vendredi 26 février 2016

Janvier 2016










UN MOIS TRÈS CHOUETTE








Vendredi 1er janvier

Deux heures. – Soirée fort sage, hier, comme annoncé : pas une goutte d'alcool, dîner de modèle courant, et j'étais au lit à minuit et demie (mais pour cause de télévision). Depuis, l'année a commencé par une agréable quoique minime surprise. Depuis avant-hier que je suis plongé dans l'année 1918 de la Correspondance de Proust, je sentais monter et s'affermir ma frustration de ne pas posséder l'année suivante et de devoir sauter directement à 1920 ; énervement aggravé, bien entendu, par l'importance qu'occupe 1919 dans la vie littéraire de Proust. Donc, en fin de matinée, m'autorisant du fait que je venais de recevoir une prime de fin d'année de 6 ou 700 €, j'ai décidé, au diable l'avarice, de venir ici commander l'un des exemplaires à 180 € que j'avais repérés sur Price Minister. Et c'est en tentant de les retrouver, ces onéreux volumes, que j'en ai découvert trois autres, facturés à 45 €. Je viens donc, commande passée, de commencer 2016 par une “économie” de 135 €. Comme dirait ce bon Nicolas : ça s'arrose…


Samedi 2 janvier

Sept heures. – Anniversaire de ma mère : 83 ans. Mort de Michel Delpech, 70 ans.


Dimanche 3 janvier

Sept heures et quart. – À propos de la mort de Delpech, tout le monde se conforme à ce qui me semble être – mais je puis me tromper – une façon de faire assez récente, celle qui consiste à ne pas donner aux gens leur âge tant qu'ils n'ont pas effectivement atteint le jour anniversaire de leur naissance. Cela devient particulièrement ridicule en cas de mort, justement : dire que Delpech a vécu 69 ans, alors qu'il allait en avoir 70 dans deux ou trois semaines, me paraît relever d'une certaine affectation. D'un autre côté, je vois bien l'argument que l'on ne manquera pas de m'opposer ; que cette façon de faire est la plus simple, celle qui souffre le moins de contestation, ne suscite aucun flou. Et, en effet, si l'on adopte la souplesse que je préconise, on peut se poser la question : à partir de quel moment peut-on considérer que Delpech a eu 70 ans ? Au premier janvier ? Un peu plus tôt ? Six mois et un jour après en avoir eu 69 ? Argument tout à fait recevable, donc ; il n'empêche que je trouverais ridicule, le 12 mars prochain, d'affirmer que j'ai 59 ans alors que mon 60ème anniversaire surviendra une semaine plus tard.

– Autre problème temporel, celui de la Correspondance de Proust. Avant-hier, parvenu à peu près à la moitié de l'année 1918, je me suis avisé que, le week-end aidant, j'allais avoir fini ce tome-là bien avant de recevoir 1919, commandée samedi. Une seule alternative : soit j'interrompais ma lecture en attendant le volume manquant, avec le risque de ne plus y revenir si l'intervalle de temps était trop long ; soit je passais directement à 1920, quitte à repartir en arrière au bout de trois ou quatre jours, solution évidemment peu satisfaisante. J'ai finalement botté en touche, comme répètent en chœur mes confrères plumitifs : j'ai abandonné 1918 à la page où j'étais arrivé, pour ressortir du rayonnage Proust l'épais volume de sa correspondance avec Gaston Gallimard (et quelques autres personnages de la NRF), en me disant que ses 660 pages suffiraient à assurer la jonction, et que, quand 1919 serait arrivé, je n'aurais qu'à reprendre 1918 où je l'avais laissé, puis enchaîner tout en douceur sur l'année suivante ; le tout en sautant les lettres déjà lues dans le Proust/Gallimard. J'espère être à peu près clair. Là encore, j'entends l'objection : et si 1919 n'est toujours pas arrivé au moment où Proust mourra chez Gallimard, coupant ainsi court à tout échange épistolaire supplémentaire ? J'y ai pensé. Mais comme la solution de continuité n'est pas certaine, inutile d'en parler pour le moment.


Lundi 4 janvier

Sept heures vingt. – J'étais persuadé, hier, que l'on allait me requérir, ce matin, pour écrire cinq ou six mille signes à propos de Michel Delpech. La matinée s'est passée sans qu'on ne me demande ni cela ni autre chose ; à trois heures, j'ai considéré que je pouvais me regarder comme en vacances jusqu'à demain matin. C'est alors que j'ai appris la mort de Michel Galabru : là, je ne pouvais décemment pas y échapper. Si bien que j'ai pris les devants, en offrant aux généraux mexicains de commencer à réunir la documentation nécessaire pour écrire l'article dès demain matin : mon arrière-pensée était que, muni de mon travail dès aujourd'hui, je pourrais me dispenser d'aller à Levallois demain ; et c'est ce qui s'est produit. Le seul point noir est que les Puissances tutélaires ont prévu d'enterrer Galabru sur cinq pages, ce qui veut dire un article d'au moins dix mille signes. Mais je suis prêt à tout, dès lors que ça me permet de ne pas bouger d'ici.

– Ayant fini en début d'après-midi la correspondance Proust/Gallimard, et n'ayant toujours pas reçu l'année 1919 de celle de Proust seul, j'ai imaginé de relire, en l'attendant et pour rester “dans l'ambiance”, la volumineuse biographie qu'Assouline a consacrée à Gaston : plus moyen de remettre la main dessus. Encore un livre prêté qui n'est jamais revenu, ai-je supposé. Je me suis donc résigné à reprendre l'année 1918 où je l'avais laissée, c'est-à-dire peu de temps avant l'armistice, puis d'enchaîner sur 1920, avec la perspective de revenir en arrière dès que le tome manquant sera là.


Mardi 5 janvier

Sept heures vingt. – Creuser la tombe de Galabru a été non pas plus pénible mais plus long que ce que j'aurais pensé avant d'empoigner la pelle : m'y étant mis vers onze heures et demie, je n'ai pas pu finir avant trois heures, moins une courte pause au moment du déjeuner. Mais enfin, je crois qu'il n'est pas trop raté, cet article ; en tout cas, aucune protestation ni blâme ne s'est élevé en provenance de l'armée mexicaine, ce qui est bien le principal. Après Delpech et lui, je m'attends à un nouveau mort pour le repiquage de demain matin, selon la règle d'airain du “jamais deux sans trois”.

– Je me suis finalement ravisé ce matin et ai suspendu ma lecture de 1920, ayant achevé 1918 hier soir. À la place, j'ai ressorti l'énorme volume Gallimard intitulé L'Esprit de la NRF, et qui est un choix de textes, critiques, notes, etc., parus dans la revue entre sa création et 1940 ; outre ceux que j'ai déjà pratiqués – Gide, Schlumberger, Martin du Gard, etc. –, cela me permet de faire connaissance avec des gens que je ne connaissais guère que de nom, pour les avoir croisés dans différents journaux littéraires de l'époque : Henri Ghéon, Marcel Drouin et consort. – Et, bien entendu, Catherine et Jacques Étienne vont encore se plaindre que je ne parle que de mes lectures. Pour eux, notons donc également que, ce matin, j'ai rempli la cabane à graine des oiseaux, et que Golo a attrapé dans la haie une minuscule souris, que Bergotte lui a aussitôt volée, sans qu'elle proteste plus que ça (Golo, pas la souris).


Mercredi 6 janvier

Sept heures et quart. – Passé la journée à lire ; une ânerie sans intérêt d'abord, pour FD, puis retour au gros volume dont je parlais hier. À propos de ce dernier, j'ai eu un moment la velléité de venir ici en faire un billet, mais la nonchalance l'a emporté quand je me suis dit qu'il me restait encore plus de mille pages à parcourir et que ce n'était vraiment pas la peine de se bousculer…


Jeudi 7 janvier

Huit heures. – Mail de Dany de Ribas, en milieu d'après-midi, pour m'informer que le Chef-d'œuvre était arrivé au siège des Belles Lettres et que, en gros, il allait falloir s'activer pour les envois de presse. Je me suis aussitôt mis à établir une liste, laquelle viendra s'ajouter à la sienne, qu'elle va me soumettre, si j'ai bien compris, dans les jours qui viennent. Pour ce qui est de la mienne, j'y ai mis quelques blogueurs, choisis moins pour leur “influence” que pour la capacité que je leur suppose à savoir lire. Je n'y ai inclus que fort peu de journalistes, ayant évidemment rayé de ma liste les deux ou trois de l'époque du CFJ à qui j'avais envoyé En territoire ennemi et qui n'ont même pas jugé bon de me répondre. J'ai évidemment éliminé Juan Asensio, dans la mesure où je ne lui avais envoyé le premier livre que par simple curiosité clinique. En revanche, j'ai brusquement décidé d'en faire adresser un à Juan Sarkofrance : j'espère que personne ne me demandera pourquoi car je serais incapable de répondre à cette question. En envoyer un à Ygor Yanka me semblait évident, puisqu'il fait partie des rares personnes que je connais qui sachent réellement lire ; ce qui est, en y réfléchissant, prendre un vrai risque, mais qui me plaît. L'excitation puérile et factice était telle que nous avons immédiatement décidé de nous octroyer un verre ou deux…


Vendredi 8 janvier

Sept heures dix. – J'ai, en milieu d'après-midi, adressé à Mme de Ribas ma liste personnelle pour les envois de presse, laquelle va bien entendu s'ajouter à celle qu'elle a établie de son côté et qu'elle ne m'a pas encore envoyée. Hier, comme je ne parvenais pas, sur son blog, à trouver l'adresse électronique personnelle de Sarkofrance, j'ai demandé à Nicolas de faire pour moi le go between, puisqu'ils sont amis “dans la vraie vie”. J'ai pris connaissance ce matin de leur échange de mails : jamais Nicolas n'a pu convaincre l'autre de me communiquer ses véritables nom et adresse. Où l'on voit que la paranoïa blogobouliste échappe au clivage gauche/droite, puisque Marchenoir est affligé de la même exactement. La double différence entre ces deux-là, c'est que : 1) je connais le nom et l'adresse de Marchenoir ; 2) je n'ai pas l'intention de lui envoyer le Chef-d'œuvre. Je pourrais peut-être lui envoyer néanmoins un exemplaire, en lui demandant de le faire suivre à Sarkofrance…

– J'ai reçu ce matin le volume XVIII de la Correspondance de Proust (année 1919, donc) ; j'ai aussitôt suspendu ma lecture de L'Esprit de la NRF pour m'y plonger. Dès les premières lettres, j'ai compati grandement aux souffrances et aux interrogations de Marcel, immergé brutalement dans les affres d'un déménagement inattendu : L'immeuble où il vit depuis 12 ans (102 boulevard Haussmann), qui appartient à sa tante, vient d'être vendu à un banquier, lequel expulse les locataires afin d'aménager les appartements en bureaux. Pour l'instant, l'écrivain ne sait absolument pas où il va aller (moi oui, évidemment). En attendant, parce qu'il pense devoir régler au nouveau propriétaire un arriéré de loyer de 25 000 francs (environ 33 000 euros, si j'en crois le convertisseur de monnaie que je viens de trouver sur internet), il s'est mis en tête de se défaire de quelques pièces du mobilier qui encombre sa salle à manger. Et, comme de bien entendu, pour vendre trois fauteuils, un canapé et deux tapisseries, il appelle à la rescousse la moitié de Paris, envoyant tous azimuts des lettres qui doivent laisser ses correspondants pantois, tant il a l'art, à force de tours, de détours, d'incidentes et de repentirs, de se rendre parfaitement incompréhensible quant à ce qu'il attend vraiment de ses interlocuteurs.


Samedi 9 janvier

Trois heures. –  Mes exemplaires d'auteur sont arrivée par le courrier de ce matin. Comme je n'ai pas le courage de me répéter, voici le mail que j'ai ensuite envoyé à Mme Noirot, la “patronne” des Belles Lettres :

Chère Caroline,

Le facteur – que Dieu l'ait en Sa Sainte Garde – vient de m'apporter mes exemplaires du Chef-d'œuvre. J'ai aussitôt fait ce que font, j'imagine, tous les auteurs en pareil cas, à savoir me livrer à une inspection suspicieuse, quoique toute extérieure, du volume en question, tel un nouveau père se demandant si le nourrisson qu'on lui présente à la maternité est vraiment le sien. Eh bien, je le trouve en tous points conforme à ce que j'espérais qu'il serait ! Et je vous en remercie vivement, non seulement vous personnellement, mais tous les gens qui, aux Belles Lettres, ont eu à s'en occuper, sous un aspect ou sous un autre.

Je peux bien vous avouer maintenant que, ces dernières semaines, je n'ai cessé de trembler à l'idée que pourrait m'arriver un livre dont la couverture serait restée telle qu'on peut la découvrir encore sur les sites de vente (Amazon, Fnac…) et non telle que j'avais demandé qu'on la modifiât ; tremblements aggravés par le fait que, relisant en ce moment la Correspondance de Proust, j'étais plongé dans ses gémissements continuels, auprès de Gaston Gallimard, Jacques Rivière, etc., concernant ses différents volumes à paraître ou parus, qui bien entendu ne sont jamais tels qu'il les aurait souhaités.

Enfin, bon, me voilà, grâce à vous, tout épanoui pour la journée. Je crois même que je vais aller mettre une bouteille au frais, maintenant que j'y pense…

Amitiés éditoriales,

Didier Goux

Et, en effet, comme je le lui disais, le livre, vu de l'extérieur, m'a semblé d'excellente facture. Je l'ai du reste ouvert, afin de voir si rien n'avait été oublié dans les premières pages (dédicace, “du même auteur”…) et si le corps choisi pour le texte était le bon, ni trop petit ni trop gros, ce qu'il m'a paru être ; averti par la mésaventure survenue au Charlemagne de Rémi, j'ai poussé le scrupule jusqu'à vérifier si la pagination annoncée dans la table des matières était la bonne : elle l'était. Ensuite de quoi, j'ai refermé le livre, avec la ferme intention de ne plus jamais l'ouvrir, et en donnant consigne à Catherine (qui a commencé à le relire) de ne surtout m'en rien dire si jamais elle trouvait des fautes dans le texte. On n'est pas plus sage, je crois.


Dimanche 10 janvier

Sept heures dix. – Tradition respectée : ce matin, presque au saut du lit, et alors que je m'étais solennellement juré de ne pas le faire, j'ai ouvert au hasard le Chef-d'œuvre et j'ai lu la page de droite. Je suis bien entendu tombé sur une faute stupide, qui a échappé aux deux ou trois relectures des très compétents correcteurs des Belles Lettres et aux cinq ou six miennes (ce qui est moins étonnant, pour des raisons que je n'ai pas envie de développer maintenant) : « Je ne te parleS pas de… » C'était si prévisible et énorme que cela m'a fait rire.

– Comme le diariste se doit de ne pas passer sous silence ses propres ridicules, je dois dire que j'ai passé la journée à m'énerver de ce qu'on était dimanche : comment ? Tout le monde est évanoui dans la nature ? Personne ne travaille ? Mes livres s'empoussièrent boulevard Raspail alors que le monde entier les attend ? Etc. Je parvenais bien entendu à me moquer de moi-même, mais cela n'empêchait nullement cette espèce d'hystérie silencieuse et immobile de m'empoigner tout entier. Et, de son côté, au salon, ce salaud de Proust publiait trois livres d'un coup chez Gallimard et décrochait le Goncourt.

(Pendant ce temps, à la télévision, ce ridicule cuistre de Patrick Pelloux, urgentiste de plateau, discourt sur Charlie, tandis que, un peu partout en France, les résistants allument de petites bougies en tentant de toutes leurs forces de résister à l'amalgame. Ils semblent y parvenir fort bien.)


Lundi 11 janvier

Sept heures. – Peu de choses à noter, sinon que j'ai le corps réchauffé et l'esprit alangui par un excellent waterzoï de poulet, qui fut mangé tôt et vite. En dehors de cinq mille signes consacrés à Paméla Anderson (!), je n'ai rien fait d'autre que poursuivre ma lecture des lettres proustiennes et échanger deux ou trois mails avec Dany de Ribas à propos du Chef-d'œuvre, dont elle semble s'occuper activement – du moins me plais-je à m'en persuader, afin de pouvoir, de temps en temps, songer à autre chose.

Demain, FD. FD à propos de quoi les bruits de vente se font de plus en plus insistants et précis : on parle maintenant du groupe Mondadori et on cite une somme, 55 millions d'euros. Il me tarde.


Mardi 12 janvier

Sept heures et quart. – Par un mail reçu à l'instant, Nicolas me signale que son exemplaire du Chef-d'œuvre est arrivé aujourd'hui chez sa mère, en Bretagne. Je suis épaté par l'efficacité de Dany-des-Belles-Lettres, dans la mesure où elle n'a eu ma liste de destinataires “privilégiés” qu'hier matin en arrivant à son bureau.

– Journée un peu idiote, comme souvent le mardi, dans la mesure où j'ai parcouru 160 km pour aller à Levallois écrire 2500 signes, lesquels m'ont occupé une demi-heure à peine. Mais enfin, ça ne devrait plus durer bien longtemps. J'ai profité de ce que j'étais là-bas pour expédier à Michel Houellebecq un exemplaire de “son” chef-d'œuvre ; plus exactement, suivant les indications de Mme de Ribas, je l'ai envoyé à l'attachée de presse de chez Flammarion, à charge pour elle de. Par association d'idées, et aussi en allant saluer Alexandre, son fils aîné, je me suis avisé que je n'avais pas fait d'envoi pour Anne Sefrioui, la veuve de Philippe Muray et maître d'œuvre de son journal ; j'ai aussitôt réparé cet oubli.


Jeudi 14 janvier

Sept heures et quart. – L'impression, aujourd'hui comme hier, de n'avoir rien à écrire ici, en raison de deux journées totalement vides. En réalité, je sais fort bien que c'est ma tête qui est vide, comme si le peu de matière qu'elle contenait avait été aspiré d'un coup par ce maudit Chef-d'œuvre, arrivé ici il y a trois jours. Je ne pense à peu près qu'à lui, ce livre, mais, au stade où en sont les choses, je ne puis plus rien faire pour sa survie : il a été plus ou moins (je n'en suis même pas certain) envoyé dans la nature et… et voilà. À ce vide se joint un relent de mauvaise conscience, car il n'est pas tout à fait vrai que je ne puisse rien pour lui : je pourrais me démener, appeler les journaux un à un, exciper de notre collégariat pour parler aux journalistes des services culture, tenter de créer des liens avec eux pour les inciter à lire le roman avec des yeux bien intentionnés, etc. Mais je répugne à cela plus qu'à tout autre chose, le simple fait d'énumérer ici ce que je devrais faire suffisant à m'accabler, alors même que je sais que je n'en ferai rien. Inutile de préciser, je pense, que, dans cet état d'esprit, ou plutôt de non esprit, il est hors de question de penser à se remettre au travail sur un prochain livre. Même torchonner vite fait un billet de blog me semble outrepasser mes désirs,  mes forces et mes capacités. Alors que j'attends ce mois de janvier avec une fébrilité d'adolescent depuis près d'un semestre, je crois, maintenant que nous y sommes, que j'aimerais bien être déjà de six mois plus vieux, afin que toute cette affaire soit derrière moi et que j'aie définitivement cessé d'y penser.


Vendredi 15 janvier

Sept heures vingt. – Par rapport à ce que je disais hier, de cette espèce de vide qui m'emplit (si j'ose), j'ai tenté, ce matin, de le traduire en mots sur le blog – où je n'avais rien écrit depuis une semaine, ce qui m'arrive tout de même rarement. Je remets ici ces quelques lignes :

C'est une sensation étrange, qui tient à la fois de l'anomalie spatio-temporelle et de la veillée d'armes. Au dehors, tout semble continuer normalement, à la vitesse réglementaire : les pauvres flocons de ce matin sont tombés sans réticence ni hâte particulières, le soleil a fait croire qu'il chassait les nuages laiteux alors que seul le vent était responsable de leur débâcle vers l'est, les voitures devant le portail passent en respectant les limitations et le sens commun. C'est en dedans qu'il se passe quelque chose, ou plutôt que quelque chose refuse de passer. Chaque journée pèse un poids énorme et paraît capable de se dilater à l'infini : le temps n'est pas tout à fait suspendu, mais il avance debout sur la pédale de frein. Est-ce que les soldats au bivouac, à quelques heures des Thermopyles ou de Wagram, avaient cette sensation aussi ? Eux, au moins, savaient que la bataille aurait lieu, qu'ils ne comptaient pas goutte à goutte les minutes pour rien. Mais une veillée d'armes sans le fracas des bombes ni la perspective du laurier ? À quoi rime ce champ immense où l'on attend seul, sans même la consolation de l'ennemi derrière le promontoire ? Quelque chose devrait advenir, on a graissé les fusils et préparé son exorde ; pourtant on sait déjà qu'il ne se passera rien : nul monument à bâtir, pas de cadavres à relever.

– Comme, passant de 1920 à l'année suivante, je sentais la saturation menacer des lettres de Proust, j'ai laissé reposer le volume toute la journée, pour reprendre L'Esprit de la NRF : bien m'en a pris, dans la mesure où j'y ai trouvé un texte de Gide, datant de 1929, concernant la manière “empruntée” dont se forment en nous des sentiments ou des idées que nous croyons personnels, qui entrait en curieuse résonance avec notre époque de jesuisceci, puis de jesuiscela, avec, devant, le petit hashtag de rigueur (#). Moi, je tiens de plus en plus à n'être rien ; et c'est pourquoi je vais écrire un Bref manuel de désertion. Ou, au moins, tenter de le faire.

– En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie. (Et voilà une phrase toute trouvée pour figurer en quatrième de couverture de ce journal 2016, lorsqu'il s'agira d'en faire l'édition sur papier pour ma mère.)


Samedi 16 janvier

Sept heures vingt. – Tombé tout à l'heure sur une phrase de Valéry, dans l'hommage qu'il rendait en juillet 1936, dans la NRF, à Albert Thibaudet qui venait de mourir : Tout homme qui vaut est un système de contrastes heureusement assemblé. Elle me frappe suffisamment pour que je décide d'en faire le nouvel exergue du blog. Puis, la tournant et la retournant sous la langue, j'en viens à me dire qu'il est bien prétentieux de ma part de la revendiquer, ne voyant pas trop en quoi mes contrastes seraient heureusement assemblés. Enfin, poursuivant cette molle introspection, j'en arrive à la conclusion que cette restriction est encore une vantardise, puisque, m'examinant vaguement, il me faut admettre que je ne trouve guère en moi de contrastes. J'ai tout de même mis la phrase en tête du blog.


Dimanche 17 janvier

Onze heures et demie du matin. – Toujours cette sensation de vide, qui me paraît jeter entre les petites péripéties quotidiennes et moi une sorte d'écran invisible mais infranchissable. C'est un vide que quelque chose cherche à emplir, en sachant qu'elle n'y parviendra pas ; et plus elle essaie, plus le vide s'accentue, devient bourdonnant, pour finalement provoquer en moi cette espèce d'apathie dolente (silencieusement dolente, par chance pour Catherine) qui est mon lot depuis maintenant une semaine, c'est-à-dire, en gros, depuis que sont arrivés ici mes exemplaires du Chef-d'œuvre ; et plus encore depuis que Mme de Ribas est censée en avoir expédié d'autres aux quatre coins de la terre. (Quand je dis : “est censée”, je veux dire que j'ignore si elle les a tous envoyés, car j'ai la preuve que certains sont arrivés à bon port dès mardi ou mercredi.)

Le déséquilibre est aggravé ce matin par le fait que nous attendons Élodie, qui va passer une semaine ici, venant de Picardie et attendant de repartir pour la Bretagne où elle compte fermement se réinstaller. Elle vient en camionnette, avec ses quelques meubles et ses affaires, qu'elle viendra récupérer lorsqu'elle aura trouvé une tanière pour se loger. Élodie n'est nullement gênante en soi, mais elle représente l'une de ces micro-perturbations que je supporte de plus en plus malaisément, bien que j'essaie, assez vainement je dois dire, de me morigéner à ce sujet. Quoi qu'il en soit, sa venue plus les efforts fournis pour décharger la camionnette qui va l'amener suffiront à justifier un apéritif vespéral : c'est déjà ça.

Huit heures et quart. – Élodie est arrivée à trois heures, avec toutes ses affaires dans une camionnette conduite par un jeune Arabe de Gisors, fort sympathique et tout à fait efficace. (Je devrais arrêter de trouver les jeunes Arabes sympathiques, je présume, sinon je risque de redevenir le crétin de gauche que j'ai été, pour autant qu'il m'en souvienne.) Le déchargement nous a pris environ une heure, durant laquelle Élodie n'a cessé de me dire des choses du genre : « Ne prends pas ce carton-là, il est lourd », comme si j'étais un petit vieillard subclaquant (ce que je suis peut-être en effet, mais elle n'en sait rien).

– À propos, bien que cela n'ait rien à voir (sauf si on a élu domicile dans ma tête, ce que je ne souhaite à personne ni à moi), j'ai brusquement cessé d'avoir des nouvelles d'Yves Baumgarten, professeur de philosophie et compagnon de mes années Big Buddah (1985 – 1989, en gros) qui m'a recontacté à la fin de l'année dernière. Il semblait très désireux que nous nous retrouvions, pour un déjeuner ou autre chose, je l'étais assez nettement moins que lui, désireux, mais enfin pourquoi pas ? C'est toujours amusant, et parfois instructif, de voir ce que sont devenus les hommes que l'on n'a pas vus depuis un quart de siècle, et aussi d'essayer de discerner ce qu'on est devenu dans leur pupille. Bref, il semblait si ardent de ces retrouvailles que l'affaire était quasiment faite… et plus rien. J'en ai déduit, peut-être à tort, qu'il s'était rendu sur mon blog et avait été violemment secoué par la nauséabonderie du personnage qu'il avait connu si gentiment de gauche, ainsi que nous l'étions tous à l'époque, et que la perspective de partager un déjeuner avec un tel monstre l'a révulsé : les progressistes vieillissants ont souvent l'estomac fragile.

Il m'était arrivé une mésaventure similaire l'année dernière (ou il y a deux ans ?) avec Philippe Ruchmann, avec qui j'ai partagé un bureau à la rédaction de Trente millions d'amis, journal animalier de mondiale notoriété, de 1980 à 1982. Nous étions rapidement devenus amis “d'enfance” comme on le devient facilement entre 15 et 30 ans, approximativement, et j'étais, à cette époque incroyablement lointaine, persuadé que notre amitié survivrait à toutes ces vicissitudes de la vie que je n'imaginais nullement mais dont je supposais qu'elles devaient exister. Là-dessus, nous nous étions perdus avec cette faculté déconcertante qu'ont les jeunes gens pour le faire.  Lui aussi m'a retrouvé via internet (on notera que, toujours, ce sont les gens qui me retrouvent et jamais l'inverse ; il est vrai que je ne les cherche pas). Avec lui, il n'était pas question de se voir puisque, si je me souviens bien, il vit désormais dans le sud de la France. Mais enfin, j'avais agi avec lui comme avec les quelques autres fantômes ressurgis de diverses époques de ma vie : en leur signalant que j'avais un blog et en leur en donnant l'adresse. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de Philippe Ruchmann, que je me suis plu à imaginer horrifié par ce qu'était devenu le compagnon éphémère de sa jeunesse. Il va de soi (pour moi en tout cas) que je lui conserve une réelle tendresse – non, ce n'est pas le bon mot, tendresse. Je n'ai jamais eu de tendresse pour lui, c'était autre chose. Mais alors quoi ? Un lien à la fois plus lâche et plus étroit, de ceux qu'on ne peut nouer que dans ces âges que nous avions.

Suis-je triste, frustré ou autre chose, de ces gens qui remontent du passé et qui, soudain, s'avisant maladroitement que les figures de leur jeunesse ont continué à vivre, les rayent aussi vite qu'ils les ont rappelées ? Non, et en même temps oui, un peu. Je suis triste pour eux ; peiné qu'ils accordent, finalement, aussi peu d'importance à ce qui en a pour moi autant, à savoir ces années enfouies où nous vivions ensemble. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien en avoir à faire, de ce que je pense aujourd'hui, de ceci ou de cela ? Est-ce que je leur ai demandé, moi, quelle était leur “vision-du-monde”, si jamais ils en ont une ? Est-ce que, finalement, je serais le seul à accorder plus d'importance à ces quelques mois où nous nous sommes connus qu'à toutes les années qui ont suivi ?


Lundi 18 janvier

Sept heures et demie. – Eh bien, cette fois, ça y est : le Chef-d'œuvre est sorti du port et cingle vers la haute mer ; où il va très probablement couler à pic. J'ai été, cet après-midi, contacté par la personne qui s'occupe du blog des Belles Lettres, du compte Facebook, etc. Je dois lui renvoyer un petit questionnaire rempli, qui paraîtra sur le blog, ainsi que, moins drôle pour moi, un extrait de 3 à 5 pages du roman. Lui-même – l'homme qui s'occupe de cela – me suggère un extrait où apparaîtrait Houellebecq : c'est également l'idée qui m'était tout de suite venue. Mais est-ce la bonne ? Comme rien de tout cela ne presse, je crois que je vais attendre jeudi, afin de demander son avis à Michel Desgranges, puisque je dois déjeuner chez lui ce jour-là.

– Demain, petit aller-retour à Levallois, éventuellement pour y travailler et, en principe, pour déjeuner avec Woland. Je dis “en principe” car à mon mail de demande de confirmation de ce matin le bougre n'a toujours pas répondu.

– Pendant que j'écrivais ce qui précède, arrivée d'un mail de Rémi Usseil. Comme j'ai décidé de reproduire ici les quelques critiques, bonnes ou mauvaise, que le roman pourra susciter, commençons donc par lui :

Mon cher Didier,

Toutes mes félicitations pour la sortie de ton Chef-d'oeuvre.

Je l'ai bien reçu et déjà bien entamé. Je n'ai que du bien à t'en dire : j'en trouve la lecture très agréable, tantôt drôle, tantôt émouvante, et j'apprécie l'indulgence, voire la tendresse un peu moqueuse, dont tu enveloppes tes personnages. Je trouve aussi ton Houellebecq (le personnage) très réussi, en tout cas très proche de ce que j'imagine de lui sans l'avoir jamais croisé.

J'essaierai d'écrire un billet sur mon blog dès que je l'aurai terminé, mais je crains de n'être qu'un piètre critique. Je te souhaite en tout cas tout le succès possible.


Mardi 19 janvier

Huit heures. – Déjeuner fort agréable, à Levallois, avec Matthieu Woland (il faudrait tout de même que je pense à lui demander si ça le gêne de se présenter dans ce journal sous son vrai nom ; parce qu'enfin, Woland…). Mais c'est idiot de le dire puisque tous nos déjeuners le sont, agréables. Ils le sont en particulier parce que, en en sortant, ou disons deux ou trois heures après, je serais incapable de dire de quoi, précisément, nous avons parlé ; c'est une sorte de conversation nonchalante, comme j'en avais très souvent avec mes amis de jeunesse et telles que je pensais n'en plus jamais avoir, en tout cas avec de “nouveaux venus”. C'est un peu en pensant à cela que j'ai conclu l'envoi écrit sur son exemplaire du Chef-d'œuvre par “Amitié inattendue” : j'étais en effet persuadé, il y a encore quatre ou cinq ans, que j'avais passé l'âge de l'amitié, en dehors de celles qui courent très mollement sur leur erre. Or, deux ou trois de ces jeunes gens (pas plus) semblent indiquer le contraire. Ou alors je tente de ruser : sentant ma mort assez proche (en tout cas beaucoup plus proche que la leur), je m'arrange pour que, moi disparu, il y ait deux ou trois personnes, en dehors de la famille, qui se souviennent de moi. Mais non, franchement, je ne crois pas.


Samedi 23 janvier

Sept heures et quart. – Journal déserté durant trois jours, pour diverses raisons tout aussi approximatives les unes que les autres.  Déjà, aucune excuse pour mercredi, dans la mesure où je n'ai rien fait de particulier et que nous avons été, le soir, d'une sobriété camélienne. Le lendemain, je suis allé passer la journée chez les Desgranges, ce qui, là, en revanche, a entraîné un apéritif vespéral à mon retour. Retour qui m'a valu les moqueries légèrement atterrées de Catherine, quand j'ai bien dû lui avouer que ni Michel ni moi n'avions pensé à parler de l'extrait du Chef-d'œuvre que je devais sélectionner pour une mise en ligne sur le blog des Belles Lettres ; ce qui était pourtant le motif officiel de mon transport en Basse-Normandie. Finalement, dès le lendemain, j'ai décidé seul de l'extrait en question. Il est tiré du chapitre 8, celui qui met Houellebecq en scène : il me semblait intéressant que les éventuels lecteurs se rendissent compte que mon titre n'était pas une “publicité mensongère”, qu'ils trouveraient bien, dans le paquet, ce qui était proposé sur l'emballage. J'ai tout de même, par mail, soumis l'extrait en question à Michel, qui l'a trouvé très bien. Enfin, hier, sous le très vague prétexte que c'était la dernière soirée qu'Élodie passait avec nous, nous avons doublé l'apéritif de jeudi soir.

– Hier ou avant-hier, croyant sans doute me crucifier de son ironie, un blogueur pas très intéressant par ailleurs – du genre “gauche de cour d'école” – s'est moqué de ce que, bien sûr, mon roman relevait, comme d'habitude chez moi, de l'auto-édition. Il s'est aussitôt pris son boomerang en pleine face, de la part de trois ou quatre de mes commentateurs, lesquels n'ont eu aucune peine à se montrer moins incultes que leur victime.

– J'ai oublié de noter ici que, lors de notre déjeuner de mardi, Woland m'avait informé de ce que le calamiteux maire de Paris, Mme Hidalgo, avait évoqué, dans je ne sais plus quel texte ou discours, les personnes “en situation de rue”. C'est à décourager la satire et la caricature : quoi que l'on puisse inventer de plus bouffon, ils feront mieux dès la semaine suivante, et avec le plus grand sérieux.


Dimanche 24 janvier

Quatre heures. – Elles m'intéressent, les quelques ébauches de réflexions que fait Nicolas sur son blog, après avoir lu le premier chapitre du Chef-d'œuvre ; elles m'intéressent précisément parce qu'il les fait à ce stade, disons…  embryonnaire, de sa lecture. Il dit par exemple se douter que Jonathan et Charlie vont, dans la suite du roman, servir de faire-valoir à Evremont. Or, non seulement je crois qu'il n'en est rien, mais, y réfléchissant, je me demande si, à l'inverse, ce n'est pas lui qui sert de faire-valoir aux deux jeunes ; ce qui, au fond, ne serait pas tellement mieux pour le roman. Il dit aussi qu'Evremont est un personnage réactionnaire, « pas au sens politique du terme où on l'entend souvent (de droite catholique, homophobe, raciste et puant de la gueule) mais au sens vieille France, comme on l'est tous un peu quand on ne supporte pas des évolutions de la société. » Qu'Evremont ne soit pas un progressiste en acier trempé, cela va de soi, mais réactionnaire ? En tout cas, cela ne se traduit jamais dans ses propos, ni même, il me semble, dans ses réactions vis-à-vis du monde extérieur. C'est plutôt, je crois, un individu en retrait ; qui s'est mis de lui-même à l'écart de la société, mais qui l'aurait peut-être fait de la même façon dans une société différente. Là, peut-être que Nicolas projette sur Evremont l'image qu'il a de moi (et qui, d'ailleurs, n'est pas fausse, mais me semble un peu trop “tout-d'une-pièce”) ; possibilité que, du reste, il évoque plus ou moins deux ou trois paragraphes plus loin.

– J'aimerais bien savoir par quelle suite de non-réflexions tortueuses, étant venu ici, dans la Case, pour y chercher le volume des Lettres à la NRF de Céline (que je n'ai évidemment pas été foutu de retrouver), j'en suis ressorti avec l'étude qu'Albert Thibaudet a consacrée à Flaubert. Elle est un peu ennuyeuse, cette étude, un peu trop docte, un peu trop Thibaudet (mais ne nous plaignons pas : j'aurais pu tomber sur Émile Faguet…) ; elle a au moins eu cette utilité de me donner l'envie d'une replongée dans la correspondance de Gustave. Et, là, au moins, je sais précisément où en sont rangés les volumes.


Lundi 25 janvier

Deux heures. – Comme j'ai pris le parti de consigner ici tout ce qui pourra être dit sur mon roman, voici le mail que j'ai reçu hier de Nicolas :

« Qu'est ce qui vous a pris de rendre un jeune arabe et une adolescente sympathiques ?

Agréablement surpris. Non pas de votre capacité à produire un chef-d'œuvre ou à imaginer une histoire, ni celle de ne pas rendre neuneu la déchéance d'un Jonathan, mais par le fait que je puisse le lire en une journée et demie, moi qui suis plus habitué à lire des romans policiers.

Une bonne note donc. Sachant que je n'ai pas les capacités à en donner...

Un passage que je n'ai pas aimé : le père de Tosca et le FN. Non pas pour des raisons politiques mais parce que je ne sais pas où vous voulez en venir et donc me demande où vous vous voulez aller. Et si vous n'en faites pas un peu trop.

Mon passage préféré : évidemment Houellebecq quand il parle de Renaud. Ça me paraît être un beau coup de pied au cul à nombre de connaissances communes.

A ce sujet, j'aime bien le Ricard en toile de fond. Ma boisson préférée après la bière. Je ne connais pas Houellebecq mais l'imaginer boire du Ricard dans un bar à putes me met en joie.

Parmi nos connaissances communes, à part Suzanne, je ne vois pas qui pourrait comprendre toutes les piques que vous lancez aux réacs et aux progressistes.

Un détail : il me semble que vous dites au début que Charlie est marocain puis qu'il se dit kabyle. Pas possible. »

Et maintenant, la réponse que je lui ai faite ce matin :

« Bien, reprenons. Et commençons par Charlie. Le personnage existe depuis 1997 : je l'avais créé au moment du lancement (raté) de la série L'Empire des sectes, chez Gérard de Villiers. C'était une silhouette qui apparaissait rapidement, une ou deux fois par roman, et il était exactement ce qui est dit de lui dans le chapitre 1. Dans ce même chapitre 1, lorsque Evremont entre dans l'épicerie arabe en bas de chez lui, c'est tout naturellement que Charlie a été en quelque sorte "décryogénisé". Je pensais qu'il serait, là encore, une simple silhouette. Sauf que, presque de lui-même, il a mis le pied dans la porte et s'est invité dans le chapitre 2, celui de la manif, lequel chapitre n'était lui non plus pas prévu au départ. Ensuite, Tosca et lui sont en effet devenus les seuls personnages vraiment "positifs" du roman (ce qui m'amusait, en pensant à la perturbation que j'allais semer dans l'esprit de mes éventuels lecteurs progressistes, pour qui je sers de commode repoussoir "réac" et machinphobique…). Mais, d'une certaine manière, ce n'est pas ma faute si c'est un jeune Kabyle, accouplé à une petite "de souche", qui représente l'avenir probable de ce pays.

Venons-en au passage que vous n'avez pas aimé. Je confesse que, là, je me suis fait un peu plaisir en grossissant le trait, pour ce qui concerne la famille de Tosca, notamment dans le cas de la sœur lesbienne et FN. [Rajout du 11 février : depuis, une étude de je ne sais plus quel organisme a montré que les couples homosexuels votaient davantage pour le Front national que les couples hétérosexuels : non seulement je n'exagérais pas, mais j'étais foutrement visionnaire…] Mais le père, lui, reste plutôt en retrait, tandis que la mère ne me semble nullement caricaturale : songez à votre amie Virginie B, par exemple… D'autre part, cette famille assez "guignolesque" explique comment, tout naturellement, par réaction simple, Tosca se trouve être cette jeune fille plutôt “tradi” : elle refuse absolument, sans même le comprendre nettement encore, de reproduire l'espèce de folie douce qu'elle a connue depuis sa naissance.

Quant à nos connaissances communes, capables de comprendre ou non, vous oubliez tout de même Woland. Et, à mon avis, on devrait bien en trouver encore deux ou trois autres ; à condition qu'ils aient la curiosité d'ouvrir le livre, évidemment.

Enfin, à propos de Charlie, qu'est-ce que vous me chantez ? On peut évidemment être kabyle ET marocain, le "kabylisme" n'étant nullement une nationalité. Ce qui est impossible, ce serait d'être arabe et kabyle, par exemple.

Voilà, je crois que j'ai fait le tour. »


On notera donc que, à la suite d'une incompréhensible et inexcusable panne de cerveau, qui durait encore ce matin comme le prouve mon dernier paragraphe, j'ai mélangé les Kabyles et les Berbères, prenant les uns pour les autres : ça m'énerve, mais pas plus que ça. Autre sottise que me signale Nicolas – décidément un lecteur attentif : dans l'avant-dernier chapitre, Jonathan, s'éveillant après une cuite monumentale, consulte son téléphone portable pour savoir l'heure, constate qu'il est 8 h 15 et se demande si c'est du soir ou du matin. Or, évidemment, comme Nicolas a beau jeu de me le faire remarquer, tous ces appareils fonctionnent par 24 heures et non 12. Là encore, je m'en fiche un peu. De toute façon, qu'y puis-je maintenant ?


Mardi 26 janvier

Sept heures dix. – Rémi Usseil vient de publier sur son blog une critique du Chef-d'œuvre. Comme je l'ai fait hier pour le mail de Nicolas, je la mets ici :

« Je viens d’achever la lecture du Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq, de Didier Goux, lecture dont je me suis régalé. C’est un livre qui réussit à être à la fois drôle, émouvant, triste, optimiste, mélancolique et encourageant : il n’y en a pas tant que cela qui puissent mériter tous ces qualificatifs.

Nous y suivons les destinées croisées de trois principaux personnages : Evremont, auteur de romans de gare, d’âge mur et célibataire ; Jonathan, étudiant en pharmacie rongé par la frustration ; et le jeune et dynamique Charlie, fils d’épicier arabe. Chacun de ces personnages suit sa propre trajectoire et charrie avec lui sa propre atmosphère, de sorte que si le Chef-d’œuvre était un opéra je pense qu’il serait judicieux d’attribuer à chacun d’eux un genre de Leitmotiv : un air primesautier pour Charlie, quelque chose de lent et d’un peu grave, mais sans excès, pour Evremont, et quant à Jonathan, voyons voir, peut-être des notes discordantes de violon ? Mais peut-être ne devrait-on pas s’essayer aux métaphores musicales lorsque l’on est aussi peu savant en fait de musique que je le suis.

En tout cas, je crois bien que Goux aime tous ses personnages. Il arrive à communiquer au lecteur de la sympathie pour chacun d’eux, même lorsqu’ils sont un peu minables, auquel cas la sympathie se fait pitié. Le Chef-d’œuvre n’est pas un pamphlet et Goux ne se drape jamais dans la toge criarde de l’auteur engagé. Si Jonathan ne saurait, somme toute, recueillir l’approbation du lecteur, c’est parce qu’il s’engage dans une voie morbide d’autodestruction et non parce que l’auteur chercherait à nous faire la morale. Bien sûr, Goux rit à gorge déployée des petits et grands ridicules de notre modernité : les commandos de clowns citoyens qui sillonnent la ville pour y mettre du vivre-ensemble ; la digital mother à l’écoute de ses kids ; les grand-mères en trottinette ; les réactionnaires experts en bons restos… Mais il en rie sans s’irriter : en somme, il s’en amuse.

Le titre n’est pas, soulignons-le, un attrape-gogo pour attirer l’acheteur inattentif : il est pleinement justifié. Houellebecq apparaît d’ailleurs bel et bien dans le roman en qualité de personnage et, sans l’avoir jamais rencontré, je trouve la manière dont Goux l’a dépeint très convaincante : elle répond bien à l’idée que l’on peut se faire d’Houellebecq, d’après ses livres et ses apparitions publiques. Je serais curieux de savoir ce que le véritable Houellebecq aura pensé de cela.

Enfin, pour le Cussimontain que je suis, il est tout à fait plaisant de voir l’action du roman située dans les rues de Montcosson, que je puis reconnaître. La dernière fois que je me suis rendu au bord du fleuve, je n’ai pu m’empêcher de chercher des yeux la cuvette naturelle, dans la berge à pente douce, où débutent les amours de Charlie et de Tosca. Lorsque l’auteur aura conquis la célébrité qu’il mérite, renommer la ville, à la manière d’Illiers-Combray, s’imposera ! »

Rémi, qui a eu la gentillesse de ne pas mentionner les faiblesses du roman, car évidemment qu'il y en a, a raison sur un point : j'éprouve, pour mes principaux personnages (et, tout compte fait, également pour les autres) quelque chose qui s'apparente probablement à de la tendresse. En revanche, je ne crois pas que la pitié vienne s'y mêler, pour aucun d'eux, même pas pour Jonathan. Plutôt de l'indulgence, je crois.

– Ce matin, rendez-vous avec l'un de mes deux dermatologues, pour qu'il me débarrasse de la petite tache marron qui, depuis plusieurs années orne ma joue droite. Il l'a brûlée en deux temps et trois mouvements, ne provoquant chez moi qu'une douleur médiocre. Je dois, maintenant, m'abstenir de toute exposition au soleil durant deux ou trois mois ; ce qui ne sera nullement une gêne, vu la fréquence des apparitions du soleil normand et mon appétence très faible pour icelui. Comme j'étais à l'heure et le Dr T. aussi, je n'ai même pas ouvert le premier volume (Pléiade) de la Correspondance de Flaubert que, sortant tout juste de celle de Proust, j'ai décidé de relire au complet, mais bien entendu avec des pauses, lorsque arriveront d'autres livres, au fil des semaines.

– Philippe B. a lancé le “top départ” du hors-série n°5, pour lequel j'ai cinq articles à écrire. Conséquence : me voilà dispensé de présence à Levallois jusqu'à la mi-février. Si FD pouvait être vendu d'ici là, ce serait parfait.


Mercredi 27 janvier

Sept heures vingt. – Depuis hier soir je me shoote (modérément) au doliprane 1000, pour cause de dent de sagesse devenue douloureuse. Ce qui est un peu agaçant, en dehors de la douleur qui ne se manifeste vraiment que lors de la mastication, c'est que je ne sais pas si c'est réellement la dent qui a décidé de me pourrir l'existence ou si c'est simplement la gencive, comme il m'est déjà arrivé : il est à peu près impossible de le dire. La différence est que, s'il s'agit de la dent, la situation ne va faire qu'empirer, alors que s'il s'agit de la gencive, la douleur peut rester étale, voire disparaître d'elle-même après quelques jours. J'ai pris rendez-vous avec notre dentiste habituelle, mais, évidemment, nous sommes à la campagne : aucune possibilité de la voir avant la fin de février. Ce pays, au moins de ce point de vue, est en train de se tiers-mondialiser à une allure inquiétante. Heureusement, je suppose qu'à l'heure où j'écris cela, des hordes de médecins exotiques et surdiplômés s'apprêtent à franchir nos frontières, qui vont venir promptement sauver la situation où nous sommes.

– Commencé le Babbitt de Sinclair Lewis, arrivé ce matin, sitôt après avoir enterré Marcel Proust. Entre les deux, j'ai lu la préface de Jouhandeau aux Caractères de La Bruyère, arrivés, eux, hier. Et le premier volume de la Correspondance flaubertienne n'attend que mon bon vouloir. « Les yeux plus gros que le ventre », dirait ma mère.

– Nous avons, il y a quelques soirs, sur les chaleureux conseils de Michel Desgranges, commencé de regarder la série HBO qui s'intitule Carnivale, en français : La Caravane de l'étrange, et qui, en effet, est vraiment excellente ; mais j'y reviendrai (ou pas, comme aiment à dire les imbéciles de la blogoboule, pour faire croire qu'ils ont soigneusement examiné toutes les possibilités).

– Élie Arié a publié cet après-midi un billet sur son blog, qu'il a illustré d'une photo de la couverture du Chef-d'œuvre. Si je ne reproduis pas son texte ici, c'est que, sous prétexte de ne rien dévoiler du roman, il n'en dit effectivement rien, préférant se risquer dans d'assez hasardeuses considérations sur le roman “moderne”, domaine que, à l'évidence, il maîtrise à peine mieux que moi la cardiologie ou les programmes politiques chevènementistes. Il se contente de dire que le roman mérite d'être lu, et on est censé le suivre, puisque c'est lui qui l'affirme. Mais, après tout, telle est la pente de son caractère quel que soit le sujet qu'il aborde, ou peu s'en faut.


Jeudi 28 janvier

Quatre heures vingt. – Le blog des Belles Lettres a publié hier l'extrait du Chef-d'œuvre que j'avais préparé à cette intention. Texte de quelques milliers de signes, pris au début du chapitre 8, c'est-à-dire celui qui fait intervenir Houellebecq. Dans la mesure où j'ai dû tripatouiller ce passage, afin de supprimer çà et là des morceaux de phrases, incompréhensibles pour qui n'a pas eu connaissance de ce qui les précédait, j'ai relu très soigneusement ce que je m'apprêtais à envoyer. Pour, une fois en ligne m'apercevoir d'une superbe faute (La rue était sombre et bien entenduE déserte…), laquelle faute est bel et bien présente dans le volume, ayant pour cela survécu à sept ou huit relectures successives, dont deux ou trois par des personnes extérieures dont c'est le métier. La chose m'a fait sourire, vraiment trop énorme pour m'énerver ou m'attrister.

Ce matin, c'est mon “questionnaire de la Chouette” qui a été mis en ligne. Il s'agit de… mais cela ira aussi vite de le reproduire ici. Le voici donc :

Vous êtes une chouette. Sur quelles branches spécifiques du savoir vous posez-vous le plus naturellement ?
Didier Goux – Sur la branche historique, sans hésitation mais avec une certaine méfiance, tant il me semble que l’époque où tous les historiens savaient s’exprimer en un français clair et élégant est presque entièrement révolue (pas complètement, par chance). J’aime aussi beaucoup les livres de cuisine, plus que tous autres propres à de grandes rêveries salivaires.

Quel texte de l’Antiquité vous a particulièrement frappé, et pourquoi ?
D. G. – Au risque de dévoiler à tout le monde quelle sorte d’ignare je suis, je crois n’avoir été « frappé » jamais par aucun texte antique, même si j’en ai lu quelques-uns, souvent avec intérêt, parfois avec plaisir. Pourtant, je ne m’avoue pas encore tout à fait vaincu ; ainsi ai-je retenté ma chance, récemment du côté de chez Homère : quitte à provoquer des frissons d’horreur, je dois dire que je m’y suis assez fermement ennuyé.

À quoi ressemble votre bibliothèque ?
D. G. – Elle ressemble à une pièce qui ne posséderait pas assez de murs (ou trop de fenêtres, c’est selon) pour espérer un jour pouvoir y adosser suffisamment d’étagères. Comme, d’autre part, je possède un sens du classement très approximatif, la règle non écrite veut que je ne retrouve jamais le livre que j’y suis venu chercher ; ou alors le lendemain du jour où, de guerre lasse, je suis allé le racheter ; achat qui, bien entendu, a pour effet d’aggraver encore le surencombrement. Il m’arrive, certains matins gris, d’envisager l’auto-da-fé voire le suicide.

Quelles autres passions inavouées côtoient votre amour des livres ?
D. G. – Celle du silence, uniquement piqueté, l’hiver, par les piaillements des oiseaux qui tournoient autour de la cabane à graines de tournesol, ponctuellement remplie pour eux. De plus en plus difficile à satisfaire dans un monde où la musique obligatoire se conduit en implacable despote, et où les gens semblent, à la lettre, ne plus entendre le bruit, c’est aussi, hélas, une passion qui s’intensifie avec l’âge ; et il arrive un moment – j’y suis – où la simple perspective d’un bruit non encore survenu suffit à gâcher l’heure présente.

Choisissez une découverte qui vous a marqué durant vos lectures,  que vous souhaiteriez délivrer au reste du monde :
D. G. – Il y en a beaucoup. Mais si l’on veut bien écarter les « découvertes », certes importantes mais que tout le monde a plus ou moins faites de son côté et avant moi (Proust, Chateaubriand, Balzac…), je citerais Eugène Nicole, écrivain français vivant, né et grandi à Saint-Pierre-et-Miquelon (ce qui serait déjà une suffisante originalité) : son ensemble de romans (mais sont-ce bien des romans ?) intitulé L’Œuvre des mers est un magnifique monument élevé à son île natale.

Remontons le temps. Vous pouvez choisir une date et un lieu à visiter à votre convenance, où partez-vous ?
D. G. – Alors, ça, cette rêverie que j’ai eue très souvent, cela dépend presque entièrement de l’époque dans laquelle me plongent les livres d’histoire que je lis au moment où elle se déclenche. J’ai ainsi été terriblement médiéval durant plusieurs années, avec une attirance particulière pour le siècle de saint Louis. La Grèce de Périclès a pu avoir son charme à mes yeux, mais j’aurais eu trop peur de ne pas être capable d’apprendre la langue. Actuellement, et depuis un assez long moment en fait, je me sens très Second Empire : une époque suffisamment proche de la nôtre pour que je ne sois pas trop déconcerté par les cartes des restaurants parisiens.

Vous pouvez dans l’heure acquérir les compétences nécessaires pour exercer un tout autre métier, sans rapport avec le livre. Que choisissez-vous ?
D. G. – N’ayant jamais très bien saisi l’intérêt de travailler, autre que monétaire – même si je n’arrête pas depuis près de quarante ans –, je ne vois aucun métier pour m’attirer au point de l’exercer. Ou alors chanteur d’opéra, mais je suis bien vieux et je fume trop pour que ce rêve-là soit efficace.

Quel livre de notre catalogue, en dehors de votre domaine privilégié, vous donne envie de vous y plonger ?
D. G. – Je vais vous répondre : Berthe au grand pied et sa suite, Les Enfances de Charlemagne, de Rémi Usseil. Mais, ce faisant, je triche de manière éhontée, puisque d’une part Usseil est un ami, et parce que d’autre part j’ai déjà lu les deux ouvrages cités. Comme cette question est la dernière, je crains de laisser vos lecteurs sur une bien déplorable impression de ma personne… »

– Publication, ce matin, de mon journal de décembre 2015.


Vendredi 29 janvier

Sept heures et quart. – Un lecteur habituel du blog, qui signe ses commentaires NV (“Devoir de réserve”, vient-il de me dire par mail, et après tout c'est bien possible) m'en avait envoyé ce matin un premier, de mail, dans lequel il me signalait ce qui suit, à propos du Chef-d'œuvre :

« P. 59, Fadila est devenue Amira, avant de redevenir Fadila, définitivement semble-t-il.

P. 285, les Pichette sont devenus Joliette. »

Finalement, il n'y a peut-être rien de pis que de trouver des lecteurs attentifs et sagaces. Je reste totalement ahuri – bien plus que devant les simples fautes de frappe ou d'orthographe que j'ai déjà notées – par le fait que de telles bourdes aient pu échapper aux différentes personnes (à commencer par moi, bien entendu) qui ont relu le roman avant qu'il ne parte pour l'imprimerie. Catherine, notamment, n'en revient pas d'avoir laissé passer le Pichette/Joliette. Et il est vrai que, Pichette étant le nom d'une vieille amie québécoise à elle, et Joliette le nom de la petite ville où habitait Ygor Yanka lorsque nous l'avons connu (internétiquement connu), la disparate aurait logiquement dû lui sauter aux yeux. Ce qui prouve que la lecture et la logique n'ont que peu à voir l'une avec l'autre.

– Il y a de cela quelques jours, un paquet postal nous apportait deux romans, l'un d'Élisabeth von Arnim, l'autre de Sinclair Lewis ; Catherine s'empara du premier, moi du second. Eh bien, nous venons tous les deux de déclarer forfait, à peu près en même temps et ayant lu grosso modo le même nombre de pages, une centaine. J'ai tout de même gardé von Arnim près de moi, au salon, pour “me rendre compte”. Du coup, je suis revenu à la Correspondance de Flaubert et aux Caractères de La Bruyère, tandis que Catherine se lançait dans le Journal intime d'Amiel, arrivé ce matin (le premier tome uniquement : nous sommes gens prudents).


Samedi 30 janvier

Neuf heures et demie du matin. – Pour suivre la règle que je me suis fixé, je copicolle ici le texte que Fredi Maque vient de publier sur son blog, à propos du,  Chef-d'œuvre :

« *Je jette ici sans retouche, sur ce blog que je déserte de plus en plus, mes premières impressions de ma lecture du livre de Didier Goux dont je ne suis qu'à mi-parcours il est vrai.

Quand le réactionnaire se moque gentiment des réactionnaires, n'est pas celui qu'on croit ou s'imagine, s'en explique au travers de l'un de ses personnages :
- Oui, ce brave Boucherie est un peu réactionnaire, convint Evremont en souriant ; c'est une maladie qu'on attrape assez souvent avec l'âge ; un peu comme la presbytie ou le cancer de la prostate...
Et la retraite aurais-je ajouté....

Dans le livre de Didier Goux donc, nous suivons la trajectoire de trois personnages (et de quelques autres plus anecdotiques) dans une ville de province imaginaire qui pourrait être n'importe quelle ville de province de France : pas de discrimination de ce côté là.
Evremont, Jonathan, Charlie.
Evremont/Didier Goux se fait volontiers professeur de français, un peu trop même je trouve, emploie fréquemment des formules désuètes ce qui donne :
"d'où le surnom de Régicide dont l'a affublé Evremont à part soi".
Ou encore :
"Evremont se rencontra dans le couloir avec Charlie"
Et ce cours magistral de français à l'adresse du même Charlie :
- "En plus de ce que tu as commandé, je t'ai mis deux bières fraîches, cria Charlie de la cuisine ; je t'en ramène une ?
- Je préfèrerais que tu me la rapportes, voire que tu me la rapportasses, répondit Evremont sur le même ton.
C'est très louable de défendre notre belle langue, de voler au secours de ce subjonctif imparfait qui tombe dans l'oubli, que je ne saurais conjuguer sans faute, mais cela donne à Evremont un côté pédant qui ne lui était pas, a mon sens, indispensable.
Jonathan est ce petit blanc, disqualifié par avance, un peu lâche comme tous les blancs depuis...
Charlie/Mohamed, n'a pas ces états d'âme lui, l'homme de demain, d'aujourd'hui, adolescent métis aux beaux cheveux noirs bouclés, aux montées de sève aussi intempestives qu'impératives, comme à un migrant de Cologne, qui ne doute pas un instant que l'avenir lui appartient quand il tient dans ses mains les petits seins de son amie, doit probablement penser dans ces moments là : "la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie". Il n'a pas lu Malraux, les livres ne sont pour lui que de la déco, se souvient vaguement des paroles de Souchon que sa mère écoute et fredonne alternativement avec Dassin et ça lui va bien assez comme ça, la vie ce n'est pas si compliqué au fond : quelques gouttes vous font facilement une civilisation, c'est prouvé...
Il y a aussi beaucoup d'humour dans le livre de Didier Goux quand par exemple il fait dire à ce Charlie, pour qui on devine qu'il a une tendresse particulière :
- Finalement, on déconne, mais il y a quand même des tas de moments, dans la vie, où les épiciers arabes sont drôlement plus utiles que les pharmaciens de souche !
Ou encore :
Et comme, en outre, Boucherie* (*le gardien de l'immeuble ) servait ce nectar chambré, quand il régnait chez lui une touffeur de ménagerie, trinquer ou déguster ne pouvaient  guère être compris que dans leur sens figuré.
Philosophiquement (osons le mot) j'ai noté ce passage où il parle des décombres de la civilisation:
La génération qui me précède, puis la mienne, et maintenant la vôtre : nous serons, aux yeux des historiens du XXXe siècle, si cette race existe encore, ceux qui se sont habitués à vivre parmi les ruines en s'arrangeant pour ne pas les voir.
Il faut noter la nature optimiste (finalement) de l'auteur qui se projette, ou du moins projette, l'humanité jusqu'au XXXe siècle.
Ce court passage page 112, sont-ce mes origines paysannes, m'a évoqué dans un premier temps, plus que des décombres, un tas de fumier fertile, les mots connus de Valéry aussi bien sûr, les Étrusques, Rome dessus eux, la Gaule plurielle et les Celtes ensevelis, les civilisations mortes d'Amérique du sud, ce fumier oui, ces charniers, ces décombres, sur lesquels à chaque fois quelque chose de neuf a repoussé.
Pas de panique...

Voila où j'en suis et j'avoue qu'après un début difficile, je commence à prendre beaucoup de plaisir à lire l'écrivain en bâtiment.
La suite plus tard, si je n'ai pas totalement déserté d'ici-là. »

Ai-je des remarques à faire sur ce texte ? Au fond, non, pas tellement. Pour ce qui concerne une certaine difficulté à entrer dans le roman, Nathalie, il y a quelques jours, m'a dit la même chose, ce qui commence à devenir un peu ennuyeux. Elle était plus précise que Fredi Maque, me disant que cela venait de l'écriture, qui s'améliorait au fil des chapitres. Je crains qu'elle n'ait raison, et que j'aurais sans doute été bien inspiré, une fois le roman fini, de reprendre les deux ou trois premiers chapitres pour les récrire. Mais il aurait fallu, pour cela, être plus courageux que je ne le suis.

Le pédantisme d'Evremont ? Pas d'opinion arrêtée sur la question. Je voyais ce petit travers qu'il a, que je lui ai donné, comme une arme supplémentaire pour se maintenir en dehors du flot courant du monde ; mais peut-être, en effet, était-ce de trop. Cela dit, il ne me semble pas en avoir abusé. Il faudrait relire…

Où Maque a raison, c'est lorsqu'il note que j'aime beaucoup Charlie. Un effet de cet optimisme qu'il voit en moi ? Après tout, la chose n'est pas impossible (que je sois optimiste), mais alors, il aura fallu ce roman pour me l'apprendre.

Sept heures et quart. – Il y a un peu plus de quatre heures, Marcel Meyer a très gentiment signalé, par un nouveau “fil” sur le forum de l'In-nocence la parution du Chef-d'œuvre, précisant qu'il venait de le recevoir, qu'il en avait lu quelques pages et que ç'avait l'air très bien. En plus de me faire plaisir, cela m'a arraché un petit sourire que je qualifierais de narquois. Connaissant ma popularité auprès de la plupart des membres de ce petit cercle, je me suis dit qu'il allait avoir entre zéro et quatre commentaires. Quatre heures plus tard, en effet, nous en sommes toujours à zéro. Mais ce qui m'a surtout amusé, c'est d'imaginer les grimaces de mépris que son annonce allait provoquer chez certains, que je ne nommerai pas, puisque personne ne les connaît et qu'ils n'ont que fort peu d'existence à mes yeux. Il faudra penser, tout de même, à remercier Meyer pour son initiative spontanée ; je le ferai demain, pour pouvoir vérifier, avant, que nous sommes bien toujours à zéro commentaire.

– 1846 est une année terrible, pour ce pauvre Flaubert. Dès janvier, son père meurt brusquement, à 61 ans. Deux mois plus tard, il perd sa sœur cadette, Caroline, qui semble ne s'être jamais relevée de son accouchement de février. Pour le lecteur d'aujourd'hui, cette deuxième mort surtout est regrettable. Gustave et Caroline étaient fort proches et s'écrivait beaucoup dès lors qu'ils étaient séparés, fût-ce de quelques kilomètres. Or, si l'on en juge d'après les lettres d'elle, Caroline avait l'esprit intelligent, vif, drôle, d'une tournure assez comparable, sur quelques points, à celui de son aîné. On peut donc supposer que, après la consommation de sa rupture avec Louise Colet, en 1854, c'est à Caroline que Flaubert aurait écrit, chaque nuit ou presque, pour se décharger de la tension accumulée durant ses heures de travail. Ainsi, nous aurions pu suivre l'élaboration et la progression de Salammbô ou de L'Éducation sentimentale avec autant de détails que nous en lisons à propos de Madame Bovary dans les lettres à la collante poétesse. Et, justement, le troisième moment crucial de cette année 1846, pour Gustave, c'est sa rencontre avec Louise, dans l'atelier de l'un de ses amants, le sculpteur James Pradier ; il va mettre huit ans à s'en défaire, bien qu'il semble s'y essayer pratiquement dès le début de leur liaison, laquelle se déroule pour l'essentiel à distance prudente, lui à Rouen, elle à Paris, avec rencontres furtives et très espacées à l'auberge de Mantes.


Dimanche 31 janvier

Sept heures vingt. – Ce mois qui a vu la parution du Chef-d'œuvre se termine avec celle du premier article de presse lui étant consacré. Les esprits chagrins m'objecteront que ça ne compte pas, puisque, paru hier dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, il a bien sûr été écrit par mon ami “canal historique” André. À ceux-là, je répondrai que… merde. Je vais maintenant tâcher de le mettre ici, ce qui risque d'être assez délicat, vu que j'ai reçu le pdf de la page du journal. Enfin, essayons. Tout d'abord, un petit chapeau :

Le livre s’appelle Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq. Certes. Mais il ne s’agit ni d’un livre écrit par Michel Houellebecq, ni d’un livre écrit comme lui, ni d’un livre écrit sur lui (ou si peu), ni d’un livre écrit pour lui.

Puis, l'article lui-même :

LE LIVRE DE DIDIER GOUX parle du chef-d’œuvre qu’à ses yeux le célèbre écrivain n’a pas encore rédigé, et, au-delà, des chefs-d’œuvre que certains pourraient créer et auxquels ils ne s’attellent pas. Ils sont quatre, dont nous suivons quelques mois de vie dans la ville provinciale de Montcosson, qu’on situera à deux cents kilomètres de Paris. Evremont frôle la soixantaine, il écrit sur commande des romans de gare, et a méthodiquement coupé les ponts avec tout ce qui encombrait sa vie d’avant : sa mère, les femmes, Paris, le travail salarié. Il boit pas mal, et seul. Jonathan, 23 ans, est étudiant en pharmacie, drague Valérie dans l’amphi, croit avoir tout compris de la vie et se veut grand défenseur de la race blanche face au déferlement du Sud et de l’Est. Charlie, collégien glandeur, fils débrouillard et affectueux de l’épicier « arabe » et d’une Cussimontaine (le gentilé de Montcosson) de souche, est travaillé par ses hormones. Tosca, qui s’appelle ainsi parce que ses parents ont évité Aïda, est une lycéen- ne épanouie dont le sourire éclaire et le quartier et le livre.
Dans un café où ils font connaissance, Evremont, un peu contraint, prête à Jonathan, qui n’en a lu aucun, un livre de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Georges-Alain, un grand Noir français né près de Rouen, qui se fait passer pour un sans-papiers du Mali pour mieux emballer les filles, pique Valérie à Jonathan. Charlie et Tosca tombent amoureux l’un de l’autre en marge d’une manifestation déterminée contre le staphylocoque doré (si, si !). Trois événements qui vont mettre en branle un récit étonnant et lancer Jonathan dans une mission que le destin lui commande : écrire, en lieu et place de Michel Houellebecq, ce fameux chef- d’œuvre que l’écrivain n’entreprend pas.
Didier Goux, dont le blog très fréquenté irrite ce qui reste de la gauche bien-pensante, a mis dans Le Chef-d’œuvre de l’humour, de la dérision, de la provocation, de la tristesse, et, à son corps défendant, de la tendresse. À son corps défendant comme cet Evremont qui voudrait ne plus bouger, ne plus se bouger, mais va y être obligé. À son corps défendant comme Houellebecq lui- même, invité de force dans le roman à une soirée de luxure et à une séance de dédicace à Montcosson. À son corps défendant comme le gentil Charlie auquel Tosca la futée apprend que dans la vie il faut parfois attendre, et que c’est bien meilleur après. Précision utile : qui n’aurait pas lu une ligne de Houellebecq et n’en aurait pas éprouvé le désir peut lire du Goux. L’auteur du Chef-d’œuvre (celui ici commenté) a écrit là un roman réfléchi, prenant et attachant, et qui, cela ne gâche rien, est écrit avec élégance.
JACQUES FORTIER

Bon, eh bien, finalement, la “transmutation” s'est faite beaucoup plus facilement que je ne le craignais. Ce qui m'amuse, dans la critique d'André, c'est que, sans doute trop influencé par notre âge commun, il a vieilli Evremont de dix ans sans même s'en apercevoir. Il reste à souhaiter que cette locomotive entraîne derrière elle, dans les semaines à venir, une ribambelle de wagons.

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