FORMOSE II
À Cherea, pour le titre…
1er février
Dix heures vingt. – Heure tardive pour une survenue ici ; mais c'est que nous avons eu à dîner El Desdichado (Rémi), qui était venu assister à la messe de Pacy et qui est remonté ensuite avec Catherine. En fait, non, il est arrivé une vingtaine de minutes avant elle, pour la raison que, si j'ai bien compris, la messe du vendredi soir est suivie par une sorte de “temps libre” (qui ne s'appelle évidemment pas comme ça) où chacun prie dans son coin durant le temps qui lui convient. En tout cas, il était prévu que tous les deux reviennent ici dîner, ce qui fut fait.
– De mon côté, j'avais joué la chose aussi prudemment qu'il est possible ; d'abord en restant devant cet ordinateur jusqu'à sept heures, et surtout après avoir demandé à Catherine, partie en course ce matin, d'oublier le Ricard au profit du Sancerre, plus susceptible de me conserver en état de recevoir un hôte – et de fait il m'a semblé l'être parfaitement, en état, mais il faudrait vérifier auprès de l'hôte en question.
De mon point de vue, la soirée fut parfaite. Contrairement à la dernière fois nous n'avons guère parlé de littérature mais beaucoup de blogs et de blogueurs (mais ce n'est pas cela qui a rendu la soirée parfaite – comprenne qui peut). Comme chacun de nous avait lu le long et assez agressif billet d'Ygor Yanka d'aujourd'hui, presque entièrement consacré à Juan A., nous nous sommes dit ce que nous pensions de l'A. en question et sommes finalement tombés d'accord : ce type n'est définitivement pas fréquentable, quel que soit le sens que l'on donne à ce mot. Lisant le billet de Yanka, je l'ai, dans un premier temps, trouvé sinon excessif du moins pas forcément utile. Puis, je me suis posé cette question : qu'est-ce qu'un billet utile, concernant Juan A. ? Assortie de cette seconde : pourquoi devrait-on ménager ce fruit sec qui, au fond, ne songe qu'à nuire ? J'en ai conclu que Yanka avait raison, de frapper et de frapper fort : ce type est ce qu'on appelle un nuisible ; un nuisible malheureux, sans doute, parce qu'il se découvre inutile, qu'il comprend qu'il n'arrivera jamais à rien ni nulle part alors qu'il est dévoré d'une ambition puérile. Mais ce n'est pas une raison pour le laisser répandre ses miasmes ; on n'a pas à se laisser intimider par ce cuistre, finalement pas réellement cultivé, faisant tourner en rond toujours les quatre mêmes écrivains qui n'en peuvent mais, comme un Monsieur Loyal ses chevaux de cirque. De toute façon, il ne s'intéresse nullement à la littérature. En tout cas, pas autant qu'il aimerait qu'on le crût, et pas de la meilleure façon qui soit, à mon sens. Lors de l'unique dîner que nous avons partagé, qui intervenait peu après ses explosions de haine contre moi, Valérie Scigala, Guillaume Cingal et finalement Renaud Camus, je l'ai presque adjuré de ne pas se laisser guider par les récents tirs de mortier pour juger des prochains livres de Camus. il m'a regardé d'un air choqué et hautain, avant de m'affirmer que ce n'était pas du tout son genre, qu'il était tout de même capable de faire la différence entre une “engueulade entre hommes” et ce qu'il pensait d'un écrivain. Moyennant quoi, quelques semaines plus tard, il publiait sur son blog le premier des textes répugnants qu'il pond régulièrement depuis à propos de Camus, sans même se rendre compte à quel ridicule il s'expose en se déjugeant aussi radicalement.
Que dire de plus ? Sans doute rien. Il faut laisser ce pauvre homme dans la bauge qu'il s'est choisie, s'amuser de le voir enfourcher le destrier fourbu de l'antiracisme pour espérer revenir montrer sa face chez Taddéi, voire chez Ruquier (ce qui amuse beaucoup le “vieil alcoolique” que je suis d'après lui, lequel n'était pas assez saoul, certain soir, pour avoir oublié les propos qu'il a pu tenir quant aux étrangers que nous accueillons si volontiers ; c'est le problème des gens qui tournent casaque : d'autres ont de la mémoire…). Il arrive aux gens qui s'affublent d'un masque de condottiere des aventures parfois cocasses, notamment lorsqu'ils ne parviennent plus à se l'arracher et qu'ils en viennent à le considérer comme leur visage authentique : plus ils forcent leurs traits peints, qu'ils pensent effrayant, plus leur voix s'amenuise… s'amenuise…
Samedi 2 février
Sept heures vingt. – Hier soir, après avoir écrit ce qui précède à propos de Yanka et de l'autre furieux, j'ai décidé d'en faire un billet sur le blog-mère. Prudemment, au lieu de le publier tout de suite, je l'ai programmé pour neuf heures ce matin. Me levant à huit heures et demie, la première chose que j'ai faite a été de le relire et de le supprimer ; non qu'il fût spécialement mauvais, mais à quoi bon se lancer dans une nouvelle et stupide guéguerre dont il ne sortira rien ? Et puis, Yanka a bien assez de ressources et de force pour affronter l'éructant tout seul.
– Passé l'essentiel de la journée à lire le dernier numéro du Débat, arrivé ce matin au courrier. Entre autres, un article de Matthieu Bock-Côté sur la situation politique du Québec, un autre d'un auteur dont le nom m'échappe consacré à la démocratie israélienne et ses rapports avec la guerre, un troisième écrit par deux Français ayant fait partie des cercles de pouvoir à Bruxelles et qui décrivent le fonctionnement “ordinaire” de cette invraisemblable machinerie : j'avais l'impression de voir Adrien Deume au siège genevois de la SdN. On se sent obligé d'en rire, sinon ce serait des coups à débarquer à Bruxelles avec une mitrailleuse lourde afin de dézinguer toute cette pépinière d'inutiles voire de malfaisants.
Dimanche 3 février
Sept heures dix. – Journée d'absolue fainéantise, au cours de laquelle je n'ai même pas su trouver la très faible énergie qui m'aurait été suffisante pour écrire les cinq feuillets que je dois à Zodiaque. Comme je m'étais engagé auprès de la rédactrice en chef à ce qu'elle le trouve demain dans sa boitamel, je vais être obligé de l'écrire à FD, en plus du travail que l'on m'y donnera : ce n'est guère malin. Ce qui est un peu étonnant c'est que j'ai su, pratiquement dès mon réveil, ce matin, que je n'écrirais pas cet article aujourd'hui. Pourtant, je venais de passer une bonne nuit de huit heures, sans avoir bu la moindre goutte d'alcool hier et sans avoir de problèmes d'aucune sorte.
– À côté de ça, je me pose de plus en plus de questions quant au devenir du blog-mère. J'ai noté dans ce journal, le mois dernier, que je trouvais moindre la qualité des billets écrits en 2011 par rapport aux deux ou trois années précédentes. Eh bien il me semble que cette tendance s'est encore accentuée en 2012 : je n'en ai retenu que fort peu pour le futur et très éventuel second volume de mon anthologie. Pour le coup, j'en suis à me dire qu'il serait peut-être temps d'arrêter ; ou au moins de suspendre, de raréfier.
– Finalement, le seul aspect agréable de cette journée fut la lecture de l'un des deux livres de La Varende qu'El Desdichado m'a prêtés vendredi soir, Les Belles Esclaves, ensemble de textes consacrés à quelques grandes figures féminines de l'Ancien Régime, de Diane de Poitiers à Madame Récamier (peut-on la considérer comme appartenant à l'Ancien Régime, cette dernière ?), en passant par Mlle de La Vallières, la Grande Mademoiselle, Madame de Montespan, etc. Lecture éminemment agréable, incitant fortement à la rêverie paresseuse.
– Pendant ce temps, Ygor Yanka et Juan A. continuent de s'écharper par blog interposé (celui de Yanka) : on en est aux menaces fort peu voilées d'actions en justice… Je suis décidément bien content de ne pas être monté au front, et je me demande de plus en plus si Ygor a eu raison de le faire, compte tenu du comportement rabique et perpétuellement éructant de l'autre zouave. Cela dit, si son but est de montrer à tous que son adversaire est en réalité un pitbull sans dents, un tout-en-bave, je pense qu'il devrait y arriver sans trop de peine. Mais il y faut tout de même une certaine énergie, dont j'ai peur qu'elle ne se dépense en pure perte : c'est soulever une masse pour tuer un moustique.
Lundi 4 février
Sept heures. – « Ah ! foutredieu, mais quel imbécile tu fais ! » Telle fut à peu près la première pensée qui me vint au réveil, ce matin, en songeant qu'il me restait à écrire l'article que je n'ai pas fait hier, pour Zodiaque, par pure flemme. Le pis est que, à FD, les choses se sont emmanchées de telle façon, que cela ne m'a pas été possible du tout. J'ai donc, en milieu d'après-midi, envoyé un mail à la rédactrice en chef en lui disant que j'avais eu un problème hier (tu parles !) et que je lui écrirais son article mercredi après-midi. J'ajoutais, pour me donner bonne conscience que, son magazine étant mensuel, je supposais qu'elle ne devait pas être si pressée que cela. Par retour elle m'expliqua que, bien au contraire, elle avait trouvé ce sujet en dernière minute ou presque, et que son canard bouclait précisément mercredi soir. Du coup, je lui ai promis le travail pour demain midi, ce qui m'a obligé, avant, de téléphoner à Gabriel, le chef des informations de FD, pour lui dire que je ne pourrais pas être à Levallois avant midi demain. Et j'ai d'ores et déjà prévu de mettre le réveil sonner à huit heures de façon à être assis à neuf devant ce clavier. Bref : Procrastin 1er dans ses pompes et ses œuvres. Sinon, vraiment rien à dire de cette journée, dont la seule joie fut de constater, ce matin, sur le calendrier de la cuisine, que j'étais en vacances la semaine prochaine, détail que j'avais oublié.
– Longue interruption au milieu du paragraphe précédent, pour cause de téléphonage avec Hugues Vassal, qui me suggère de proposer à Philippe B. une série sur les Sixties, en liaison bien entendu avec le livre qu'il prépare sur ce même sujet qu'il connaît mieux que personne – que personne à FD en tout cas. L'idée me semble excellente et très susceptible de plaire à B. Surtout si l'on regarde le grand succès que remportent, au moins auprès de nos lectrices, les différentes tournées de vieux chanteurs, du style “Âge tendre et Tête de bois”. Je vais lui en parler dès demain ou mercredi. Plutôt, non : je vais lui envoyer un mail, ce qui est une meilleure façon de l'aborder.
Mercredi 6 février
Sept heures et quart. – J'ai, ce matin, tout effacé de ce que j'ai écrit ici hier. Non parce que c'était incohérent – apéritif il y eut… – mais parce que c'était au contraire trop limpide. J'y revenais, je ne sais plus trop pourquoi, sur cet épisode bloguesque malencontreux qui m'a vu dire explicitement en commentaire quelque part ce que Nicolas m'avait, le jour même, confié sous le sceau du secret – un sceau qui n'était qu'implicite mais qui aurait dû être évident pour moi, et l'avait d'ailleurs été sur le moment. Je disais que Nicolas devait probablement m'en vouloir, ce que je concevais fort bien, car il semblait qu'il me battait froid depuis quelques jours. À la fin, je lui ai envoyé par mail ce que je venais d'écrire. il m'a répondu en gros qu'il ne me battait nullement froid, mais que, en revanche, il ne lui paraissait pas très indiqué d'en “remettre une couche”, d'ajouter une explication laborieuse à mon indiscrétion première. Je lui ai répondu que, bien évidemment, ce paragraphe sauterait avant publication, fin mars. En revenant à ce clavier ce matin, je me suis dit que le plus simple était encore de supprimer tout de suite le paragraphe litigieux – ce qui fut fait. Bien entendu, j'aurais pu conserver le tout, en me livrant à de savants travaux de maquillage des noms et des faits ; mais cela ne m'a pas paru en valoir la peine.
– En dehors de cette palinodie, pas trop mécontent de ma journée, dans la mesure où j'ai “vendu” à Philippe B l'idée d'une série de trois ou quatre semaines, sur le modèle de la récente consacrée à Piaf, à propos de Johnny Hallyday dont ce sera le soixante-dixième anniversaire le 15 juin prochain ; série qui sera consacrée au Johnny des années soixante et sera faite, là encore, en collaboration avec Hugues Vassal, le photographe des jeunes stars de ces années-là. De plus, j'ai aussi trouvé le temps d'écrire un quatrième article sur Columbo, série dont FD propose un DVD à la vente avec chaque numéro du journal, pendant dix semaines. Lorsque j'aurai dépassé le cinquième article (demain en principe), la difficulté de me renouveler va peut-être commencer à se faire jour.
– Terminé ce soir Les Belles Esclaves de La Varende, lecture tout à fait délicieuse et, ma foi, assez instructive de surcroit, ce qui ajoute au plaisir. J'ai enchaîné avec, du même, L'amour de M. de Bonneville, lui aussi prêté par El Desdichado ; lequel Desdichado devrait en principe se joindre à nous pour dîner lorsque nous recevrons les Woland, ce qui se fera soit à la fin de ce mois, soit en avril.
Jeudi 7 février
Sept heures vingt. – Peu à dire de cette journée, sinon que j'ai écrit deux feuillets et demi à propos de Columbo, exactement comme hier, et que j'ai lu L'amour de M. de Bonneville, exactement comme hier ; si Catherine avait eu la malice de nous servir exactement la même chose à dîner, je n'aurai plus du tout été sûr d'être vraiment aujourd'hui. À cette différence tout de même que je suis descendu à Pacy à l'heure du déjeuner – du déjeuner des autres, puisque nous avons, pour notre compte, supprimé ce repas-là – afin d'y faire quelques courses de première nécessité : pain frais, cigarettes, fromage et eau-qui-pique.
– Demain, si le temps ne se remet pas à la pluie, nous avons prévu d'aller à Illiers-Combray, afin que Catherine découvre la maison de Tante Léonie. J'en ai fait, moi, la visite, il y a trente ans, en compagnie de Bernalin et de Petros, qui étaient venus passer le week-end chez mes parents à La Ferté ; autant dire dans une autre vie : c'est la recherche du temps perdu en action.
– Nous nous étonnions, depuis quelque temps, de la quantité de noisettes, celles que nous déposons pour lui à l'embranchement primordial du cerisier, que pouvait engloutir le pic épeiche qui nous rend visite régulièrement. Mais Catherine, ce matin, a vu un énorme pivert – déjà aperçu par moi deux ou trois fois, dans le verger voisin – venir y puiser lui aussi. Quand je dis “énorme”, c'est par référence au volume de son cousin épeiche : pour un pivert, il doit être, je suppose, de taille résolument standard. Le paradoxe est que, au départ, elles avaient été achetées, ces noisettes, en vue de nourrir l'écureuil qui est passé par chez nous deux ou trois fois cet automne, et n'est plus jamais revenu depuis, alors qu'il aurait en principe table ouverte. Il n'empêche : si on m'avait dit qu'un jour je serais obligé de prévoir un “budget noisettes”…
– Les Woland seront des nôtres le week-end du 23.
Vendredi 8 février
Huit heures. – Après-midi passée à Illiers-Combray, j'y reviendrai. Pour l'instant, avant évaporation, il me faut noter les deux ou trois sujets de conversation entre Catherine et moi, durant l'apéritif qui a conclu ce petit périple, ou plus exactement les idées de billets qui en sont sorties.
– Monte-Cristo : roman du mal ; Dantès n'est intéressant que lorsqu'il détruit.
– Dumas écrivain en bâtiment : ses personnages les plus intéressants (toujours dans Monte-Cristo) n'atteignent jamais à Balzac, et même en sont loin. Pourquoi ?
– Les plus intéressants sont les possédés : Mortcerf par l'amour de Mercedes et sa rivalité “girardienne” avec Dantès ; Mme de Villefort, que son amour maternel monstrueux rapproche du Père Goriot.
– Le côté “bâtiment” de Dumas : Danglars ne tient pas la route face aux “possédés” par l'argent de Balzac. Pourquoi ? Creuser.
– Le mal du roman du XIXe siècle (peut-être issu de Rousseau : creuser) : les héroïnes “pures”, pré-TF1. Insupportables chez Dumas (voir chez Barbey) : Valentine de Villefort, Haydée, Louise de La Vallière (Bragelonne), à peine moins caricaturales chez Balzac (Morsauf ----> Morcerf)
– Homme pas mieux lotis : Maximilien Morel (Dumas responsable de l'invention de Morel ?), Raoul de Bragelonne.
– La Varende : bel écrivain, piètre romancier : insupportables héroïnes “pures”, chiantes, envie de troussées à la hussarde chez le lecteur – les faire couiner comme de vraies femelles. (Retrouver le nom de celle de Nez de cuir.) À la lecture, irrésistible pente qui ramène, par réaction purement épidermique, à ce faux écrivain de Frédéric Dard, ce flamboyant bâtimenteur, qui a mieux que quiconque défini, et définitivement, les héroïnes dont je parle, celles qui disent : « Ta bite a un goût. » On sent bien que, pour cette pauvre Valentine de Villefort, toute bite aura toujours un goût – et l'on plaint ce pauvre Maximilien.
– Pourquoi La Varende traîne-t-il après lui cette malédiction, cette guimauve du XIXe ? Est-ce que ça le condamne (comme écrivain ? Comme romancier ?) ?
– Parallèle esquissé entre Jean de La Varende et Renaud Camus, au sommet d'eux-mêmes lorsqu'ils n'essaient pas d'être romanciers. – Écrivains de vagabondage, moralistes de traverse, promeneurs essentiels (esquisser un parallèle, par exemple, entre les Belles Esclaves de l'un et les Départements de l'autre.)
– Revenons à Dumas et à Monte Cristo : pourquoi le comte redevient-il cette espèce de bisounours qu'est Dantès dès qu'il s'essaie à faire le bien ? Plus bizarre : pourquoi reste-t-il aussi sadique dès qu'il s'avise de le faire, ce bien ? Qu'est-ce qui justifie de pousser le père Morel jusqu'au bord du suicide avant de le sauver ?
– Question annexe mais sans doute importante : devenu Monte-Cristo, Edmond Dantès éprouve-t-il le moindre plaisir à faire le bien ? En a-t-il encore quoi que ce soit à foutre des Morel ?
– Question fondamentale, dérivant de la question annexe précédente : le comte de Monte-Cristo a-t-il quoi que ce soit en commun avec Edmond Dantès ? Ce roman ne serait-il pas celui de la lutte entre l'imbécile niais que vous fûtes et l'espèce de surpuissance que les circonstances ont fait de vous ?
– Question annexe à la question fondamentale dérivant de la question annexe qui l'avait précédée : quel rôle joue là-dedans l'abbé Faria ? Qui est-il ? Pourrait-il être une prolongation de l'esprit de Dantès, en pleine transformation,c'est-à-dire un être n'ayant jamais réellement existé ?
– Pour finir : Le comte de Monte Cristo serait-il autre chose qu'un vampire ?
C'est bien : j'ai des sujets de billets pour un an, au moins.
Samedi 9 février
Sept heures et quart. – J'ai découvert, ce matin, que j'avais les honneurs du journal de Renaud Camus, à la date d'hier. Il parle du jeu d'épreuves (qui d'ailleurs ne sont pas vraiment des épreuves au sens strict, mais plutôt une copie) qu'il vient de recevoir de son journal 2012, annoté par Claude Durand, puisque ce volume doit encore être publié par Fayard, d'ici quelques mois. Comme souvent, Durand lui suggère fortement de supprimer les trop longues citations que Camus fait de tierces personnes. À ce propos, donc, ce dernier écrit :
Didier Goux sera heureux d’apprendre qu’un passage de lui sur la lecture des Églogues et du Journal de Travers, d’abord condamné parce que constituant de ma part un emprunt trop long, a été sauvé sur un remords par cette remarque marginale :
« Non, à garder, car de haute qualité ».
Adoubé par Claude Durand, mazette ! je ne me sens plus de fierté. Blague à part, pour moi qui, dans ce domaine de la “critique littéraire”, ai toujours plus ou moins l'impression d'énoncer au mieux des banalités, au pis des bêtises, une telle remarque et venant d'où elle vient m'est une sorte de baume, inutile de me le cacher. D'ailleurs, assumons notre propre fatuité, je pense que je ne résisterai pas, demain, à l'envie d'en faire un petit billet sur le blog-mère…
– À propos du blog, j'y ai publié ce matin un texte relatant assez brièvement notre demi-journée à Combray. Inutile, donc, que j'y revienne ce soir.
– La journée s'est écoulée paresseusement, à lire paresseusement, tantôt La Varende, tantôt Barbey. Et aussi un peu Camus, les Demeures de l'esprit de la France du nord-ouest, car je voulais relire ce qu'il y dit du deuxième écrivain cité.
Dimanche 10 février
Sept heures dix. – Devant le fantastique succès de mon Anthologie ( dix exemplaires vendus jusqu'à hier, un onzième ce matin…), je me suis résolu à en proposer un deuxième volume pour les années 2010 et 2011 d'ici quelque temps – au moment des prix littéraires par exemple, afin d'optimiser mes chances de couronnement. Après avoir opéré une première sélection il y a deux ou trois semaines (non, sans doute un peu plus ; enfin, je ne sais plus), j'ai commencé la seconde et dernière cet après-midi, ainsi que la partie pénible du travail, parce que très mécanique : le transport, un par un, des textes du blog dans le document Word créé à cet effet. Ensuite, il faudra les imprimer (à FD), tâcher de les ordonner le plus intelligemment possible, les retransporter un à un dans le livre Blurb et les relire aussi soigneusement que possible. Enfin leur trouver à chacun un titre, puisque j'ai décidé, pour changer du premier tome, que, dans celui-ci, les différentes parties ne seraient pas marquées – mais bien présentes tout de même – et que, par compensation, chaque texte serait titré. Titre qui devra être court, autant que possible.
– J'ai abandonné Un prêtre marié avant la centième page : décidément, je crois que Barbey et moi ne sommes pas faits l'un pour l'autre ; mais c'est une séparation à l'amiable davantage qu'une rupture. Là-dessus, j'ai lu les deux premiers chants du Roland furieux, puis je suis tombé, dans ma propre bibliothèque, rayon histoire, sur un livre que je ne savais pas posséder, consacré aux pratiques alimentaires françaises entre le XVe et le XIXe siècles. J'en ai lu une cinquantaine de pages, c'est tout à fait intéressant, même si on aurait pu souhaiter que cela soit davantage écrit.
Mardi 12 février
Sept heures et demie. – Rien ne laissait prévoir un apéritif, il eut pourtant lieu, mais assez replié sur lui-même, si je puis dire, c'est-à-dire modeste. Durant celui, nous en sommes venus à parler de cette période de ma vie (années 1986 – 1989, approximativement) où je prenais l'essentiel de mes repas avenue d'Ivry, soit au Hawaï (dernier restaurant avant la rue de Baudricourt, trottoir de gauche lorsqu'on vient de la porte d'Ivry), soit au Pasteur, situé pratiquement en face. Catherine me rappelait que, d'après Ludovic, Hawaï est devenu l'ombre de lui-même depuis que la femme qui confectionnait les soupes phò, ce fleuron absolu, pour moi, de la cuisine viet (viet du nord : les soupes saïgonnaises sont différentes), avait quitté le restaurant. Ce départ n'a rien d'étonnant : elle devait bien (si tant est que nous puissions juger de l'âge des femmes asiatiques) avoir une petite quarantaine d'années il y a 27 ou 28 ans. Elle était, à cette époque, secondée par une Chinoise (tout le monde était chinois dans ce restaurant vietnamien) d'environ 20 ans, ou 25 (même incertitude que précédemment), dont le visage, vu par le rectangle ouvert séparant la cuisine de la salle, me laissait pantois, non même pas de désir mais de simple admiration : parmi les vapeurs de bouillon, dans le contexte de cette gargote, elle m'était une sorte de fée, de miracle, de créature n'existant sans doute pas vraiment, dans ce bouge bruyant et nourrissant.
De son côté, mon père a passé de nombreuses années de sa vie – et peut-être encore aujourd'hui – avec l'idée scintillante qu'il retournerait un jour en Indochine, renouerait avec cette année, ou année et demie, de sa prime jeunesse. Une fois, nous sommes allés dîner ensemble au Pasteur (Catherine était déjà entrée dans mon existence, elle pourra le confirmer, mais ma mère, elle, n'était pas là, je ne sais plus pourquoi). Ce restaurant était alors tenu, lui aussi, par une famille chinoise. Le père, très diminué physiquement, était toujours assis à gauche de la porte d'entrée, derrière une table ; la mère ne le quittait guère mais surveillait son petit monde ; les deux frères assuraient la bonne marche de l'établissement, et, à force que Bernard – mon alter ego vietnamien – et moi venions nous nourrir et nous abreuver chez eux, étaient devenus des amis, si tant est que la chose soit réellement possible.
Et puis, il y avait la sœur cadette, qui faisait aussi le service quand elle était là, ce qui arrivait assez souvent. Elle était la seule, peut-être parce qu'elle était née ici, ou arrivée très jeune, à parler le français sans accent. La seule aussi qui avait décidé de secouer le joug, de quitter le restaurant, de vivre autre chose (et il m'arrive, comme ce soir, de me demander ce qu'elle a bien pu devenir).
Les yeux de mon père se sont mis à pétiller et à rajeunir dès qu'il l'a aperçue, s'avançant vers notre table. Durant ce repas, il est redevenu un jeune homme inconnu de moi, chaque fois qu'elle s'approchait de nous ; j'en étais presque gêné, et en même temps ravi – sentiment ambigu, difficile à démêler alors, bien plus facile aujourd'hui, évidemment : découvrir son père dragueur, et semblant ne pas s'apercevoir de son âge ni de celui de la fille qui est l'objet de ses roucoulades maladroites et outrées. 20 ans plus tard, je le comprends comme si c'était moi. Le hasard lui rendait une part morte de sa vie, dont il ne savait peut-être pas qu'elle était morte. Sauf que mon père, alors, se réveillait pour une fille, alors que je pleurniche après une soupe – congaï d'un côté, phò de l'autre : on voit bien la déperdition d'énergie vitale, d'une génération à la suivante.
– Cela étant, je n'ai pas eu le temps de venir ici hier. Pour cause de démission papale, j'ai proposé un article à FD sur les papabili, pensant que, si Philippe B. en voulait, ce serait pour la semaine prochaine. Or, pas du tout, non seulement il l'a accepté, mais il l'a requis pour ce numéro, c'est-à-dire tout de suite. J'ai donc écrit environ six mille signes qu'ensuite, après le dîner, j'ai transformés en un billet pour le blog. Lorsque tout cela a été fait, il ne restait plus de temps pour ce journal.
– À propos du futur pape, évidemment, les progresseux de tout poil ont déjà embouché leurs prévisibles trompettes pour réclamer – que dis-je : exiger ! – un pape africain, et si possible un très noir. Comme prévu, ces piteuses limaces qui n'ont jamais assez de voix pour hurler contre les religions, et le catholicisme en particulier, soudain trouvent très important que le prochain pape corresponde exactement à ce qu'ils attendent de lui. Comment font-ils pour ne pas s'apercevoir de leur ridicule, de leur profonde et irrémédiable vacuité ?
Pour ce qui est de leur exigence, je ne puis que l'appuyer : quand on voit comment les Africains gèrent les pays que nous leur avons laissés, il va de soi que confier le Vatican à l'un d'eux est une idée lumineuse et salvatrice. Mais le plus drôle est sans doute que, de l'avis de la plupart des vaticanologues, les deux ou trois cardinaux africains qui auraient en effet une chance raisonnable d'être élus sont sans doute parmi les plus réactionnaires de l'assemblée. Mais, pour Modernœud, ce n'est pas grave : un pape noir suffirait à son bonheur – on n'est pas plus stupide ni, finalement, plus raciste que ces petits trous du cul.
Mercredi 13 février
Six heures vingt. – La journée s'est passée tout doucettement, à continuer de classer mes billets de blogs de 2010 et 2011 en vue du second volume de mon anthologie. Je suis presque décidé à lui donner pour titre général celui que j'avais choisi pour une partie du premier volume : En territoire ennemi ; parce qu'il formerait alors une sorte de diptyque avec le précédent, Mémoire d'en France.
– Au lieu de ne m'occuper que de cela, qui peut fort bien attendre, j'aurais bien mieux fait de regarder, en prenant des notes, l'émission d'Arte dont je vais avoir besoin pour écrire une prochaine page animalière à l'intention d'Enquêtes : c'est à propos du calamar géant qu'une équipe de Japonais a réussi à aller filmer dans les profondeurs où ce machin caoutchouteux se tient habituellement.
– J'ai aussi continué de relire l'Histoire de la papauté, en vue de l'article que j'ai proposé à Philippe B., à propos du prochain conclave. C'est ainsi que je suis tombé sur ce pape nommé Formose, dont le pontificat se situe entre 891 et 896, ce qui m'a donné l'idée que le prochain, pour peu qu'il soit asiatique, comme il est après tout possible, pourrait bien décider de s'appeler soit Formose II, soit, s'il veut être plus moderne, Taïwan Ier – on s'amuse comme on peut.
Neuf heures et quart. – Eh bien, il m'est arrivé ceci : j'étais occupé avec Ronsard, qui disait “Le temps s'en va, Madame”. Soudain, je me suis demandé comment un homosexuel lettré, Camus par exemple, pouvait lire Ronsard, qui n'a jamais pensé qu'aux femmes. Il m'est apparu que, tout cultivé qu'il est, il ne pouvait pas le lire comme moi. Il le lit à coup sûr plus profondément, parce qu'il est plus intelligent, mais il est incapable de sentir les vibrations de ce mot, “Madame”, forcément. Je me suis dit que, peut-être, il abordait Ronsard comme je le fais, moi, de Genet, c'est-à-dire sans la moindre excitation personnelle, sans résonance.
Le paragraphe précédent était pour dire que je ne supporte pas qu'on tente de nous faire croire que les hétéro-machins sont semblables en tous points aux homos-trucs.
Jeudi 14 février
Huit heures moins le quart. – Mais qu'est-ce que c'est long à cuire, une cuisse de dinde au four ! On aurait dit le gigot de Jacques Étienne (je plaisante, Jacques, je plaisante…). Résultat, on s'est mis à table à pas d'heure, c'est-à-dire à sept heures vingt au lieu de sept tapantes. Le plus étrange est que cela ne m'a nullement perturbé, j'ai simplement lu quelques pages de La Brière en plus, voilà tout. Il s'annonce plutôt bien, ce roman de Châteaubriant, parfaitement désuet (mais on soupçonne qu'il devait déjà l'être à sa sortie, en mille neuf cent vingt et quelques), aussi bien dans ce qu'il décrit qu'en sa langue, mais charmant. Obn n'en ferait pas son écrivain de chevet non plus, de ce Châteaubriant-là.
– Je me suis enfin décidé à charger la tondeuse à gazon dans le coffre de Liselotte pour l'emmener chez son docteur en mécanique afin qu'elle y subisse sa révision annuelle. Il était temps car je sens, à d'imperceptibles verdissements tendres, que l'herbe ne devrait pas trop tarder à repousser.
– J'étais sensé, aussi, faire la première partie du travail que je dois à Enquêtes, à savoir regarder, stylo en main, le documentaire qu'Arte a consacré dimanche dernier à la traque du calamar géant. Sauf que, toute la journée, la vidéo a obstinément refusé de se charger. J'ai dit à Étienne T. que je ressaierais demain matin et que, si ça ne voulait toujours pas, il lui faudrait trouver un autre pigiste pour écrire l'article. Voilà comment on perd trois cents euros.
Vendredi 15 février
Six heures et quart. – Que dire d'une journée où l'on a à peu près rien fait d'autre que de dépenser de l'argent – et à des achats où l'envie ni le plaisir n'entrait à peu près pour rien – et où l'on n'a pas gagné le moindre centime de ce que l'on aurait dû ? Ç'a commencé ce matin, lorsque j'ai constaté que je ne parvenais toujours pas à visionner la fuckin' vidéo d'Arte sur le fuckin' calamar géant ; j'ai donc dû renoncer à écrire l'article à propos du céphalopode en question (pourrait-on sans abuser traiter de céphalopode un humain se livrant au puéril exercice du pied-de-nez ?). Bilan : trois cents euros perdus, ou plus exactement : pas gagnés. Ensuite, au début de d'après-midi, nous devions passer au garage Volvo d'Évreux afin d'y récupérer les tapis de sol de Liselotte (ce qui fut fait) mais aussi un chèque de cinq cents euros correspondant à la cage à chien amovible que nous avions payée à la commande mais à laquelle nous avons finalement renoncé : pour cause d'organisation défaillante, le chèque n'était pas prêt, pas remplissable pour le moment, etc. Nous l'aurons en milieu de semaine prochaine si la réceptionniste du garage s'en souvient, si quelqu'un parvient à tirer les postiers de leur désormais chronique léthargie, and so on. La-dessus, nous nous sommes livrés à quelques achats devenus indispensables pour ne pas mourir de faim, à la boucherie de Vernon, au Monoprix et chez Picard, tous lieux où j'ai laissé une partie de ma chemise. Heureusement, Catherine vient de partir pour la messe et j'ai quant à moi un solide apéritif en ligne de mire.
– Au milieu de tout cela, j'ai tout de même relu une cinquantaine de pages de la Critique dans un souterrain de René Girard, arrivé ce matin par la Poste.
Samedi 16 février
Sept heures dix. – Eh bien, les trois cents euros que j'ai perdus hier ont été regagnés aujourd'hui ! Étienne T. a réussi à transporter, par je ne sais quel moyen, la vidéo problématique d'Arte sur un site appelé Viméo, sur lequel j'ai pu la voir tout à fait sans encombre ; j'écrirai donc l'article demain.
– Achevé la lecture du petit volume de René Girard, ce qui m'a donné envie de lire L'Adolescent, le seul “grand roman” de Dostoïevski que je n'ai jamais ouvert, bien que le possédant depuis quelques années déjà, dans la traduction de Markowicz. J'ai rapporté le premier volume au salon : il devra y attendre que j'aie terminé La Brière de M. de Châteaubriant, roman que je lis plus ou moins en diagonale car, finalement, il ne me passionne pas plus que cela. J'ai en outre commandé – d'occasion… – la biographie de Dostoïevski par Troyat ainsi que le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki.
– Comment les blogueurs de gauche sont-ils assez stupides pour croire qu'un homme qui se suicide par le feu, fût-ce devant l'agence de Pôle Emploi, le fait uniquement par “malaise social” ou parce qu'il arrive en fin de droits ? C'est pour moi un grand mystère.
Dimanche 17 février
Huit heures moins vingt. – Dire que je n'ai rien à dire serait encore peu dire. Ce n'est pas que la journée fût désagréable – dans ce cas, au moins, on pourrait noter en quoi elle le fut –, pas davantage morne, ni ennuyeuse, ni même longue : elle ne fut rien ; littéralement rien. J'ai écrit à l'instant ceci sur le blog-mère :
« J'ai bien hâte que tu fasses un nouveau billet, me dit-elle tout à trac : je ne supporte pas la photo de celui-ci. » Un nouveau billet, un nouveau billet : je voudrais l'y voir, moi, à faire un nouveau billet avec le crâne aussi vide qu'un projet de gouvernement socialiste, comme c'est mon cas aujourd'hui ! Que peut-on écrire lorsqu'on a passé l'essentiel de sa journée à somnoler malgré Dostoïevski et que l'on a dépensé son peu d'énergie à s'extraire de la cervelle et des doigts cinq feuillets à propos d'un calamar géant japonais ? Évidemment, en fouillant la blogosphère avec un esprit moqueur, on pourrait toujours tirer quelques lignes des divagations de celui-ci ou de celle-là ; se divertir d'avoir appris que si les femmes musulmanes se voilent par centaines de milliers avec un si bel ensemble, c'est uniquement à cause de nous, grands méchants Européens aux dents cariées et à l'haleine de rat mort. Mais quoi ! on ne peut pas non plus passer sa vie dans les cloaques, aussi folkloriques soient-ils. D'autant que la botte d'égoutier n'est seyante qu'avec un certain type bien précis de tenue vestimentaire, que l'on n'a pas forcément envie de porter un dimanche. Et puis, il y a des journées, comme cela, où l'aspérité obstinément se dérobe ; tout fuit, tout glisse, tout coule, comme du sable fin enduit de vaseline, ou quelque chose d'approchant. Rien ne s'enchaîne ni encore moins se déchaîne, on aligne les heures comme les verres vides sur un comptoir, on glisse tout tranquillement vers l'avachissement vespéral ; bien qu'on sache depuis le matin qu'il n'y aura rien à la télé – le magazine est formel à ce sujet.
Je ne saurais mieux dire. Sinon que je ne me sens pas poussé dans les reins par le désir de retourner travailler demain à Levallois, mais pas ennuyé non plus : là encore, le rien ; l'ataraxie maîtresse. Et ce n'est même pas une sensation désagréable.
– J'ai tout de même, à très grandes enjambées, terminé le roman de Châteaubriant, décidément bien ennuyeux et artificiel, et lu une centaine de pages de L'Adolescent, mais d'un œil tellement inattentif qu'il faudra probablement les reprendre si je veux comprendre quelque chose à la suite.
Lundi 18 février
Sept heures vingt. – Désaffection non seulement durable mais il me semble grandissante à l'endroit du blog-mère, depuis quelque temps. Je me demande si le fait d'avoir coup sur coup réalisé les deux volumes d'anthologie, et même si le second est loin d'être “bouclé”, n'a pas eu pour effet de clore ce chapitre de ma vie ; lequel, s'il venait à se terminer, aurait tout de même duré plus de six ans. On verra : le sujet ne m'intéresse pas suffisamment pour que j'y réfléchisse plus avant.
– Le séjour que mon frère Philippe (et je me demande pourquoi je précise son prénom, n'en ayant pas d'autre à disposition) doit effectuer ici à l'occasion du week-end pascal commence à tourner au running gag. Lorsque Dominique nous a dit qu'ils aimeraient bien venir à ce moment-là, nous avons bien sûr accepté tout de suite. Il était alors question qu'ils débarquent à trois : eux deux et leur benjamine, Gabrielle. Première petite complication toutefois : leur chien. Qui, apparemment, a peur des autres représentants de l'espèce. Quelques jours plus tard, nouveau coup de téléphone de la même Dominique : « Est-ce que ça poserait un problème si Gabrielle venait avec sa meilleure copine ? » Non point, au contraire : mieux vaut deux gamines qui jouent ensemble dans leur coin qu'une seule qui s'ennuie et, donc, requiert constamment l'attention des adultes. La semaine suivante, troisième appel : « Ah, finalement, Louise [la fille aînée] aimerait beaucoup venir aussi… mais je peux apporter un matelas pneumatique ! » Très bien, va pour Louise, faisons comme ça. Enfin, aujourd'hui, dernier appel (en date…) : « Bon, tout bien pesé, Paul [le fils de la maison] voudrait bien venir avec nous… Mais je peux apporter deux matelas ! » La première question est la suivante : comment mon frère va-t-il, dans sa voiture de modèle courant, si j'ai bonne mémoire, faire tenir quatre adultes, deux enfants, un chien, deux matelas pneumatiques (que l'on imagine dégonflés et roulés, mais tout de même) et les quelques bagages dont ils auront besoin pour leur séjour en France ? Car, ensuite, ils filent chez mes parents. Deuxième question : comment Catherine va-t-elle s'y prendre pour contenter gastronomiquement tout ce monde ? Certes, elle a déjà prévenu Dominique qu'elle ne s'occuperait que des dîners et que chacun, le reste de la journée, se débrouillerait pour survivre par ses propres moyens ; mais enfin, des dîners de huit personnes à préparer, dans une cuisine spacieuse comme un demi-couloir, cela risque de devenir rapidement délicat. Et je ne dis rien de la taille modeste de notre frigo qui devra pourtant bien s'efforcer de contenir les victuailles correspondant à ces diverses agapes. Je sens que le week-end va être rock 'n' roll…
Mardi 19 février
Sept heures et demie. – Ma journée laborieuse fut un peu agitée, mais je ne vois nullement l'intérêt d'entrer dans les détails d'icelle, dont moi-même je me fous. Et comme je n'ai rien fait d'autre, sinon, tout à l'heure, un petit billet rigolard à propos d'Euterpe, une soi-disant féministe dont l'aigreur est l'aspect le plus saillant de sa personnalité, ou du moins de ce qu'elle veut en montrer, je ne vois rien à ajouter ici.
Ah, si, tout de même, cette annonce énigmatique, ce matin, sur l'un des panneaux luminescents qui bordent l'autoroute A 14 : « Vous êtes prêts pour l'hiver ? Nous oui ! » Curieux message pour un 19 février, m'a-t-il semblé.
Mercredi 20 février
Sept heures vingt. – Dans l'entrée d'hier de son journal, Renaud Camus note ceci :
« Je ne sais si c’est par reconnaissance à mon égard pour l’avoir poussé à réunir en volume les meilleurs passages de son blog mais Didier Goux a placé, au cœur du recueil ainsi constitué, Mémoire d’en France, qu’il a fait imprimer par Blurb comme je fais désormais les miens, et qu’il m’a gentiment dédié, plusieurs textes consacrés à mes travaux, et qui sont tous excellents. Celui qui porte sur le Journal deTravers m’a particulièrement réjoui. Si un jour on rééditait cet ouvrage (ce qui a tout autant de chances de se produire qu’une restauration monarchique en Albanie ou un come back médiatique de Plastic Bertrand), il faudrait demander à Goux une préface — ses trois ou quatre pages m’ont donné grande envie de lire le livre. »
Ma première remarque est qu'il faut se méfier de Plastic Bertrand : ce gars-là est capable de tout, même d'un come back.
La seconde est que l'idée de devoir me charger d'une préface pour un livre ou l'autre de cet auteur, de cet auteur-là, même avec la probabilité qu'il dit, a suffi à faire sourdre un ruisseau de sueur glacée entre mes deux épaules puissantes : je ne me souviens que trop bien de l'exercice d'auto-humiliation durable que je me suis infligé lorsque, ayant imprudemment accepté, à la demande de l'artiste, d'écrire un texte à propos du disque de Jérôme Vallet, je fus contraint d'admettre que j'en étais en fait totalement incapable.
Jeudi 21 février
Huit heures. – C'est très curieux : je me demande s'il m'est déjà arrivé qu'une journée me semble aussi courte. Lorsque je me suis avisé qu'il allait être cinq heures de l'après-midi, j'avais vraiment l'impression que la matinée se terminait à peine. Or, bien qu'ayant réglé un certain nombre de choses (écrire deux feuillets pour FD, aller acheter le vin pour nos invités de samedi), on ne peut pas dire que j'aie été spécialement bousculé. il en reste l'impression d'une journée presque volée, ou plutôt escamotée – très curieux.
– J'ai, tout à l'heure, commandé sur Amazon et d'occasion la biographie de Flaubert par Henri Troyat. Prix : 0,89 €. Quel raisonnement peut conduire un individu à mettre en vente un livre à 89 centimes ? Pourquoi pas 90 ? Ou 50 ? Mystère total. Mais, du coup, lorsqu'on achète un volume à ce prix dérisoire, c'est le coût du port qui, par comparaison, devient exorbitant. Et stupide, au fond : à quoi rime un monde où l'on peut acquérir un livre pour 89 centimes, mais dans lequel vous l'apporter chez vous revient à 2,99 € ? Il y a là une déréalisation de toute chose, et en tout cas l'affirmation que le “service” est plus important, plus précieux, donc plus désirable, que la littérature elle-même. À eux deux, Flaubert et Troyat pèsent 89 centimes, tandis que la chaîne d'employés mornes, anonymes, qui va conduire leur livre jusque chez moi en valent 299.
Vendredi 22 février
Six heures vingt. – Pas fait grand-chose aujourd'hui, hormis un aller-retour à la déchetterie de Pacy, corvée que je remettais depuis des semaines, comme à mon habitude, mais qui était devenue indispensable, puisque les Woland et nos autres invités arrivent demain et que Catherine refusait qu'ils découvrent une descente de garage ressemblant à un camp de Romanichels après le départ de la troupe roulottière. J'ai également bien avancé dans la lecture du Dostoïevski de Troyat, ce qui m'a donné l'envie d'écrire un billet dans lequel je mettrais en parallèle sa vision de l'écrivain avec celle de René Girard – notamment au sujet de cette fameuse rupture que Troyat, comme presque tout le monde il me semble, situe à l'épisode du bagne et que Girard renvoie à dix ans plus tard, au moment de l'écriture et la publication des Carnets du sous-sol. J'ai du reste commencé à l'écrire juste avant de venir ici, mais me suis interrompu car j'ai laissé le livre de Troyat, dont j'ai besoin, dans le salon. Je le continuerai demain, si les préparatifs à la réception de nos hôtes m'en laissent le loisir. Et s'il me semble toujours pertinent, ce qui n'est pas du tout assuré.
Huit heures et demie – Parlé assez longuement avec Catherine de Michel Houellebecq, et de mon envie de le voir “s'évader par le haut”. Je pense que ce type est un écrivain essentiel, ou en tout cas qu'il pourrait l'être. Je pensais à lui en lisant la biographie de Dostoïevski par Troyat : Houellebecq a-t-il la capacité de devenir Houellebecq, comme Dostoïevski est finalement devenu lui-même ? On ne le saura qu'après, à la fin, après sa mort (ou peut-être avant, mais alors cela voudra dire qu'il est mort avant de devenir Houellebecq), et je n'en saurai rien puisque je serai mort moi-même – et c'est très agaçant, cette certitude que le monde va continuer après votre disparition, vraiment agaçant. L'idée de mourir sans avoir su si Houellebecq était un vrai (voire un grand) écrivain m'agace.
Finalement, l'idée pénible, c'est de savoir qu'on va bientôt disparaître et que, en plus, le monde va continuer comme si de rien n'était. Et, en effet, de rien n'est. Pourquoi, dans ces conditions, cesser de boire ? Pourquoi se priver de ce petit plaisir, de cette micro-destruction de soi-même, puisque tout le monde s'en fout ? Hier, à propos de cigarettes, Catherine me disait qu'elle ne voulait plus arrêter de fumer, puisqu'on n'y arrive pas, et qu'on se fait du mal pendant qu'on essaie. Et elle ajoutait que, de toute façon, elle ne voulait pas finir sa vie dans une maison de retraite. Moi non plus. Heureusement, je n'ai aucune chance. Je me souviens, il n'y a pas si longtemps, j'étais chez mon cardiologue habituel (que j'aime beaucoup) et, comme ça, au détour de notre conversation (je parle toujours à mes médecins, ça me semble être le seul intérêt véritable de nos rencontres), je lui dis que je vivrai sans doute jusqu'à cent ans (sans y croire moi-même une seule seconde). Il me regarde, sourit, et laisse tomber : « Franchement, ça m'étonnerait… » Évidemment, moi aussi ça m'étonnerait. Et je rejoins Catherine : non seulement, ça m'étonnerait, mais en plus je n'y tiens nullement.
Je rappelle que j'ai toujours ma grand-mère. Elle aura 103 ans le mois prochain. C'est une espèce de légume qui ne reconnaît plus personne et pourrit malgré elle la vie de ses deux filles qui vivent dans la même ville qu'elle. Non : seulement une de ses filles, puisque ma mère s'est finalement évadée de Sedan, et j'en rends grâce au Ciel, si le Ciel a quoi que ce soit à voir là-dedans.
Samedi 23 février
Cinq heures vingt. – Je me dépêche de venir noter une ou deux choses ici avant que nos divers hôtes (qui ne sont pas des hôtes divers…) ne commencent à arriver. J'ai écrit, hier soir et ce matin, un assez long billet à propos de Dostoïevski, en partant de la biographie de Troyat d'une part et du petit livre de Girard d'autre part. Revenant de le publier, j'ai dit à Catherine : « Ce qui est bien c'est que je ne devrais pas être envahi par les commentaires… » De fait, à l'heure où nous mettons sous presse nous en sommes à deux, dont celui de Nicolas qui n'est là que pour signaler qu'il est passé (et n'est probablement pas allé au bout de l'article, vu son peu d'appétence pour la littérature). Bref, tout est normal de ce côté-là.
– Comme chaque fois que de la visite est attendue, la journée s'est consumée, pour Catherine et pour moi, dans une série d'activités sans intérêt mais indispensables : passer l'aspirateur aussi soigneusement que possible, laver les sols, brosser Elstir (pour qu'il ne fasse pas trop piètre figure aux yeux des hôtes), descendre chercher le pain, préparer le repas, etc. Mais enfin, nous sommes fin prêts. Rémi devrait arriver le premier, vers six heures. Catherine et lui repartiront presque aussitôt pour Fontaine-sous-Jouy, à quelques kilomètres d'ici, où est célébrée cette semaine la messe vespérale du samedi ; messe à laquelle les Woland devraient assister également, mais en se rendant directement à l'église ; à moins que, la circulation aidant, ils ne soient trop en retard, auquel cas ils viendront ici où je serai armé de pied en cap pour les accueillir. Le dernier arrivé sera très probablement le Père Éric qui, après la messe qu'il aura célébrée, devra repasser par Pacy avant de monter jusqu'ici.
Dimanche 24 février
Huit heures et quart. – De fait, le seul de nos hôtes d'hier soir dont nous étions certains de l'endroit où il serait et à quelle heure était le Père Pichard, puisqu'il célébrait la messe en l'église de Fontaine-sous-Jouy à six heures et demie – messe à laquelle Catherine et Rémi ont assisté, le second nommé étant arrivé ici vers six heures moins le quart. (J'en profite pour signaler aux non-hispanisants de mes lecteurs que son nom de blogueur, El Desdichado, se prononce : el dess-di-tcha-do, et fait référence au poème de Nerval qui porte ce titre et commence ainsi : Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé…)
Bref. Pendant que les deux précités étaient à la messe, les Woland me sont arrivés. En vérité, ils étaient d'abord passés par Fontaine-sous-Jouy, mais l'Amirale était trop malade pour passer une heure dans une église mal chauffée et, du coup, ils se sont rapatriés ici, ce qui m'a fourni une excellente excuse pour déboucher la première des deux bouteilles de pouilly-fuissé qu'Hugues Vassals avait eu la gentillesse de m'envoyer et qui étaient arrivées le matin même.
Pourquoi l'Amirale était-elle malade ? Eh bien (scoop !), d'après elle, parce qu'elle serait enceinte. Ce qui signifie, si l'information se confirme, que le monde d'ici quelques mois va s'enrichir d'un petit facho supplémentaire, ce qui devrait navrer beaucoup de monde, mais me réjouis moi.
Finalement, tout le monde s'est retrouvé à la maison. J'avais acheté le vin blanc et le champagne, Matthieu s'étant chargé du rouge : cette andouille avait jugé bon d'arriver avec six bouteilles, plus une vieille prune dont, à l'heure qu'il est, je suis occupé à savourer les effluves (et pas seulement).
La soirée fut animée, causeuse en diable (si je puis dire puisqu'un prêtre était parmi nous), sympathique et alcoolisée, ainsi qu'on l'a déjà compris. Le père Pichard et l'Amirale se sont découvert des points communs inattendus, mais je n'en dirai pas plus, parce que je ne suis pas là pour dénoncer.
Notre Père fut le premier à lâcher la rampe, ce qui est normal puisqu'il avait messe ce matin à Pacy (chacun son boulot). Rémi (Desdichado) la tint un peu plus longtemps, la rampe, mais c'était triché puisque, devant reprendre sa voiture, il ne buvait pas (enfin, je crois). L'Amiral et moi nous sommes achevés à la vieille prune et je serais bien incapable de dire de quoi nous parlâmes alors.
Ce matin, lorsque mes paupières bouffies consentirent à se séparer l'une de l'autre, tout le monde était déjà levé. Je me présentai à la face du monde (de nos hôtes en tout cas) dans mon jogging avachi, ainsi que je suis tous les matins : c'est l'avantage d'être vieux, on s'habille comme on veut.
Les Woland qui avaient bêtement raté la messe d'hier soir ont eu à cœur d'y aller ce matin ; il l'ont fait. Durant le temps qu'ils étaient absent, Catherine a décidé de finir le champagne d'hier (oui, il en restait, bizarrement) en le mélangeant à du jus d'orange (un truc de Québécois). Pendant ce temps, pour l'accompagner, j'ai replongé dans la bière.
Là-dessus, la fin de la messe nous rend les Woland. M'étant assuré auprès de Marie-Estelle (ah, oui, j'avais oublié de vous la présenter, pardon…) que c'est elle qui conduirait au retour, j'ai proposé un verre à l'Amiral. Bizarrement il n'a pas dit non.
Is sont repartis vers quatre heures et demie, en direction de leur fuckin' région parisienne. Dès leur départ, Catherine et moi nous sommes royalement endormis, comme les vieux que nous sommes le font généralement dès qu'ils renouent avec un semblant de vie sociale.
Quand on s'est réveillé, il faisait nuit. Catherine est allée nourrir les chien, j'ai repris une bière. – On en est là.
Lundi 25 février
Sept heures. – Ce n'était peut-être pas bien malin, après mes quatre ou cinq bières, de me servir deux pleins verres de la vieille prune apportée par Woland. Le résultat est que la journée d'aujourd'hui a été très calme, Catherine étant à moitié malade, moi assez nettement gueule-de-boisé, et, de surcroit, la chaudière ayant trouvé opportun de nous lâcher aux premières heures du jour, à demi grelottants tous les deux. Ça va mieux ce soir, l'homme de l'art nous ayant rétabli le chauffage vers le milieu de l'après-midi.
– J'avais prévenu par mail dès dix heures que, la neige tombant, je ne bougerais pas de chez moi, et demandé à ce qu'on m'envoie le travail à faire ici : personne de FD n'ayant donné de ses nouvelles, j'en ai déduit que nul n'avait besoin de mes services, ce qui m'arrangeait plutôt.
– Mail de Marie-Estelle, à l'instant, m'apprenant que, contrairement à ce qu'elle pensait (et espérait), elle n'est nullement enceinte.
– Passé la plus grande partie de la journée dans mon lit, sous la couette, avec deux pulls sur le dos, à lire. Notamment un livre récupéré à FD, concernant Mme Steinheil, dont il n'y a rien à tirer (je parle du livre).
Mardi 26 février
Sept heures et demie. – Comme la neige m'a honteusement trahi ce matin (en fondant au cours de la nuit et en ne tombant plus), il a bien fallu me rendre à Levallois aujourd'hui, pour y accomplir mon devoir d'information : trois feuillets à propos de Mimie Mathy ; de petits feuillets, donc (sur les blogs ou dans les journaux nauséabondant, on a le droit, et presque le devoir, de se ficher de la tronche des nains ; également des boiteux, des obèses, des mongoliens, des alcooliques et des sympathisants communistes). Mais ce n'est toujours pas ça qui me fournira plus de sujets de bavardage ce soir. Je veux bien, à la rigueur, expliquer dans le détail en quoi consistait mon article à propos de Mimie, mais ce serait sans doute tomber encore plus bas que nous le sommes déjà.
Mercredi 27 février
Cinq heures. – Depuis ce matin, les pleureuses progressistes n'en finissent plus de sangloter sur cette momie antisémite de Stéphane Hessel, judicieusement passée de vie à trépas la nuit dernière. Je ne serais pas surpris que, dès demain, circule une pétition exigeant la panthéonisation de ce cuistre ; je ne serais pas davantage étonné qu'ils l'obtiennent.
– Hier matin, les plombiers sont venus remplacer les pièces de la chaudière qui la faisaient tomber en panne du fait de leur grand âge ; dès hier soir, la dite chaudière est de nouveau hors d'état de chauffer les radiateurs. Les sauveurs sont censés passer aujourd'hui, le problème est que cet aujourd'hui commence à tirer à sa fin et que je nous imagine de mieux en mieux passant une soirée enveloppés dans divers couettes ou patchworks.
Huit heures. – Ce matin, je m'étais dit que non, je ne raconterais rien de cela. Mais alors, à quoi bon tenir un journal ? Donc, voilà : j'ai vécu, hier, une des nuits les plus bizarres de mon existence. Couché vers une heure, réveil programmé à sept heures et demie : rien que de normal jusque-là.
Soudain, un rêve. Je fais partie des gens qui rêvent très peu ou qui ne se souviennent de pas grand-chose au réveil. Là, c'est un rêve dont le thème pourrait facilement bifurquer vers le cauchemar, mais ne le fait pas ; au contraire, on est dans une sorte de comédie italienne des années soixante. Une maison assez grande mais délabrée, beaucoup de gens à l'intérieur, qui sont tous proches de moi : pas de ma famille réelle, mais enfin, proches.
C'est un rêve de possession. Il y a là-dedans un grand-père qui est possédé (ou fou, on ne sait pas très bien). Dans la première partie du rêve (très lumineuse, et même assez joyeuse), il ceinture régulièrement l'une des femmes présentes (femme, fille, on ne sait pas trop) et va s'enfermer avec celle-ci dans les toilettes, dont la porte ne ferme pas réellement. Du coup, “on” (un personnage ou l'autre, et parfois moi, vers la fin de cette partie joyeuse) enfonce la porte, on délivre la fille et on vire le vieillard – dont tout le monde sait qu'il est possédé, donc pas responsable de ce qu'il fait ; et personne ne s'en inquiète vraiment.
Du reste, tout le monde semble être possédé ou, en tout cas, avoir accepté de l'être – dont moi-même. On m'a d'ailleurs demandé (mais ce n'est pas dans le temps du rêve) par qui je voulais être possédé. Et j'ai répondu : par Baudelaire, mais sans y croire une seconde, il me semble.
Seconde partie du rêve, fondu au noir. Je suis seul, peut-être dans un lit. Je suis en fait davantage aveugle que plongé dans l'obscurité. J'éprouve une intense sensation de solitude, je voudrais que le grand-père possédé et les autres comparses soient là, mais tout le monde a disparu. C'est alors que, de derrière moi, deux index s'enfoncent (sans me faire mal) dans le creux de mes épaules. À ce moment, je sais qu'il s'agit de l'esprit de Baudelaire, que j'ai imprudemment sollicité plus tôt ; je commence à avoir peur.
Là, ça se brouille un peu : je ne sais plus dans quel ordre se passent les choses. il me semble que je commence par appeler au secours les personnages de la phase précédente. Mais les index dans mes épaules font que je suis devenu incapable de m'exprimer dans un langage intelligible (et je m'entends savonner, dans le rêve). Cela donne quelque chose comme ceci (que je répète trois ou quatre fois, de plus en plus angoissé) : « Ch'est Blarbes Gauglaire ! Au chgours ! » Dans le rêve, je m'entends glossolalier et cela me panique encore plus ; j'admets que personne ne vienne à mon aide, car personne ne me comprend. Du coup (parce que ses pointes d'index continuent de s'enfoncer dans mes épaules), je me mets à supplier Charles Baudelaire lui-même. J'ai compris qu'ayant été sollicité par moi il ne me lâchera pas et je tente de l'amadouer. Je me retrouve dans la situation de Madame du Barry : « Encore une petite minute, Monsieur le bourreau ! » Baudelaire, dont la voix vient à la fois de derrière et d'au-dessus de moi, me dit alors qu'il me faut lui donner mon nom et mon adresse. Sur ce, je me réveille.
Ayant trouvé que ce rêve sortait un peu de la norme, je ne tiens pas à me rendormir immédiatement (alors que je suis écrasé de sommeil). Je me force à allumer la lampe de chevet, à boire deux ou trois gorgées d'eau, à ne pas réteindre tout de suite – il est trois heures et quart du matin. Naturellement, lorsqu'on désire se rendormir on se paie deux heures d'insomnie, mais quand on aimerait rester éveillé un quart d'heure – afin d'établir une frontière sûre entre le sommeil et la veille – on se rendort tout de suite ; et c'est ce que je fais, pour replonger immédiatement dans un rêve à tonalité semblable, d'esprit, de possession (mais il n'est plus question de Baudelaire, ni même tout à fait de moi).
Lorsque je me “reréveille”, suffisamment pour allumer de nouveau la lampe et boire une gorgée au goulot, il est cinq heures et quart : je viens de passer deux heures dans le même environnement, lequel, tout de même, est devenu de plus en plus chaotique et, bizarrement, de moins en moins personnel et inquiétant. Après ce second réveil, il me semble me souvenir que ce rêve, se prolongeant, et sans vraiment quitter le domaine du fantastique, connaîtra même des dérapages plus ou moins érotiques, mais je ne saurais plus jurer de rien.
– À part ça, tandis que nous prenions un petit apéritif impromptu, les plombiers sauveurs sont revenus à une heure où on ne les attendait plus. Et, pour l'instant, le chauffage refonctionne.
Jeudi 28 février
Sept heures et demie. – Ludo12, l'un de mes commentateurs “opposants” habituels, reproche à mon journal de janvier le fait que j'y parle de plus en plus de mes apéritifs vespéraux et que cela devient fort ennuyeux. D'une part je ne pense pas que ce soit vrai, dans la mesure où je m'offre ce petit plaisir moins fréquemment qu'il y a encore quelques mois ; d'autre part, si vraiment mon journal l'ennuie, que ne le referme-t-il pour aller, à la place, s'adonner à la boisson de son côté ?
– Je ne sais trop ce qui m'a pris de ressortir de son étagère le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Dantzig, mais j'ai passé l'essentiel de l'après-midi à le feuilleter, assez paresseusement mais avec un plaisir certain. Moyennant quoi je n'ai évidemment pas commencé d'écrire les cinq feuillets que l'on me réclame (sur ma proposition, du reste) à propos du concile qui va s'ouvrir.
– Note à l'intention de Ludo12 : nous n'avons pas pris l'apéritif ce soir. Rendez-vous samedi, ici même ; car, rentrant de chez mes parents, où je me serai contraint à l'eau pour pouvoir ensuite ramener la voiture, il m'étonnerait fort que je n'y succombasse point.
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