Algérie, en écoutant Demis Roussos – encore Child d'Aphrodite à l'époque – piauler sur Rain and Tears et dans It's five o'clock. Ce n'était plus du gâtisme mais de la liquéfaction pure et simple. Je me suis repris juste à temps pour échapper à la Venus des Shocking Blues. L'alerte avait été chaude.


Samedi 11

Dix heures. – Rien à noter ici (mais alors là, tu vois : vraiment rien de chez rien), sinon qu'il fait de nouveau beau. Ce qui, à la mi-juillet, n'est pas une information bouleversante. Cela dit, pas trop chaud : 8° frileusement celsius quand je me suis levé ce matin, peu après six heures.

– Revu hier avec plaisir Gran Torino, l'excellent film de Clint Eastwood. Il me semble me souvenir qu'à sa sortie – mais quand était-ce ? – il avait fait grincer quelques dents dans les râteliers de la gauche vertueuse. Forcément, puisqu'il s'agit d'un film nuancé et qui ne se donne pas pour mission de dénoncer le racisme – même si, à sa manière, c'est tout de même ce qu'il fait, mais dans les profondeurs du sous-texte, pour parler comme Guillaume Cingal. En fait, il ne dénonce pas : il se contente de montrer, ce qui demande un peu plus de talent et d'intelligence. Laissons les dénonciations à tous les petits gauche-de-combat du cinéma, qu'ils soient français, hollywoodien ou encore d'ailleurs.

Trois heures. – « Les ennemis de nos ennemis sont nos amis » : non, pas forcément. Il n'y a qu'en mathématique que moins par moins équivaut à plus. Par exemple, vu les formes que prennent de nos jours les soi-disant luttes prétendument antiracistes, il me paraît légitime d'être soi-même “anti-antiraciste”. Devient-on raciste pour autant ? Évidemment non. On peut l'être en sus, mais ça n'est pas du tout une obligation, une conséquence naturelle. Les racistes sont des gens un peu sots qui s'imaginent que leur naissance, le simple fait de s'être extrait de tel utérus plutôt que de tel autre, leur confère une supériorité intangible et immuable sur le voisin moins chanceux. C'est d'autant plus puéril que, si le voisin en question est lui-même raciste, il pense la même chose exactement, mais à rebours. On s'en voudrait donc de les suivre, l'un et l'autre, sur ce terrain-là. Mais on ne devient pas antiraciste pour autant, estimant que nos deux lascars ont parfaitement le droit de penser ce qu'ils veulent (ou ce qu'ils peuvent) et même d'exprimer à voix haute leur supériorité fantasmatique. Du reste, on reconnaîtrait volontiers le même droit aux antiracistes, si ces derniers n'avaient pas pour unique activité de coller des étiquettes flétrissantes sur tous les fronts qui ne se courbent pas assez vite devant eux et à exiger que soit infligé à ceux qui oseraient regimber “le bâillon pour la bouche et pour la main le clou”.


Dimanche 12

Six heures. – Autant je me suis fort bien trouvé de ma relecture de Jim Harrison – avec qui j'en ai terminé –, autant j'ai dégringolé de l'échelle en rouvrant les romans de Cormac McCarthy. Si je suis venu à bout de No Country for Old Men – mais en m'y ennuyant vaguement –, autant les deux ou trois autres que j'ai abordés ensuite me sont tombés des mains ; y compris La Route, que j'avais pourtant tellement aimé il y a dix ou douze ans. Je n'ai même pas envie d'essayer de démêler le pourquoi d'une si brutale désaffection.

Comme je suis un homme obstiné jusqu'à la bêtise, je poursuis mes relectures américaines avec Don DeLillo. J'ai commencé par Outremonde, qui est le plus volumineux de ses romans, mais aussi celui qui, à l'époque (mais quelle époque ?) m'avait le plus impressionné. Je viens d'en lire une grosse soixantaine de pages, et “pour l'instant, ça va” (comme dirait le gars qui, etc.).


Lundi 13

Deux heures. – Après une assez longue cure de silence, dont personne ne songeait à se plaindre, le graphomane amphigourique Francis Marche est de retour sur le forum des In-nocents, où il vaticine comme jamais. Voici un exemple de sa prose :

« Le virus réalise une interface porteuse d’un hypothétique espoir de circularité; son mode de prédation sur les espèces animales et homo sapiens fait miroir à celui de l’anthroposphère sur le monde naturel : sur nous il s’appuie pour assurer son expansion, sa conquête du vivant, à l’instar d’homo sapiens sur le monde naturel auquel nous passons le harnais pour chevaucher le progrès loin de tout piétinement circulaire. »

Il y en a une cinquantaine de lignes de cette même farine grumeleuse… Pour les curieux et les courageux, l'ensemble est ici. La lecture sans masque protecteur est vivement déconseillée.

Six heures. – Abandonné DeLillo après deux cents pages. En me demandant comment j'ai pu porter ce roman au pinacle il y a dix ans. D'où, après mes expériences récentes de désaffection, ou désillusion, cette question : quel est le “moi” qui voit juste ? Celui d'hier qui était impressionné par McCarthy et DeLillo ou celui d'aujourd'hui qui les trouve roublards et m'as-tu-vu ? Est-ce que le “moi” d'hier s'est bonifié pour aboutir au “moi” d'aujourd'hui ? Ou au contraire celui d'aujourd'hui n'était-il que la dégénérescence, le rabougrissement de celui d'hier ? Vaste question… pas plus intéressante que cela.

En attendant, j'ai repris le seul roman de Philip Roth que je possède (La Leçon d'anatomie). Au moins, avec lui, je ne cours pas le risque d'être déçu, ne l'ayant jamais beaucoup aimé. Mais, évidemment, il se pourrait que l'inverse se produise : que je trouve brusquement génial ce que je dédaignais hier…


Mardi 14

Onze heures. – Pour la première fois depuis que nous vivons ici, c'est-à-dire depuis 2002, pas la moindre trace, visuelle ou sonore, des avions de la Patrouille de France au-dessus de nos tête, eux qui, d'ordinaire, chaque 14 juillet, partent de la base aérienne d'Évreux pour aller passer au-dessus des Champs-Élysées à l'issue du défilé. Il est vrai que, d'après ce qu'a pu lire Catherine chez Ternette, le défilé de cette année ne sera qu'une bouffonnerie de plus.

(Et au moment où j'écrivais la dernière phrase du précédent paragraphe, le grondement des réacteurs nous disait que les dits avions passaient justement au-dessus de nos têtes… mais invisibles car volant dans les nuages et non sous eux.)

– Philip Roth, en tout cas dans le roman que je viens de lire de lui, m'a fait l'effet d'un implacable bavard, d'un ratiocineur de première bourre, et nettement moins drôle qu'on ne le dit généralement. Ces 250 pages tournent en rond au point de donner le tournis… ou l'envie de s'assoupir. Si bien que, plutôt que de revenir au rayonnage dont je l'avais tirée, cette pénible Leçon d'anatomie (que je n'ai même pas terminée) est allée finir ses jours dans la poubelle jaune.

Relisant, assez distraitement, ce qui n'est sûrement pas la meilleure façon de le faire – le Pourquoi des philosophes ? de Revel, je suis tombé sur ce paragraphe réjouissant :

« J'ai assisté dernièrement, à la Sorbonne, à une réunion d'un “groupe de travail”. Il s'y agissait d'esthétique, plus précisément de “Filmologie”. On se demandait quel statut ontologique il fallait donner au film non encore projeté sur l'écran, dont les images n'ont pas encore atteint la “réalité écranique”. M. Souriau (dont l'esthétique et la filmologie sont le fief hors duquel il n'est point de salut en ce domaine) introduisit le terme de “réalité pelliculaire”. Mais avant d'être projeté sur l'écran, c'est-à-dire de passer de la réalité pelliculaire à la réalité écranique, les images traversent la lentille des projecteurs. À ce niveau, elles jouissent dont d'une “réalité lenticulaire”. Maintenant, qu'est-ce, au fond, que la projection ? C'est une marche en avant. On dira donc une promotion. Mais cette promotion se fait également de bas en haut. Il s'agit donc d'une promotion anaphorique. On peut donc considérer comme définitivement démontré par la filmologie, et grâce à M. Souriau (hors duquel il n'est point de salut dans le vaste domaine de l'esthétique), que le passage de la réalité pelliculaire à la réalité écranique par l'intermédiaire de la réalité lenticulaire constitue une authentique promotion anaphorique. »

J'ai eu soudain l'impression de me retrouver au milieu des Philosophes de Michel Desgranges, lesquels auraient été croisés avec les Diafoirus de Molière. Ou avec Francis Marche (voir infra et supra)

Six heures. – Chez les In-nocents (qui se gardent bien de lui répondre),  le sieur Marche poursuit imperturbablement ses filandreuses boursouflures stylistiques. Un petit dernier pour la route ? D'accord, d'accord. Voici :

« La circularité n'est pas seulement mortifère par l'ennui inhérent à la répétition qui la sous-tend : elle l'est par la morbidité qui se manifeste dans son être (étant morbide) sur le mode éminemment tragique et l'expérience de la finitude, mode dialogique du "si tu me tues, tu meurs aussi" qu'installe l'unité du vivant. »

On a beau dire : quand on se dit que la résistance à l'invasion négro-arabe est entre de telles mains, organisée par de tels esprits, on se sent tout de suite beaucoup plus tranquille dans son petit chez-soi ethnique…


Mercredi 15 juillet

Dix heures. – Port du masque rendu obligatoire à compter du premier août, dans les lieux dits clos : voilà qui va me fournir une excellente excuse pour ne plus sortir du tout – en tout cas pour ne plus faire la moindre course “en ville”. À moins (il faudra voir ce que disent exactement les textes, s'ils précisent la façon de porter les masques en question) que je ne me rende chez les commerçants avec le masque autour du cou, comme j'ai déjà vu un certain nombres de gens le porter. Je le ferai peut-être, ne serait-ce que pour voir quel type de réactions cette fantaisie engendre chez les braves gens…

– En début d'après-midi, aller-retour à Neuilly pour consultation cardiologique de routine ; petite excursion dont je me serais fort bien passé. J'en profiterai pour rapporter du pain frais : autant le faire pendant que la boulangerie m'est encore accessible.

Six heures. – Mon voyage éclair à Neuilly s'est déroulé aussi bien que possible : à peine un mini-bouchon de trois minute au retour (passage de l'A 13 de trois à deux voies pour cause de chantier estival), cœur en parfait état de marche, tension de 13,7, et en plus de tout ça je n'ai même pas éraflé la voiture dans le parking souterrain de l'avenue du Roule (qui ne s'appelle plus comme ça depuis des lustres ; mais comme plus personne ne se rappelle, même à Neuilly, qui put bien être Achille Peretti, on continue à dire avenue du Roule), qui est l'un des plus exigus que je connaisse et fréquente.

Quatre heures. – Je viens de recevoir un himmel d'un inconnu – inconnu de moi –, qui me dit être lecteur de mon blog depuis des années et qui me remercie pour l'existence d'icelui. Appelons-le Alfred Z., puisque aussi bien il ne se prénomme nullement ainsi et que son patronyme commence par une autre lettre. Il semble être assez jeune (je veux dire : plus jeune que moi…) et fait preuve d'un humour teinté de sadisme, puisqu'il m'envoie en lien une chanson youtubarde d'un certain Gilles Dor, sorte de gauchiste antédiluvien, vieux bouddha barbu affligé d'un physique répugnant (mais amplement mérité), doté d'une absence de talent portée à l'incandescence. À ce point de nullité, l'affaire devient fascinante. Tout d'abord, on espère très fort, pour lui, pour soi, pour l'humanité entière, qu'il s'agit là d'une parodie ; mais on se rend bien vite à l'évidence : non, non, il s'agit bien d'une authentique giclée de rebellitude, d'une gerbe puissante et méchamment odorante, comme seuls sont capables d'en produire les ivrognes professionnels de grande ancienneté. C'est alors que, stupéfaits et alarmés, on se surprend à avoir envie de découvrir d'autre “œuvres” de ce Dor-là. Et c'est bien sûr en raison de cela, de cet effet hautement pervers, que je parlais du sadisme de mon correspondant.


Vendredi 17

Dix heures. – Comme j'envisage de m'auto-claquemurer dès que le port du masque sera obligatoire chez tous les commerçants, j'ai pris quelques précautions ce matin, en achetant le tabac qui nous est nécessaire jusqu'à l'entrée de l'automne : deux cartouches de cigarettes pour Catherine, une cartouche de tabac à pipe pour moi (10 x 40 g). Ainsi qu'un sac de croquettes charlusiennes, mais pas dans la même boutique.

(Pendant que j'écris cela, les tailleurs de haie font un vacarme épouvantable. Mais comme ils taillent notre haie, il est difficile de protester.)

Midi. – Je note cette phrase de Montaigne (trouvée chez Revel), qui m'a frappé par sa justesse, ou du moins par sa concordance avec ce que je ressens fortement à ce sujet : « La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement réglée, et plus noblement, que n'est cette autre justice spéciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices. »

Six heures. – Au détour d'une chronique de Jim Harrison, tombé sur ceci : « Guidées par les oiseaux, de nombreuses espèces chantent, mais écrire est une action aussi suspecte que de faire collection de trous de beignets ou de se servir d'un téléphone portable. » Voilà une assertion à laquelle il me paraît fort raisonnable de souscrire.


Samedi 18

Dix heures. – Hier soir, peu avant sept heures, j'ai replongé dans Proust ; choisissant de relire les deux volumes que je “saute” généralement lors de mes rechutes : La Prisonnière et La Fugitive (anciennement Albertine disparue) parce qu'ils sont les plus austères (« Un long tunnel traversé d'éclairs », disait un mien ami, à l'époque préhistorique où nous fréquentions tous deux le CFJ). Et je me fais l'effet de ces ex-alcooliques qui, après avoir proclamé quotidiennement qu'ils en étaient à leur trente-cinquième jour de sevrage total, puis au trente-sixième, etc., annoncent un triste jour tout de go que, la veille, debout dans la cuisine, ils ont sifflé au goulot un tiers de la bouteille de cognac. La différence est que je n'en éprouve ni gêne ni honte (manquerait plus que ça !).

Six heures. – L'étonnant ce n'est pas qu'Albertine fuie le narrateur au bout de quatre cents pages, mais plutôt qu'elle ne se soit pas carapatée dès la cinquantième, tant ce malheureux garçon devait être implacablement pénible à vivre et, pour tout dire, impossible à supporter. C'est qu'il lui en fait voir, ce sadique crucifié, à sa petite gouine joufflue !


Dimanche 19

Dix heures. – Depuis les dernières palinodies électorales, c'est une femme qui est maire du Plessis-Hébert. Il y a quelques minutes, parce qu'elle avait à parler d'elle, Catherine a voulu se livrer à une petite révision de connaissances. Se tournant vers son oracle syntactique préféré, moi, elle s'enquiert :

« Pour une femme, on dit bien “Madame LE maire, hein ? »

L'oracle : « Oui. En tout cas en ancien français. Mais je suppose qu'en jargon d'aujourd'hui, on doit probablement dire  “Madame LA maire”, ce à quoi je me refuse absolument.

– Moi aussi ! Et, “Madame la mairesse”, c'est bien la femme du maire ?

– C'est ça.

– Mais alors, comment est-ce qu'on va appeler le mari de Madame le maire ?

– ... (l'oracle sèche.) »

Alors, Catherine : « Je sais : le maire consort ! »

Le terme fut adopté illico, au moins par nous deux.

– À part ça, la même Catherine a décelé hier soir la présence de petites flaques d'eau suspectes dans l'enclos à poules. Lesquelles ne peuvent avoir qu'une cause : une fuite quelque part, dans les tuyaux souterrains qui raccordent le compteur d'eau, enfoui près du grillage nous séparant de la rue, à la maison. Naturellement, la chose a eu lieu une veille de dimanche : j'aurais été presque déçu s'il en était allé autrement.

– Enfin, pour clore cette matinée agitée, cette idiote de Joséphine avait trouvé le moyen (hier soir ? Ce matin ?) de franchir notre haie fraîchement taillée pour aller atterrir chez la voisine. Elle a beau ne pas être “sauvage”, on a eu un certain mal à la récupérer, ce stupide gallinacée ne comprenant pas qu'on cherchait à l'attraper non pour l'étriper mais pour la ramener at home, chose qu'elle tentait désespérément de faire par ses propres moyens, au travers du grillage. On se demande, avec une certaine appréhension, ce que cette journée nous tient encore en réserve.

 – Sur le site Contrepoints – où pourtant on écrit autrement mieux le français que sur Atlantico –, un article commence par cette phrase : « Qui se souvient de la guerre de 1870 ? » Je peux leur fournir la réponse sans le moindre risque d'erreur : personne. On peut connaître l'existence de cette guerre, on peut l'avoir étudiée, on peut aussi s'en faire des idées, vraies ou fausse, on peut y penser souvent ou jamais. Mais, pour se souvenir d'un événement, il est indispensable de l'avoir d'abord vécu. D'où ma réponse.


Lundi 20

Quatre heures. – Le camarade Musseb – qui rémerge après des semaines de silence – nous affirme que le fameux “monde d'après” ressemblera plus à Mad Max qu'à L'Auberge espagnole. Déjà, la comparaison en dit long sur les références culturelles de l'homme. Et ça ne dit rien de plus : dans la mesure où le monde n'a jamais ressemblé au médiocre film de Klapisch, dire qu'il va ressembler davantage à celui de Mel Gibson n'a rigoureusement aucune signification. Je lui laisse encore un peu de temps : à mon avis, encore quelques semaines et il en arrivera à Terminator, puis dans quelques mois il se verra en unique survivant de Je suis une légende.

Entre 1348 et 1352 (approximativement : flemme d'aller vérifier), la peste a ravagé l'Europe et tué environ le tiers de ses habitants. Or, si mes souvenirs sont bons, le monde de 1360 était en tous points semblable à celui de 1340. La seule différence est que, lors de la reprise de la Guerre dite de Cent Ans (car l'épidémie a eu cet effet bénéfique de faire mettre bas les armes aux belligérants), les Français cessent enfin de se prendre pâtée sur pâtée.

Mais enfin, si ça amuse les blogueurs de se faire leurs petits films d'horreur et d'anticipation avec les moyens du bord, je n'y vois personnellement aucun inconvénient : il faut bien que tout le monde s'amuse. C'est comme pour le port du masque : je ne suis en fait ni pour ni contre, le sujet est trop ridicule pour qu'on prenne position sur lui. J'ai simplement dit que, moi, je n'en porterai pas. C'est tout et c'est bien suffisant. En fait, c'était même déjà trop : j'aurais dû me taire, faire comme si rien ne se passait. Dans la mesure où, effectivement, presque rien ne se passe.


Mardi 21

Dix heures. – Journée pénible, liée à notre fuite (j'avais d'abord écrit “fruit”…) d'eau dans l'enclos des poules. Le plombier qui est passé hier nous a dit que 1) il fallait faire creuser un trou là que l'eau sourdait ; 2) que notre canalisation reliant le compteur à la maison était totalement obsolète et qu'il allait falloir creuser une tranchée du grillage extérieur à la maison afin de la changer entièrement. Bon. Premier souci (souci que je me fais moi) : depuis deux ou trois ans, les fils électriques nous reliant au réseau sont enterrés au même endroit. Donc, risque de se retrouver, suite à une manœuvre malencontreuse, sans électricité.

Enfin, grâce à l'efficacité de Catherine, notre jardinier tailleur de haie vient cet après-midi avec sa mini-pelleteuse afin de creuser là où il faut. Et notre plombier doit passer à la même heure afin, dans un premier temps, si c'est possible, arranger la fuite. Puis, dans un second temps, remplacer la canalisation périmée.

Le plus pénible est que, depuis hier, tout cela nous énerve (nous stresse, en parler moderne) considérablement tous les deux. Et, à cet énervement, s'ajoute, en tout cas chez moi, l'accablement de penser que nous sommes capables de nous retrouver plus ou moins abattus par une chose aussi dérisoire, aussi aisément réglable, qu'une simple fuite d'eau ; laquelle, de plus, ne se produit même pas dans la maison. La situation fait au moins deux heureuses : les poules, qui semblent s'amuser follement à gratter et à becqueter dans ce micro-étang qui leur est échu quasi miraculeusement.

Midi. – D'un article de Mme Céline Pina, sur le site de Causeur, cette sentence : « La moindre Rossinante se rêve en Bucéphale. » Je ne discute nullement le bien-fondé de l'assertion – en fait je m'en fous un peu –, mais je rappelle tout de même que, dans Don Quichotte, Rossinante est un cheval et non une jument. Que, par conséquent, il conviendrait d'écrire : « Le moindre Rossinante se rêve en Bucéphale. » Si l'on veut contourner le piège, on pourra toujours dire : « Le moindre bourrin se rêve en fougueux destrier », ou quelque chose de ce tonneau.


Mercredi 22

Neuf heures. – La première saison de notre grande série d'été, Plomberie et Terrassement, s'est conclue hier après-midi par une sorte de cliffhanger de la meilleure eau (si je puis dire). Le jardinier est effectivement arrivé un peu avant quatre heures, il a effectivement creusé là où sourdait l'eau, a effectivement trouvé la fuite. Là-dessus, est survenu le plombier (qui répond au prénom très “Saint-André-des-Champs” – pour parler comme Proust – de Victorien), pour constater que notre installation plomboïde était tout sauf orthodoxe (« C'est pas possible que ce soit un plombier qui ait fait ça ! »). Il nous a cependant bidouillé un truc, dans le genre “premiers secours d'urgence”, et tout le monde est reparti vers sa destinée, en laissant le trou ouvert puisqu'aussi bien il va falloir rapidement creuser toute une tranchée, de la rue à la maison, afin de remplacer toute la tuyauterie. Le cliffhanger dont je parlais, c'est que, ce matin, j'ai pu constater une mini-fuite à l'endroit du rafistolage, quelque chose comme un robinet de cuisine qui goutterait en raison d'un joint fatigué. La deuxième saison de notre série devrait avoir lieu dans les jours qui viennent… mais quand ? Il est question de vendredi matin, mais il faut encore que le jardinier confirme que cela lui sera possible. Car sans le jardinier et sa mini-pelleteuse, le plombier ne peut rien faire ; et le dit jardinier ne veut pas travailler hors de la présence du plombier, pour le cas où il viendrait à endommager la conduite d'eau existante. À l'heure qu'il est, ils doivent être en visio-conférence – ou plus simplement au téléphone – afin de se mettre d'accord entre eux. Les spectateurs impuissants que nous sommes n'ont plus un poil de sec ; ce qui est bien normal en période de fuites d'eau.

– Tout cela ne m'a pas empêché d'en terminer avec La Fugitive et d'enchaîner sur Le Temps retrouvé. Avec, notamment, ce matin, l'irrésistible pastiche du journal des Goncourt qui relate un dîner d'Edmond chez les Verdurin.

Dix heures et demie. – Sur son blog, en commentaire de l'un de mes commentaires, Nicolas me ressert l'argument massue des “promasques”, celui qui doit normalement imposer le silence à leurs éventuels contradicteurs : « On ne porte pas le masque pour se protéger soi, mais pour protéger les autres. » Je continue à penser, m'appuyant sur ce que je crois avoir appris de la nature humaine, que c'est de la pure foutaise. Une façon de draper dans les plis avantageux de l'altruisme ce qui n'est qu'une banale pétoche. Une pétoche que je puis d'ailleurs comprendre, admettre, tout ce qu'on voudra. Mais je la préférerais franchement assumée, et qu'on évite de s'appuyer sur sa maladroite offuscation pour tenter de culpabiliser ceux qui, comme moi, ne l'éprouvent pas – et qui n'ont du reste aucun mérite de ne pas l'éprouver.  (Cela dit, je suis bien certain que ceux qui prétendent n'avoir que la santé d'autrui comme motivation le font en toute bonne foi, avec une sincérité totale. Mais ce n'est pas parce qu'on pense, même intensément, ce que l'on dit que cela devient une vérité.) Je prends le risque de contaminer quelqu'un en arpentant les rues de Pacy à visage découvert ? C'est possible, oui. Mais pas plus que je ne risque de renverser un cycliste ou d'écraser un piéton chaque fois que je monte dans ma voiture. Et puis, encore une fois, c'est un risque que tout le monde prend à chaque épidémie de grippe qui survient, c'est-à-dire presque chaque année, et je ne me rappelle pas que quiconque se soit jamais soucié qu'il pouvait éventuellement contaminer sa concierge ou la baby-sitter des enfants.

Trois heures. – Je relis donc Le Temps retrouvé. La première partie, pour l'essentiel, se situe à Paris en 1916 – c'est d'ailleurs l'une des seules parties, sinon la seule, de La Recherche qui soit aussi précisément datée. Elle a été écrite, cette partie, à l'extrême fin de la guerre ou juste après sa fin. Il est prodigieux – et réconfortant – de voir un homme comme Marcel Proust, vivant à peu près cloitré, n'ayant aucune accointance particulière dans les ministères ou les chancelleries,  et pourtant capable de penser aussi droit, d'avoir une vision aussi juste des choses, des événements et des êtres, demeurer aussi imperméable que possible à un “bourrage de crânes” si long, si intense et si général que même de grands esprits y ont succombé (voir Rémy de Gourmont dans le Journal littéraire de Léautaud). Il y a là des pages d'une valeur inestimable, que l'on devrait faire lire, voire apprendre par cœur à tous les lycéens de France et d'ailleurs – si on faisait encore lire les lycéens –, ne serait-ce que pour leur valeur d'exemple intemporel ; et accessoirement pour leur irrésistible puissance comique.


Jeudi 23

Quatre heures. – Catherine avait rendez-vous ce matin, à Vernon, avec Mademoiselle Ampliphon (phon phon les petites marionnettes, évidemment), Charlus ayant plus ou moins grignoté ses oreilles auxiliaires. Cette jeune personne charmante (en tout cas au téléphone : je ne l'ai jamais vue) a raconté à Catherine, comme bien d'autres avant elle, que depuis la fin du confinement, elle ne cessait de se faire injurier au téléphone par des gens qui exigeaient des rendez-vous immédiats, ne supportaient aucun retard ni aucune explication et finissaient très vite par se répandre en insanités langagières.

Cette tendance, sinon générale du moins fâcheusement répandue, à la grossièreté la plus agressive, notamment envers des gens qui s'efforcent de rendre service, je la rapprochais de cet altruisme affiché et revendiqué dont je parlais hier à propos de l'argument des “promasques”, qui jurent leurs grands dieux que, s'ils se zombifient aussi volontiers, ce n'est nullement en pensant à eux-mêmes mais pour le bien, la sauvegarde, la santé de leur prochain. Je me disais que c'était sans doute les mêmes qui injuriaient bassement ce même prochain dès lors que celui-ci ne se pliait pas immédiatement à leurs petits caprices égotistes. Et je songeais qu'il y avait là quelque chose qui ne collait pas très bien, une réalité vérifiable et un vœu pieux qui ne “s'emmanchaient” pas parfaitement…


Vendredi 24

Deux heures. – Eh bien, nous voilà tirés d'embarras. Ce matin, la coalition des forces alignées par le jardinage d'une part et par la plomberie d'autre part a parfaitement fonctionné, nous voilà nantis d'une tuyauterie aqueducale “faite pour durer cent ans” (plombier dixit), ce que nul n'aurait songé à lui demander : qu'elle puisse en tenir dix nous aurait sans doute paru bien suffisant. Le résultat annexe des opérations est que l'enclos est désormais dénué du moindre brin d'herbe, que la terre, excavée puis rencavée, y est à nu, pour ne pas dire à vif, ce que les deux poules semblent prendre pour un nouveau terrain de jeu extrêmement excitant (phrase pour le moins bancale, mais on s'en contentera).

Six heures. – Terminé Le Temps retrouvé il y a une demi-heure (environ : je n'ai pas noté l'heure exacte…). Évidemment, derrière Proust, pas question de lire aucune œuvre de fiction. Coup de chance, mes yeux tombant par hasard dessus avant-hier, j'avais rapporté au salon le gros livre de Peter Brown intitulé À travers un trou d'aiguille, et sous-titré La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme. Publié par les Belles Lettres en 2016, le livre m'a été offert par Michel dans ces mêmes moments. Je suppose que j'ai dû alors en lire les premières pages… avant de pieusement le ranger. J'en ai lu le premier chapitre hier : le moins que je puisse dire est ça ne se lit pas “comme un roman”. Mais enfin, ça s'annonce riche et intéressant : on verra si mon pauvre cerveau mité arrive à suivre, et combien de temps. Pour savoir qui est Peter Brown, on tournera les regards de ce côté.


Samedi 25

Dix heures. – Divine surprise (comme dirait Maurras…) il y a cinq minutes, en allant voir l'état de nos comptes bancaires sur le site dédié : ce cher Trésor public venait de nous verser la coquette somme de 1087 €, lesquels euros serviront à payer jardinier et plombier pour leur double intervention d'hier. Je savais que le fisc devait me rendre de l'argent durant l'été, mais d'une part j'avais escompté une somme assez nettement plus modeste, et d'autre part je m'étais empressé d'oublier toute l'affaire. Ces mille euros, du fait de mon amnésie, prennent un air “don du Ciel” tout à fait savoureux.

– Les scribounets que l'on paie (sans doute fort mal) pour rédiger les sous-titres des séries américaines en V.O. semblent décidément être à peu près incultes. Cela ne se sent pas trop lorsqu'il leur est demandé d'œuvrer pour une série policière ou comique, mais dans le cas de Rome, que nous revoyons depuis trois soirs, c'est criant : on en est gêné pour eux. Par exemple, ils semblent totalement ignorer que le personnage romain qui, en latin – et audiblement en anglais aussi –, se nommait Sulla s'est toujours, en français, appelé Sylla. Eh bien, le frère ennemi de Marius doit être un parfait inconnu pour nos sous-titriers, puisqu'ils conservent sans broncher la forme Sulla dans leur prose de bas d'écran.


Dimanche 26

Deux heures. – Trouvée chez Revel, cette sentence assez frappante d'Étiemble : « La plupart des gens, au lieu de commencer une phrase en disant : “je pense que”, devraient dire : “je répète que”. »

Afin que nous regardions, si possible, la série Rome un peu plus intelligemment, je viens de commander La Vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire de Jérôme Carcopino.

– En ce moment, nous devrions être à Ermenouville, attablés chez ma sœur, en compagnie de ma mère venue en voisine. Mais Isabelle a annulé ce déjeuner il y a deux jours, parce que l'occasion venait de lui être donnée d'aller voir sa fille Clémence, à Lyon où elle vit. Les agapes ont donc été reportée à une date ultérieure, probablement dans la seconde quinzaine d'août.


Mardi 28

Dix heures. – Il y a quelque chose de déprimant dans la relecture que l'on peut faire du livre de Revel intitulé Les Plats de saison, et qui est le journal qu'il a tenu durant toute l'année 2000. Déprimant en ceci que pratiquement tous les dysfonctionnements et aberrations qu'il pointe dans la société française, non seulement sont toujours bien présents vingt ans après, mais se sont en outre, pour la plupart, considérablement aggravés. Il est néanmoins fort drôle (heureusement, sinon ce serait à se flinguer…).

Deux heures. – Parce qu'il lui consacre une “entrée” de son journal 2000, Revel me donne envie de relire le livre d'Ernst Nolte, La Guerre civile européenne, 1917 – 1945, dont je ne conserve qu'un souvenir diffus (art de l'euphémisme…). Je viens de le tirer de son rayon.

– Le Señor Météo, relayé par Catherine, nous prédit une température de 37° caniculairement celsius pour la journée de vendredi prochain. Avec un retour à des chaleurs plus chrétiennes dès le lendemain : pas plus de 25°. On trouvera bien un ou deux “journalistes” pour venir nous trompéter que c'est là le plus chaud 31 juillet jamais enregistré depuis que, etc. Et que le réchauffement ceci, et que le dérèglement cela. J'ai l'impression d'y être déjà, je pourrais écrire leurs articulets à la virgule près (mais moins les balourdises syntactiques, tout de même).


Mercredi 29 (anniversaire de Catherine… que j'ai évidemment oublié de lui souhaiter bon ce matin !)

Dix heures et demie. – Avant-hier, sur son blog, Guillaume Cingal disait son agacement de ce que l'expression “du coup” passe auprès de certaines personnes pour une preuve d'inculture ou, à tout le moins, d'immaturité langagière. Et il s'affirmait bien décidé à continuer de l'employer. Je lui ai aussitôt exprimé ma solidarité active, étant moi-même fort coutumier de la locution visée, par le commentaire suivant :

« Il m'est arrivé d'être jeune (si ma mémoire ne me trompe pas) et je suis probablement un semi-inculte. C'est pourquoi j'emploie également l'expression “du coup” dès que l'occasion s'en présente. Et je compte bien persister dans cette voie ! Du reste, par quoi la remplacer ? »

Ce matin, fort de ce début de rassemblement populaire massif, il me fait la proposition suivante :

« Voulez-vous fonder avec moi le Mouvement des Gens Pas Trop Débiles Qui Emploient Pourtant L'Expression “Du Coup” ? »

J'ai évidemment souscrit d'enthousiasme à la proposition qui m'était faite, avec cette réserve que je ne voulais pas devenir le président du mouvement, à la rigueur son porte-parole ; et que, en outre, si jamais le dit mouvement devait acquérir une ampleur nationale, je refusais absolument d'aller faire le singe dans l'émission de Laurent Ruquier, si toutefois le pitre en question a toujours une émission, ce que j'ignore. Bref, je sens que le monde n'a pas fini d'entendre parler de nous deux…


Jeudi 30

Neuf heures. – Il y a des phrases qui procurent un plaisir non seulement immédiat mais renouvelable : chaque fois que vous retombez sur la phrase en question, le plaisir resurgit, intact. C'est le cas, pour moi, de celle qui ouvre l'article consacré à Cioran par Revel, probablement dans Le Point, à la fin des années quatre-vingt. La voici : « Imaginez l'humeur d'un Pascal venant d'apprendre qu'il a perdu son pari, et vous aurez Cioran. » Et même là, rien qu'en la recopiant…

– Relecture de ce journal de juillet dès aujourd'hui. En principe, elle a lieu, logiquement, le dernier jour de chaque mois, juste avant la mise en ligne, mais comme sont prévues demain des températures équatoriales, la Case risque fort de mériter pleinement son nom et de devenir impraticable.

Onze heures. – Roland P. alias Gauche de Combat alias Adolfo Ramirez, toujours égal à lui-même, voire encore plus égal que d'ordinaire. Il évoque aujourd'hui, dans son officine de délation, la mise en garde à vue d'Alain Soral – péripétie dont personnellement j'ignorais tout, me fichant de cet individu comme de l'an quarante. Évidemment, dans un premier temps, il exulte. Mais voilà-t-il pas que, soudain, une sorte de scrupule l'empoigne, qui lui fait écrire ceci (c'est moi qui souligne) : « Cependant, comme nombre de libertaires, je ne suis pas certain que la prison soit la meilleure des réponses. Un long stage de déradicalisation et de désaccoutumance de nature à lutter contre son addiction à la haine des juifs serait à mon sens davantage à prescrire… Mais je ne suis pas médecin des âmes perdues. » Où l'on apprend, donc, que les hôpitaux psychiatriques des communistes russes et les camps de rééducation de leurs camarades chinois dégageaient un puissant fumet libertaire : c'est toujours bon à savoir. J'espère qu'un de ces jours ce brave Roland nous permettra, de même, de réfléchir à la philanthropie des camps de concentration nazis.

Deux heures. – C'est aujourd'hui que ma sœur s'est vu infliger le coup de massue que toute femme recevra, ou a reçu, un jour ou l'autre. Le choc s'est produit pour elle à la gare de Rouen, où elle attendait son train, sur le quai idoine. La voyant debout, un jeune homme s'est levé pour lui proposer de s'assoir à sa place ! Ce qui était lui signifier, aussi clairement que courtoisement, que, à ses yeux juvéniles, elle était désormais, sinon une vieille dame, du moins une femme d'un certain âge. Quand je disais plus haut “toute femme”, cela ne veut pas dire que les hommes seraient protégés de la massue en question : j'en ai moi-même, je ne sais plus trop quand, mais il y a déjà quelques années, subi le contact sur ma nuque. Mais il me semble que les mâles de l'espèce ont, de ce point de vue, les cervicales plus solides et ressentent moins violemment cette attaque en piqué du vieillissement soudain.

 – Il y a quelques jours, m'avisant qu'il restait dans la cuve à fuel moins de la moitié des trois mille litres qu'elle peut contenir, j'ai eu l'idée d'appeler l'entreprise livreuse afin de m'enquérir du prix actuel de ce carburant. En 2018 et 2019, nous l'avions payé 0,89 et 0,87 € le litre : on me l'annonça à 0,67. Je me suis donc empressé de passer commande d'un remplissage, et je me retrouve tout fier d'avoir ainsi économisé 370 euros et quelques centimes par rapport aux années précédentes, me faisant presque l'effet d'être devenu, sur mes vieux jours, un maître en économie domestique.

Cinq heures. – Pour (presque) finir le mois sur un ricanement joyeux (mais oui, on peut ricaner joyeusement !), un paragraphe du cuistre logorrhéique Marche, sur le forum quasi désert des In-nocents :

« Les manipulations génétiques, le clonage somatique, relevent bien de la même démarche dualiste dure du cartésianisme qu'incarnent les automates animaliers, ceux que chérissait et fascinait le philosophe : dans l'automate, l'âme absente du coeur de l'objet n'en est pas moins existante – elle est celle du maître qui en tire les ficelles. L'horloge de son vieillissement est entre les mains du concepteur et réparateur de l'automate. Ces êtres, animaux, zombies, automates ou robots sont intégrés au socio-tope (qui s'oppose au bio-tope) éviscérés de leur autonomie : leur créateur les surplombe comme une instance divine mais celle-ci est "fausse"; cette instance génitrice n'est qu'un mime acéphale du divin, son imago, son village Potemkine. »

Je m'arrête sur ce passage : « […] qu'incarnent les automates animaliers, ceux que chérissait et fascinait le philosophe […] » Le philosophe fascinait les automates, vraiment ? Ce ne serait pas plutôt l'inverse ? Chez Francis Marche, le poids du cerveau conceptuel est tel que les pieds se prennent dans le tapis syntactique. Et c'est comme ça que, se retrouvant “dans la poussière les bras en croix”, comme chantait Johnny dans mon enfance, on finit par rater son intégration dans le socio-tope, quand ce n'est pas proprement éviscéré de son autonomie.


Vendredi 31

Huit heures. – Depuis deux jours, Joséphine, notre poule schizophrène, se prend de nouveau pour une couveuse. Conséquence inéluctable : elle a été transportée dans le garage, où elle va tenir compagnie à la chaudière pendant quarante-huit heures, afin qu'elle y retrouve ses esprits. Parfois, les animaux de basse-cour se montrent presque aussi ravagés de la pensarde que nos frères humains.

Dix heures. – Je feuillète assez paresseusement les chroniques littéraires d'Angelo Rinaldi (quand la température menace de dépasser 35°, il ne faut pas m'en demander davantage). Il y a, je l'avais déjà noté lors d'une précédente lecture, un certain clinquant dans son écriture, un peu de m'as-tu-vuisme, même si, dans sa courte préface au volume, Jean-François Revel tente de nous persuader du contraire. Néanmoins, on s'y promène agréablement, en saluant au passage les têtes connues, aimées ou non, que l'on y croise.

Mais voilà que je tombe sur une phrase – un tronçon de phrase, plutôt – qui me fait tiquer. Elle est dans une chronique que Rinaldi consacre à Gombrowicz et à son journal qui, apparemment, en cette année 1976, venait de paraître, ou de reparaître. Il écrit ceci : « Car l'auteur fabule et délire autant dans ses romans que dans son journal, etc. » Ça ne va pas. En toute logique, il aurait dû écrire l'inverse, à savoir : « Car l'auteur fabule et délire autant dans son journal que dans ses romans. » La fabulation (le mot existe-t-il ? J'ai un doute, là, tout de suite…) est une chose tout à fait normale, attendue dans un roman, et c'est dans un journal qu'elle ne l'est pas, ou moins. La construction que je préconise s'imposait d'autant plus que le sujet de l'article, c'est précisément le journal, et non les romans.

Les demi-sourds pousseront des soupirs, me traiteront de coupeur de cheveux en quatre et, finalement, m'assèneront que “ça revient au même”. Or, non, ça ne revient pas au même. Si, par exemple, je dis ou écris que “finalement, Pierre est aussi con que Paul”, cela suppose deux choses. La première est qu'il a déjà été question de Pierre avant mon affirmation. La seconde est que le taux de connerie de Paul est censé être connu de mon interlocuteur ou de mon lecteur, qu'il peut nous servir de référence commune pour évaluer la connerie de Pierre. Si j'intervertis les prénoms, tout est bouleversé… même si, bien entendu, nos deux compères restent toujours aussi cons l'un que l'autre.

Restons avec Rinaldi. Quelques dizaines de pages plus avant, dans une chronique consacrée à Béatrice Beck (que j'avoue n'avoir jamais lue), ce morceau de phrase : « […] la main d'une ouvrière ultra-qualifiée, qui longtemps s'est usé les yeux à la clarté des lampes – laquelle, selon Mallarmé, fait paraître le monde plus grand… » Ce n'est nullement Mallarmé mais bien Baudelaire qui, dans Le Voyage, écrit :

Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !


Bref, élève Angelo, copie à revoir ! (Et je n'en suis qu'à la page 85…)

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