MON NOM EST OBERTONE
Vendredi 1er mars
Huit heures. – Les petites crevures stalinoïdes de Médiapart et leurs supplétifs de Libération s'agitent comme des forcenés pour tenter de découvrir qui se cache derrière le nom de Laurent Obertone, l'heureux auteur de La France orange mécanique
(non, décidément, ce titre ne me va pas…). C'est d'ailleurs bien parce
qu'il est heureux, en terme de ventes et de “présence médiatique”,
qu'ils ont lâché les roquets : comme le silence n'est plus possible, que
le feu menace la bicoque vermoulue, et que d'autre part ils sont
incapables de réfuter ce qui est énoncé dans le livre, ils cherchent à
déconsidérer, à salir l'auteur, de manière à annuler tout ce qu'il a pu
et pourra dire. Pour l'instant, ils en sont à l'associer à un
ex-blogueur qui s'appelait Le Pélicastre jouisseur : tant qu'ils tourneront autour de cet appât-là, ils ne seront pas au bout de leurs déceptions ni de leurs frustrations.
Il
n'empêche : on a beau se répéter que notre république “citoyenne”
ressemble de plus en plus à un satellite soviétique, on s'aperçoit
soudain, à la stupéfaction écœurée que l'on ressent devant ces groins
fouillants, que l'on n'y croyait pas encore assez ; mais que, en effet,
c'est là. Ces soi-disant journalistes ne se comportent pas encore comme
des S.A. ou des fonctionnaires du NKVD, mais ils sont bien engagés sur
la voie royale.
En attendant, nous autres, les futurs engoulagués,
occupons tant bien que mal le front de l'humour et de la dérision : à
l'heure qu'il est, une quinzaine de blogueurs (dont moi, mais
l'initiative en revient à Woland) ont déjà affirmé hautement, sur leurs
blogs respectifs ou en commentaire chez les uns et les autres, être le
seul et l'authentique Laurent Obertone – on va bientôt pouvoir fonder
une sorte de coopérative, ou d'élevage en batterie qui, de par notre
nature, puera encore plus qu'une porcherie bretonne.
–
Pas écrit la première ligne de mes cinq feuillets sur le conclave qui va
s'ouvrir (ou se fermer, c'est selon) ; je n'ai même pas fait mine de
vouloir m'y mettre. À la place, j'ai continué ma lecture assez
paresseuse du Dictionnaire égoïste de la littérature française,
en y trouvant plusieurs sujets de billets et un certain nombre de livres
à acheter d'urgence. Heureusement pour tout le monde je n'en ai rien
fait.
Samedi 2 mars
Huit heures. – Je suis “en échange de mails rapprochés” avec Laurent Obertone depuis hier ou avant-hier. Apparemment, il commence d'organiser sa contre-attaque vis-à-vis des roquets communistes (pour faire bref et clair) et a opéré sa jonction avec Goldnadel, cet avocat juif “non repentant” dont je lis toutes les chroniques hebdomadaires avec un intérêt jamais encore démenti à ce jour. Je viens de lui proposer de le mettre en rapport avec Rémi Pellet, dont les affaires de presse ne sont nullement la spécialité mais qui est un avocat d'une grande intelligence et pourrait le conseiller beaucoup mieux que le pauvre Moi ne saurait le faire.
Il se passe surtout ceci qu'Obertone, chemin faisant, me pose des questions à moi.
Or, je suis incapable de lui répondre, de lui répondre utilement,
intelligemment. Je n'ai aucune connaissance en ce domaine qui se met à
le concerner brusquement, et ces question peuvent être lourdes de
conséquences. Bien sûr, tout cela à tendance à m'exciter. Mais
c'est justement ce qui me fait me rétracter, ce verbe : on n'est pas là
pour jouer aux cowboys et aux Indiens ; mon petit frisson imbécile,
cette impression d'être Noël-Noël dans Le Père tranquille, ne doit pas me conduire à camper les vieux sages et à l'engager dans des voies impassibles (du mot impasse).
Le succès, à la fois mérité et inespéré, de son livre, fait qu'il se
retrouve sur la ligne de crête, et que, ne s'y attendant probablement
pas, il s'est présenté vulnérable (sa photo, présence à la télévision,
l'ESJ, etc.). D'un côté, il est intéressant que son exemple révèle à
quel point les kapos de Médiapart, Libération, sans doute Le Monde,
d'autres encore, ressortissent à l'Allemagne de l'Est de haute époque ;
mais d'un autre côté, il est question d'un homme, vivant, ayant une
existence, peut-être une famille, etc., dont on sent bien que, ne
pouvant le contrer, il s'agit de le broyer. Et je ne veux pas jouer avec
ça ; on n'est plus dans le “blogage”, là. Il va être question,
rapidement, de soutenir cet homme autrement que par l'humour – mais
comment ? Je ne sais pas trop. Pourtant, il faut le protéger des
miradors virtuels. J'ai failli ajouter quelque chose comme : « On s'y
emploiera. » Mais peut-être que non ; peut-être qu'on ne s'y emploiera
pas. C'est une pose martiale sans risque, ce « on s'y emploiera ». Bon,
attendons de voir la suite : les rats, hors leur nombre, ne sont pas
forcément très courageux.
– En dehors de tout ça
(j'adore ce genre de transition idiote, et de plus en plus), j'étais
venu ici pour parler de cette journée passée en partie chez mes parents.
Je suis (nous sommes : Catherine aussi) vraiment content qu'ils soient
désormais là, à 120 km de nous et, surtout, à 5 km de chez Isabelle et
Olivier.
Pour nous : on peut aller les voir souvent,
partir en milieu de matinée et être revenu pour l'heure du repas des
chiens (et de mon apéritif, mais ça diminue, de le dire, le côté “bon
fils” de la chose) ; chiens qu'on laisse évidemment ici, et dans le
jardin s'il ne pleut pas – sauf Swann qui, désormais, à bientôt douze
ans, est autorisé à garder la maison de l'intérieur.
Pour
eux : ils nous voient plus souvent mais nous supportent moins
longtemps. Je ne veux pas dire que mes parents ne nous supportent que
difficilement (encore que), mais simplement que, nous recevant à midi un
jour et sachant que nous allons disparaître le même jour à quatre
heures, ma mère n'a pas trop à se soucier de nous : elle a simplement à
nous nourrir entre notre arrivée et notre départ, et sans y faire trop
de frais.
Dimanche 3 mars
Sept heures et quart. – Mon frère a cinquante-trois ans.
–
Eh bien, j'ai fini par le faire, cet article sur le conclave ! J'y ai
même pris un certain plaisir, je dois dire. La seule ombre est qu'il a
mille cinq cents signes de trop, mais on verra à lui raboter la tiare
demain, à Levallois. En dehors de lui je n'ai rien fait d'autre que
poursuivre ma lecture de Dantzig. Ah, j'ai aussi mis en lien, sur le
blog, le billet excellent que Georges a consacré au passage, hier, de
Laurent Obertone chez le pitre Ruquier – émission que je n'avais pas
voulu regarder car je subodorais qu'elle serait pénible. Du reste, les
avis semblent partagés, à son sujet. Certains, comme Georges lui-même,
estiment qu'Obertone s'est fait plus ou moins massacrer ; d'autres –
Carine, Suzanne… – trouvent au contraire qu'il s'en est dignement tiré.
Mais il est vrai que ces deux femmes sont de nature optimiste, quand
Georges est une manière d'Alceste : ils peuvent difficilement voir les
choses sous les mêmes couleurs.
Lundi 4 mars
Six heures.
– Ce matin, à sept heures, la voix de Catherine : « Tu es réveillé ? »
Moi : « Oui… » C'était à la fois vrai et faux puisque c'est elle qui, en
me posant la question, venait de le faire. Je m'aperçois alors que je
suis incapable de localiser d'où a bien pu venir sa voix. Et puis, que
ferait-elle elle-même éveillée à sept heures du matin ? Pas trop son
genre… J'en conclus que j'ai dû rêver et me rendors. Cinq minutes plus
tard, la même voix : « Didier, tu peux venir, s'il te plaît ? » Là,
moins coltardeux, je me souviens qu'elle s'est couchée la veille
assez dolente. Je me lève, passe dans le petit salon jouxtant la
chambre, la découvre roulée en position fœtale sur un gros oreiller,
gémissant de la douleur qui lui cisaille le ventre. Sans trop
d'atermoiements j'appelle le samu, qui arrive une vingtaine de minutes
plus tard et me l'embarque.
Catherine sera opérée
demain matin (elle devait l'être ce soir, lorsque je l'ai quittée vers
cinq heures), une affaire de diverticule, un bidule intestinal qui a
explosé et n'aurait pas dû, l'affaire m'est restée obscure. Mais enfin,
quelque chose de tout à fait routinier, qui va la retenir quatre ou cinq
jours à l'hôpital d'Évreux. Lequel hôpital est flambant neuf (enfin, il
a tout de même deux ans) et est désormais situé presque en pleine
campagne, en bordure du golf de la route de Lisieux et non plus en
pleine ville comme l'ancien : cadre calme et agréable, grand parking
pour les visiteurs, éclat du neuf, etc. Plus un avantage non négligeable
dans une ville aussi gangrenée qu'Évreux : pour y venir du centre, il
faut sans doute prendre un ou deux bus, y perdre pas mal de temps, ce
qui doit suffire à décourager un certain nombre de jeunes-à-guillemets
ne sachant pas quoi faire de leur après-midi ou soirée et désirant faire
profiter les malades de leurs nuisances sonores. De fait, les halls et
couloirs semblaient bien tranquilles, le temps que j'y ai passé cet
après-midi.
Il va de soi que, au vu des circonstances,
je ne suis pas allé à Levallois aujourd'hui ; je semble n'avoir manqué à
personne. J'irai demain normalement, mais tâcherai d'en repartir tôt
pour pouvoir passer à Évreux. (Passer n'est d'ailleurs pas le mot, puisque, venant de Paris, Évreux se trouve à une vingtaine de kilomètres au-delà la maison.)
En tout cas, me voilà au bord d'une soirée en solitaire. Je me demande bien comment je vais choisir de l'occuper…
Neuf heures.
– Impression bizarre de cette soirée. Ce n'est évidemment pas la
première fois que je suis seul dans cette maison alors que Catherine est
ailleurs. Du reste, j'ai fait exactement la même chose que les autres
fois qu'elle était absente : siroter une boisson alcoolique en écoutant
Piaf.
Sauf que, là, aujourd'hui, Catherine est à
l'hôpital, ce qui est, à mon sens, parfaitement anormal : en principe,
c'est moi que l'on conduit en ces antres sur une civière, et elle qui
tient la maison. D'une certaine manière, même si son hospitalisation ne
doit inquiéter personne, est troublant ce renversement des choses. Et je
pensais, tout à l'heure, au salon, écoutant Piaf en buvotant un verre
de pastis (oh, la petite transgression !) que mon père avait dû vivre
quelque chose d'à peu près semblable, il y a un an ou deux (vérifier
dans le journal), lorsque ma mère s'est retrouvée clouée sur ce genre de
lit où se trouve Catherine aujourd'hui. Je suis sûr qu'il a erré (ils
étaient encore à Sedan, alors, et je peux suivre en pensée ses trajets
au millimètre) dans une maison devenue brusquement assez inhospitalière,
en tout cas froide. Il a même dû être plus perdu que moi, parce que mon
père et ma mère, si l'on excepte ces deux années 1972-1974 où mon père
est parti seul à Djibouti, cependant que ma mère venait vivre à Orléans
avec leurs trois enfants communs, dont moi, l'aîné, qui commençait à
devenir un peu pénible, ne se sont jamais séparés d'une journée.
(Je
suis en train de m'emmêler dans mes phrases, et aussi dans mes
souvenirs : évidemment que mes parents se sont parfois séparés, hors ce
que je viens de dire. Ce n'était jamais long, et surtout il n'était
jamais question d'hôpital, ce qui nous ramène à notre pitoyable
aujourd'hui.)
Mardi 5 mars
Sept heures.
– Je commence à être excédé de cet hôpital d'Évreux, tout flambant
neuf qu'il est. Catherine, qui devait déjà être opérée hier a finalement
été “remise” à aujourd'hui. Du coup, évidemment, pas question de manger
ni même de boire quoi que ce soit depuis ce matin. On lui avait dit
“dans l'après-midi” sans plus de précision. À mesure que l'heure
tournait, dès qu'une infirmière se pointait dans sa chambre, c'était
systématiquement “bientôt” ; jusqu'au moment où l'une, plus franche ou
pas au courant qu'il fallait dissimuler la vérité, lui a avoué que les
opération viscérales étaient toujours les dernières de la
journée, sauf cas de réelle urgence bien entendu. Et, il y a un instant,
retour de Levallois, quand j'ai appelé dans la chambre de Catherine, en
espérant n'obtenir pas de réponse, j'en ai obtenu une, la sienne. Ce
fut pour m'apprendre qu'elle ne serait encore pas opérée aujourd'hui
mais peut-être demain. Évidemment, on peut toujours voir le bon
côté des choses et se dire que si on la repousse avec autant de
nonchalance, c'est que son cas ne doit pas être bien sérieux. Le
problème est qu'on ne parvient pas à s'en persuader tout à fait. En
attendant, elle est partie pour une troisième journée de quasi jeûne,
avec seulement le repas du soir – et l'on sait ce que valent les repas
d'hôpital – si elle n'a pas été opérée.
Bien sûr, si elle ne peut pas manger, je puis toujours, moi, aller prendre un verre au salon.
Mercredi 6 mars
Trois heures. –
Je suis arrivé à l'hôpital à une heure tapante, les bras chargés non de
cadeaux mais d'objets utilitaires divers, ainsi que de livres et de
journaux idiots récupérés à Levallois hier. On m'a enlevé Catherine à
une heure et demie afin de la conduire au bloc opératoire, je suis donc
reparti moi aussi. J'appellerai les infirmières vers six heures afin de
prendre des nouvelles de la recousue…
– Carlos a 57 ans
aujourd'hui, ce qui signifie que mon tour n'est pas loin. Nous en
avions à peine 17 le jour de notre première rencontre, en novembre 1972.
Cinq heures. – Catherine vient de m'appeler à l'instant, la voix parfaitement claire, à mon grand étonnement. C'est la version la plus light
qui a finalement été retenue par le chirurgien : intervention minime,
grand nettoyage des intérieurs de Madame et pose d'un drain pour que
finisse de s'écouler le pus qui se trouvait là et n'avait rien à y faire
– mais pas d'opération au sens strict. Je lui ai demandé de me rappeler
dès qu'elle aura vu le chirurgien, tout à l'heure.
Jeudi 7 mars
Cinq heures.
– Catherine a énormément de mal à se mouvoir. De fait, elle serait bien
incapable de le faire sans aide. Elle souffre mais, assez bizarrement,
des épaules et non du ventre. Il paraît que c'est normal, ce serait un
effet secondaire du gaz (?) dont on l'a dilatée sur le billard, afin que
les instruments de vision puissent faire correctement leur travail – si
j'ai bien compris. Ça doit en principe se dissiper tout seul, mais
personne ne s'est risqué à lui dire en combien de temps.
Je
suis resté environ une heure avec elle : par expérience, je sais que
les visites, au-delà, deviennent vraiment pesantes, les blancs se
faisant plus nombreux que les bribes de conversation. Du reste, elle n'a
rien fait pour me retenir lorsque j'ai annoncé que j'allais peut-être y aller…
Elle
a émis l'idée que nous pourrions, dans l'avenir, prendre des sortes de
vacances mais sans quitter la maison. On mettrait éventuellement les
deux gros chiens au chenil, partirions dans la matinée avec Bergotte
pour visiter ceci ou cela, et rentrerions tranquillement chez nous le
soir. Et, lorsque nous en aurions assez d'être en vacances, il nous
suffirait simplement de décréter qu'elles sont terminées et, dans la
seconde, de fait, elles le seraient. L'idée m'a plu.
– Je viens de commander chez Amazon les Grandeur et servitude militaires (ce ne serait pas plutôt Servitude et grandeur ? Voilà que je ne sais plus…), que je n'ai jamais lues, Dieu sait pourquoi, ainsi que les Lettres d'Italie du président de Brosses, jamais lues non plus.
Neuf heures .
– Évidemment qu'on y pense, Catherine comme moi. On a soixante ans,
plus ou moins, donc hôpital = mort possible. Complication pénible, à
tout le moins. On n'en parle pas vraiment, ou alors en riant : on dédramatise.
En réalité, on ne dédramatise rien du tout, on est plus ou moins
tétanisé et on attend ; de pauvres lapins pris dans les phares. Bien
sûr, on peut toujours se moquer, dire que ce m'est une parfaite excuse
pour m'alcooliser gentiment tous les soirs, et ce n'est pas faux :
l'excuse est bonne. Sauf que ce n'est pas une excuse mais une raison.
J'ai parfaitement le droit de prendre quelques verres si cela m'aide à
penser mieux à Catherine. Et à moi. Et à nous – chabadabada. Car,
quoiqu'en pensent les culs serrés abstèmes, l'alcool aide parfois à
mieux penser ; en tout cas plus vite, plus directement ; à passer
par-dessus soi pour atteindre à l'essentiel.
L'essentiel est que je suis seul ici
(Et
je viens de m'interrompre pour faire sortir le vieux Swann, car je
reste chef de meute, malgré qu'on en ait, et naturellement Elstir est
sorti en même temps que lui, parce qu'il ne semble pas pouvoir supporter
l'idée que son patron aille prendre l'air, ou une lappée d'eau fraîche,
sans lui.)
L'essentiel, disais-je, est que je suis
seul ici, dans cette maison qui n'est faite que pour deux (mon côté
“gros veau sentimental”, comme dirait Yanka), et dont je me demande
comment je pourrais l'occuper à moi seul si cela devait se produire.
(Et
ce vieux con de Swann, qui en a déjà assez d'être dehors, aboie tant
qu'il peut pour me faire lever : j'y vais. De toute façon j'ai envie de
pisser, et mon verre est vide.)
Que disais-je ? La
maison, ah oui. En fait, ce n'est pas la maison, c'est ma vie que je ne
parviendrais pas à occuper, comme du reste je n'y arrivais pas avant de
vivre avec Catherine (je suis un des seuls hommes qui ne peut dire :
avant de rencontrer Catherine, puisque chacun sait que nous nous
sommes rencontrés bien avant que l'histoire réelle ne commence). Je n'ai
jamais réussi à (je n'ai même jamais essayé de) remplir ma vie. Elle
était là, en jachère, improductive, pas excitante pour deux sous ; je la
regardais aller à vau-l'eau et je m'en foutais. Je m'en fous toujours,
mais moins puisque Catherine y est entrée. Si elle en sortait, je crois
que je reviendrais exactement à avant elle, mais avec un quart de siècle
en plus : ce serait intéressant à observer.
(Venant de
relire (pour savoir de quoi je parlais…) les trois ou quatre
paragraphes précédant celui-ci, je signale aux esprits moqueurs qu'ils
ne comportent pratiquement aucune faute de frappe, bien que j'écrive sur
le fucking portable de Catherine, ce qui tendrait à prouver que
je ne suis pas bourré et que, donc, je pourrais, si je voulais,
m'autoriser un verre supplémentaire – je viens d'ailleurs d'aller me le
servir, ne vous en déplaise.)
Néanmoins, le fait que je
continue à jacter tout seul ici pourrait bien prouver le contraire de
ce que je viens de péremptoirement déclarer : on verra demain matin, à
l'état de ma tête. Il reste que Catherine est à l'hôpital, qu'elle
souffre et n'est pas ici. Elle souffre de manière prévue par les
médecins, institutionnelle, mais ce m'est tout de même pénible,
au moins parce que je n'y puis rien faire. Et que, bien évidemment,
comme chacun, je ne sais pas me comporter face à cela : trop désinvolte,
mauvais comédien, ignorant du rôle ; et avec cette tendance
malheureusement naturelle, je crois, à minimiser toujours, à traiter en blague, alors que personne n'a envie de blaguer.
Il est possible qu'on puisse traiter par-dessus la jambe
une hospitalisation de sa femme ou de son mari quand on a trente ans,
puisque à trente ans on est évidemment immortel ; mais à soixante,
permettez-moi de vous le dire, l'hôpital devient vaguement menaçant, ne
serait-ce que parce qu'on sait qu'on y retournera bientôt – et que ce
sera plus grave, obligatoirement.
Bon, on va en rester là pour ce soir.
Vendredi 8 mars
Six heures vingt. – Catherine allait déjà nettement mieux aujourd'hui, parvenant à se lever, à passer du lit au fauteuil puis retour (misère ! on se croirait chez Brel…) sans aide. En principe, elle devrait sortir lundi au début de l'après-midi, si bien que j'ai proposé à mes vénérés patrons de décaler ma semaine de travail d'un jour vers le vendredi, afin d'être tout à fait libre de mes mouvements lundi – ce qu'ils ont accepté. Et je n'ai rien de plus à consigner ici (mais attendons un peu l'“effet apéro”…).
Neuf heures et demie. –
J'ai appelé Catherine il y a environ une heure, peut-être un peu plus.
Pour lui faire part d'une quelconque sottise. Je pensais la trouver
détendue, elle m'arrive en pleurs et assez considérablement souffrante.
Elle me raccroche assez rapidement au nez, persuadée, je suppose, que
de toute façon je ne pourrai rien pour elle. Du coup, bien que ce soit
le contraire de mon caractère, je décide de “faire le mâle”. Ça n'est
pas très compliqué : il suffit de téléphoner et de prendre sa grosse voix.
Montrer ses muscles, accepter d'être ridicule, dire par exemple : « Si
vous n'agissez pas tout de suite, je monte dans ma voiture et, dans une
demi-heure, je débarque ! » Le plus étrange, à mes yeux, c'est que cette
poussée de testostérones simulée semble avoir produit les effets
attendus.
Catherine m'a remercié au moins trois fois,
en deux coups de fil, d'avoir “fait le mâle”. Ça prouve juste qu'elle a
été étonnée que je le fasse : elle était sûre que, téléphone raccroché,
j'allais la laisser se débrouiller. En effet, c'est assez mon genre. Or,
ce soir, je l'ai fait, et franchement je ne suis pas peu fier, même si
c'est absurde !
Samedi 9 mars
Six heures. – Il n'y a rien à garder de ce que j'ai écrit ici, hier, à neuf heures et demie. Enfin, si : le fait précis que je voulais noter ; mais ensuite tout se dilue dans la considération filandreuse et le même détail trois fois répété à quelques lignes d'intervalle. Bref : un paragraphe d'homme à demi-saoul. C'est tout de même curieux, cet effet de l'alcool – en tout cas sur moi – de rendre l'esprit tout à fait méandreux, de le faire s'enrouler sur lui-même comme une coquille d'escargot, de le pousser à récrire sans cesse les mêmes mots, les mêmes éléments de phrases, comme si celui qui tente d'exprimer on ne sait trop quoi avait oublié ce qu'il a dit à la ligne précédente – ce qui est peut-être le cas.
– Pour ce qui concerne
aujourd'hui, j'ai trouvé Catherine débarrassée des douleurs qui lui ont
plus ou moins gâché la soirée d'hier, mais aussi de ses encombrantes
perfusions, se levant seule de son lit sans trop de difficultés, etc. Si
l'amélioration se poursuit à ce rythme, elle devrait être à peu près
ingambe lundi après-midi, lorsqu'il s'agira de revenir à la maison.
Quant
à moi, hormis les deux heures passées à l'hôpital et dans la voiture
pour m'y rendre ou en revenir, je n'ai fait que lire ; le Flaubert de Troyat dans un premier temps, puis La Tentation de saint Antoine
(les dix premières pages). Entre les deux, je m'étais accordé un
plaisir substantiel qui m'est refusé lorsque Catherine est en les murs :
engloutir une pleine assiettée de tripes convenablement brûlantes et
généreusement badigeonnées de moutarde. Les gens, nombreux, qui n'aiment
pas les tripes me demeurent en grande partie incompréhensibles ; autant
que ceux qui mangent des haricots verts par plaisir.
C'est
égal, il est temps que Catherine rentre, ne serait-ce que pour mettre
fin à cette déplorable coutume de l'apéritif quotidien, qui ne dure que
de huit heures à neuf heures et demie, mais pendant ce temps je ne chôme
pas du coude.
Neuf heures moins quart. – Dans son espèce d'autobiographie discographique de 1973, Et… basta !,
Ferré a cette attendrissante inconséquence : « L'âme de certains
individus m'empêchera toujours de croire tout à fait en Dieu. » Mais
s'il y a âme, il y a Dieu, non ?
Et il a aussi, dans le
même disque, cette autre, en deux fois. À un moment : « Ces fautes de
parler et de syntaxe qui me sont devenues insupportables… » Et à un
autre : « … après que les voitures soient passées ».
– Sinon, je viens d'écrire un petit billet anti-musulman en convoquant Apollinaire et sa Chanson du mal-aimé ; je ne suis pas mécontent de cette gaminerie.
Dimanche 10 mars
Huit heures. –
Étais-je destiné à être triste comme je le suis de plus en plus
souvent, et à tout propos ? Peut-on être à la fois triste et heureux ?
Sans doute, car je crois bien être les deux. La tristesse est d'ailleurs
plus récente que son associé : est-elle causée par mon âge ou par
l'état du monde, que je vois changer d'irrémédiable façon, et des plus
fâcheuses ? Quand je dis “du monde”… je m'en fous, du monde ! je parle
de la France, du monde familier. Y a-t-il du ramollissement
cérébral quand je me trouve ému d'une chanson de Montand ou de Gréco,
que pourtant je n'aime pas particulièrement, l'un ni l'autre ? Ce doit
être ça. Sinon, comment expliquer que me plongent dans la nostalgie
cafardeuse ces films, même médiocres, qui ont pour décor le Paris des
années cinquante, ou mieux encore la banlieue, la banlieue ouvrière, alors que je n'ai évidemment pas connu cette époque, ni ces lieux en elle ?
Bien
entendu, l'absence de Catherine joue son rôle, ainsi que l'effet
dépressif de l'alcool quotidien. Mais je suis triste aussi quand
Catherine est ici, il me semble ; et quand je ne bois pas. C'est juste
que, alors, je l'entends moins. Ces bouffées sont de plus
en plus fréquentes, je crois bien, donc ce serait effectivement l'âge.
Mais, à mesure que je vieillis, il n'en demeure pas moins vrai que ce
pays s'écroule et devient dément chaque jour davantage, je ne suis pas
seul à le voir, tout de même !
Comment tout cela
va-t-il se terminer ? Mal, forcément. (L'idiot, seul dans son fauteuil,
découvre la lune.) Et, malgré cela, en dépit de ce “fond”, ma vie me
semble tout de même bien heureuse. C'est à n'y pas comprendre
grand-chose.
Lundi 11 mars
Cinq heures. –
Pénible journée, et elle n'est pas fini. Elle a commencé par l'annonce
faite à Catherine qu'elle ne pourrait pas quitter l'hôpital aujourd'hui,
ni même sans doute demain, mais peut-être mercredi. Déception évidemment, qui plus est doublée d'un début d'exaspération car le médecin lui a affirmé qu'il n'avait jamais
été question qu'elle puisse sortir lundi, mais que, ce jour-là, on
commencerait à lui extraire son drain abdominal, opération qui,
apparemment, peut prendre deux à trois jours. Or, le praticien ment
effrontément puisque même les infirmières semblaient tenir pour acquis,
jusqu'à ce matin, que Catherine les quitterait bel et bien aujourd'hui.
L'explication la plus probable est que ce médecin a dû, pour cause de
week-end ou toute autre raison, oublier de donner l'ordre aux
infirmières, vendredi, de procéder à la dite extraction. Mais,
naturellement, il ne l'avouera jamais, eût-il la tête sur le billot.
Là-dessus,
en début d'après-midi, alors que je venais à peine de la quitter,
Catherine s'est mise à ressentir de violentes douleurs dans tout le
ventre. Une infirmière lui a dit qu'elle avait averti le médecin ; mais,
à quatre heure et demie, lorsqu'elle m'a téléphoné pour me tenir au
courant, Catherine n'avait toujours vu personne. Si bien que l'on est
toujours dans l'incertitude quant à la signification de cette douleur
impromptue et assez inquiétante.
Lorsque j'ai vu, dès
ce matin, la tournure que prenait les événements, j'ai tout de suite
appelé à FD pour demander s'il me serait possible d'avancer mes vacances
de la semaine prochaine à celle-ci : de ce côté, au moins, il n'y a pas
eu de problème. C'est heureux car je ne me voyais pas, en plus du
reste, être obligé d'aller faire le sapajou à Levallois. Il ne reste
plus qu'à espérer que Catherine sera tout de même sortie d'ici lundi
prochain…
Mardi 12 mars
Six heures et quart. – Il semble assuré que Catherine sortira demain en début d'après-midi : cela
(Coup
de téléphone d'elle, justement. Très menus propos de part et d'autre
(elle n'a rien fait de sa journée, évidemment, et moi à peine
davantage), qui ne méritent pas d'être consignés. Babillage interrompu
par l'arrivée de son repas, si ce nom reste adéquat à ce qu'on sert
comme nourriture dans les hôpitaux français.)
cela,
disais-je, me réjouit et m'ennuie tout à la fois ; me réjouit pour des
raisons qu'il n'est pas besoin de détailler, mais m'ennuie parce que je
prévois des difficultés neigeuses pour aller la chercher à Évreux – si
déjà je parviens à sortir la voiture de la descente de garage où j'ai
eu l'imprudente sottise de la garer hier. Sinon, il restera toujours,
j'imagine, la solution de l'ambulance.
– Je constate de
manière un peu plus évidente chaque année que je n'aime pas la neige,
ou en tout cas toutes ces petites difficultés domestiques qu'elle
engendre ; l'exil au Québec que nous avions un moment envisagé était
donc une fichue mauvaise idée. En ce moment, par exemple, elle n'est
vraiment installée que depuis quelques heures et je n'ai déjà plus
qu'une hâte c'est de la voir fondre ; au moins qu'elle cesse de tomber
comme une imbécile. Et cela suffit pour ce soir.
Sept heures et quart. –
J'ai dû la vexer. À peine avais-je écrit tout le mal que je pensais de
sa tyrannie poudrée que la neige me composait un parfait petit tableau
de fauteuil, tombant finement devant le réverbère dont la lumière orange
donnait au coin de jardin visible de ma place des airs de sucre
inemployé, serti de petites lucioles attentives. Il n'y manquait même le
lacet capricieux d'un pas, comme un souvenir de chien.
Mercredi 13 mars
Neuf heures. – Habemus papam,
donc : un Argentin qui s'appellera François 1er. Pour un Français,
c'est un peu dur, forcément. Non qu'il soit argentin, mais qu'il se
nomme François 1er. J'ai tout de même hâte de savoir pourquoi il a
choisi ce nom qu'aucun pape avant lui n'avait pris. En relation à saint
François d'Assise, supposé-je.
– Sinon, j'ai récupéré
Catherine, vers deux heures, ramenée par ambulance, puisque nous ne
savions pas s'il était possible d'aller d'ici à Évreux.
Jeudi 14 mars
Sept heures et quart. – Anniversaire d'Élodie : 43 ans ; elle en avait tout juste 20 quand je l'ai rencontrée pour la première fois.
–
On voit, à l'heure de mon arrivée dans ce journal, que les bonnes et
routinières habitudes ont été vite reprises : vrai repas – mais fort
simple car Catherine ne peut encore rester très longtemps debout –,
retour à un mode eau minérale de bon aloi et respect des horaires pour
passer à table. Quant à la journée, elle fut à peine plus active pour
moi que pour la malade, en dehors du fait que j'ai bien dû descendre à
Pacy pour y quérir quelques nourritures terrestres. J'ai eu la stupeur
de constater que le Super U de Saint-Aquilin prenait des allures d'échoppe
communiste, avec ses rayons aux trois-quarts vides ; il m'a fallu
quelques minutes pour me souvenir que cela fait trois jours que les
camions ne roulent plus, et pour établir une connexion entre ces deux
faits. Je serai donc obligé d'y retourner demain. Mais, en dehors de
cette échappée vers la ville, la journée fut toute lecture : les Lettres d'Italie du président de Brosses pour Catherine, et, pour moi, d'abord Nos vie hâtives de Dantzig, puis les premières pages de Servitude et grandeur militaires.
–
Comme il était facile de le prévoir, les hyènes modernœuses n'ont pas
tardé à gicler leur fiel sur le nouveau pape ; l'ancien était un nazi,
son successeur a couché avec le général Videla : la pantalonnade est
dans l'ordre des choses. Je me demande comment font ces gens pour ne pas
voir qu'ils se déshonorent gravement en propageant ce type de
calomnies. Stupidité congénitale ? Aveuglement idéologique ? Haine
psychiatrique de tout ce qui évoque le catholicisme ? Un cocktail de
tout cela, sans doute. D'un autre côté, comme je le disais en
commentaire sur un blog, si des Plenel et des Mélenchon, ces adorateurs
de Chavez ou Castro, et avant de Mao voire de Pol Pot, si eux avaient
trouvé du bien à dire de François 1er, c'est là qu'il y aurait eu du
souci à se faire.
Huit heures moins le quart. –
J'apprends à l'instant (et sur un blog de vieux ultra-gauchistes, ce qui
ne manque pas d'un certain sel…) que l'on dira “Pape François” et non
François 1er, ce qui à la fois me soulage et me semble beaucoup plus
logique.
Vendredi 15 mars
Huit heures moins le quart. –
Dieu la pénible journée que ce fut ! J'ai commencé par m'éveiller
mi-irrité, mi-accablé, uniquement en pensant à la somme d'activités plus
ou moins stupides auxquelles j'allais devoir me livrer d'ici demain
soir. Aujourd'hui :
– faire la vaisselle d'hier soir,
– mettre un lavage (de “blanc”) en route,
–
lecture avec prise de notes d'une quarantaine de pages d'un livre,
réparties en autant de pdf distincts, en vue d'un article pour Enquêtes,
– descendre au Super U afin d'y acquérir les diverses denrées qui y manquaient hier, pour cause d'épisode neigeux,
– pousser jusqu'à Pacy pour le pain,
– téléphoner à Étienne T. afin de convenir avec lui d'un plan pour l'article sus-mentionné,
– passer l'aspirateur,
– vider la machine à laver et étendre le linge propre,
– nourrir les chiens,
–
pester après l'infirmière de Catherine, en se disant qu'elle allait
trouver le moyen d'arriver suffisamment tard pour repousser notre dîner –
ce qu'elle n'a pas manqué de faire,
– ne pas prendre l'apéritif.
Et demain :
– faire la vaisselle de ce soir,
– mettre un autre lavage (“couleurs”) en route,
– retourner au Super U pour y acheter les produits que j'ai probablement oubliés aujourd'hui,
– le pain,
– pousser jusqu'à la route de Paris, afin d'y récupérer la tondeuse à gazon,
–
penser à rmettre d'aplomb les sièges arrière de la voiture, abaissés
afin de pouvoir faire tenir l'engin précité dans le coffre,
– pester contre ces fucking sièges qui refusent de condescendre à l'opération,
– jurer parce qu'on a évidemment mis, ce faisant, le pied dans une merde de chien,
– ramasser les innombrables merdes de chiens qui jonchent le jardin,
– écrire l'article pour Enquêtes,
– plier le linge sec qui se trouvera depuis la veille sur le séchoir du sous-sol,
– vider la machine et étendre le linge humide sur le séchoir fraîchement libéré,
– nourrir les chiens,
– pester après l'infirmière qui…
– ne pas prendre l'apéritif.
Et, a priori, on ne voit pas pourquoi les choses iraient mieux dimanche.
Samedi 16 mars
Quatre heures. – Parce que ma mère l'a donné à Catherine lorsque nous nous sommes vus récemment, je viens de lire le dernier roman de Fred Vargas, L'Armée furieuse. « Il est plutôt mieux que les deux ou trois précédents, m'avait dit Catherine en substance (j'avais personnellement abandonné l'auteur avant le pénultième : Les Lieux incertains, ou quelque chose d'approchant), mais la fin est grotesque. » Livre refermé, je la trouve plutôt indulgente. Il est tout à fait exact que le coupable qui sort dans les dernières pages du chapeau et surtout ses prétendues motivations sont parfaitement ridicules et artificielles – ou l'un parce que l'autre. On retrouve là le plus gros problème de Mme Vargas, ou si l'on veut de ses lecteurs : cette fin qui s'effondre oblige à un coup d'œil rétrospectif sur tout le roman, ce qui a pour conséquence de montrer en pleine lumière ses défauts, et les faiblesses de l'auteur. Les plus graves de celles-ci me semblent deux : la première est carence, la seconde excès de richesse.
Contrairement
à ce qu'une lecture rapide, ou débutante, tend à faire croire, Fred
Vargas est dans l'incapacité de créer des personnages, c'est-à-dire des
gens “normaux”, semblant pris presque au hasard, dont elle s'attacherait
ensuite à nous donner de bonnes raisons de nous intéresser à eux, en
nous révélant ce qui se tient, se déroule, s'agite, fermente sous les
miroitements de leurs apparences. Comme elle ne sait pas le faire, elle
espère cacher ses manques en multipliant les phénomènes de foire, les
attractions foraines, les originaux à lubie, etc. Cela étonne et amuse
dans les premiers chapitres – voire dans les deux ou trois premiers
romans, car elle ne manque pas d'habileté –, puis cela fatigue, agace et
enfin ennuie. Surtout, cela déréalise. On me dira que les
histoires qu'elle échafaude ne dénotent pas un grand souci de réalisme ;
c'est justement pour cela que les personnages qui y sont plongés
devraient être, eux, au plus près du réel. Nous reviendrons sur les
“intrigues”, restons encore un peu sur le personnel.
Cette
tendance à créer des marionnettes difformes est surtout devenue
flagrante lorsqu'elle s'est mise à doter son commissaire Adamsberg
(lui-même déjà forcé) d'une sorte de brigade ou d'embryon de
brigade : pas un seul être humain ordinaire en son sein, pas un flic un
tant soit peu reposant. On se dit rapidement qu'un tel synode de
frapadingues ne sera jamais en mesure de résoudre le moindre début
d'enquête et on aura raison. Le soupçon s'installe alors que nous ne
sommes pas en présence d'une brigade criminelle mais bien d'un petit
groupe d'aliénés dont la caractéristique commune est de se prendre pour
des policiers ; et on se met à guetter l'irruption dans le décor des
infirmiers chargés de distribuer les petites pilules du soir et de
rediriger tout le monde vers les chambres capitonnées.
L'auteur
profite de ce qu'elle nous a jeté entre les jambes des “héros” tous
parfaitement hors normes (on est moins loin qu'on ne pense des Marvel comics),
pour se laisser aller à trop de facilités – même en tenant compte du
fait que nous sommes dans de la littérature populaire –, faisant appel à
la surpuissance de l'un ou l'autre de ses super-Mario(nnettes) quand
elle a besoin de s'extraire d'une impasse scénaristique où elle s'est
elle-même fourrée par excès de complication, ivresse de toute-puissance.
Car
à cette incapacité à créer de véritables personnages vient s'ajouter un
goût malencontreusement prononcé, et davantage en vieillissant me
semble-t-il, pour les intrigues les plus tarabiscotées, les échafaudages
tellement savants qu'ils finissent par s'écrouler sous leur propre
sophistication : c'est l'excès de richesse dont je parlais en
commençant. La mécanique que Vargas met au point est si complexe, si
ramifiée, si précise dans le moindre effet de ses causes multiples qu'à
la fin, lorsque la clé lui est fournie, le lecteur est assommé par une
double déception. La première est que le ressort primordial lui semble
bien pauvre par rapport à la merveilleuse horloge que l'on a actionnée
devant lui durant plus de quatre cents pages ; la seconde correspond à
la certitude d'avoir été floué, dans la mesure où il comprend, là encore
rétrospectivement, que tout ce qu'on lui a raconté est rigoureusement
impossible, que le coupable – qui ne saurait, lui non plus être un
assassin ordinaire, mais toujours un esprit d'un diabolisme qui le fait
basculer dans l'irréel, un fantastique presque gothique – ne peut
pas avoir conçu et encore moins réalisé un plan aussi retors et
implacable ; en un mot, nous voyons avec une netteté cruelle qu'il n'est
pour rien dans tout cela, que c'est Mme Vargas qui, patiemment, sans
doute laborieusement, a tissé cette toile labyrinthique avant de
l'installer en son centre. Je sais bien que le polar n'est jamais
réaliste et qu'aucune des enquêtes que l'on y déroule ne pourrait avoir
un commencement d'existence dans le monde réel : n'importe quel
policier nous le confirmera, je pense. Mais il y faut tout de même
quelques points d'ancrage, et c'est justement ce que se et nous refuse
Fred Vargas. Si ses débuts de romans sont en général assez réussis, en
tout cas bluffant au sens propre du mot, ils basculent ensuite
dans la féérie, avec rebondissements en cascades, interventions
quasi-surnaturelles, sens de la divination illuminant brusquement
certaines figures, etc. C'est bien pourquoi, au moins dans ses trois ou
quatre derniers ouvrages, la fin est toujours un effondrement : c'est
qu'il s'agit, tout de même, de nous persuader tant bien que mal que tout
cela, cette surhumaine machinerie, a été monté rouage après rouage par
un simple mortel ; que, du coup, l'auteur est bien contraint de nous
faire apparaître comme un véritable génie du mal : c'est l'Ombre jaune
de Bob Morane distribuée en avatars finalement assez peu différents les
uns des autres, car rien n'est plus monotone et semblable à tous les
autres qu'un génie du mal.
Cela dit, je dois
reconnaître à Fred Vargas un certain sens du dialogue vif, efficace,
souvent drôle, même si elle a tendance à abuser du paradoxe. Si elle
parvient à s'astreindre à des histoires plus ramassées, moins
“esbroufe”, et à renoncer à ses originaux systématiques, elle
parviendra peut-être un jour à écrire un excellent roman. Mais alors,
elle sera devenue quelqu'un d'autre que Fred Vargas.
Huit heures moins le quart.
– Je viens de transformer ce qui précède en un billet de blog ; du
coup, je me demande si je ne devrais pas le supprimer ici, où il fait
doublon. On décidera à la relecture d'avril…
– Après avoir, si je puis dire, tourné autour durant deux heures ce matin, j'ai fini par aller ramasser les très
nombreuses crottes de chiens qui constellaient le jardin. J'en ai empli
quatre sacs en plastique… sauf que j'ai bien dû m'arrêter juste avant
d'avoir fini : à force de me baisser et de me relever, les muscles de
mes cuisses, ou ce qu'il en reste, ont fini par implorer grâce,
imploration qui s'est traduite par d'incontrôlables tremblements à
chaque fois que je tentais de me baisser de nouveau. J'ai donc décidé de
terminer demain matin. Je le regrette un peu car la grosse pluie qui
est tombée ensuite va rendre la glane encore un peu moins appétissante.
–
Inutile de préciser que, la mauvaise conscience apaisée par ce violent
exercice, j'ai promptement remis à demain l'écriture de l'article pour Enquêtes.
–
L'excellente nouvelle, pour moi principalement, est que ma mutuelle va
octroyer généreusement à Catherine une “aide à domicile” durant un mois
(ou deux ? Je ne sais déjà plus…), qui est le temps où elle aurait été
“arrêtée” si elle avait travaillé.
Dimanche 17 mars
Sept heures et quart. – Entre la fin du ramassage des déjections canines et l'écriture des huit mille signes que je devais à Enquêtes, j'ai lu une grosse moitié des Consciences réfractaires
de Michel Onfray, auteur que j'aime bien, et depuis longtemps, ce qui
ne manque jamais de me valoir les demi-sourires ironiques ou
incompréhensifs de mes amis réactionnaires. Je suis peut-être d'une
naïveté confinant à l'idiotie pure et simple, mais il me semble
qu'Onfray a toujours fait preuve d'une grande honnêteté intellectuelle
dans ses écrits. Dans celui que je lis, par exemple, il ne me semble pas
dénué de courage lorsque, à propos de son chapitre sur Camus, il
souligne la réciprocité des massacres, durant la Guerre d'Algérie, entre
l'armée française d'un côté et le FLN d'autre part. Sans même parler du
plaisir qu'il y a à le voir tirer à la mitrailleuse lourde sur Sartre
et ses roquets appointés, tels Jeanson ou Brochier. D'autre part,
lorsqu'il se trouve invité sur un plateau de télévision, il reste l'un
des rares capables d'écouter leur contradicteur sans l'interrompre, puis
de lui répondre réellement. Il reste que je trouve tout de même assez
irritante cette façon qu'il a de nous répéter trois ou quatre fois les
mêmes choses, en divers endroits d'un même livre, comme si les parties
en avaient été écrites indépendamment les unes des autres, puis reliées
sans avoir été relues. C'est assez bizarre, comme façon de procéder. Ou
alors, il nous prendrait pour des demeurés ?
– Demain, retour à Levallois : j'ai l'impression de n'y être pas allé depuis des semaines, voire des mois.
– Il faudrait bien que je relise Camus. C'est-à-dire que je change de Camus.
Lundi 18 mars
Huit heures moins dix. –
La reprise levalloisienne s'est effectuée en douceur : quatre feuillets
sur le nouveau pape et rien de plus. À quatre heures et demie j'étais à
la maison… et encore, après être passé faire l'homme moderne dans les
allées du Super U.
– Catherine semble enchantée (mais attendons de voir sur
le long terme…) de sa nouvelle assistante ménagère, qui ressemble à s'y
méprendre aux anciennes femmes de ménage. Le fait qu'elle soit non
seulement française de pleine terre mais en outre une habitante du
Plessis-Hébert a évidemment joué en sa faveur.
–
Contre Sartre et Beauvoir, Onfray y va vraiment à l'arme lourde, mais de
manière solide, semble-t-il. Il reste que je trouve stupéfiant cette
manie qu'il a de répéter trois ou quatre fois, voire davantage, les
mêmes choses au sein d'un seul livre.
Mardi 19 mars
Sept heures vingt. – 57 ans depuis vingt minutes. Si j'avais pu prévoir…
–
Ma mère m'a évidemment appelé pour cet anniversaire, de Pralognan où
mon père et elle sont en vacances, avec Isabelle et Olivier. Elle l'a
fait exactement au moment où ma voiture franchissait le portail, retour
de Levallois (avec arrêt à la boulangerie puis au Super U…). Si
bien que j'ai dû bavarder avec elle, mon sac de courses à la main et ma
veste dégoulinante de la pluie qui tombait dru depuis environ une
demi-heure.
– Si l'on en croit son journal, que je lis
chaque jour, et il n'y a pas de raison de ne pas le croire, Renaud Camus
serait tout près d'atteindre le point de non-retour, financièrement. Je
sais bien que j'ai déjà dit ou simplement pensé cela dix à douze fois
ces cinq dernières années, mais là je vois mal comment il pourrait
encore sauver Plieux. À moins qu'il y ait un dieu pour les écrivains
impécunieux et un peu fous.
Jeudi 21 mars
Sept heures et demie. – Je crois que je vais cesser de tenir ce journal. Déjà, je viens d'effacer ce que j'y ai écrit hier. Si je le fais, je fermerai aussi le blog-mère et les différentes annexes. Je ne saurais dire pourquoi, exactement ; un vague sentiment d'écœurement ; l'impression, depuis quelque temps, d'avoir basculé dans une autre période de ma vie, qui sera à la fois pénible et courte (heureusement) et se terminera sur… Non, sur rien : se terminera, simplement. Ça me semble être pour bientôt. Mais il est vrai que j'ai déjà éprouvé cette sensation plusieurs fois dans ma vie et que, crétin obstiné, je suis toujours là. Mais je suis fatigué et ne vois guère l'intérêt de prolonger indéfiniment l'expérience. Il serait prétentieux de dire que j'ai compris de quoi il retourne. Mais il me semble certain que, quoi qu'il arrive, je n'en comprendrai pas davantage.
Vendredi 22 mars
Sept heures vingt. –
Denis a eu 58 ans aujourd'hui. Il en avait 17 lorsqu'on s'est rencontré
pour la première fois, dans un couloir du lycée Pothier d'Orléans, un
jour de novembre 1972.
– Je suis plus ou moins dans le
même état d'esprit qu'hier, mais sur un mode mineur, pas badin mais
presque. Ce qui ne signifie pas que j'ai davantage de choses à consigner
ici. Du reste, la journée que j'ai passée n'y incite guère : hormis une
descente conjointe au Super U et à la pharmacie de Pacy, ce
matin, Catherine et moi n'avons à peu près rien fait d'autre que lire.
Par manque d'envie de m'attaquer à un “vrai livre” (le Manuscrit trouvé à Saragosse,
par exemple), je me suis mis à lire celui de Pierre… Et voilà que son
nom m'échappe alors que je l'ai quitté il n'y a pas une demi-heure !
Quelque chose comme Courmantin… Fourmentin… Enfin, il s'agit d'un
ethologue, ancien directeur de recherche au CNRS qui, entre 1975 et
1980, a élevé chez lui, dans son appartement de Montpellier, une
véritable louve, récupérée nouveau-né au zoo de cette ville. Le récit de
cette vie commune (il était marié et avait un fils alors âgé de dix
ans) occupe en fait à peine un tiers des chapitres : dans les deux
autres, il s'appuie sur son expérience de savant pour parler des
différents animaux qu'il a eu l'occasion d'étudier, notamment en forêt
équatoriale et en Antarctique ; et c'est passionnant.
(Je viens de retrouver : Pierre Jouventin. Son livre s'intitule, Kamala, une louve dans ma famille – Flammarion.)
–
À l'instant, mail de l'Amiral Woland, m'apprenant qu'il doit déjeuner
la semaine prochaine avec Laurent Obertone ; il me demande quand sera le
nôtre, de prochain déjeuner : je lui ai répondu que la semaine suivante
me semblait tout indiquée.
– Ce soir, Lacombe Lucien, vu au cinéma à sa sortie et que Catherine ne connaît pas.
Samedi 23 mars
Huit heures moins vingt. –
Le livre de Jouventin, terminé il y a une heure, m'a passionné. si bien
que je viens, d'enthousiasme, d'en commander deux autres, s'approchant
de son sujet : Konrad Lorenz pour les fondements de l'éthologie, et La Peur du loup
de Geneviève Carbone. Je bouillonne de l'envie de traduire cette
lecture toute fraîche en un billet, mais je ne vois pas du tout comment
aborder la chose : lecture trop fraîche, précisément.
–
Sinon, j'ai tout de même trouvé le temps de passer l'aspirateur (dans
la maison) et de ramasser les merdes des chiens (dans le jardin),
pendant que Catherine renouait avec son bonne-du-curéisme du samedi matin.
–
Il y a cinq minutes, sur son blog, le camarade “Gauche de combat” a cru
me terrasser en me qualifiant d'écrivain raté. Encore un qui se prend
pour Guillaume Tell sans même se rendre compte qu'il tourne le dos à sa
cible. Avec des révolutionnaires dans son genre, la bourgeoisie et le
grand capital peuvent roupiller tranquilles.
Dimanche 24 mars
Sept heures. – Le Journal 2012, que j'ai mis en vente dans sa version blurbienne il y a environ deux semaines, s'est pour l'instant vendu à un exemplaire. Je le note pour conforter le camarade GdC dans la flatteuse opinion qu'il a de moi.
– Excellent film que Lacombe Lucien.
Mais on comprend qu'il ait fait grincer quelques dents à sa sortie,
dans la mesure où il a dû prendre à rebrousse-poil aussi bien les
gaullistes que les communistes, dans leurs mystiques respectives de la
Résistance, pas tellement éloignées l'une de l'autre d'ailleurs : cet
adolescent paumé et assez bas-du-front, qui tente mollement de rejoindre
le maquis, simplement parce qu'il en a assez de passer la serpillière
dans la salle commune de l'hôpital, et qui, rebuté, se retourne vers la
milice avec exactement la même absence d'enthousiasme ou simplement de
désir, voilà qui n'allait pas trop dans le sens de la geste héroïque
opposée à la chute maléfique à laquelle chacun était encore sommé de
croire en ces années soixante-dix.
Lundi 25 mars
Sept heures vingt.
– Accident sur l'A13 ce matin, exactement à la hauteur de l'échangeur A
13 – A 14 de Poissy. Comme j'étais encore à 25 km lorsqu'un panneau
lumineux m'en a informé, j'ai pris l'annonce avec une belle
désinvolture, me disant que, d'ici mon arrivée, le terrain serait
déblayé par les services compétents. Fallacieux optimisme, confiance
excessive en les hommes de terrain bitumé : à quatre kilomètres de l'A
14, je me suis retrouvé brusquement arrêté – mais alors là, tu vois :
arrêté d'chez arrêté, j'veux dire ! – et il m'a fallu trois quarts
d'heure pour franchir cette courte distance, soit le temps que cela
m'aurait pris à pied. Tout cela pour passer moins de deux heures à
Levallois : dès que mon travail du jour m'a été donné, j'ai repris le
chemin du retour pour venir le faire ici, dans la Case. C'est du reste
une pratique qui tend à se généraliser le lundi, car ce jour-là je dois
partager mon bureau avec la personne chargée de sélectionner pour
parution les lettres de lecteurs et de leur faire réponse, femme qui a
l'agaçante particularité de dialoguer volontiers avec les choses
inanimées : son clavier d'ordinateur, son répondeur téléphonique, la
lettre dont elle prend connaissance, le tiroir qui coince, etc.
– Pendant ce temps, deux ou trois blogueurs de gauche, Nicolas en tête de gondole, s'acharnent à démontrer mathématiquement
que les manifestants d'hier, opposés au mariage guignol, ne pouvaient
pas être plus de trois cent mille. La meilleure preuve qu'ils disent
n'importe quoi et qu'ils le savent fort bien (Nicolas tout au moins), et
que les manifestants devaient bien atteindre le million, c'est que la
très grande majorité des blogueurs observe à ce sujet un prudent et
pieux silence : si vraiment la manifestation avait été un échec, ou même
un demi-succès, ils auraient tous déclenché le tintamarre habituel. Je
crois d'ailleurs savoir que les journaux étrangers, notamment
américains, ne se privent pas d'ironiser sur le comptage policier.
Mardi 26 mars
Six heures et quart. – Il est bien rare que je vienne dans ce journal alors que je suis encore à Levallois. La raison en est que j'ai, ce matin, récupéré le travail le moins enviable du mardi : ce que l'on appelle les “échos photos”. Il s'agit d'une double page composée de photographies prises durant la semaine écoulée, et censément drôles ou surprenantes ou les deux – en général, elles ne sont ni l'une ni l'autre, à mon modeste avis. Ensuite, il revient au rédacteur chargé de la page d'écrire de grosses légendes sous chacun des clichés sélectionnés. En soi, ce travail-là n'est ni plus compliqué ni plus long à effectuer qu'un autre, plutôt moins que certains même. Le problème est qu'il intervient après celui de tous les autres participants à la page : chef du service photo, rédacteur en chef, maquettiste. Si bien que, pour travailler environ une heure, on doit en passer quatre ou cinq à attendre que tout le monde ait joué sa petite partition avant d'emboucher son propre instrument. Et voilà ce qui explique que je sois encore à ce bureau à une heure aussi avancée de la journée. La conséquence induite est que, arrivant à la maison bien après l'heure habituelle du repas vespéral, je vais probablement remplacer celui-ci par un apéritif dînatoire – qui n'aura de dînatoire que le nom.
–
À midi, sachant que j'avais encore un long temps d'attente devant moi,
j'ai décidé de renouer avec ma pratique ancienne, à savoir de m'octroyer
une heure de lecture dans la salle de réunion. Je suis donc parti m'y
installer, en compagnie du Vigny de Servitude et grandeur militaires. J'ai dû en lire environ quatre pages, avant de sombrer dans un profond sommeil siesteux,
qui a duré près de trois quarts d'heure. Je crois qu'il me faut dire un
adieu définitif à ces lectures post-prandiales qui ont fait mon
ordinaire durant tant d'années.
Mercredi 27 mars
Sept heures et quart.
– Il y a des journées comme ça. On se lève à sept heures, on s'agite,
on bouscule les chiens – qui, eux, vous narguent en allant
ostensiblement se recoucher dès qu'ils ont fini de pisser –, on part à
huit heures moins vingt-cinq, on gaspille près d'une heure et demie pour
arriver à Levallois où aucun travail ne vous attend, concernant le
numéro qui se termine. Et, quand on vous en donne, du travail, les deux
articles que vous avez à écrire d'ici jeudi soir doivent l'être à partir
des livres que vous avez laissés à la maison, si bien que vous auriez
pu vous épargner ces cent soixante kilomètres, assortis de leurs
incompressibles dépenses d'argent, et attendre dans votre fauteuil un
coup de téléphone de vos patrons.
Mais, évidemment,
j'aurais fort mauvais goût de me plaindre, dans la mesure où ces mêmes
patrons me paient généreusement pour quatre jours de présence tout en
acceptant de ne me voir à la rédaction que deux jours et demi au grand
maximum. Aujourd'hui, j'étais de retour à une heure et demie. Après une
pause lecture d'une grosse heure, je suis allé vers trois heures me
mettre à mes quatre feuillets sur Patrick Sébastien ; et à quatre heures
tout était terminé et envoyé. Demain, je prendrai une paire d'heures
pour mener à bien l'article sur le livre de Pierre Jouventin et sa
louve, Kamala.
– J'ai reçu, et commencé, le livre de
Konrad Lorenz qui est une sorte d'introduction à l'éthologie : l'ouvrage
s'annonce passionnant mais “trapu”. Reste à voir lequel de ces deux
aspects l'emportera, motivant la poursuite ou bien l'abandon.
Jeudi 28 mars
Sept heures vingt. –
Dernière soirée calme (et arrosée d'eau…) : demain, mon frère débarque
d'Angleterre avec sa petite tribu pour tout le week-end. En prévision de
leur arrivée, Catherine et moi nous sommes agités comme des diables,
pratiquement toute la journée. Tandis que, en plus de ses obligations
paroissiales, particulièrement lourdes en cette période pascale, elle se
chargeait du ravitaillement en nourritures et boissons, je faisais la
vaisselle, ramassais les merdes de chiens dans le jardin (et avant
le passage imminent des éboueurs, ce qui, d'un strict point de vue
olfactif, a son importance), écrivais cinq feuillets pour FD, passais la
première tondeuse de la saison. Tout cela sans apéritif à la clé, je me
suis trouvé bien beau, presque admirable.
– J'ai tout
de même trouvé le temps de lire quelques dizaines de pages de Konrad
Lorenz, à quoi je ne comprends pas grand-chose, je le crains, mais
suffisamment pour me donner l'envie de persévérer. Encore un livre dont,
terminé, il me restera probablement à peine plus que rien. Mais, après
tout, de la vie non plus il ne nous reste pas grand-chose, une fois
morts.
Vendredi 29 mars
Trois heures moins le quart. –
Philippe et Dominique devraient en principe nous arriver aux alentours
de cinq heures et demie, d'après leurs propres prévisions. Finalement,
ils ne seront escortés que de Louise, Gabrielle et son amie : Paul et le
chien restent à Bristol, ce qui va faciliter grandement les problèmes
de logement et de cohabitation.
Pas grand-chose de plus
à noter ici, sinon que nous nous retrouvons, Catherine et moi, dans le
cas de figure bien connu de nos services, à savoir celui d'une journée
durant laquelle, sous prétexte qu'elle va se clore sur une visite, nous
ne faisons à peu près rien d'autre qu'attendre en contemplant d'un œil
morne, même pas impatient, l'écoulement des heures. Même les chiens
semblent suspendus à quelque chose dont ils ignorent tout.
Samedi 30 mars
Trois heures. –
Tous la petite famille des Goux cadets (moins Louise, la fille aînée) est
partie livrer une chasse implacable aux œufs de Pâques, dans je ne sais plus
quelle ferme des environs. Je comptais mettre à profit ce temps pour faire un
peu de journal. Comme Louise squatte mon ordinateur, je me suis emparé de celui
de Catherine. Sauf que Louise, toujours elle, a dû connecter je ne sais quelle
machine infernale sur la livebox de la Case et, du coup, je ne suis plus relié à Internet ; j’ai donc dû me résoudre à créer un document Word,
que je “transvaserai” ensuite dans le journal lorsque la connexion aura été
rétablie.
–
La soirée d’hier s’est fort bien et agréablement déroulée.
Catherine et Dominique sont parties pour l’église de Pacy peu avant sept
heures, Philippe et moi en avons profité pour entamer l’apéritif.
Entamés, nous ne
l’étions nous-mêmes que fort peu lorsque les femmes sont rentrées, peu
avant
neuf heures. Quant aux trois filles, elles s’occupaient de leur côté,
dans la
Case. Je crois bien, de ma vie, n’avoir jamais autant parlé avec mon
frère. Il
faut dire que nous n’avons que très rarement l’occasion de nous voir en
petit
comité, et encore moins seul à seul comme ce fut le cas précisément
hier. Il
devrait en aller différemment ce soir, puisque Philippe et Dominique
(pour les
enfants, je ne sais pas) sont censés accompagner Catherine à la veillée
pascale, toujours à Pacy, laquelle doit durer jusque tard dans la
soirée, si
j’ai bien tout compris – mais ce n’est pas sûr. Quant à demain, nous ne
les
verrons pas, puisqu’ils vont passer la journée chez des amis à eux, dans
les environs de Limours, et qu’ils ne rentreront qu’après le dîner. Et
lundi matin ils
repartent pour aller chez mes parents – chez nos parents, devrais-je
dire, mais
j’ai toujours eu un certain mal à admettre que mes parents sont aussi ceux de Philippe et d’Isabelle, que
ce sont les mêmes personnes. Et, de fait, si l’on veut bien penser que les
gens sont en partie façonnés par la manière dont on les envisage, par le regard
et le jugement que l’on porte sur eux, la forme particulière d'amour qu'on leur voue, alors il n’est pas absurde de considérer
que nous sommes tous des enfants uniques et que ceux que nous appelons nos
parents ne le sont en effet que de nous.
– À propos de journal, comme j’en possède quelques
exemplaires en stock, je m’étais dit que j’offrirais à Philippe et Dominique
celui de 2012, Scènes de la vie mondaine,
si l’un ou l’autre d’eux venait à me parler de celui de 2009, Châtelain furtif, que je leur ai donné
lorsque nous nous sommes vus au mariage d’Isabelle. Mais, jusqu’à présent,
aucune allusion n’a été faite dans ce sens. Bien plus, hier soir, alors que
j’évoquais le château de Plieux, Philippe a eu l’air de ne pas comprendre à
quoi je faisais référence, ce qui semble la preuve qu’il n’a pas seulement
songé à ouvrir le volume en question. Et je dois dire que cette totale absence
de curiosité m’étonne beaucoup. Elle ne me chagrine pas, mais elle
m’étonne : je crois que si Philippe ou Isabelle tenait un journal et se
mêlait de l’éditer, je me précipiterais dessus, aiguillonné par le désir d’en
apprendre un peu plus sur mon frère ou ma sœur, de découvrir, peut-être, un
aspect d’eux-mêmes qui m’aurait jusque-là échappé. Mais Philippe, non, selon
toute apparence.
– Toujours à propos de mon frère, j’ai été frappé de
constater que sa voix m’était devenue étrangère. Lorsqu’il parle en se tenant
hors de mon champ visuel, je ne parviens pas, ou difficilement, à faire
coïncider la voix qui m’arrive avec la personne de Philippe. Je ne sais si sa
voix a effectivement changé ou si c’est moi qui l’ai oubliée ; le plus
étrange est que les deux hypothèses me paraissent aussi improbables l’une que
l’autre.
Dimanche 31 mars
Huit heures dix. – Décidément, deux soirées alcoolisées de suite ne sont plus à ma portée. Philippe et moi, hier, avons largement abusé de l'autorisation qui nous était donnée de picoler ad lib. Lui, je ne sais pas, mais j'ai personnellement passé une journée en demi-teinte, voire en quart de teinte. Ayant fini le petit recueil que j'avais des lettres d'Italie du président de Brosses, je suis venu rechercher le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon. Puis, à six heures, après le repas des chiens, j'ai replongé dans l'apéro, toutefois en négligeant le Ricard pour le vin blanc, plus “soft”. Mais comme j'en suis à presque deux bouteilles, je doute que l'effet soit moins sévère et moins lourd de conséquences demain matin.
–
Je vais redire ce que j'ai noté hier : j'ai été extrêmement content de
cette visite de mon frère, avec qui, finalement, je n'ai presque jamais
parlé. Il me semble être à peu près dans la même situation que j'étais
il y a six ou sept ans, à savoir officiellement de gauche, et
néanmoins assez “réactionnaire” : dès que nous abordions un sujet
nouveau, et sans que je le pousse, il s'alignait assez naturellement sur
ce que je pensais moi-même. Il lui reste à “faire le saut”.
–
Pour aujourd'hui, ils sont partis en banlieue d'extrême-sud parisien
(Limours) chez Pascale Potin, que je me souviens avoir connue il y a
environ quarante ans, lorsque nous vivions à La Source, banlieue
d'Orléans qui doit aujourd'hui être bourrée de divers et de
jeunes-à-guillemets, supposé-je.
– Il n'empêche que
toute cette petite famille va rentrer à pas d'heure, puis va repartir
demain pour aller chez mes parents. Et ma mère va s'épuiser à préparer
deux repas par jour pour sept personnes jusqu'à vendredi. Cela ne
parvient pourtant pas à me gâcher la perspective d'un retour à la
normale ici.
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