L'HOMME DU LIVRE
Lundi 1er juillet
Quatre heures et demie. – Jérôme Vallet me consacre le début de son billet du jour, une bonne âme lui ayant aimablement communiqué un extrait de ce même journal, mis en ligne il y a deux ou trois jours ; dans le but de me faire ma fête, il va de soi. Le passage incriminé correspond à l'entrée du jeudi 9, où je notais que Sartre, dans l'une de ses lettres à Simone de Beauvoir, parlait de “grande musique” pour désigner la musique classique ; ce qui me semblait aller contre la théorie camusienne, selon laquelle cette appellation aurait été, à cette époque et jusque dans les années soixante, typiquement et exclusivement prolétarienne. Après m'avoir cité, Vallet écrit ceci :
« Didier Goux comprend, mais n'entend pas. Il n'a pas d'oreille.
J'ai l'impression de lire pour la cinquantième fois les mêmes arguments
(ah, cette langue français, comme elle est méchamment discriminatoire !)… mais faisons comme si de rien n'était.
[Je saute un passage de pure gaminerie.]
» Didier Goux entend "grande musique" alors que Sartre dit "grande
musique" ! Ben quoi ? C'est pas pareil ? Non, ce n'est pas du tout la
même chose. Renaud Camus a parfaitement raison quand il juge que
l'expression "grande musique" est une expression typiquement
prolétarienne. (C'est un fait, et on n'est pas obligé de s'en
emparer pour lui faire dire sa petite morale.) Cela n'empêche nullement
qu'on puisse dire, par exemple en parlant de la partita pour instruments
à vent de Mozart ou des quatuors de Dvorak, que c'est de la "grande
musique", même s'il ne nous viendrait jamais à l'idée de parler de
"grande musique" pour désigner la musique qui va de Machaut à Boulez.
Les deux expressions, même si elles utilisent les mêmes mots dans le
même ordre, ne sont absolument pas synonymes. »
Pour
ce qui est de mon défaut d'oreille, ce n'est sûrement pas moi qui vais
prétendre le contraire. (Mais je m'amuse à me ressouvenir d'une courte
discussion par mail, entre Jérôme et moi, à une époque où nous n'étions
pas brouillés, où je lui disais justement que je n'avais pas d'oreille,
et que lui tenait à toute force à me persuader du contraire. La
conclusion est que je dois avoir de l'oreille quand je suis ami avec
Jérôme Vallet et la perdre instantanément à la seconde où il se fâche
avec moi.)
Revenons au sujet. Je comprends bien, je crois, ce qu'essaie de dire Vallet : qu'au sein de la musique, certaines œuvres sont de la grande
musique ; que c'est évidemment en ce sens que Sartre a employé
l'expression (mais qu'en sait-il ?) et que je n'ai comme d'habitude rien
compris, ou plutôt rien entendu. Or, il me semble que c'est Vallet qui n'a pas entendu,
à moins qu'il soit de mauvaise foi, ce que je me refuse bien entendu à
croire. Car Sartre, dans l'extrait de lettre que je cite, dit : « C'est
de la grande musique, pas laide… » Ce “pas laide”, c'est-à-dire “pas
mal”, “agréable mais sans plus”, me semble entrer en contradiction
radicale avec l'interprétation que donne Vallet, dans le seul but de
ridiculiser mon propos. Je vois mal comment une musique pourrait tout à
la fois être grande et pas laide. Mais je suppose que je suis en train d'administrer une nouvelle preuve de ma surdité ; ce qui après tout est possible.
Huit heures moins le quart. – Première vraie journée de vacances terminée, donc. Les précédentes étaient des “fausses” dans la mesure où je traînais deux ou trois reliquats de travail à effectuer pour FD, dont j'étais aujourd'hui débarrassé. J'ai tout de même refeuilleté rapidement le livre de Pastoureau, Bleu, histoire d'une couleur, en vue d'en tirer deux mille signes pour le prochain bulletin paroissial. Mais je n'arrive pas à considérer comme un véritable travail ces petites recensions que je fais, toujours sur des livres ou des écrivains que j'aime – et d'autant moins qu'elles sont tout ce qu'il y a de plus bénévoles.
(Est-ce qu'une collaboration peut être bénévole, ou bien est-ce seulement le collaborateur qui l'est ? voilà que je sais plus.)
Le
mieux serait que j'écrive cette petite chose demain matin, pendant que
Catherine sera à l'hôpital d'Évreux où elle a rendez-vous avec le
chirurgien, lequel doit statuer sur ses divers examens récents et
déterminer le moment où il l'opérera – ce dont elle a assez hâte, ne
serait-ce que pour pouvoir dire que l'épisode est clos.
– J'ai reçu hier (non : samedi) un mail de Philippe R., avec qui j'ai travaillé de 1980 à 1982, au magazine animalier Trente millions d'amis,
qui fut mon premier poste au sein du groupe Hachette (puis
Hachette-Filipacchi, puis Lagardère Active…). Nous constituions la
rédaction à nous deux, où plus exactement la piétaille de cette rédaction, puisque, comble du luxe, nous avions au-dessus de nous deux
chefs rien que pour nous. L'un des deux, François V., fort jeune à
l'époque, est actuellement le directeur de la rédaction du magazine de
télévision auquel nous sommes abonnés depuis plusieurs années – et
l'envie me démange parfois de lui expédier un mail d'engueulade lorsque
je tombe sur des phrases en sabir ou sur de grosses sottises prouvant
l'inculture crasse de ses collaborateurs. Quant au second, Jean-Pierre
A., plus âgé, il a quitté Paris lorsque le magazine a été vendu pour
émigrer dans le Sud-Ouest, afin de travailler au journal de ce nom, si
ma mémoire est bonne. Si bien qu'il est fort probable qu'il ait connu ce
Pierre Veilletet dont je lis actuellement les œuvres : notre monde est
décidément minuscule ; surtout si j'ajoute qu'avant de devenir directeur
de Trente millions d'amis, ce même A. travaillait à La Vie (ancienne Vie catholique, elle-même précédée de La Vie catholique illustrée…),
dont Philippe Bernalin avait intégré l'équipe à notre sortie du CFJ, en
mai 1979, et que, par conséquent, les deux se connaissaient très bien.
Pour
revenir à mon Philippe R., nous sommes rapidement devenus amis (on se
lie très facilement, à 25 ans, puis on se délie tout aussi vite…) et
nous sommes vus régulièrement en dehors du travail quotidien. Même après
la fin de Trente millions d'amis, nous avons continué, mais
évidemment moins souvent. Cela a duré une poignée d'années, puis… Eh
bien, rien ; rien de spécial : pas de brouille, pas de reproches à se
faire (de mon côté en tout cas), pas d'éloignement géographique, rien.
Nous avons cessé de nous rencontrer, c'est tout. Et – magie d'internet,
comme on dit – le voici qui resurgit après au moins 25 ans de “blanc”.
Ce n'est pas pour cela que nous allons nous revoir, du reste, puisqu'il
m'apprend qu'il vient tout juste de quitter Paris pour Avignon ; comme,
de notre côté, nous avons cessé d'aller dans le Gard… Mais enfin, je
trouve cette “résurrection” tout à fait heureuse.
Mardi 2 juillet
Huit heures moins le quart. –
Il me semble que le concept de “journée blanche” s'applique
parfaitement à celle qui se termine. Je pourrais bien m'astiquer le
cervelet pendant deux heures que je n'en tirerais pas un paragraphe,
tant il ne s'y est rien passé, ni en bien, ni en mal. Je me demande
d'ailleurs, avec le mini-recul que j'ai, ce que j'ai bien pu en faire
car, malgré tout, je ne me suis pas ennuyé une seconde et n'ai pas vu
filer les heures.
Mercredi 3 juillet
Dix heures et demie (du matin…)
– Sauvé par la pluie : pas d'Étretat aujourd'hui. Et, donc, pas
d'Étretat avant au moins septembre, car les hordes de Kevin et de
Priscilla ne vont probablement pas tarder à déferler sur cette charmante petite cité balnéaire, comme il est probablement dit dans le Guide du Routard.
Sept heures et demie.
– Je sens que je ne vais pas être beaucoup plus bavard qu'hier, ma
journée ayant été à peine plus active. Cet “à peine” se rapporte aux
deux mille signes que j'ai écrits ce matin pour le prochain bulletin
paroissial, à propos du Bleu de Michel Pastoureau.
–
Conversation, il y a une demi-heure, entre Catherine et Dominique, de
retour à Bristol après un premier séjour “de contact” à Dubaï. On la
sent tout près de renoncer à partir, tant les perspectives lui semblent
nettement plus sombres qu'il y a quelques semaines, notamment sur le
plan financier. Si j'ai bien compris, Philippe a signé pour un salaire
de quarante mille dirhams, ce qui représente environ huit mille euros :
salaire très correct s'il vous est payé en France ou en Angleterre.
Mais, apparemment, ce que je savais plus ou moins, le coût de la vie est
tel, dans ces sables lointains, que Dominique a maintenant l'impression
que cela relève de l'impossible. Je crois qu'elle n'aurait rien eu
contre le fait que Philippe aille essuyer les plâtres tout seul et que
Gabrielle et elle ne le rejoignent qu'à l'issue de la prochaine année
scolaire, mais il semblerait que mon frère ne veuille pas entendre
parler d'un tel arrangement. D'un côté, je le comprends : vivre à Dubaï
doit déjà être rien moins qu'amusant, si c'est en plus pour s'y
retrouver seul…
En
ce qui me concerne – et encore plus en ce qui concerne Catherine… –,
seul ou accompagné, je refuserais énergiquement d'aller m'ensabler
là-bas, fût-ce pour un salaire de quatre cent mille dirhams. Comme, de
toute façon, personne ne me l'a proposé…
Jeudi 4 juillet
Huit heures.
–Adeline, la fille cadette de Catherine, a 40 ans aujourd'hui. Elle est
la première que j'ai connue de cette famille, et d'une certaine manière
c'est d'elle que tout a découlé. C'était en 1989, elle avait 16 ans,
c'était une fille magnifique, et elle est restée une femme fort
séduisante, même s'il m'est impossible de la considérer comme une femme,
simplement pour l'avoir connue à 16 ans et parce qu'elle est la fille
de la femme qui “partage” ma vie depuis 23 ans.
Quoi
qu'il en soit, Adeline avait déboulé chez mes parents, à la Ferté, au
mois de juillet 1989, avec Alissa (orthographe non garantie) et Serge,
son grand-père, père de Catherine et mon oncle paternel. Alissa,
Canadienne de Vancouver, était alors folle de Jeanne d'Arc. Je les
avaient donc emmenés, les trois, à Orléans, visiter la pseudo-maison de
la pucelle, puis à Saint-Benoît-sur-Loire (je me souviens d'un bouchon
routier aussi monstrueux qu'inattendu). Le surlendemain, Serge était
reparti pour je ne sais où, emmenant ses deux adolescentes.
Là-dessus,
Adeline était rentrée à Québec et, ma modestie dût-elle en souffrir,
m'avait couvert de fleurs auprès de sa mère et de sa sœur aînée, Élodie.
Sa mère s'en était foutue, sa sœur aussi je suppose. Mais, quelques
mois après, Élodie débarquait à son tour en France et, Adeline lui ayant
dit quelque chose comme : « Criss, faut qu'tu vois ton cousin (je
n'étais que cousin à l'époque), il est bin fin ! », Élodie et moi nous
découvrîmes un jour et passâmes une première soirée fort agréable et
quelque peu alcoolisée.
Là-dessus,
si je puis dire, Élodie est repartie au Québec, a confirmé l'opinion de
sa sœur à mon sujet, et les deux ont intimé l'ordre, quelques mois
après, à leur mère, venant en France pour le mariage de son frère, de me
rencontrer. Elle n'en avait pas envie, moi non plus, mais on l'a fait
quand même, plus ou moins pour avoir la paix. On connaît la suite.
– Mon billet d'aujourd'hui,
je l'ai intitulé “Le Train” ; parce que que je n'ai pas eu envie de
faire mieux. Il m'est apparu ensuite que ce titre était parfait, et que
je devrais bien faire d'autres textes courts sur le même modèle, et qui
porteraient comme titre un mot et son article défini.
Vendredi 5 juillet
Huit heures et demie. –
Desgranges m'emmerde, c'est indubitable. J'étais tout fier, en tout cas
très content, d'avoir relégué dans ma jeunesse mes désirs d'être
écrivain ; je vivais très bien, dès lors. Et le voilà, entre le fromage
et la poire, qui réactive des fantasmes, et méchamment. Un roman ? Un
court pamphlet ? Tout cela qui miroite me titille, évidemment. Mais
c'est que je n'ai pas envie d'être titillé ! Si l'affaire était
possible, je serais prêt à repiquer aux BM, ne serait-ce que pour
montrer, prouver, que “en bâtiment” je suis et demeure. Je voudrais
qu'on me foute la paix. Mais, en même temps, si je le voulais vraiment,
il m'aurait été très facile de dire à ce démon tentateur quelque chose
comme : « Non, Michel. Définitivement non : je n'écrirai rien, ni roman,
ni pamphlet, ni rien qui mérite d'être publié. Je vais continuer à
bidouiller des demi-feuillets que je mettrai en ligne sur mon blog, qui
seront lus par trente personnes et que, pensant qu'elle s'y intéresse,
je réunirai en volume pour en faire cadeau à ma mère, afin qu'elle ait
l'impression fausse que son fils aîné est écrivain ; et dès qu'elle sera
morte j'arrêterai de le faire, parce que je m'en fous. » Voilà, en
gros, il ne m'aurait pas été très difficile de lui dire quelque chose
comme ça. La discussion se serait arrêtée net et on aurait parlé de
choses plus intéressantes, de livres déjà écrits, d'auteurs dont
j'ignorais jusqu'à l'existence, de gens que nous avons connus tous les
deux et dont certains sont morts – beaucoup, même –, d'une époque
révolue, d'un FD disparu depuis longtemps, de films coréens, etc.
Mais
non. Avec des frétillement d'ablette gay, je me suis engouffré dans
cette brèche qu'il m'a offerte, je me suis vu en “vrai” écrivain, avec
une couronne de César sur la tête, et j'ai eu un peu honte de moi. Honte
est sans doute exagéré : disons que j'ai été plus ou moins accablé de
moi-même, déprimé de mon enthousiasme.
–
À part ça, journée fort agréable, en cette Normandie qui n'est basse
que parce que la nôtre est haute. Je crois l'avoir déjà dit, mais je
suis ravi d'avoir renoué le lien avec Michel Desgranges ; non pas
seulement parce qu'il resurgit de ma jeunesse (même si ça compte, en
effet), mais surtout parce que, à 25 ou 26 ans (26, en fait), il ne
m'avait pas fallu plus de quelques semaines pour comprendre que cet
homme-là correspondait exactement à l'idée que je me faisais déjà de
l'humanité fréquentable. Le retrouvant, et alors que la dite
humanité me le semble de moins en moins, fréquentable, j'ai eu le vrai
plaisir de constater que je ne m'étais pas trompé à son sujet, malgré
mon jeune âge d'alors. Voilà un homme que j'ai côtoyé quotidiennement
durant moins de deux ans, qu'ensuite je n'ai plus vu durant près de
trente, et qui me revient brusquement comme un vieil ami ou à peu près :
c'est troublant.
Troublant
aussi – mais, là, ça n'a rien à voir avec lui – le fait que, ne l'ayant
revu que deux fois, le visage qu'il avait à 40 ans ne s'est pas encore
effacé de ma mémoire, et que je passe mon temps, lorsque je le regarde, à
jouer de ces deux images, celle de mon souvenir et celle d'aujourd'hui.
Je sais bien que, si on se rencontre encore deux ou trois fois, le
Desgranges de ma mémoire va disparaître, s'évaporer, s'évanouir, et que,
bientôt, je ne serai plus capable de me souvenir de ce qu'il était,
jeune.
Ça
marche hélas pour tout le monde : je me souviens fort bien de m'être
fait la même réflexion pénible et triste à propos de ma mère, au moment
où elle est devenue vieille – du moins, au moment où il m'a semblé
qu'elle devenait vieille. Curieusement, je n'ai jamais envisagé mon père
sous cet angle-là : si des féministes imbéciles lisaient ce journal,
elle en tireraient certainement des conclusions péremptoires. Mais il se
trouve que le vieillissement des hommes ne ressemble pas à celui des
femmes (et alors, ça, je voudrais voir ce que les andouilles adeptes du
“genre” pourront y changer), et que mon père devrait, en toute logique
cancéreuse, mourir avant ma mère. Peut-être bien que les hommes ne
vieillissent pas, en tout cas pas d'une façon aussi pénible que les
femmes. Mais ils semblent mourir plus brutalement – on verra.
Samedi 6 juillet
Huit heures moins vingt. – PPDA revient. Après Une maison, un écrivain, voici que commence ce soir Une maison, un artiste. On se méfiait déjà davantage et on avait raison, puisque le premier “artiste” de cette seconde livraison est Georges Brassens. Au train où le concept dégringole, je suppose que l'on ne va pas tarder à visiter le moulin de Claude François et l'appartement de Dalida.
–
Pris dans les filets jetés sur moi par Desgranges, j'ai passé une bonne
partie de ma journée à relire les textes que j'ai, voilà quelques mois,
présélectionnés pour un second volume d'anthologie. J'ai également
commencé à relire mes billets de 2012, pour voir s'il y avait des choses
“sauvables”. Bref, me voilà tout à fait embringué.
Dimanche 7 juillet
Sept heures et demie. – Excipant de la chaleur estivale qui a brusquement fait son apparition, je n'ai pas écrit une ligne du papier que je dois à Enquêtes,
au prétexte que l'étuve régnait en maîtresse dans la Case. Moyennant
quoi, j'ai passé l'essentiel de l'après-midi à relire mes billets de
blog de l'année 2012, afin de voir lesquels seraient dignes de prendre
place dans le recueil que je prépare donc pour Les Belles Lettres (si
finalement les dites Belles Lettres n'en veulent pas, le travail sera
toujours fait pour Blurb) ; travail que j'ai évidemment accompli dans
cette même Case, et sans y souffrir du tout de la chaleur… C'est demain
matin que je vais maudire ma paresse procrastinative, lorsqu'il va me falloir partir plus tôt de la maison et me jeter sur le travail en question à peine arrivé à Levallois.
Lundi 8 juillet
Huit heures moins le quart. –
Mais quelle journée pénible ! J'ai commencé par faire ce que je disais
hier, savoir quitter la maison dès neuf heures pour être à Levallois à
dix et me mettre tout de suite au travail, sachant qu'il ne se passerait
rien du côté de FD avant midi. Je partais l'âme toute sereine de ce que
nous étions le 8 juillet et que, donc, des myriades de travailleurs
s'étant évaporés en vacanciers, j'allais être bien tranquille sur mes
routes habituelles. Raté : dès avant l'entrée sur l'A 13, pour me mettre
en condition, j'imagine, on m'annonçait par panneau lumineux un bouchon
de 12 km entraînant une perte de temps de 43 mn. Du coup, je me suis
estimé fort chanceux de n'en gaspiller finalement que trente, même si
cela a tout de même ouvert une brèche dans ma belle humeur. Mais enfin,
me consolai-je alors, il allait encore me rester une heure et demie :
c'était suffisant pour mener à bien les cinq feuillets que j'avais à
noircir. Or, à dix heures et demie, les puissances qui me gouvernent
étaient déjà en réunion, ce qui est devenu fort inhabituel pour un
lundi, que la réunion ait lieu si tôt, veux-je dire. J'ai tout de suite
compris que je ne disposais plus que d'environ une demi-heure avant que
le travail (l'autre, celui de FD…) ne me tombe dessus, et qu'il n'était
plus question de m'intéresser à mon dresseur de chiens de cinéma.
Lorsque
j'eus fini les cinq mille signes qui m'étaient réclamés, il était deux
heures et demie ; je suis donc arrivé à la maison à trois et demie. Il
régnait dans la Case une chaleur dissuasive et, après une demi-heure de
tergiversations monologuées, j'ai appelé Étienne T. pour tenter
d'obtenir un délai de grâce, puisqu'il m'avait dit hier, assez
imprudemment je trouve, qu'il n'était “pas pressé”. Il m'a fait
comprendre ce qu'il entendait par là : qu'il pouvait se contenter de
l'article mercredi matin au lieu d'aujourd'hui en fin de journée.
Procrastin se retrouvait salement coincé. À ce moment m'a saisi une
sorte de fureur entièrement dirigée contre moi-même et mes plans
foireux. J'ai ouvert une page Word, ai empoigné ma documentation d'une
main qui ne tremblait plus et me suis mis rageusement au travail. À six
heures tout était terminé, mais – c'est peut-être ma punition – je n'en
ai ressenti aucune satisfaction, pas le plus petit soulagement.
Et, en plus, c'était une journée sans apéritif.
Mercredi 10 juillet
Huit heures.
– Je crois que j'ai parlé de ce “vrai” livre que Michel Desgranges
prétendait vouloir me faire faire. D'une certaine manière j'y croyais
puisque j'ai commencé à sélectionner les textes qui me sembleraient à
peu près dignes d'y figurer. Mais une autre partie de moi n'y croyait
évidemment pas. Elle se disait, cette partie de moi, que Desgranges,
victime d'une torpeur quasi enchantée, allait soudain se réveiller et se
rendre compte qu'il était absurde de publier une sorte de patchwork de
textes écrits par un type parfaitement inconnu, pas plus doué que des
dizaines d'autres, dont personne n'a rien à faire puisque, précisément,
il est inconnu de tous. Mais enfin, bien que certain que rien de tout
cela ne se ferait, c'était une rêverie agréable – dangereuse, sans
doute, mais agréable.
Et
voilà que, par mail, il me propose un contrat en bonne et due forme,
comme l'on dit, avec date de remise de manuscrit, pourcentages sur les
ventes (!), droit de préférence, etc. ; ce qui tend à laisser croire
qu'il veut vraiment publier un livre de moi.
Je
suis à la fois considérablement flatté et mal à l'aise. Flatté pour des
raisons évidentes, il ne me semble pas nécessaire de m'y appesantir.
Mal à l'aise, maintenant. Il y a là un “éclatement de motifs
contradictoires”, si je puis dire. D'abord, tout de même, ce renoncement
solennel à être écrivain, que j'ai balancé à tous les vents depuis
plusieurs années, et qu'il a balayé d'un revers de main, d'un froncement
de sourcils : en une seconde et demie, je me suis retrouvé incapable
d'argumenter contre lui, comme je l'étais à 25 ans.
En
même temps, je ne pouvais pas penser – ce qui aurait été confortable –
qu'il faisait “une fleur” à un vague ami du temps passé : ce vague ami
du temps passé lui a, vers 1995, envoyé un roman qu'il a jeté à la
poubelle, ce qui était sa destination logique – j'ai déjà parlé de cet
épisode. Là, c'est lui qui est “venu me chercher” comme disent les
cailleras cultivées.
Bref, j'ai peu de temps ce soir, je ne sais plus trop quoi penser. Être pris au sérieux en tant qu'écrivain
par Desgranges (on vient de passer une demi-heure au téléphone où, en
effet, en dehors de ce qu'on avait à se dire d'homme à homme, il m'a
parlé comme un éditeur parle à un futur auteur, ce qui était, pour moi,
assez étrange) m'ébranle assez violemment.
Et
ce n'est malheureusement pas tout. Signer un contrat portant sur des
textes déjà écrits est une chose relativement anodine, finalement : il
ne s'agit que de les ordonner, arranger, récrire un peu, pour rendre
l'ensemble présentable ; je crois en être capable, et ça me plaît
plutôt.
Mais
écrire un roman ? Être directement sollicité par un éditeur pour écrire
un roman, alors qu'on a, assez péniblement tout de même, renoncé
justement à cela ? Du coup, on y repense, on replonge dans quelque
chose, gluant, dont on se croyait sorti et pour lequel on est sûr de
n'être pas fait.
Pourtant, ne nous voilons pas, je suis ravi de tout ce qui m'arrive à cause de lui. Et je commence à penser à une idée de roman…
Jeudi 11 juillet
Sept heures vingt. –
Je ne sais plus si j'ai noté que nous étions invités, dimanche
prochain, à déjeuner chez les Crevette en compagnie d'une poignée de
jeunes gens dont nous connaissons déjà certains (Lounès, Il Sorpasso…).
Mais, Catherine étant attaquée conjointement aux hanches et au ventre
par la douleur, je viens d'annuler notre participation à ces
réjouissances.
– J'ai passé une grande partie de la journée à transporter sur un document Word unique tous les textes qui composent déjà Mémoire d'en France
ainsi que ceux dont j'ai fait une première sélection avec mes années de
blog 2010 – 2013. Desgranges voudrait 600 000 signes – plus ou moins 10
% –, j'arrive à 660 000 ; ce qui est très bien car j'aimerais pouvoir
supprimer ceux qui ne me paraissent franchir la barre que de manière
fort juste. Il s'agira ensuite d'organiser la masse pour tenter
d'obtenir un livre un tant soit peu cohérent et construit.
Premier problème : deux livres existent déjà qui s'intitulent En territoire ennemi,
comme je voulais (et veux toujours) appeler le mien. Pour le premier,
il s'agit d'un album de BD dont ce n'est d'ailleurs que le sous-titre du
volume 2 d'une saga qui s'appelle autrement – mais j'ai oublié comment.
Quant au second, c'est un roman à l'eau de rose, de type Harlequin mais
publié chez J'ai Lu. J'ai tout de même peur, malgré l'éloignement des
genres, que cela suffise à Desgranges pour me demander de changer de
titre. Si ce devait être le cas, je pourrais toujours conserver la
construction en diptyque : Mémoire d'en France / En territoire ennemi,
avec un titre général qui resterait à trouver. Du reste, si je conserve
cette architecture, je m'avise qu'il serait sans doute bien que ces
deux parties ne soient pas d'égale importance. La première pourrait être
plus longue, à mon sens, et comprendre l'essentiel des textes non
directement “réactionnaires” (littérature, cinéma, etc.) La seconde,
plus courte, serait de ce fait plus concentrée, plus brutale si l'on
veut ; et se terminerait sans doute, comme l'actuel livre Blurb, sur les
quatre textes “À tous les kékés”.
Je
ne sais plus si j'ai noté que je m'étais arrêté à l'option consistant à
faire précéder chaque texte d'un titre volontairement banal, neutre,
composé systématiquement d'un seul mot précédé de son article défini :
tous ces titres ont été ajoutés cet après-midi où ils manquaient encore.
Une fois que le classement des textes sera établi, il me faudra les
reprendre tous un à un, y compris ceux du volume Blurb primitif, pour un
ultime toilettage.
Vendredi 12 juillet
Sept heures et demie. –
Les choses se précisent peu à peu, dans mon esprit tout au moins, en ce
qui concerne le futur livre. Que je vais dorénavant appeler, par
commodité, "l'anthologie", en attendant que soit réglée la question
irritante du titre. Je dis : irritante, mais, en fait, je suis presque
déjà résigné à faire mon deuil d'En territoire ennemi, qui ne
servirait plus alors qu'à désigner la seconde partie, laquelle, j'en
suis de plus en plus persuadé, ne doit pas représenter plus d'un tiers
du volume, mais le tiers le plus dense, le plus dur – le plus
“nauséabond”, si l'on veut.
Il
reste que la relecture/peignage de l'ensemble risque de me prendre plus
de temps que je ne le pensais encore hier ou avant-hier : je me suis
aperçu qu'il valait mieux que je m'arrête au bout de quatre ou cinq
textes relus ; après, une sorte d'écœurement me prend et je serais
tenté, si je persistais, de tout foutre à la poubelle virtuelle et
d'abandonner le projet, tant je trouve tout cela inutile, sans intérêt,
banal, pas assez écrit, etc. Et j'en ai relu à peine 25 pages sur 320…
Pendant l'une de ces pauses, j'ai écrit cinq mille signes sur la prochaine reine des Belges, ce qui m'a bien détendu.
Il
n'empêche : depuis deux ou trois jours, je m'amuse tantôt et tantôt me
consterne, en m'apercevant que j'ai commencé à jouer à l'écrivain, mais
dans le sens gendelettres du terme, passant mentalement en revue
les journalistes plus ou moins influents que je puis connaître, les
journaux où je pourrais avoir une “ouverture” pour une critique, etc.
C'est à la fois pitoyable et très divertissant. La seule chose, au
moins, c'est que je me fiche totalement de l'aspect financier de
l'affaire : je n'envisage pas du tout de gagner le moindre centime avec
ce livre. Mais, évidemment, si le miracle se produisait qu'il s'en
vendît quelques centaines, je prendrais le magot sans discuter.
– Fini les œuvres complètes de Pierre Veilletet, lecture dont je ressors globalement conquis, si je puis dire. Le Prix du sang,
sorte de roman en trois parties indépendantes, mais liées par les
thèmes qui circulent entre elles, est une superbe promenade dans
l'espace et le temps, entre Samarkand et Conques, passant par Cordou, et
du quatrième au quinzième siècle, mais à rebours. Je l'ai repassé à
Catherine pour qu'elle lise la partie se déroulant à Conques et Agen,
d'abord sous l'Empire romain puis à l'époque immédiatement
post-Charlemagne (ou charlemaniaque, si l'on tient absolument à l'adjectif).
Samedi 13 juillet
Huit heures moins vingt.
– J'ai bu trois pastis dosés comme pour une première communiante, puis
mangé deux travers de porc accompagnés de carottes râpées. Pourtant, je
me sens gonflé comme une femme grosse devant accoucher dans la
demi-heure. De plus, je suis tombé sur l'un de ces soirs – assez rares,
heureusement – où l'alcool me plonge dans l'ennui plutôt que dans le
bien-être. Par chance, comme j'en ai avalé peu, cet effet contraire
devrait être vite dissipé. En tout cas j'espère.
Dimanche 14 juillet
Huit heures.
– Nouvelle poussée d'herpès chez mes amis progressistes, à propos du
déraillement de train en gare de Brétigny, hier. Il paraît à peu près
certain, si l'on se base sur les premiers témoignages et qu'on les
croise, en les “décryptant”, avec les dénégations embarrassées des
responsables de la propagande, qu'il y a bien eu agressions diverses de
la part de jeunes-à-guillemets, contre les voyageurs, blessés ou morts,
d'abord, puis contre les secouristes.Les premières informations ont bien
entendu été reprises (et peut-être amplifiées, c'est vrai) dans la
“réacosphère”, qui est, depuis ce matin, accusée de complot, de
désinformation répugnante et autres amabilités du même style. En tête de
ce mauvais combat, malheureusement : Nicolas ; qui me semble être en
train de perdre pied, depuis l'arrivée de Hollande à l'Élysée. On a
vraiment l'impression que, refusant obstinément d'abdiquer son soutien à
un président qui est d'ores et déjà dans le caniveau, il “surcompense”
en se précipitant tête baissée dans des combats “antifascistes”
d'arrière-garde, à peine digne des abrutis d'extrême-gauche qui le
traînent régulièrement dans la sanie, du genre “Gauche de combat”. Il
n'est pas impossible que, inconsciemment, il cherche à se refaire une
virginité de gauche à chaque fait divers : tout étant d'ores et déjà
perdu sur les plans économique et social, il se rabattrait alors (valeur
refuge) sur les postures gauchistes de sa jeunesse, qui n'engagent
strictement à rien mais doivent lui permettre de supporter l'errance
pitoyable du gouvernement qu'il a choisi, assez crânement, de soutenir
contre vents et marées. Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il soit
totalement inconscient de ce que je viens de dire.
(Il
va de soi que je m'étends sur le cas de Nicolas parce que je le sais
intelligent et d'une grande honnêteté intellectuelle. Les autres sont
des andouilles bornées pour la plupart et ne méritent pas une ligne.)
–
Sinon, j'ai passé ma journée à relire mes propres textes de blog, ce
qui est plutôt amusant au début, assez fatigant tout au long et très
pénible sur la fin. C'est pourquoi je vais en rester là de ce journal
pour ce soir : ma prose me sort par les yeux.
Lundi 15 juillet
Sept heures vingt. – Une bande d'abrutis inconnus (de moi) a trouvé très drôle, cette nuit, entre deux heures et demie et trois heures, de faire exploser des pétards dans la rue de l'Église (et dans notre portion de la rue de l'Église…) quasiment sans interruption. Je ne parviendrai jamais à comprendre comment on peut se passionner pour un tel jeu quand on a dépassé 10 ou 11 ans (et encore : je crois bien me souvenir que cela ne m'a jamais particulièrement amusé, même à cet âge). En plus de me réveiller, ces crétins congénitaux ont flanqué aux chiens une “venette biblique”, comme disait Flaubert, et, me levant, j'ai trouvé Swann et Elstir serrés l'un contre l'autre au fond de la salle de bain. Bergotte, elle, semblait au contraire s'en moquer royalement. Comme à ce moment-là, une nouvelle salve retentissait devant notre portail ou peu s'en faut, je n'a pas pu résister : sortant (à poil) sur la terrasse, j'ai gueulé comme un putois que ça suffisait comme ça ; gueulante qui n'a eu évidemment aucun effet notoire. Ce matin, Catherine m'a dit : « S'ils faisaient exploser des pétards à trois heures du matin, c'était dans le but d'emmerder le monde ; tu as dû leur faire bien plaisir en criant… » Elle avait évidemment raison ; mais on n'est pas toujours maître de ses nerfs. Il n'empêche : si par un hasard hautement improbable l'un ou l'autre de ces semi-mongoliens venait à lire ce journal, qu'il sache que je n'attends, pour les conchier tous, que ma prochaine diarrhée.
– Journée éclair à FD : arrivé à onze heures et quart, reparti à deux heures et demie – avec déjeuner entre les deux.
Mercredi 17 juillet
Huit heures.
– J'ai la tête pleine de ce livre que Desgranges veut me faire faire,
je ne pense plus à rien d'autre, c'en est presque inquiétant. Cela
devrait se tarir assez rapidement, dans la mesure où il ne me reste
guère qu'une cinquantaine de pages à relire (sur trois cents) et,
éventuellement, à éliminer. Ensuite, il me faudra expédier tout cela à
FD, l'imprimer, puis tenter de construire un livre à partir de tous ces
textes.
Je
ne sais si c'est lié, mais depuis que je m'occupe de cela, le blog est
en jachère et ce journal lui-même est à la limite de la friche. Encore
une fois, pour un type qui passe son temps à clamer qu'il n'est pas
écrivain, c'est assez pitoyable.
Jeudi 18 juillet
Sept heures dix. –
Journée plutôt active, malgré la chaleur assez pesante (pour des
épaules normandes…). J'ai commencé par tondre le jardin dès neuf heures,
“à la fraîche” comme on dit ; plus exactement la petite partie de
jardin où, curieusement, l'herbe s'obstine à pousser et à rester verte,
au lieu de roussir en se rabougrissant comme elle a le bon goût de le
faire partout ailleurs. Puis, six mille signes à propos de Jayne
Mansfield, l'accroche de ce papier magazine étant que sa fille, Mariska
Hargitay tient le rôle principal dans une série policière américaine
diffusée ici par TF1, New York, unité spéciale. Cet après-midi,
j'ai fini de relire et amender les textes qui doivent venir prendre
place dans le futur livre pour les Belles Lettres. J'arrive à 600 000
signes, exactement comme me l'a demandé Desgranges. Mais je me demande
si je ne vais pas enlever encore deux ou trois textes qui me semblent
mériter à peine d'avoir franchi la barre. Il me reste maintenant à
imprimer ces trois cents pages à FD, lundi ou mardi prochain, puis à
m'attaquer au classement de tout cela, afin d'essayer de transformer
cette masse informe en un véritable livre ; il n'est pas dit que j'y
parvienne, même si je commence à voir à peu près la chose se dessiner
dans mon esprit – s'esquisser serait d'ailleurs plus conforme au flou de
ma “vision”.
Après
quoi, j'ai encore trouvé l'hallucinant courage de m'engouffrer dans la
voiture surchauffée afin d'aller faire quelques courses à Pacy : pain,
packs d'eau minérale pour les humains et 28 kg de croquettes pour les
chiens ; chiens que Catherine a consciencieusement et abondamment
arrosés au tuyau afin de les rafraîchir, et sous prétexte – on sent
qu'elle ne transigera jamais sur ce point – que cela leur “fait du
bien”. Eux-mêmes ont l'air d'un avis sensiblement différent, si l'on en
juge par leur empressement dès qu'il s'agit d'échapper à cette douche ;
mais ils ne gagnent jamais, l'esprit finit toujours par vaincre la
matière, et tout ce petite monde se retrouve dégoulinant et ébouriffé.
Avec tout cela, pas lu une ligne.
Vendredi 19 juillet
Sept heures et quart. – Reçu ce matin le petit livre posthume de Philippe Muray, Causes toujours,
publié par L'Archipel. Il s'agit, si j'ai bien compris, ce n'est pas
très clair, de chroniques restées inédites. Je dis “si j'ai bien
compris” car, sur les quatre ou cinq que j'ai lues tout à l'heure, l'une
m'a semblé assez familière, avec comme un air de déjà vu. Il est bien
possible qu'il y ait une petite entourloupe là-dessous ; mais enfin, le
volume est agréable et peu coûteux.
–
J'ai eu à écrire, pour FD, cinq mille signes sur une histoire
absolument horrible ; celle d'un couple homosexuel vivant à Brisbane
(l'un est australien, l'autre américain), qui, en 2005 a eu recours au
services d'une mère porteuse russe afin qu'elle leur fabrique un enfant à
partir du sperme de l'un des deux (ma maigre documentation n'était pas
très claire quant à l'identité du “donneur”). Coût : 8000 dollars. Dès
que le petit garçon a eu 22 mois, les “deux papas”, comme les nommait
avec un ravissement énamouré la presse australienne il y a encore peu de
temps (titre de l'un des articles, en 2010 : Deux papas valent mieux qu'un !
On va voir à quel point), les deux papas, donc, ont commencé à le
violer tous les deux. Puis, joignant l'utile à l'agréable, comme je
dirais si j'étais d'un répugnant cynisme, ils se sont mis à le proposer
aux amateurs sur divers réseaux pédophiles internétiques, et à sillonner
le monde avec l'enfant pour assurer eux-mêmes la livraison à leurs
clients. Des clients, il y en eut en Australie d'abord, aux États-Unis
ensuite, puis en Allemagne et même en France. Les viols étaient
consciencieusement filmés par les “deux papas”, les films servant
ensuite à faire l'article sur internet pour démarcher de nouveaux
amateurs. Ce sont ces films qui, en 2011, ont finalement mis les
policiers américains sur la piste de nos sympathiques dégénérés ; ils
ont été arrêtés en Californie en février 2012. À l'heure actuelle Peter
Truong attend son procès en Australie, cependant que Mark Newton vient
de se voir condamner à 40 ans de prison par la cour fédérale de
l'Indiana. Au cours de son procès, Newton a déclaré que le fait d'être
père lui avait permis de vivre les plus belles années de sa vie.
Il
me semble aller de soi que l'on ne peut tirer aucune morale ni
enseignement d'une monstruosité de ce genre, ni contre, ni évidemment
pour le mariage homosexuel ; pas d'avantage pour ou contre la tristement
fameuse “gestation pour autrui” : les exemples de couples hétérosexuels
vendant à des “pédophiles” leurs enfants biologiques sont suffisamment
nombreux et courants pour stopper dans l'œuf toute velléité de
divagations à ce sujet. En revanche, il n'est pas interdit, ce me
semble, de partir de là, de ce cloaque, pour réfléchir un peu à la
vision angélique que peuvent avoir de l'homme, de sa nature, de ses
profondeurs obscures, ceux qui n'ont à la lèvre que les lendemains qui
chantent – et qui, hélas, nous les préparent.
Samedi 20 juillet
Quatre heures et demie.
– Comme il fait de plus en plus chaud, et que j'étais requis ailleurs
ce matin, j'ai décidé, vers midi, que je n'écrirai pas aujourd'hui, ni
demain, l'article que je dois à Enquêtes, mais que je partirais
tôt lundi pour le faire à Levallois, dans mon bureau climatisé.
Moyennant quoi, avec une logique imperturbable, j'ai tout de même passé
l'essentiel des heures les plus chaudes ici, dans la Case. Mais c'est
qu'il m'est soudain venu l'idée que je pouvais faire avancer un peu mon
“anthologie générale”. J'ai donc créé deux nouveaux documents Word,
correspondant chacun à l'une des deux parties de l'ensemble : Mémoire d'en France et En territoire ennemi.
Puis, j'ai repris les textes un à un, afin de les placer ici ou là,
selon leur tonalité générale (ce qui ne fut pas si commode pour certains
d'entre eux, qui auraient très bien pu prendre place dans l'une comme
dans l'autre). Au départ, je m'étais dit que je ne voulais pas de deux
parties égales, que pour bien faire il faudrait que la première, Mémoire d'en France, correspondît à peu près aux deux tiers de l'ensemble. Eh bien, lorsque j'eus terminé mon petit dispatching,
ce fut pour constater que cette première partie comptait environ 400
000 signes et la seconde 200 000. Lundi, je vais imprimer tout cela, il
ne me restera ensuite qu'à ordonner, structurer chaque panneau du
diptyque.
L'avantage,
me semble-t-il, de cette division en deux, est que je vais pouvoir
éviter les “blocs” trop importants (importants en volume, veux-je dire),
simplement parce que, par exemple, certains textes parlant de cinéma
vont se retrouver dans la première partie, cependant que d'autres iront
prendre place dans la seconde – même chose pour les critiques de livres,
etc. Cela devrait permettre d'aérer un peu l'ensemble, de “donner du
jeu”.
–
Ce soir, nous recevons Rémi (El Desdichado, sur les blogs…), qui ira
assister avec Catherine à la messe que le père Éric célèbrera en
l'église du Plessis-Hébert, donc au bout de la rue. Ensuite, petit dîner
sans “chichis” (fait trop chaud pour les chichis…) ; j'ai mis deux ou
trois bouteilles au frais, davantage pour moi que pour Rémi, d'ailleurs,
vu qu'il lui faudra reprendre ensuite sa voiture pour rentrer à Évreux.
–
Je crois n'avoir encore jamais dit ici que j'avais été contacté, il y a
déjà quelques mois maintenant, par le représentant d'une société
d'édition basée à Bruxelles, laquelle a racheté les droits des
collections éditées précédemment par GdV afin d'en sortir de nouvelles
éditions “numérisées”. Il faut donc, demain, que je pense à signer les
contrats qui m'ont été envoyés la semaine dernière, et surtout que
j'établisse la liste des BM écrits par moi, afin de jouir de mes droits
d'auteur éventuels – très éventuels d'ailleurs, car je ne crois
absolument pas au succès d'une telle opération. Mais enfin, si dans un
an et demi ou deux quelques centaines d'euros me tombent du ciel belge,
je serai tout à fait content de les prendre et de les dépenser.
De
même ai-je décidé que les mille euros d'à-valoir que devraient me
verser les Belles Lettres (je n'ai toujours vu venir aucun contrat…)
seraient dépensés à mon bénéfices exclusif, et non versés au “pot
commun” comme c'est d'ordinaire la règle. Ils le seront en la boutique
Weston de l'avenue Victor-Hugo, où je troquerai mes bottines et
richelieus à l'agonie contre deux paires des mêmes, mais neuves. Cela
dit, comme je viens déjà, mercredi dernier, d'y acheter une paire de
mocassins noirs, je vais largement dépasser mon modeste budget, vu les
tarifs pratiqués par ces dignes chausseurs limougeauds.
Lundi 22 juillet
Sept heures et demie. –
J'ai passé vingt minutes, ce matin, à me traiter d'abruti tandis que,
aux alentours de neuf heures, j'étais coincé dans un infernal bouchon
sur l'A 14 (alors que tous les Parisiens sont censés être en vacances…).
L'idée était de partir très tôt de la maison afin d'écrire “à la
fraîche” et à Levallois l'article pour Enquêtes que je n'ai pas fait ce week-end pour cause de chaleur assommante dans la Case. Mais
lorsque je me suis retrouvé bloqué, il m'est apparu que j'aurais aussi
bien pu, ce matin, profiter de la fraîcheur de la nuit pour écrire cet
article à la maison, et ne partir qu'ensuite, travail fait, sur les
coups de dix heures, assuré alors de n'avoir aucun encombrement à
affronter. Je n'en revenais pas d'avoir été aussi bête, c'en était
presque comique. À part ça, rien de particulier à signaler, sinon la
chaleur, évidemment ; mais ça, franchement…
–
Ah si, tout de même : j'ai trouvé le temps d'imprimer les quelque trois
cents pages de la future anthologie, et non sans mal : l'imprimante
située au secrétariat de rédaction (ou plus exactement dans un réduit
surchauffé faisant tampon entre le secrétariat de rédaction et la salle
de la maquette) m'a comme de juste offert un magnifique “bourrage
papier” en plein milieu, lequel n'a pu être réglé par mes soins et a
donc nécessité l'intervention d'un dépanneur spécialisé ; celui-ci, à
mon profond étonnement, est arrivé presque dans la minute, alors que je
ne l'attendais guère avant demain, sachant comment fonctionnent ces
modernes “sous-traitances” de services. Donc, finalement, tout fut
imprimé. Il me reste maintenant à classer et ordonner tous les textes –
ce qui était le but de cette impression car, j'ai eu beau y réfléchir,
je n'ai pas trouvé le moyen de réaliser cette opération directement sur
l'ordinateur. Donc, retour aux bonnes vieilles méthodes. La seule chose
qui me chagrine un peu est que le travail ne sera pas fini vendredi,
pour aller déjeuner chez Desgranges : j'aurais bien aimé lui apporter le
produit fini. D'un autre côté, comme je n'ai toujours pas vu arriver le
moindre contrat des Belles Lettres…
Mercredi 24 juillet
Huit heures dix. –
Il est bien pauvre, ce journal, par ces temps de chaleur. Mais il est
vrai que je n'ai aucune envie d'écrire ici, ni rien à y dire, assommé
que je suis par les celsius. Durant ces quelques jours (ils ne sont
jamais bien nombreux) où la chaleur s'abat sur la Normandie, je me rends
compte, chaque fois, que jamais je n'irai vivre dans ces imbéciles pays
du sud (de la France) où le soleil règne en maître : je suis un homme
de la pluie.
(Et pourtant, élan irréconciliable avec ce que je viens de dire, quels souvenirs j'ai de ces deux ans passés en Algérie !)
Jeudi 25 juillet
Six heures. – France Dimanche
ayant apparemment oublié mon existence de toute la journée, j'ai passé
l'essentiel de mes heures à transporter dans un nouveau document Word
les textes censés composer mon futur livre, dans l'ordre où j'ai décidé
qu'ils devaient se présenter à l'hypothétique lecteur ; tâche peu
compliquée mais fort longue, d'autant plus que, naturellement, je n'ai
pu résister au besoin de tous les relire un à un à mesure de leur
“transbordement” d'un document dans l'autre. J'ai du reste bien fait de
m'imposer ce travail, car j'ai encore trouvé nombre de choses à
améliorer. J'en suis environ aux deux tiers, soit à la fin de la
première partie, Mémoire d'en France, et je me suis arrêté là car
ma prose commençait à me sortir par les yeux et je n'étais plus bon à
grand-chose. Illusion ou réalité ? Il me semble, jusqu'à maintenant, que
l'enchaînement des textes est logique et que l'ensemble se tient plutôt
droit – mais à ce stade de fatigue, et frôlant l'indigestion, je ne
suis plus sûr de rien.
–
Demain, je déjeune chez les Desgranges, afin que Michel et moi parlions
de ce livre, justement. J'irai sans Catherine qui, compte tenu de ses
actuels problèmes de hanche (mais est-ce bien la hanche ? Ou la cuisse
?) ne tient pas tant que ça à passer la moitié de la journée dans la
voiture. Je ferai donc les deux trajets seul, avec l'iPod. Et en
remerciant le Ciel de m'avoir poussé à acheter (là, le Ciel en question
proteste violemment quoique de façon muette) une voiture de salaud de
bourgeois, c'est-à-dire nantie d'une climatisation parfaitement
irréprochable.
Vendredi 26 juillet
Huit heures et quart. –
Journée fort agréable, mais qui l'aurait été encore bien plus s'il
n'avait pas régné sur la Normandie une température stupidement
méditerranéenne. Du point de vue de l'alcool, j'ai été, j'ose le dire,
exemplaire : refusant roidement le whisky proposé par Agnès Desgranges,
je me suis contenté de deux bières avant de repasser à l'eau minérale
durant le repas : exploit dont je suis, de retour à la maison, occupé à
me récompenser par quelques Ricard raisonnablement tassés.
Nous
avons, Michel et moi, finalement peu parlé de mon futur livre, ce qui
est somme toute logique puisqu'il ne l'a pas lu. Il n'a pas l'air
convaincu de la pertinence du partage en deux parties. Sur le moment,
j'ai trouvé cela un peu ennuyeux dans la mesure où la répartition
générale des textes dépend de ces deux parties. Ce n'est que sur le
trajet du retour que je me suis dis ceci : au fond, il suffirait de
“supprimer les échafaudages”, à savoir les deux feuilles de titre
indiquant ces parties. Le principal est que (mais ce n'est pas assuré,
hélas) l'ensemble se tienne sans ces étais, en effet un peu artificiels.
Il est prévu que je lui envoie le manuscrit terminé la semaine
prochaine et qu'on en reparle ensuite.
–
En ce moment que l'on appelle l'apéritif, Michel s'est lancé (sur mon
incitation ? Oui, je crois bien) dans un long développement concernant
Jean-Edern Hallier, qu'il a bien connu (et dont il me dit qu'il continue
à bien l'aimer, et même qu'il manque cruellement aujourd'hui, ce que je
serais assez enclin à croire). Il fourmille d'anecdotes drolatiques à
propos de ce personnages assez bizarre, “hors normes” comme on dit de
nos jours, dont il a été la victime de certaines. Par exemple celle-ci :
Les Belles Lettres devaient publier un livre d'Hallier ; en fait, si
mes souvenirs sont justes, un recueil de textes déjà publiés ailleurs,
séparément. Le livre est fait, prêt à paraître. Coup de fil de Hallier à
Desgranges : « Il faut mettre tout au pilon : je suis invité chez
Pivot, mais il annule l'invitation si tel et tel et tel textes sont dans
le livre. » Le livre est mis au pilon, on en tire en catastrophe une
nouvelle version, comprenant plusieurs pages blanche barrées d'un gros
“censuré”. Là-dessus, Hallier arrive chez Pivot, se livre à son
éblouissant numéro de vendeur habituel. Puis annonce ceci (c'est moi qui
souligne) : « Pour ce qui est des pages censurées par mon éditeur,
je peux vous les envoyer si vous écrivez à telle adresse (ou téléphonez
à tel numéro, je ne sais plus). L'adresse (ou le numéro) est celle des
Belles Lettres, et Hallier vend les pages “censurées” deux ou trois
cents francs (j'ai oublié la somme exacte). Desgranges me dit que,
renseignement pris, Pivot n'avait évidemment rien demandé, que
l'entourloupe était née du cerveau fertile de Jean-Edern.
Il
me raconte aussi une histoire de haine entre Jean-Edern Hallier et
Bernard Tapie, presque aussi amusante, mais plus embrouillée et surtout
plus longue à raconter.
Ah,
oui, tout de même, celle-ci : à l'époque dont on parle (il y a au moins
vingt ou vingt-cinq ans), Hallier voulait devenir directeur des
éditions des Belles Lettres – dont Desgranges était le P.-D. G.
Celui-ci, on le comprend assez bien, rechignait. Or, voilà que le borgne
Hallier devient aveugle. Desgranges, terrorisé par l'idée de la cécité
comme je le suis moi-même, et comme doivent l'être tous les gens qui
fréquentent les livres, Desgranges l'appelle à la clinique où il se
trouvait. Et Hallier : « Bon, maintenant, tu vas me nommer directeur,
non ? Tu ne vas pas refuser ça à un pauvre aveugle ? »
Desgranges
me dit que, dans l'histoire des lettres françaises, aucun écrivain n'a
déployé une telle énergie et un tel savoir-faire au service de sa propre
publicité depuis Voltaire. Il a sans doute raison. Au moment où j'écris
cela, cependant, je pense à Chateaubriand, qui me semble avoir été
assez doué aussi, en ce domaine : j'aurais dû lui poser la question.
Là-dessus, on s'est plus ou moins accroché sur le marquis de Sade. C'est parti d'une remarque (non : d'une affirmation
: Desgranges procède toujours par affirmation, c'est ce qui me
réjouissait et me fascinait chez lui lorsque je l'ai connu, il y a plus
de trente ans) de mon hôte, disant que le XVIIIe siècle était vraiment
pauvre en écrivains par rapport à celui qui l'avait précédé. A priori
nous étions d'accord, et ce n'est pas très compliqué de l'être puisqu'on
voit mal quel siècle pourrait concurrencer, de ce point de vue, le
XVIIe. Mais à vouloir trop prouver…
Il
a dit : « Voltaire et Rousseau ! » Fort bien, nous étions d'accord : ce
sont évidemment les deux grands écrivains de ce siècle-là. J'ai tout de
même risqué timidement (je suis toujours, face à Desgranges, le jeune rewriter inculte qu'il a embauché, et j'ai plaisir à le demeurer…) le Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste.
C'est alors qu'il a eu cet argument merveilleux de mauvaise foi : ces
deux textes n'ont pas été publiés sous son nom ni de son vivant (ce qui
est vrai), donc ça ne compte pas ! J'en suis resté scié, durant quelques
secondes. Et j'ai attaqué sur Sade.
Si
je ne sais qu'une seule chose à propose de Sade, c'est celle-ci : au
XXIe siècle, soit deux cents ans après qu'il a écrit ses livres,
personne, je crois, vraiment personne, ne dit jamais quelque chose comme
: « Sade ? Mouis… de temps en temps… c'est pas si terrible qu'on le
dit… Pas mal mais bon… » Non. Les gens qui ont lu Sade, qui l'ont
vraiment lu, se partagent en deux camps évidemment irréductibles, et
probablement exagérés les deux : ceux qui considèrent qu'il est un
malade mental sans le moindre talent littéraire, et les autres qui sont
assurés qu'il est le “génie noir” de son siècle, l'œil du cyclone, etc.
Il n'empêche que, deux siècles après sa mort, il est encore l'un ou
l'autre, l'un ET l'autre : il n'est pas rien.
Je
persiste à trouver que Sade est le troisième grand écrivain du XVIIIe
siècle (même s'il déborde sur le XIXe), et le plus radical, celui qui
fait peur, parce qu'il ne cède jamais rien, ne laisse à son lecteur
aucune échappatoire. il n'y a pas de fenêtre chez Sade, on est toujours
entre des murs épais (ceux de ses prisons ?) Il faudrait tout de même
essayer de comprendre comment il a parcouru tout le XIXe siècle
souterrainement pour ressurgir au nôtre – et ressurgissant aussi injustifiable.
On
ne cesse, à notre époque, de nous dire qu'un artiste, pour être
intéressant, doit être “unique”. Eh bien ! qui est unique, en ce XVIIIe
siècle finissant, en ce monde qui bascule dans une modernité dangereuse
(qu'il appelle de ses vœux d'ailleurs, parce qu'il cherche la mort du
monde et de lui-même) ? Qui ne ressemble à personne ? Qui semble être un
monstre surgi d'enfers insoupçonnés ? Notre modernité fait semblant
d'adorer les enfers, mais à condition qu'il y ait toujours un petit coin
de paradis rédempteur, là-dedans, quelque chose qui permette de “croire
en l'homme”, comme on s'est mis à y croire justement au XVIIIe siècle.
Il
n'y a pas moyen de sauver l'homme, chez Sade. On n'a que sa face
grimaçante, morbide, et surtout prisonnière. Car le vrai scandale est
là, je crois : chez Sade, la liberté est impossible ; de même que sont
impossible toutes nos illusions. Sade est l'anti-bisounours radical.
Samedi 27 juillet
Sept heures vingt. –
Eh bien, voilà : le livre pour les Belles Lettres est terminé, du moins
de mon point de vue ; il faut voir ce que va en dire Desgranges, les
observations et critiques qu'il va trouver à me faire, comme c'est du
reste son rôle d'éditeur. Finalement, après avoir tout bouclé, j'ai
décidé de supprimer les indications de parties (les deux titres, en
fait), mais tout en conservant exactement la même structure. Disons que
les deux parties sont toujours là mais que je leur ai ôté leurs
banderoles.
–
Depuis un petit quart d'heure, le vent souffle fort, le ciel est plombé
et il pleut ; ce qui a immédiatement eu deux conséquences heureuses.
D'abord la température a chuté de quelques degrés ; ensuite, la fête qui
s'annonçait hélas sur la grande pelouse des voisins de derrière s'est
immédiatement rapatriée à l'intérieur, supprimant ainsi les cris, rires
et “musiques” qui parvenaient désagréablement à nos oreilles depuis une
petite heure. Catherine et moi prions pour que la pluie dure le plus
longtemps possible – mais c'est sans doute parce que nous avons mauvais
fond.
Ce
serait d'ailleurs très bien que le temps se détraquât pour de bon
(c'est-à-dire, d'un point de vue normand, qu'il revînt à la normale) car
je dois, demain, écrire deux articles, cinq mille signes pour FD et
huit mille pour Enquêtes. S'il faisait trop chaud dans la Case
demain après-midi, je serais obligé de remettre l'un des deux à lundi
matin, et très tôt puisque je dois ensuite aller à Levallois.
À
propos de Levallois, j'ai appris avec un certain accablement que l'A 14
serait fermée durant deux semaines, à partir de lundi, dans le sens
Paris-province ; ce qui va me contraindre, pour rentrer le soir, à faire
le détour jusqu'au pont de Saint-Cloud pour y prendre l'A 13 à son
commencement. Je prie pour que, au moins, il n'y ait pas de travaux trop
importants sur les quais, entre Levallois et le pont en question.
(Damnation
! j'ai l'impression que le ciel s'éclaircit dangereusement vers
l'ouest. Si le soleil revient, les voisins vont évidemment ressortir et
célébrer bruyamment son retour…)
Dimanche 28 juillet
Huit heures. –
Fichtre ! j'en arriverais à m'impressionner moi-même ! Ce matin,
j'étais, si je puis dire, sur Claire Chazal dès dix heures moins le
quart ; à onze heures et demie les 5500 signes étaient écrits. Le temps
d'aller à la maison boire un café avec Catherine et j'étais de retour
ici pour écrire les 8500 signes que me réclame Enquêtes, lesquels
furent en effet menés à bien. Avec même un court billet entre ces deux
travaux, et la lecture complète du dernier numéro de la NRH. Pas à dire :
quand la température baisse, l'énergie remonte.
(Je
ne sais pourquoi, je viens de me dire, en finissant le paragraphe
précédent, que j'allais devoir publier mon journal de juin demain ou
après-demain, si je veux respecter mes propres édits. Or, me voilà
soudain persuadé d'avoir oublié, lors de mes différentes relectures, de
lui trouver un titre, ce qui va en impliquer une supplémentaire, au
moins partielle ; m'est avis que le premier titre qui se présentera sera
le bon.
–
Une taupe a fait son apparition entre la haie et le cerisier, si l'on
en juge par la grosse taupinière qui est sortie de terre aujourd'hui. Il
y en avait une au même endroit lorsque nous avons acheté la maison, en
2002, elle est restée là durant deux ou trois ans, puis a dû mourir, et
aucun jeune n'est venu reprendre ses galeries (chez les taupes non plus,
les jeunes ne veulent plus rien foutre…), jusqu'à maintenant, donc.
Catherine s'est mise à la plaindre, en pensant aux travaux de réfection
auxquels elle devait probablement faire face, dans ce logement abandonné
aux affronts du temps depuis dix ans. De là, nous avons embrayé sur le
thème classique : puisque ces animaux sont incapables de se bâtir un
abri ex nihilo et sont obligé de retaper les vacants qu'ils
parviennent à trouver, comment a fait la première taupe de la création ?
L'éternel problème de l'œuf et de la poule, comme on voit. Il reste
tout de même frappant de penser que, sur toutes les taupes vivant sous
cette fucking planète pas une ne serait fichue de se construire
un nid. Puis, nous nous sommes avisés qu'il en allait exactement de même
pour nous autres : si nous sommes encore capables de remettre en état –
ou au moins d'empêcher de s'écrouler tout à fait – une cathédrale
gothique ou un amphithéâtre grec, nous serions tout aussi incapable d'en
construire de nouveaux que ces malheureuses taupes – qui, du reste, ne
sont pas du tout malheureuses, contrairement à ce qu'un vain peuple
pense.
Mais
peut-être que le jour où Notre-Dame de Chartres s'écroulera dans
l'indifférence générale, après s'être lézardée, fendue, ouverte durant
un siècle ou deux, peut-être que ce jour-là les taupes aussi se
retrouveront à la rue. Nous sommes les taupes de la pierre, et nous
finirons dans leurs galeries.
Lundi 29 juillet
Huit heures et demie.
– Anniversaire de Catherine, donc, aujourd'hui. Nous n'étions pas
censés le fêter, mais nous l'avons fait pourtant : je suis revenu avec
une demi-bouteille de champagne Laurent-Perier pour elle, et
naturellement une demi-bouteille de Ricard pour moi.
Là-dessus,
et je ne saurais dire comment, nous nous sommes mis à parler de sa vie ;
de sa vie à elle, de sa vie avant moi. Et il nous est apparu – à moi
d'abord – que jamais Catherine, dans notre existence commune, ne m'avait
jamais vraiment parlé de tout cela. En tout cas, jamais de ses deux
maris successifs, se concentrant toujours…
Mardi 30 juillet
Six heures et demie. – … se concentrant toujours sur ses enfants et semblant tout à fait les évacuer, eux, les maris, de son existence. Lorsque je le lui ai fait remarquer cela, elle en a convenu très facilement, affirmant qu'au fond ils n'avaient jamais eu de réelle importance à ses yeux, contrairement à ses enfants. Bien entendu, il est exclu qu'elle ait pu omettre volontairement de les évoquer, dans la mesure où elle a toujours su que la jalousie m'était un sentiment inconnu, aussi bien dans ma vie conjugale avec elle que dans tous les autres domaines de l'existence, social, professionnel, etc. À plus forte raison je ne saurais être jaloux de son passé, de son “avant-moi” : ce me semblerait profondément ridicule.
–
Et pour aujourd'hui, rien à signaler, sinon que j'ai récupéré mes
vieilles – et presque agonisantes – Weston chez le cordonnier de Pacy.
Les retrouver affublées de semelles de caoutchouc m'a presque
fait l'effet d'un sacrilège, en tout cas d'une sévère, cruelle et très
injuste mutilation. Mais enfin, l'équipe chirurgicale westonienne les
ayant décrétées incurables, il fallait bien se résigner aux soins
palliatifs si l'on voulait les faire durer encore un peu.
Neuf heures vingt. –
Catherine me dit qu'elle a réfléchi à tout cela aujourd'hui : pourquoi
ne m'a-t-elle jamais parlé de Gilles B., son précédent mari ? Elle me
fournit cette réponse : parce qu'il n'ont jamais rien vécu ensemble. En
19 ans, à part les trois enfants qu'ils ont élevés, ils n'ont jamais
rien partagé. Elle a beau y réfléchir, elle n'a pas un seul souvenir
agréable qui les mettrait en scène juste tous les deux, lui et elle.
Elle me dit par exemple : « Jamais il ne m'a invitée au restaurant en
tête à tête. » Après quoi, comme elle vient de me dire qu'elle n'a
jamais eu aucun point commun avec ce mari-là, je lui fais observer qu'il
est heureux qu'ils ne se soient jamais retrouvés seuls au restaurant.
Se
trouver au restaurant ensemble, après dix ou vingt ans de vie commune,
c'est quelque chose de remarquable, si on est capable de le faire sans
s'ennuyer. Nous le sommes. Je ne me suis jamais ennuyé avec cette femme
qui est la mienne, même et surtout quand nous ne sortons pas de chez
nous. Par exemple, en ce moment, Catherine regarde ,je ne sait quel film
à la télévision ; quant à moi, je suis en train de pianoter sur ce
clavier. Eh bien, d'une certaine manière, nous sommes reliés, chacun
devant son écran : je ne sais pas ce qu'elle regarde, elle ignore ce que
j'écris, mais on reste indissolublement connectés, quoi qu'il arrive.
Mercredi 31 juillet
Trois heures et demie. –
Juste quelques mots en passant, histoire de conclure le mois en disant
qu'il fait trop chaud devant ce clavier pour y demeurer plus longtemps.
On verra ce qu'août va donner.
–
Ah, si, tout de même : hier, par mail, Rémi nous a invités à dîner chez
lui, à Évreux, un soir de la semaine prochaine, lorsque Jacques Étienne
sera son hôte. Nous avons évidemment accepté tout de suite ; ce sera
mercredi.
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