UN MOIS TRÈS CHOUETTE
Vendredi 1er janvier
Deux heures. – Soirée fort sage, hier, comme annoncé : pas une goutte d'alcool, dîner de modèle courant, et j'étais au lit à minuit et demie (mais pour cause de télévision). Depuis, l'année a commencé par une agréable quoique minime surprise. Depuis avant-hier que je suis plongé dans l'année 1918 de la Correspondance de Proust, je sentais monter et s'affermir ma frustration de ne pas posséder l'année suivante et de devoir sauter directement à 1920 ; énervement aggravé, bien entendu, par l'importance qu'occupe 1919 dans la vie littéraire de Proust. Donc, en fin de matinée, m'autorisant du fait que je venais de recevoir une prime de fin d'année de 6 ou 700 €, j'ai décidé, au diable l'avarice, de venir ici commander l'un des exemplaires à 180 € que j'avais repérés sur Price Minister. Et c'est en tentant de les retrouver, ces onéreux volumes, que j'en ai découvert trois autres, facturés à 45 €. Je viens donc, commande passée, de commencer 2016 par une “économie” de 135 €. Comme dirait ce bon Nicolas : ça s'arrose…
Samedi 2 janvier
Sept heures. – Anniversaire de ma mère : 83 ans. Mort de Michel Delpech, 70 ans.
Dimanche 3 janvier
Sept heures et quart. – À propos de la mort de Delpech, tout le monde se conforme à ce qui me semble être – mais je puis me tromper – une façon de faire assez récente, celle qui consiste à ne pas donner aux gens leur âge tant qu'ils n'ont pas effectivement atteint le jour anniversaire de leur naissance. Cela devient particulièrement ridicule en cas de mort, justement : dire que Delpech a vécu 69 ans, alors qu'il allait en avoir 70 dans deux ou trois semaines, me paraît relever d'une certaine affectation. D'un autre côté, je vois bien l'argument que l'on ne manquera pas de m'opposer ; que cette façon de faire est la plus simple, celle qui souffre le moins de contestation, ne suscite aucun flou. Et, en effet, si l'on adopte la souplesse que je préconise, on peut se poser la question : à partir de quel moment peut-on considérer que Delpech a eu 70 ans ? Au premier janvier ? Un peu plus tôt ? Six mois et un jour après en avoir eu 69 ? Argument tout à fait recevable, donc ; il n'empêche que je trouverais ridicule, le 12 mars prochain, d'affirmer que j'ai 59 ans alors que mon 60ème anniversaire surviendra une semaine plus tard.
– Autre problème temporel, celui de la Correspondance
de Proust. Avant-hier, parvenu à peu près à la moitié de l'année 1918,
je me suis avisé que, le week-end aidant, j'allais avoir fini ce tome-là
bien avant de recevoir 1919, commandée samedi. Une seule alternative :
soit j'interrompais ma lecture en attendant le volume manquant, avec le
risque de ne plus y revenir si l'intervalle de temps était trop long ;
soit je passais directement à 1920, quitte à repartir en arrière au bout
de trois ou quatre jours, solution évidemment peu satisfaisante. J'ai
finalement botté en touche, comme répètent en chœur mes confrères
plumitifs : j'ai abandonné 1918 à la page où j'étais arrivé, pour
ressortir du rayonnage Proust l'épais volume de sa correspondance avec
Gaston Gallimard (et quelques autres personnages de la NRF), en me
disant que ses 660 pages suffiraient à assurer la jonction, et que,
quand 1919 serait arrivé, je n'aurais qu'à reprendre 1918 où je l'avais
laissé, puis enchaîner tout en douceur sur l'année suivante ; le tout en
sautant les lettres déjà lues dans le Proust/Gallimard. J'espère être à
peu près clair. Là encore, j'entends l'objection : et si 1919 n'est
toujours pas arrivé au moment où Proust mourra chez Gallimard, coupant
ainsi court à tout échange épistolaire supplémentaire ? J'y ai pensé.
Mais comme la solution de continuité n'est pas certaine, inutile d'en
parler pour le moment.
Lundi 4 janvier
Sept heures vingt.
– J'étais persuadé, hier, que l'on allait me requérir, ce matin, pour
écrire cinq ou six mille signes à propos de Michel Delpech. La matinée
s'est passée sans qu'on ne me demande ni cela ni autre chose ; à trois
heures, j'ai considéré que je pouvais me regarder comme en vacances
jusqu'à demain matin. C'est alors que j'ai appris la mort de Michel
Galabru : là, je ne pouvais décemment pas y échapper. Si bien que j'ai
pris les devants, en offrant aux généraux mexicains de commencer à
réunir la documentation nécessaire pour écrire l'article dès demain
matin : mon arrière-pensée était que, muni de mon travail dès
aujourd'hui, je pourrais me dispenser d'aller à Levallois demain ; et
c'est ce qui s'est produit. Le seul point noir est que les Puissances
tutélaires ont prévu d'enterrer Galabru sur cinq pages, ce qui veut dire
un article d'au moins dix mille signes. Mais je suis prêt à tout, dès
lors que ça me permet de ne pas bouger d'ici.
– Ayant
fini en début d'après-midi la correspondance Proust/Gallimard, et
n'ayant toujours pas reçu l'année 1919 de celle de Proust seul, j'ai
imaginé de relire, en l'attendant et pour rester “dans l'ambiance”, la
volumineuse biographie qu'Assouline a consacrée à Gaston : plus moyen de
remettre la main dessus. Encore un livre prêté qui n'est jamais revenu,
ai-je supposé. Je me suis donc résigné à reprendre l'année 1918 où je
l'avais laissée, c'est-à-dire peu de temps avant l'armistice, puis
d'enchaîner sur 1920, avec la perspective de revenir en arrière dès que
le tome manquant sera là.
Mardi 5 janvier
Sept heures vingt. –
Creuser la tombe de Galabru a été non pas plus pénible mais plus long
que ce que j'aurais pensé avant d'empoigner la pelle : m'y étant mis
vers onze heures et demie, je n'ai pas pu finir avant trois heures,
moins une courte pause au moment du déjeuner. Mais enfin, je crois qu'il
n'est pas trop raté, cet article ; en tout cas, aucune protestation ni
blâme ne s'est élevé en provenance de l'armée mexicaine, ce qui est bien
le principal. Après Delpech et lui, je m'attends à un nouveau mort pour
le repiquage de demain matin, selon la règle d'airain du “jamais deux
sans trois”.
– Je me suis finalement ravisé ce matin et
ai suspendu ma lecture de 1920, ayant achevé 1918 hier soir. À la
place, j'ai ressorti l'énorme volume Gallimard intitulé L'Esprit de la NRF,
et qui est un choix de textes, critiques, notes, etc., parus dans la
revue entre sa création et 1940 ; outre ceux que j'ai déjà pratiqués –
Gide, Schlumberger, Martin du Gard, etc. –, cela me permet de faire
connaissance avec des gens que je ne connaissais guère que de nom, pour
les avoir croisés dans différents journaux littéraires de l'époque :
Henri Ghéon, Marcel Drouin et consort. – Et, bien entendu, Catherine et
Jacques Étienne vont encore se plaindre que je ne parle que de mes
lectures. Pour eux, notons donc également que, ce matin, j'ai rempli la
cabane à graine des oiseaux, et que Golo a attrapé dans la haie une
minuscule souris, que Bergotte lui a aussitôt volée, sans qu'elle
proteste plus que ça (Golo, pas la souris).
Mercredi 6 janvier
Sept heures et quart.
– Passé la journée à lire ; une ânerie sans intérêt d'abord, pour FD,
puis retour au gros volume dont je parlais hier. À propos de ce dernier,
j'ai eu un moment la velléité de venir ici en faire un billet, mais la
nonchalance l'a emporté quand je me suis dit qu'il me restait encore
plus de mille pages à parcourir et que ce n'était vraiment pas la peine
de se bousculer…
Jeudi 7 janvier
Huit heures. – Mail de Dany de Ribas, en milieu d'après-midi, pour m'informer que le Chef-d'œuvre
était arrivé au siège des Belles Lettres et que, en gros, il allait
falloir s'activer pour les envois de presse. Je me suis aussitôt mis à
établir une liste, laquelle viendra s'ajouter à la sienne, qu'elle va me
soumettre, si j'ai bien compris, dans les jours qui viennent. Pour ce
qui est de la mienne, j'y ai mis quelques blogueurs, choisis moins pour
leur “influence” que pour la capacité que je leur suppose à savoir lire.
Je n'y ai inclus que fort peu de journalistes, ayant évidemment rayé de
ma liste les deux ou trois de l'époque du CFJ à qui j'avais envoyé En territoire ennemi
et qui n'ont même pas jugé bon de me répondre. J'ai évidemment éliminé
Juan Asensio, dans la mesure où je ne lui avais envoyé le premier livre
que par simple curiosité clinique. En revanche, j'ai brusquement décidé
d'en faire adresser un à Juan Sarkofrance : j'espère que personne ne me
demandera pourquoi car je serais incapable de répondre à cette question.
En envoyer un à Ygor Yanka me semblait évident, puisqu'il fait partie
des rares personnes que je connais qui sachent réellement lire ; ce qui
est, en y réfléchissant, prendre un vrai risque, mais qui me plaît.
L'excitation puérile et factice était telle que nous avons immédiatement
décidé de nous octroyer un verre ou deux…
Vendredi 8 janvier
Sept heures dix. –
J'ai, en milieu d'après-midi, adressé à Mme de Ribas ma liste
personnelle pour les envois de presse, laquelle va bien entendu
s'ajouter à celle qu'elle a établie de son côté et qu'elle ne m'a pas
encore envoyée. Hier, comme je ne parvenais pas, sur son blog, à trouver
l'adresse électronique personnelle de Sarkofrance, j'ai demandé à
Nicolas de faire pour moi le go between, puisqu'ils sont amis
“dans la vraie vie”. J'ai pris connaissance ce matin de leur échange de
mails : jamais Nicolas n'a pu convaincre l'autre de me communiquer ses
véritables nom et adresse. Où l'on voit que la paranoïa blogobouliste
échappe au clivage gauche/droite, puisque Marchenoir est affligé de la
même exactement. La double différence entre ces deux-là, c'est que : 1)
je connais le nom et l'adresse de Marchenoir ; 2) je n'ai pas
l'intention de lui envoyer le Chef-d'œuvre. Je pourrais peut-être lui envoyer néanmoins un exemplaire, en lui demandant de le faire suivre à Sarkofrance…
– J'ai reçu ce matin le volume XVIII de la Correspondance de Proust (année 1919, donc) ; j'ai aussitôt suspendu ma lecture de L'Esprit de la NRF
pour m'y plonger. Dès les premières lettres, j'ai compati grandement
aux souffrances et aux interrogations de Marcel, immergé brutalement
dans les affres d'un déménagement inattendu : L'immeuble où il vit
depuis 12 ans (102 boulevard Haussmann), qui appartient à sa tante,
vient d'être vendu à un banquier, lequel expulse les locataires afin
d'aménager les appartements en bureaux. Pour l'instant, l'écrivain ne
sait absolument pas où il va aller (moi oui, évidemment). En attendant,
parce qu'il pense devoir régler au nouveau propriétaire un arriéré de
loyer de 25 000 francs (environ 33 000 euros, si j'en crois le
convertisseur de monnaie que je viens de trouver sur internet), il s'est
mis en tête de se défaire de quelques pièces du mobilier qui encombre
sa salle à manger. Et, comme de bien entendu, pour vendre trois
fauteuils, un canapé et deux tapisseries, il appelle à la rescousse la
moitié de Paris, envoyant tous azimuts des lettres qui doivent laisser
ses correspondants pantois, tant il a l'art, à force de tours, de
détours, d'incidentes et de repentirs, de se rendre parfaitement
incompréhensible quant à ce qu'il attend vraiment de ses interlocuteurs.
Samedi 9 janvier
Trois heures. –
Mes exemplaires d'auteur sont arrivée par le courrier de ce matin.
Comme je n'ai pas le courage de me répéter, voici le mail que j'ai
ensuite envoyé à Mme Noirot, la “patronne” des Belles Lettres :
Chère Caroline,
Le facteur – que Dieu l'ait en Sa Sainte Garde – vient de m'apporter mes exemplaires du Chef-d'œuvre.
J'ai aussitôt fait ce que font, j'imagine, tous les auteurs en pareil
cas, à savoir me livrer à une inspection suspicieuse, quoique toute
extérieure, du volume en question, tel un nouveau père se demandant si
le nourrisson qu'on lui présente à la maternité est vraiment le sien. Eh
bien, je le trouve en tous points conforme à ce que j'espérais qu'il
serait ! Et je vous en remercie vivement, non seulement vous
personnellement, mais tous les gens qui, aux Belles Lettres, ont eu à
s'en occuper, sous un aspect ou sous un autre.
Je peux
bien vous avouer maintenant que, ces dernières semaines, je n'ai cessé
de trembler à l'idée que pourrait m'arriver un livre dont la couverture
serait restée telle qu'on peut la découvrir encore sur les sites de
vente (Amazon, Fnac…) et non telle que j'avais demandé qu'on la modifiât
; tremblements aggravés par le fait que, relisant en ce moment la Correspondance
de Proust, j'étais plongé dans ses gémissements continuels, auprès de
Gaston Gallimard, Jacques Rivière, etc., concernant ses différents
volumes à paraître ou parus, qui bien entendu ne sont jamais tels qu'il
les aurait souhaités.
Enfin, bon, me voilà, grâce à
vous, tout épanoui pour la journée. Je crois même que je vais aller
mettre une bouteille au frais, maintenant que j'y pense…
Amitiés éditoriales,
Didier Goux
Et,
en effet, comme je le lui disais, le livre, vu de l'extérieur, m'a
semblé d'excellente facture. Je l'ai du reste ouvert, afin de voir si
rien n'avait été oublié dans les premières pages (dédicace, “du même
auteur”…) et si le corps choisi pour le texte était le bon, ni trop
petit ni trop gros, ce qu'il m'a paru être ; averti par la mésaventure
survenue au Charlemagne de Rémi, j'ai poussé le scrupule jusqu'à
vérifier si la pagination annoncée dans la table des matières était la
bonne : elle l'était. Ensuite de quoi, j'ai refermé le livre, avec la
ferme intention de ne plus jamais l'ouvrir, et en donnant consigne à
Catherine (qui a commencé à le relire) de ne surtout m'en rien dire si
jamais elle trouvait des fautes dans le texte. On n'est pas plus sage,
je crois.
Dimanche 10 janvier
Sept heures dix. –
Tradition respectée : ce matin, presque au saut du lit, et alors que je
m'étais solennellement juré de ne pas le faire, j'ai ouvert au hasard
le Chef-d'œuvre et j'ai lu la page de droite. Je suis bien
entendu tombé sur une faute stupide, qui a échappé aux deux ou trois
relectures des très compétents correcteurs des Belles Lettres et aux
cinq ou six miennes (ce qui est moins étonnant, pour des raisons que je
n'ai pas envie de développer maintenant) : « Je ne te parleS pas de… »
C'était si prévisible et énorme que cela m'a fait rire.
–
Comme le diariste se doit de ne pas passer sous silence ses propres
ridicules, je dois dire que j'ai passé la journée à m'énerver de ce
qu'on était dimanche : comment ? Tout le monde est évanoui dans la
nature ? Personne ne travaille ? Mes livres s'empoussièrent boulevard
Raspail alors que le monde entier les attend ? Etc. Je parvenais bien
entendu à me moquer de moi-même, mais cela n'empêchait nullement cette
espèce d'hystérie silencieuse et immobile de m'empoigner tout entier.
Et, de son côté, au salon, ce salaud de Proust publiait trois livres
d'un coup chez Gallimard et décrochait le Goncourt.
(Pendant
ce temps, à la télévision, ce ridicule cuistre de Patrick Pelloux,
urgentiste de plateau, discourt sur Charlie, tandis que, un peu partout
en France, les résistants allument de petites bougies en tentant de
toutes leurs forces de résister à l'amalgame. Ils semblent y parvenir
fort bien.)
Lundi 11 janvier
Sept heures.
– Peu de choses à noter, sinon que j'ai le corps réchauffé et l'esprit
alangui par un excellent waterzoï de poulet, qui fut mangé tôt et vite.
En dehors de cinq mille signes consacrés à Paméla Anderson (!), je n'ai
rien fait d'autre que poursuivre ma lecture des lettres proustiennes et
échanger deux ou trois mails avec Dany de Ribas à propos du Chef-d'œuvre,
dont elle semble s'occuper activement – du moins me plais-je à m'en
persuader, afin de pouvoir, de temps en temps, songer à autre chose.
Demain,
FD. FD à propos de quoi les bruits de vente se font de plus en plus
insistants et précis : on parle maintenant du groupe Mondadori et on
cite une somme, 55 millions d'euros. Il me tarde.
Mardi 12 janvier
Sept heures et quart. – Par un mail reçu à l'instant, Nicolas me signale que son exemplaire du Chef-d'œuvre
est arrivé aujourd'hui chez sa mère, en Bretagne. Je suis épaté par
l'efficacité de Dany-des-Belles-Lettres, dans la mesure où elle n'a eu
ma liste de destinataires “privilégiés” qu'hier matin en arrivant à son
bureau.
– Journée un peu idiote, comme souvent le
mardi, dans la mesure où j'ai parcouru 160 km pour aller à Levallois
écrire 2500 signes, lesquels m'ont occupé une demi-heure à peine. Mais
enfin, ça ne devrait plus durer bien longtemps. J'ai profité de ce que
j'étais là-bas pour expédier à Michel Houellebecq un exemplaire de “son”
chef-d'œuvre ; plus exactement, suivant les indications de Mme de
Ribas, je l'ai envoyé à l'attachée de presse de chez Flammarion, à
charge pour elle de. Par association d'idées, et aussi en allant saluer
Alexandre, son fils aîné, je me suis avisé que je n'avais pas fait
d'envoi pour Anne Sefrioui, la veuve de Philippe Muray et maître d'œuvre
de son journal ; j'ai aussitôt réparé cet oubli.
Jeudi 14 janvier
Sept heures et quart. –
L'impression, aujourd'hui comme hier, de n'avoir rien à écrire ici, en
raison de deux journées totalement vides. En réalité, je sais fort bien
que c'est ma tête qui est vide, comme si le peu de matière qu'elle
contenait avait été aspiré d'un coup par ce maudit Chef-d'œuvre,
arrivé ici il y a trois jours. Je ne pense à peu près qu'à lui, ce
livre, mais, au stade où en sont les choses, je ne puis plus rien faire
pour sa survie : il a été plus ou moins (je n'en suis même pas certain)
envoyé dans la nature et… et voilà. À ce vide se joint un relent de
mauvaise conscience, car il n'est pas tout à fait vrai que je ne puisse
rien pour lui : je pourrais me démener, appeler les journaux un à un,
exciper de notre collégariat pour parler aux journalistes des
services culture, tenter de créer des liens avec eux pour les inciter à
lire le roman avec des yeux bien intentionnés, etc. Mais je répugne à
cela plus qu'à tout autre chose, le simple fait d'énumérer ici ce que je
devrais faire suffisant à m'accabler, alors même que je sais que je
n'en ferai rien. Inutile de préciser, je pense, que, dans cet état
d'esprit, ou plutôt de non esprit, il est hors de question de penser à
se remettre au travail sur un prochain livre. Même torchonner vite fait
un billet de blog me semble outrepasser mes désirs, mes forces et mes
capacités. Alors que j'attends ce mois de janvier avec une fébrilité
d'adolescent depuis près d'un semestre, je crois, maintenant que nous y
sommes, que j'aimerais bien être déjà de six mois plus vieux, afin que
toute cette affaire soit derrière moi et que j'aie définitivement cessé
d'y penser.
Vendredi 15 janvier
Sept heures vingt. –
Par rapport à ce que je disais hier, de cette espèce de vide qui
m'emplit (si j'ose), j'ai tenté, ce matin, de le traduire en mots sur le
blog – où je n'avais rien écrit depuis une semaine, ce qui m'arrive
tout de même rarement. Je remets ici ces quelques lignes :
C'est une sensation étrange, qui tient à la fois de l'anomalie
spatio-temporelle et de la veillée d'armes. Au dehors, tout semble
continuer normalement, à la vitesse réglementaire : les pauvres flocons
de ce matin sont tombés sans réticence ni hâte particulières, le soleil a
fait croire qu'il chassait les nuages laiteux alors que seul le vent
était responsable de leur débâcle vers l'est, les voitures devant le
portail passent en respectant les limitations et le sens commun. C'est
en dedans qu'il se passe quelque chose, ou plutôt que quelque chose
refuse de passer. Chaque journée pèse un poids énorme et paraît capable
de se dilater à l'infini : le temps n'est pas tout à fait suspendu, mais
il avance debout sur la pédale de frein. Est-ce que les soldats au
bivouac, à quelques heures des Thermopyles ou de Wagram, avaient cette
sensation aussi ? Eux, au moins, savaient que la bataille aurait lieu,
qu'ils ne comptaient pas goutte à goutte les minutes pour rien. Mais une
veillée d'armes sans le fracas des bombes ni la perspective du laurier ?
À quoi rime ce champ immense où l'on attend seul, sans même la
consolation de l'ennemi derrière le promontoire ? Quelque chose devrait
advenir, on a graissé les fusils et préparé son exorde ; pourtant on
sait déjà qu'il ne se passera rien : nul monument à bâtir, pas de
cadavres à relever.
– Comme, passant de 1920 à
l'année suivante, je sentais la saturation menacer des lettres de
Proust, j'ai laissé reposer le volume toute la journée, pour reprendre L'Esprit de la NRF
: bien m'en a pris, dans la mesure où j'y ai trouvé un texte de Gide,
datant de 1929, concernant la manière “empruntée” dont se forment en
nous des sentiments ou des idées que nous croyons personnels, qui
entrait en curieuse résonance avec notre époque de jesuisceci, puis de jesuiscela, avec, devant, le petit hashtag de rigueur (#). Moi, je tiens de plus en plus à n'être rien ; et c'est pourquoi je vais écrire un Bref manuel de désertion. Ou, au moins, tenter de le faire.
–
En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie. (Et voilà une phrase
toute trouvée pour figurer en quatrième de couverture de ce journal
2016, lorsqu'il s'agira d'en faire l'édition sur papier pour ma mère.)
Samedi 16 janvier
Sept heures vingt. – Tombé tout à l'heure sur une phrase de Valéry, dans l'hommage qu'il rendait en juillet 1936, dans la NRF, à Albert Thibaudet qui venait de mourir : Tout homme qui vaut est un système de contrastes heureusement assemblé.
Elle me frappe suffisamment pour que je décide d'en faire le nouvel
exergue du blog. Puis, la tournant et la retournant sous la langue, j'en
viens à me dire qu'il est bien prétentieux de ma part de la
revendiquer, ne voyant pas trop en quoi mes contrastes seraient heureusement
assemblés. Enfin, poursuivant cette molle introspection, j'en arrive à
la conclusion que cette restriction est encore une vantardise, puisque,
m'examinant vaguement, il me faut admettre que je ne trouve guère en moi
de contrastes. J'ai tout de même mis la phrase en tête du blog.
Dimanche 17 janvier
Onze heures et demie du matin.
– Toujours cette sensation de vide, qui me paraît jeter entre les
petites péripéties quotidiennes et moi une sorte d'écran invisible mais
infranchissable. C'est un vide que quelque chose cherche à emplir, en
sachant qu'elle n'y parviendra pas ; et plus elle essaie, plus le vide
s'accentue, devient bourdonnant, pour finalement provoquer en moi cette
espèce d'apathie dolente (silencieusement dolente, par chance pour
Catherine) qui est mon lot depuis maintenant une semaine, c'est-à-dire,
en gros, depuis que sont arrivés ici mes exemplaires du Chef-d'œuvre
; et plus encore depuis que Mme de Ribas est censée en avoir expédié
d'autres aux quatre coins de la terre. (Quand je dis : “est censée”, je
veux dire que j'ignore si elle les a tous envoyés, car j'ai la preuve que certains sont arrivés à bon port dès mardi ou mercredi.)
Le
déséquilibre est aggravé ce matin par le fait que nous attendons
Élodie, qui va passer une semaine ici, venant de Picardie et attendant
de repartir pour la Bretagne où elle compte fermement se réinstaller.
Elle vient en camionnette, avec ses quelques meubles et ses affaires,
qu'elle viendra récupérer lorsqu'elle aura trouvé une tanière pour se
loger. Élodie n'est nullement gênante en soi, mais elle représente l'une
de ces micro-perturbations que je supporte de plus en plus malaisément,
bien que j'essaie, assez vainement je dois dire, de me morigéner à ce
sujet. Quoi qu'il en soit, sa venue plus les efforts fournis pour
décharger la camionnette qui va l'amener suffiront à justifier un
apéritif vespéral : c'est déjà ça.
Huit heures et quart.
– Élodie est arrivée à trois heures, avec toutes ses affaires dans une
camionnette conduite par un jeune Arabe de Gisors, fort sympathique et
tout à fait efficace. (Je devrais arrêter de trouver les jeunes Arabes
sympathiques, je présume, sinon je risque de redevenir le crétin de
gauche que j'ai été, pour autant qu'il m'en souvienne.) Le déchargement
nous a pris environ une heure, durant laquelle Élodie n'a cessé de me
dire des choses du genre : « Ne prends pas ce carton-là, il est lourd »,
comme si j'étais un petit vieillard subclaquant (ce que je suis peut-être en effet, mais elle n'en sait rien).
–
À propos, bien que cela n'ait rien à voir (sauf si on a élu domicile
dans ma tête, ce que je ne souhaite à personne ni à moi), j'ai
brusquement cessé d'avoir des nouvelles d'Yves Baumgarten, professeur de
philosophie et compagnon de mes années Big Buddah (1985 – 1989,
en gros) qui m'a recontacté à la fin de l'année dernière. Il semblait
très désireux que nous nous retrouvions, pour un déjeuner ou autre
chose, je l'étais assez nettement moins que lui, désireux, mais enfin
pourquoi pas ? C'est toujours amusant, et parfois instructif, de voir ce
que sont devenus les hommes que l'on n'a pas vus depuis un quart de
siècle, et aussi d'essayer de discerner ce qu'on est devenu dans leur
pupille. Bref, il semblait si ardent de ces retrouvailles que l'affaire
était quasiment faite… et plus rien. J'en ai déduit, peut-être à tort,
qu'il s'était rendu sur mon blog et avait été violemment secoué par la nauséabonderie
du personnage qu'il avait connu si gentiment de gauche, ainsi que nous
l'étions tous à l'époque, et que la perspective de partager un déjeuner
avec un tel monstre l'a révulsé : les progressistes vieillissants ont
souvent l'estomac fragile.
Il m'était arrivé une
mésaventure similaire l'année dernière (ou il y a deux ans ?) avec
Philippe Ruchmann, avec qui j'ai partagé un bureau à la rédaction de Trente millions d'amis,
journal animalier de mondiale notoriété, de 1980 à 1982. Nous étions
rapidement devenus amis “d'enfance” comme on le devient facilement entre
15 et 30 ans, approximativement, et j'étais, à cette époque
incroyablement lointaine, persuadé que notre amitié survivrait à toutes
ces vicissitudes de la vie que je n'imaginais nullement mais dont je
supposais qu'elles devaient exister. Là-dessus, nous nous étions perdus
avec cette faculté déconcertante qu'ont les jeunes gens pour le faire.
Lui aussi m'a retrouvé via internet (on notera que, toujours, ce sont
les gens qui me retrouvent et jamais l'inverse ; il est vrai que je ne
les cherche pas). Avec lui, il n'était pas question de se voir puisque,
si je me souviens bien, il vit désormais dans le sud de la France. Mais
enfin, j'avais agi avec lui comme avec les quelques autres fantômes
ressurgis de diverses époques de ma vie : en leur signalant que j'avais
un blog et en leur en donnant l'adresse. Je n'ai plus jamais eu de
nouvelles de Philippe Ruchmann, que je me suis plu à imaginer horrifié
par ce qu'était devenu le compagnon éphémère de sa jeunesse. Il va de
soi (pour moi en tout cas) que je lui conserve une réelle tendresse –
non, ce n'est pas le bon mot, tendresse. Je n'ai jamais eu de
tendresse pour lui, c'était autre chose. Mais alors quoi ? Un lien à la
fois plus lâche et plus étroit, de ceux qu'on ne peut nouer que dans ces
âges que nous avions.
Suis-je triste, frustré ou autre
chose, de ces gens qui remontent du passé et qui, soudain, s'avisant
maladroitement que les figures de leur jeunesse ont continué à vivre,
les rayent aussi vite qu'ils les ont rappelées ? Non, et en même temps
oui, un peu. Je suis triste pour eux ; peiné qu'ils accordent,
finalement, aussi peu d'importance à ce qui en a pour moi autant, à
savoir ces années enfouies où nous vivions ensemble. Qu'est-ce qu'ils
peuvent bien en avoir à faire, de ce que je pense aujourd'hui, de ceci
ou de cela ? Est-ce que je leur ai demandé, moi, quelle était leur
“vision-du-monde”, si jamais ils en ont une ? Est-ce que, finalement, je
serais le seul à accorder plus d'importance à ces quelques mois où nous
nous sommes connus qu'à toutes les années qui ont suivi ?
Lundi 18 janvier
Sept heures et demie. – Eh bien, cette fois, ça y est : le Chef-d'œuvre
est sorti du port et cingle vers la haute mer ; où il va très
probablement couler à pic. J'ai été, cet après-midi, contacté par la
personne qui s'occupe du blog des Belles Lettres, du compte Facebook,
etc. Je dois lui renvoyer un petit questionnaire rempli, qui paraîtra
sur le blog, ainsi que, moins drôle pour moi, un extrait de 3 à 5 pages
du roman. Lui-même – l'homme qui s'occupe de cela – me suggère un
extrait où apparaîtrait Houellebecq : c'est également l'idée qui m'était
tout de suite venue. Mais est-ce la bonne ? Comme rien de tout cela ne
presse, je crois que je vais attendre jeudi, afin de demander son avis à
Michel Desgranges, puisque je dois déjeuner chez lui ce jour-là.
–
Demain, petit aller-retour à Levallois, éventuellement pour y
travailler et, en principe, pour déjeuner avec Woland. Je dis “en
principe” car à mon mail de demande de confirmation de ce matin le
bougre n'a toujours pas répondu.
– Pendant que
j'écrivais ce qui précède, arrivée d'un mail de Rémi Usseil. Comme j'ai
décidé de reproduire ici les quelques critiques, bonnes ou mauvaise, que
le roman pourra susciter, commençons donc par lui :
Mon cher Didier,
Toutes mes félicitations pour la sortie de ton Chef-d'oeuvre.
Je
l'ai bien reçu et déjà bien entamé. Je n'ai que du bien à t'en dire :
j'en trouve la lecture très agréable, tantôt drôle, tantôt émouvante, et
j'apprécie l'indulgence, voire la tendresse un peu moqueuse, dont tu
enveloppes tes personnages. Je trouve aussi ton Houellebecq (le
personnage) très réussi, en tout cas très proche de ce que j'imagine de
lui sans l'avoir jamais croisé.
J'essaierai d'écrire un
billet sur mon blog dès que je l'aurai terminé, mais je crains de
n'être qu'un piètre critique. Je te souhaite en tout cas tout le succès
possible.
Mardi 19 janvier
Huit heures. –
Déjeuner fort agréable, à Levallois, avec Matthieu Woland (il faudrait
tout de même que je pense à lui demander si ça le gêne de se présenter
dans ce journal sous son vrai nom ; parce qu'enfin, Woland…). Mais c'est
idiot de le dire puisque tous nos déjeuners le sont, agréables. Ils le
sont en particulier parce que, en en sortant, ou disons deux ou trois
heures après, je serais incapable de dire de quoi, précisément, nous
avons parlé ; c'est une sorte de conversation nonchalante, comme j'en
avais très souvent avec mes amis de jeunesse et telles que je pensais
n'en plus jamais avoir, en tout cas avec de “nouveaux venus”. C'est un
peu en pensant à cela que j'ai conclu l'envoi écrit sur son exemplaire
du Chef-d'œuvre par “Amitié inattendue” : j'étais en effet
persuadé, il y a encore quatre ou cinq ans, que j'avais passé l'âge de
l'amitié, en dehors de celles qui courent très mollement sur leur erre.
Or, deux ou trois de ces jeunes gens (pas plus) semblent indiquer le
contraire. Ou alors je tente de ruser : sentant ma mort assez proche (en
tout cas beaucoup plus proche que la leur), je m'arrange pour que, moi
disparu, il y ait deux ou trois personnes, en dehors de la famille, qui
se souviennent de moi. Mais non, franchement, je ne crois pas.
Samedi 23 janvier
Sept heures et quart.
– Journal déserté durant trois jours, pour diverses raisons tout aussi
approximatives les unes que les autres. Déjà, aucune excuse pour
mercredi, dans la mesure où je n'ai rien fait de particulier et que nous
avons été, le soir, d'une sobriété camélienne. Le lendemain, je suis
allé passer la journée chez les Desgranges, ce qui, là, en revanche, a
entraîné un apéritif vespéral à mon retour. Retour qui m'a valu les
moqueries légèrement atterrées de Catherine, quand j'ai bien dû lui
avouer que ni Michel ni moi n'avions pensé à parler de l'extrait du Chef-d'œuvre
que je devais sélectionner pour une mise en ligne sur le blog des
Belles Lettres ; ce qui était pourtant le motif officiel de mon
transport en Basse-Normandie. Finalement, dès le lendemain, j'ai décidé
seul de l'extrait en question. Il est tiré du chapitre 8, celui qui met
Houellebecq en scène : il me semblait intéressant que les éventuels
lecteurs se rendissent compte que mon titre n'était pas une “publicité
mensongère”, qu'ils trouveraient bien, dans le paquet, ce qui était
proposé sur l'emballage. J'ai tout de même, par mail, soumis l'extrait
en question à Michel, qui l'a trouvé très bien. Enfin, hier, sous le
très vague prétexte que c'était la dernière soirée qu'Élodie passait
avec nous, nous avons doublé l'apéritif de jeudi soir.
–
Hier ou avant-hier, croyant sans doute me crucifier de son ironie, un
blogueur pas très intéressant par ailleurs – du genre “gauche de cour
d'école” – s'est moqué de ce que, bien sûr, mon roman relevait, comme
d'habitude chez moi, de l'auto-édition. Il s'est aussitôt pris
son boomerang en pleine face, de la part de trois ou quatre de mes
commentateurs, lesquels n'ont eu aucune peine à se montrer moins
incultes que leur victime.
– J'ai oublié de noter ici
que, lors de notre déjeuner de mardi, Woland m'avait informé de ce que
le calamiteux maire de Paris, Mme Hidalgo, avait évoqué, dans je ne sais
plus quel texte ou discours, les personnes “en situation de rue”. C'est
à décourager la satire et la caricature : quoi que l'on puisse inventer
de plus bouffon, ils feront mieux dès la semaine suivante, et avec le
plus grand sérieux.
Dimanche 24 janvier
Quatre heures. – Elles m'intéressent, les quelques ébauches de réflexions que fait Nicolas sur son blog, après avoir lu le premier chapitre du Chef-d'œuvre
; elles m'intéressent précisément parce qu'il les fait à ce stade,
disons… embryonnaire, de sa lecture. Il dit par exemple se douter que
Jonathan et Charlie vont, dans la suite du roman, servir de faire-valoir
à Evremont. Or, non seulement je crois qu'il n'en est rien, mais, y
réfléchissant, je me demande si, à l'inverse, ce n'est pas lui qui sert
de faire-valoir aux deux jeunes ; ce qui, au fond, ne serait pas
tellement mieux pour le roman. Il dit aussi qu'Evremont est un
personnage réactionnaire, « pas au sens politique du terme où on
l'entend souvent (de droite catholique, homophobe, raciste et puant de
la gueule) mais au sens vieille France, comme on l'est tous un peu quand
on ne supporte pas des évolutions de la société. » Qu'Evremont ne soit
pas un progressiste en acier trempé, cela va de soi, mais réactionnaire ?
En tout cas, cela ne se traduit jamais dans ses propos, ni même, il me
semble, dans ses réactions vis-à-vis du monde extérieur. C'est plutôt,
je crois, un individu en retrait ; qui s'est mis de lui-même à
l'écart de la société, mais qui l'aurait peut-être fait de la même façon
dans une société différente. Là, peut-être que Nicolas projette sur
Evremont l'image qu'il a de moi (et qui, d'ailleurs, n'est pas fausse,
mais me semble un peu trop “tout-d'une-pièce”) ; possibilité que, du
reste, il évoque plus ou moins deux ou trois paragraphes plus loin.
–
J'aimerais bien savoir par quelle suite de non-réflexions tortueuses,
étant venu ici, dans la Case, pour y chercher le volume des Lettres à la NRF
de Céline (que je n'ai évidemment pas été foutu de retrouver), j'en
suis ressorti avec l'étude qu'Albert Thibaudet a consacrée à Flaubert.
Elle est un peu ennuyeuse, cette étude, un peu trop docte, un peu trop
Thibaudet (mais ne nous plaignons pas : j'aurais pu tomber sur Émile
Faguet…) ; elle a au moins eu cette utilité de me donner l'envie d'une
replongée dans la correspondance de Gustave. Et, là, au moins, je sais
précisément où en sont rangés les volumes.
Lundi 25 janvier
Deux heures.
– Comme j'ai pris le parti de consigner ici tout ce qui pourra être dit
sur mon roman, voici le mail que j'ai reçu hier de Nicolas :
« Qu'est ce qui vous a pris de rendre un jeune arabe et une adolescente sympathiques ?
Agréablement
surpris. Non pas de votre capacité à produire un chef-d'œuvre ou à
imaginer une histoire, ni celle de ne pas rendre neuneu la déchéance
d'un Jonathan, mais par le fait que je puisse le lire en une journée et
demie, moi qui suis plus habitué à lire des romans policiers.
Une bonne note donc. Sachant que je n'ai pas les capacités à en donner...
Un
passage que je n'ai pas aimé : le père de Tosca et le FN. Non pas pour
des raisons politiques mais parce que je ne sais pas où vous voulez en
venir et donc me demande où vous vous voulez aller. Et si vous n'en
faites pas un peu trop.
Mon passage préféré :
évidemment Houellebecq quand il parle de Renaud. Ça me paraît être un
beau coup de pied au cul à nombre de connaissances communes.
A
ce sujet, j'aime bien le Ricard en toile de fond. Ma boisson préférée
après la bière. Je ne connais pas Houellebecq mais l'imaginer boire du
Ricard dans un bar à putes me met en joie.
Parmi nos
connaissances communes, à part Suzanne, je ne vois pas qui pourrait
comprendre toutes les piques que vous lancez aux réacs et aux
progressistes.
Un détail : il me semble que vous dites au début que Charlie est marocain puis qu'il se dit kabyle. Pas possible. »
Et maintenant, la réponse que je lui ai faite ce matin :
«
Bien, reprenons. Et commençons par Charlie. Le personnage existe depuis
1997 : je l'avais créé au moment du lancement (raté) de la série L'Empire des sectes,
chez Gérard de Villiers. C'était une silhouette qui apparaissait
rapidement, une ou deux fois par roman, et il était exactement ce qui
est dit de lui dans le chapitre 1. Dans ce même chapitre 1, lorsque
Evremont entre dans l'épicerie arabe en bas de chez lui, c'est tout
naturellement que Charlie a été en quelque sorte "décryogénisé". Je
pensais qu'il serait, là encore, une simple silhouette. Sauf que,
presque de lui-même, il a mis le pied dans la porte et s'est invité dans
le chapitre 2, celui de la manif, lequel chapitre n'était lui non plus
pas prévu au départ. Ensuite, Tosca et lui sont en effet devenus les
seuls personnages vraiment "positifs" du roman (ce qui m'amusait, en
pensant à la perturbation que j'allais semer dans l'esprit de mes
éventuels lecteurs progressistes, pour qui je sers de commode repoussoir
"réac" et machinphobique…). Mais, d'une certaine manière, ce n'est pas
ma faute si c'est un jeune Kabyle, accouplé à une petite "de souche",
qui représente l'avenir probable de ce pays.
Venons-en
au passage que vous n'avez pas aimé. Je confesse que, là, je me suis
fait un peu plaisir en grossissant le trait, pour ce qui concerne la
famille de Tosca, notamment dans le cas de la sœur lesbienne et FN. [Rajout
du 11 février : depuis, une étude de je ne sais plus quel organisme a
montré que les couples homosexuels votaient davantage pour le Front
national que les couples hétérosexuels : non seulement je n'exagérais
pas, mais j'étais foutrement visionnaire…] Mais le père, lui, reste
plutôt en retrait, tandis que la mère ne me semble nullement
caricaturale : songez à votre amie Virginie B, par exemple… D'autre
part, cette famille assez "guignolesque" explique comment, tout
naturellement, par réaction simple, Tosca se trouve être cette jeune
fille plutôt “tradi” : elle refuse absolument, sans même le comprendre
nettement encore, de reproduire l'espèce de folie douce qu'elle a connue
depuis sa naissance.
Quant à nos connaissances
communes, capables de comprendre ou non, vous oubliez tout de même
Woland. Et, à mon avis, on devrait bien en trouver encore deux ou trois
autres ; à condition qu'ils aient la curiosité d'ouvrir le livre,
évidemment.
Enfin, à propos de Charlie, qu'est-ce que
vous me chantez ? On peut évidemment être kabyle ET marocain, le
"kabylisme" n'étant nullement une nationalité. Ce qui est impossible, ce
serait d'être arabe et kabyle, par exemple.
Voilà, je crois que j'ai fait le tour. »
On
notera donc que, à la suite d'une incompréhensible et inexcusable panne
de cerveau, qui durait encore ce matin comme le prouve mon dernier
paragraphe, j'ai mélangé les Kabyles et les Berbères, prenant les uns
pour les autres : ça m'énerve, mais pas plus que ça. Autre sottise que
me signale Nicolas – décidément un lecteur attentif : dans
l'avant-dernier chapitre, Jonathan, s'éveillant après une cuite
monumentale, consulte son téléphone portable pour savoir l'heure,
constate qu'il est 8 h 15 et se demande si c'est du soir ou du matin.
Or, évidemment, comme Nicolas a beau jeu de me le faire remarquer, tous
ces appareils fonctionnent par 24 heures et non 12. Là encore, je m'en
fiche un peu. De toute façon, qu'y puis-je maintenant ?
Mardi 26 janvier
Sept heures dix. – Rémi Usseil vient de publier sur son blog une critique du Chef-d'œuvre. Comme je l'ai fait hier pour le mail de Nicolas, je la mets ici :
« Je viens d’achever la lecture du Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq,
de Didier Goux, lecture dont je me suis régalé. C’est un livre qui
réussit à être à la fois drôle, émouvant, triste, optimiste,
mélancolique et encourageant : il n’y en a pas tant que cela qui
puissent mériter tous ces qualificatifs.
Nous y suivons
les destinées croisées de trois principaux personnages : Evremont,
auteur de romans de gare, d’âge mur et célibataire ; Jonathan, étudiant
en pharmacie rongé par la frustration ; et le jeune et dynamique
Charlie, fils d’épicier arabe. Chacun de ces personnages suit sa propre
trajectoire et charrie avec lui sa propre atmosphère, de sorte que si le
Chef-d’œuvre était un opéra je pense qu’il serait judicieux
d’attribuer à chacun d’eux un genre de Leitmotiv : un air primesautier
pour Charlie, quelque chose de lent et d’un peu grave, mais sans excès,
pour Evremont, et quant à Jonathan, voyons voir, peut-être des notes
discordantes de violon ? Mais peut-être ne devrait-on pas s’essayer aux
métaphores musicales lorsque l’on est aussi peu savant en fait de
musique que je le suis.
En tout cas, je crois bien que
Goux aime tous ses personnages. Il arrive à communiquer au lecteur de la
sympathie pour chacun d’eux, même lorsqu’ils sont un peu minables,
auquel cas la sympathie se fait pitié. Le Chef-d’œuvre n’est pas
un pamphlet et Goux ne se drape jamais dans la toge criarde de l’auteur
engagé. Si Jonathan ne saurait, somme toute, recueillir l’approbation du
lecteur, c’est parce qu’il s’engage dans une voie morbide
d’autodestruction et non parce que l’auteur chercherait à nous faire la
morale. Bien sûr, Goux rit à gorge déployée des petits et grands
ridicules de notre modernité : les commandos de clowns citoyens qui
sillonnent la ville pour y mettre du vivre-ensemble ; la digital mother à l’écoute de ses kids
; les grand-mères en trottinette ; les réactionnaires experts en bons
restos… Mais il en rie sans s’irriter : en somme, il s’en amuse.
Le
titre n’est pas, soulignons-le, un attrape-gogo pour attirer l’acheteur
inattentif : il est pleinement justifié. Houellebecq apparaît
d’ailleurs bel et bien dans le roman en qualité de personnage et, sans
l’avoir jamais rencontré, je trouve la manière dont Goux l’a dépeint
très convaincante : elle répond bien à l’idée que l’on peut se faire
d’Houellebecq, d’après ses livres et ses apparitions publiques. Je
serais curieux de savoir ce que le véritable Houellebecq aura pensé de
cela.
Enfin, pour le Cussimontain que je suis, il est
tout à fait plaisant de voir l’action du roman située dans les rues de
Montcosson, que je puis reconnaître. La dernière fois que je me suis
rendu au bord du fleuve, je n’ai pu m’empêcher de chercher des yeux la
cuvette naturelle, dans la berge à pente douce, où débutent les amours
de Charlie et de Tosca. Lorsque l’auteur aura conquis la célébrité qu’il
mérite, renommer la ville, à la manière d’Illiers-Combray, s’imposera !
»
Rémi, qui a eu la gentillesse de ne pas mentionner
les faiblesses du roman, car évidemment qu'il y en a, a raison sur un
point : j'éprouve, pour mes principaux personnages (et, tout compte
fait, également pour les autres) quelque chose qui s'apparente
probablement à de la tendresse. En revanche, je ne crois pas que la
pitié vienne s'y mêler, pour aucun d'eux, même pas pour Jonathan. Plutôt
de l'indulgence, je crois.
– Ce matin, rendez-vous
avec l'un de mes deux dermatologues, pour qu'il me débarrasse de la
petite tache marron qui, depuis plusieurs années orne ma joue droite. Il
l'a brûlée en deux temps et trois mouvements, ne provoquant chez moi
qu'une douleur médiocre. Je dois, maintenant, m'abstenir de toute
exposition au soleil durant deux ou trois mois ; ce qui ne sera
nullement une gêne, vu la fréquence des apparitions du soleil normand et
mon appétence très faible pour icelui. Comme j'étais à l'heure et le Dr
T. aussi, je n'ai même pas ouvert le premier volume (Pléiade) de la Correspondance
de Flaubert que, sortant tout juste de celle de Proust, j'ai décidé de
relire au complet, mais bien entendu avec des pauses, lorsque arriveront
d'autres livres, au fil des semaines.
– Philippe B. a
lancé le “top départ” du hors-série n°5, pour lequel j'ai cinq articles à
écrire. Conséquence : me voilà dispensé de présence à Levallois jusqu'à
la mi-février. Si FD pouvait être vendu d'ici là, ce serait parfait.
Mercredi 27 janvier
Sept heures vingt. –
Depuis hier soir je me shoote (modérément) au doliprane 1000, pour
cause de dent de sagesse devenue douloureuse. Ce qui est un peu agaçant,
en dehors de la douleur qui ne se manifeste vraiment que lors de la
mastication, c'est que je ne sais pas si c'est réellement la dent qui a
décidé de me pourrir l'existence ou si c'est simplement la gencive,
comme il m'est déjà arrivé : il est à peu près impossible de le dire. La
différence est que, s'il s'agit de la dent, la situation ne va faire
qu'empirer, alors que s'il s'agit de la gencive, la douleur peut rester
étale, voire disparaître d'elle-même après quelques jours. J'ai pris
rendez-vous avec notre dentiste habituelle, mais, évidemment, nous
sommes à la campagne : aucune possibilité de la voir avant la fin de
février. Ce pays, au moins de ce point de vue, est en train de se
tiers-mondialiser à une allure inquiétante. Heureusement, je suppose
qu'à l'heure où j'écris cela, des hordes de médecins exotiques et
surdiplômés s'apprêtent à franchir nos frontières, qui vont venir
promptement sauver la situation où nous sommes.
– Commencé le Babbitt
de Sinclair Lewis, arrivé ce matin, sitôt après avoir enterré Marcel
Proust. Entre les deux, j'ai lu la préface de Jouhandeau aux Caractères de La Bruyère, arrivés, eux, hier. Et le premier volume de la Correspondance flaubertienne n'attend que mon bon vouloir. « Les yeux plus gros que le ventre », dirait ma mère.
–
Nous avons, il y a quelques soirs, sur les chaleureux conseils de
Michel Desgranges, commencé de regarder la série HBO qui s'intitule Carnivale, en français : La Caravane de l'étrange, et qui, en effet, est vraiment excellente ; mais j'y reviendrai (ou pas,
comme aiment à dire les imbéciles de la blogoboule, pour faire croire
qu'ils ont soigneusement examiné toutes les possibilités).
– Élie Arié a publié cet après-midi un billet sur son blog, qu'il a illustré d'une photo de la couverture du Chef-d'œuvre.
Si je ne reproduis pas son texte ici, c'est que, sous prétexte de ne
rien dévoiler du roman, il n'en dit effectivement rien, préférant se
risquer dans d'assez hasardeuses considérations sur le roman “moderne”,
domaine que, à l'évidence, il maîtrise à peine mieux que moi la
cardiologie ou les programmes politiques chevènementistes. Il se
contente de dire que le roman mérite d'être lu, et on est censé le
suivre, puisque c'est lui qui l'affirme. Mais, après tout, telle est la
pente de son caractère quel que soit le sujet qu'il aborde, ou peu s'en
faut.
Jeudi 28 janvier
Quatre heures vingt. – Le blog des Belles Lettres a publié hier l'extrait du Chef-d'œuvre que j'avais préparé à cette intention. Texte de quelques milliers de signes, pris au début du chapitre 8, c'est-à-dire celui qui fait intervenir Houellebecq. Dans la mesure où j'ai dû tripatouiller ce passage, afin de supprimer çà et là des morceaux de phrases, incompréhensibles pour qui n'a pas eu connaissance de ce qui les précédait, j'ai relu très soigneusement ce que je m'apprêtais à envoyer. Pour, une fois en ligne m'apercevoir d'une superbe faute (La rue était sombre et bien entenduE déserte…), laquelle faute est bel et bien présente dans le volume, ayant pour cela survécu à sept ou huit relectures successives, dont deux ou trois par des personnes extérieures dont c'est le métier. La chose m'a fait sourire, vraiment trop énorme pour m'énerver ou m'attrister.
Ce
matin, c'est mon “questionnaire de la Chouette” qui a été mis en ligne.
Il s'agit de… mais cela ira aussi vite de le reproduire ici. Le voici
donc :
Vous êtes une chouette. Sur quelles branches spécifiques du savoir vous posez-vous le plus naturellement ?
Didier
Goux – Sur la branche historique, sans hésitation mais avec une
certaine méfiance, tant il me semble que l’époque où tous les historiens
savaient s’exprimer en un français clair et élégant est presque
entièrement révolue (pas complètement, par chance). J’aime aussi
beaucoup les livres de cuisine, plus que tous autres propres à de
grandes rêveries salivaires.
Quel texte de l’Antiquité vous a particulièrement frappé, et pourquoi ?
D.
G. – Au risque de dévoiler à tout le monde quelle sorte d’ignare je
suis, je crois n’avoir été « frappé » jamais par aucun texte antique,
même si j’en ai lu quelques-uns, souvent avec intérêt, parfois avec
plaisir. Pourtant, je ne m’avoue pas encore tout à fait vaincu ; ainsi
ai-je retenté ma chance, récemment du côté de chez Homère : quitte à
provoquer des frissons d’horreur, je dois dire que je m’y suis assez
fermement ennuyé.
À quoi ressemble votre bibliothèque ?
D.
G. – Elle ressemble à une pièce qui ne posséderait pas assez de murs
(ou trop de fenêtres, c’est selon) pour espérer un jour pouvoir y
adosser suffisamment d’étagères. Comme, d’autre part, je possède un sens
du classement très approximatif, la règle non écrite veut que je ne
retrouve jamais le livre que j’y suis venu chercher ; ou alors le
lendemain du jour où, de guerre lasse, je suis allé le racheter ; achat
qui, bien entendu, a pour effet d’aggraver encore le surencombrement. Il
m’arrive, certains matins gris, d’envisager l’auto-da-fé voire le
suicide.
Quelles autres passions inavouées côtoient votre amour des livres ?
D.
G. – Celle du silence, uniquement piqueté, l’hiver, par les
piaillements des oiseaux qui tournoient autour de la cabane à graines de
tournesol, ponctuellement remplie pour eux. De plus en plus difficile à
satisfaire dans un monde où la musique obligatoire se conduit en
implacable despote, et où les gens semblent, à la lettre, ne plus
entendre le bruit, c’est aussi, hélas, une passion qui s’intensifie avec
l’âge ; et il arrive un moment – j’y suis – où la simple perspective
d’un bruit non encore survenu suffit à gâcher l’heure présente.
Choisissez une découverte qui vous a marqué durant vos lectures, que vous souhaiteriez délivrer au reste du monde :
D.
G. – Il y en a beaucoup. Mais si l’on veut bien écarter les «
découvertes », certes importantes mais que tout le monde a plus ou moins
faites de son côté et avant moi (Proust, Chateaubriand, Balzac…), je
citerais Eugène Nicole, écrivain français vivant, né et grandi à
Saint-Pierre-et-Miquelon (ce qui serait déjà une suffisante originalité)
: son ensemble de romans (mais sont-ce bien des romans ?) intitulé L’Œuvre des mers est un magnifique monument élevé à son île natale.
Remontons le temps. Vous pouvez choisir une date et un lieu à visiter à votre convenance, où partez-vous ?
D.
G. – Alors, ça, cette rêverie que j’ai eue très souvent, cela dépend
presque entièrement de l’époque dans laquelle me plongent les livres
d’histoire que je lis au moment où elle se déclenche. J’ai ainsi été
terriblement médiéval durant plusieurs années, avec une attirance
particulière pour le siècle de saint Louis. La Grèce de Périclès a pu
avoir son charme à mes yeux, mais j’aurais eu trop peur de ne pas être
capable d’apprendre la langue. Actuellement, et depuis un assez long
moment en fait, je me sens très Second Empire : une époque suffisamment
proche de la nôtre pour que je ne sois pas trop déconcerté par les
cartes des restaurants parisiens.
Vous pouvez dans
l’heure acquérir les compétences nécessaires pour exercer un tout autre
métier, sans rapport avec le livre. Que choisissez-vous ?
D.
G. – N’ayant jamais très bien saisi l’intérêt de travailler, autre que
monétaire – même si je n’arrête pas depuis près de quarante ans –, je ne
vois aucun métier pour m’attirer au point de l’exercer. Ou alors
chanteur d’opéra, mais je suis bien vieux et je fume trop pour que ce
rêve-là soit efficace.
Quel livre de notre catalogue, en dehors de votre domaine privilégié, vous donne envie de vous y plonger ?
D. G. – Je vais vous répondre : Berthe au grand pied et sa suite, Les Enfances de Charlemagne,
de Rémi Usseil. Mais, ce faisant, je triche de manière éhontée, puisque
d’une part Usseil est un ami, et parce que d’autre part j’ai déjà lu
les deux ouvrages cités. Comme cette question est la dernière, je crains
de laisser vos lecteurs sur une bien déplorable impression de ma
personne… »
– Publication, ce matin, de mon journal de décembre 2015.
Vendredi 29 janvier
Sept heures et quart.
– Un lecteur habituel du blog, qui signe ses commentaires NV (“Devoir
de réserve”, vient-il de me dire par mail, et après tout c'est bien
possible) m'en avait envoyé ce matin un premier, de mail, dans lequel il
me signalait ce qui suit, à propos du Chef-d'œuvre :
« P. 59, Fadila est devenue Amira, avant de redevenir Fadila, définitivement semble-t-il.
P. 285, les Pichette sont devenus Joliette. »
Finalement,
il n'y a peut-être rien de pis que de trouver des lecteurs attentifs et
sagaces. Je reste totalement ahuri – bien plus que devant les simples
fautes de frappe ou d'orthographe que j'ai déjà notées – par le fait que
de telles bourdes aient pu échapper aux différentes personnes (à
commencer par moi, bien entendu) qui ont relu le roman avant qu'il ne
parte pour l'imprimerie. Catherine, notamment, n'en revient pas d'avoir
laissé passer le Pichette/Joliette. Et il est vrai que, Pichette étant
le nom d'une vieille amie québécoise à elle, et Joliette le nom de la
petite ville où habitait Ygor Yanka lorsque nous l'avons connu
(internétiquement connu), la disparate aurait logiquement dû lui sauter
aux yeux. Ce qui prouve que la lecture et la logique n'ont que peu à
voir l'une avec l'autre.
– Il y a de cela quelques
jours, un paquet postal nous apportait deux romans, l'un d'Élisabeth von
Arnim, l'autre de Sinclair Lewis ; Catherine s'empara du premier, moi
du second. Eh bien, nous venons tous les deux de déclarer forfait, à peu
près en même temps et ayant lu grosso modo le même nombre de pages, une
centaine. J'ai tout de même gardé von Arnim près de moi, au salon, pour
“me rendre compte”. Du coup, je suis revenu à la Correspondance de Flaubert et aux Caractères de La Bruyère, tandis que Catherine se lançait dans le Journal intime d'Amiel, arrivé ce matin (le premier tome uniquement : nous sommes gens prudents).
Samedi 30 janvier
Neuf heures et demie du matin. – Pour suivre la règle que je me suis fixé, je copicolle ici le texte que Fredi Maque vient de publier sur son blog, à propos du, Chef-d'œuvre :
«
*Je jette ici sans retouche, sur ce blog que je déserte de plus en
plus, mes premières impressions de ma lecture du livre de Didier Goux
dont je ne suis qu'à mi-parcours il est vrai.
Quand le
réactionnaire se moque gentiment des réactionnaires, n'est pas celui
qu'on croit ou s'imagine, s'en explique au travers de l'un de ses
personnages :
- Oui, ce brave Boucherie est un peu réactionnaire,
convint Evremont en souriant ; c'est une maladie qu'on attrape assez
souvent avec l'âge ; un peu comme la presbytie ou le cancer de la
prostate...
Et la retraite aurais-je ajouté....
Dans
le livre de Didier Goux donc, nous suivons la trajectoire de trois
personnages (et de quelques autres plus anecdotiques) dans une ville de
province imaginaire qui pourrait être n'importe quelle ville de province
de France : pas de discrimination de ce côté là.
Evremont, Jonathan, Charlie.
Evremont/Didier
Goux se fait volontiers professeur de français, un peu trop même je
trouve, emploie fréquemment des formules désuètes ce qui donne :
"d'où le surnom de Régicide dont l'a affublé Evremont à part soi".
Ou encore :
"Evremont se rencontra dans le couloir avec Charlie"
Et ce cours magistral de français à l'adresse du même Charlie :
- "En plus de ce que tu as commandé, je t'ai mis deux bières fraîches, cria Charlie de la cuisine ; je t'en ramène une ?
- Je préfèrerais que tu me la rapportes, voire que tu me la rapportasses, répondit Evremont sur le même ton.
C'est
très louable de défendre notre belle langue, de voler au secours de ce
subjonctif imparfait qui tombe dans l'oubli, que je ne saurais conjuguer
sans faute, mais cela donne à Evremont un côté pédant qui ne lui était
pas, a mon sens, indispensable.
Jonathan est ce petit blanc, disqualifié par avance, un peu lâche comme tous les blancs depuis...
Charlie/Mohamed,
n'a pas ces états d'âme lui, l'homme de demain, d'aujourd'hui,
adolescent métis aux beaux cheveux noirs bouclés, aux montées de sève
aussi intempestives qu'impératives, comme à un migrant de Cologne, qui
ne doute pas un instant que l'avenir lui appartient quand il tient dans
ses mains les petits seins de son amie, doit probablement penser dans
ces moments là : "la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie". Il n'a
pas lu Malraux, les livres ne sont pour lui que de la déco, se souvient
vaguement des paroles de Souchon que sa mère écoute et fredonne
alternativement avec Dassin et ça lui va bien assez comme ça, la vie ce
n'est pas si compliqué au fond : quelques gouttes vous font facilement
une civilisation, c'est prouvé...
Il y a aussi beaucoup d'humour
dans le livre de Didier Goux quand par exemple il fait dire à ce
Charlie, pour qui on devine qu'il a une tendresse particulière :
-
Finalement, on déconne, mais il y a quand même des tas de moments, dans
la vie, où les épiciers arabes sont drôlement plus utiles que les
pharmaciens de souche !
Ou encore :
Et comme, en outre,
Boucherie* (*le gardien de l'immeuble ) servait ce nectar chambré, quand
il régnait chez lui une touffeur de ménagerie, trinquer ou déguster ne
pouvaient guère être compris que dans leur sens figuré.
Philosophiquement (osons le mot) j'ai noté ce passage où il parle des décombres de la civilisation:
La
génération qui me précède, puis la mienne, et maintenant la vôtre :
nous serons, aux yeux des historiens du XXXe siècle, si cette race
existe encore, ceux qui se sont habitués à vivre parmi les ruines en
s'arrangeant pour ne pas les voir.
Il faut noter la nature
optimiste (finalement) de l'auteur qui se projette, ou du moins
projette, l'humanité jusqu'au XXXe siècle.
Ce court passage page
112, sont-ce mes origines paysannes, m'a évoqué dans un premier temps,
plus que des décombres, un tas de fumier fertile, les mots connus de
Valéry aussi bien sûr, les Étrusques, Rome dessus eux, la Gaule
plurielle et les Celtes ensevelis, les civilisations mortes d'Amérique
du sud, ce fumier oui, ces charniers, ces décombres, sur lesquels à
chaque fois quelque chose de neuf a repoussé.
Pas de panique...
Voila
où j'en suis et j'avoue qu'après un début difficile, je commence à
prendre beaucoup de plaisir à lire l'écrivain en bâtiment.
La suite plus tard, si je n'ai pas totalement déserté d'ici-là. »
Ai-je
des remarques à faire sur ce texte ? Au fond, non, pas tellement. Pour
ce qui concerne une certaine difficulté à entrer dans le roman,
Nathalie, il y a quelques jours, m'a dit la même chose, ce qui commence à
devenir un peu ennuyeux. Elle était plus précise que Fredi Maque, me
disant que cela venait de l'écriture, qui s'améliorait au fil des
chapitres. Je crains qu'elle n'ait raison, et que j'aurais sans doute
été bien inspiré, une fois le roman fini, de reprendre les deux ou trois
premiers chapitres pour les récrire. Mais il aurait fallu, pour cela,
être plus courageux que je ne le suis.
Le pédantisme
d'Evremont ? Pas d'opinion arrêtée sur la question. Je voyais ce petit
travers qu'il a, que je lui ai donné, comme une arme supplémentaire pour
se maintenir en dehors du flot courant du monde ; mais peut-être, en
effet, était-ce de trop. Cela dit, il ne me semble pas en avoir abusé.
Il faudrait relire…
Où Maque a raison, c'est lorsqu'il
note que j'aime beaucoup Charlie. Un effet de cet optimisme qu'il voit
en moi ? Après tout, la chose n'est pas impossible (que je sois
optimiste), mais alors, il aura fallu ce roman pour me l'apprendre.
Sept heures et quart.
– Il y a un peu plus de quatre heures, Marcel Meyer a très gentiment
signalé, par un nouveau “fil” sur le forum de l'In-nocence la parution
du Chef-d'œuvre, précisant qu'il venait de le recevoir, qu'il en
avait lu quelques pages et que ç'avait l'air très bien. En plus de me
faire plaisir, cela m'a arraché un petit sourire que je qualifierais de
narquois. Connaissant ma popularité auprès de la plupart des membres de
ce petit cercle, je me suis dit qu'il allait avoir entre zéro et quatre
commentaires. Quatre heures plus tard, en effet, nous en sommes toujours
à zéro. Mais ce qui m'a surtout amusé, c'est d'imaginer les grimaces de
mépris que son annonce allait provoquer chez certains, que je ne
nommerai pas, puisque personne ne les connaît et qu'ils n'ont que fort
peu d'existence à mes yeux. Il faudra penser, tout de même, à remercier
Meyer pour son initiative spontanée ; je le ferai demain, pour pouvoir
vérifier, avant, que nous sommes bien toujours à zéro commentaire.
–
1846 est une année terrible, pour ce pauvre Flaubert. Dès janvier, son
père meurt brusquement, à 61 ans. Deux mois plus tard, il perd sa sœur
cadette, Caroline, qui semble ne s'être jamais relevée de son
accouchement de février. Pour le lecteur d'aujourd'hui, cette deuxième
mort surtout est regrettable. Gustave et Caroline étaient fort proches
et s'écrivait beaucoup dès lors qu'ils étaient séparés, fût-ce de
quelques kilomètres. Or, si l'on en juge d'après les lettres d'elle,
Caroline avait l'esprit intelligent, vif, drôle, d'une tournure assez
comparable, sur quelques points, à celui de son aîné. On peut donc
supposer que, après la consommation de sa rupture avec Louise Colet, en
1854, c'est à Caroline que Flaubert aurait écrit, chaque nuit ou
presque, pour se décharger de la tension accumulée durant ses heures de
travail. Ainsi, nous aurions pu suivre l'élaboration et la progression
de Salammbô ou de L'Éducation sentimentale avec autant de détails que nous en lisons à propos de Madame Bovary
dans les lettres à la collante poétesse. Et, justement, le troisième
moment crucial de cette année 1846, pour Gustave, c'est sa rencontre
avec Louise, dans l'atelier de l'un de ses amants, le sculpteur James
Pradier ; il va mettre huit ans à s'en défaire, bien qu'il semble s'y
essayer pratiquement dès le début de leur liaison, laquelle se déroule
pour l'essentiel à distance prudente, lui à Rouen, elle à Paris, avec
rencontres furtives et très espacées à l'auberge de Mantes.
Dimanche 31 janvier
Sept heures vingt. – Ce mois qui a vu la parution du Chef-d'œuvre
se termine avec celle du premier article de presse lui étant consacré.
Les esprits chagrins m'objecteront que ça ne compte pas, puisque, paru
hier dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, il a bien sûr été
écrit par mon ami “canal historique” André. À ceux-là, je répondrai que…
merde. Je vais maintenant tâcher de le mettre ici, ce qui risque d'être
assez délicat, vu que j'ai reçu le pdf de la page du journal. Enfin,
essayons. Tout d'abord, un petit chapeau :
Le livre s’appelle Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq.
Certes. Mais il ne s’agit ni d’un livre écrit par Michel Houellebecq,
ni d’un livre écrit comme lui, ni d’un livre écrit sur lui (ou si
peu), ni d’un livre écrit pour lui.
Puis, l'article lui-même :
LE
LIVRE DE DIDIER GOUX parle du chef-d’œuvre qu’à ses yeux le célèbre
écrivain n’a pas encore rédigé, et, au-delà, des chefs-d’œuvre que
certains pourraient créer et auxquels ils ne s’attellent pas. Ils sont
quatre, dont nous suivons quelques mois de vie dans la ville provinciale
de Montcosson, qu’on situera à deux cents kilomètres de Paris.
Evremont frôle la soixantaine, il écrit sur commande des romans de
gare, et a méthodiquement coupé les ponts avec tout ce qui encombrait
sa vie d’avant : sa mère, les femmes, Paris, le travail salarié. Il
boit pas mal, et seul. Jonathan, 23 ans, est étudiant en pharmacie,
drague Valérie dans l’amphi, croit avoir tout compris de la vie et se
veut grand défenseur de la race blanche face au déferlement du Sud et
de l’Est. Charlie, collégien glandeur, fils débrouillard et affectueux
de l’épicier « arabe » et d’une Cussimontaine (le gentilé de
Montcosson) de souche, est travaillé par ses hormones. Tosca, qui
s’appelle ainsi parce que ses parents ont évité Aïda, est une
lycéen- ne épanouie dont le sourire éclaire et le quartier et le
livre.
Dans un café où ils font connaissance, Evremont, un peu
contraint, prête à Jonathan, qui n’en a lu aucun, un livre de
Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Georges-Alain, un
grand Noir français né près de Rouen, qui se fait passer pour un
sans-papiers du Mali pour mieux emballer les filles, pique Valérie à
Jonathan. Charlie et Tosca tombent amoureux l’un de l’autre en marge
d’une manifestation déterminée contre le staphylocoque doré (si, si
!). Trois événements qui vont mettre en branle un récit étonnant et
lancer Jonathan dans une mission que le destin lui commande : écrire,
en lieu et place de Michel Houellebecq, ce fameux chef- d’œuvre que
l’écrivain n’entreprend pas.
Didier Goux, dont le blog très fréquenté irrite ce qui reste de la gauche bien-pensante, a mis dans Le Chef-d’œuvre
de l’humour, de la dérision, de la provocation, de la tristesse, et,
à son corps défendant, de la tendresse. À son corps défendant comme
cet Evremont qui voudrait ne plus bouger, ne plus se bouger, mais va y
être obligé. À son corps défendant comme Houellebecq lui- même,
invité de force dans le roman à une soirée de luxure et à une
séance de dédicace à Montcosson. À son corps défendant comme le
gentil Charlie auquel Tosca la futée apprend que dans la vie il faut
parfois attendre, et que c’est bien meilleur après. Précision utile :
qui n’aurait pas lu une ligne de Houellebecq et n’en aurait pas
éprouvé le désir peut lire du Goux. L’auteur du Chef-d’œuvre
(celui ici commenté) a écrit là un roman réfléchi, prenant et
attachant, et qui, cela ne gâche rien, est écrit avec élégance.
JACQUES FORTIER
Bon,
eh bien, finalement, la “transmutation” s'est faite beaucoup plus
facilement que je ne le craignais. Ce qui m'amuse, dans la critique
d'André, c'est que, sans doute trop influencé par notre âge commun, il a
vieilli Evremont de dix ans sans même s'en apercevoir. Il reste à
souhaiter que cette locomotive entraîne derrière elle, dans les semaines
à venir, une ribambelle de wagons.
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