PETIT QUÉBEC S'EST PERDUE
À Isabelle G.
Mercredi 1er
Huit heures moins le quart. – Très beau début de mois : ce matin, à Levallois, à peine arrivé, coup de fil de Catherine pour me dire que le studio est vendu. C'est-à-dire que le petit couple intéressé est prêt à signer une vraie promesse de vente (si toutefois cela s'appelle encore ainsi). Signature qui devrait intervenir d'ici une huitaine de jours. Du coup, forcément, apéro. Et, moi tout seul, à midi, Ambiance d'à côté.
Le plaisir est de s'alléger. Je veux m'alléger de plus en plus, et la vente du studio est indispensable à cela. Ce petit couple ne le saura jamais, mais si au lieu de cent mille euros ils avaient proposé 95 000 voire 90 000, j'aurais sans doute dit oui. Pour me défaire de ce boulet. La conclusion est que plus jamais je n'achèterai quoi que ce soit dont je n'ai pas besoin : je ne suis pas un spéculateur. Et m'est revenue cette envie de vivre avec de moins en moins d'argent, vivre avec ce qui m'est alloué. Et sans récriminer. Surtout : vivre avec très peu après avoir vécu avec (comparativement) beaucoup. Passer, pour “parler chiffres”, de 7500 euros net par mois à... mettons 1500. Et pouvoir dire qu'on s'en fout, qu'on y arrive fort bien. Et, même, que l'on se sent mieux ainsi, grâce au fait que l'on ne va plus à l'usine. À voir, tout de même.
Échange de mails entre Isabelle G. et moi, à propos de sa visite ici. Elle est allergique, dit-elle, aux chiens, et donc pose mille questions à leur propos. Je n'aurais eu aucune objection à faire si elle avait, à cause des chiens, renoncé à venir. Mais, non, elle semble décidée à faire le voyage tout de même. Très bien. Enfin, si on veut. Il me semble que, si j'avais jamais eu la moindre importance dans sa vie, elle ne serait justement pas venue. Et, même, elle ne m'aurait jamais recontacté. Je plaisante, si l'on peut dire : je sais très bien n'avoir jamais eu aucune importance dans sa vie. Du coup, il est évident que cette soirée du 17 septembre se passera très bien. Je vois d'ici que nous allons beaucoup parler (de choses probablement sans intérêt, mais ce n'est pas pour me déplaire forcément), bien rire, bien manger, bien boire, etc. En vérité, si Isabelle m'annonçait que finalement elle ne peut pas venir, faute de temps, je serais à la fois crucifié et libéré. Entre les deux, j'aimerais plutôt bien ne pas la revoir, mais évidemment je ne suis pas du tout capable de lui dire “non”. Du reste, je n'ai jamais su lui dire non, alors qu'elle le faisait fort bien. – Personne ne m'a offert un plus beau sourire pour me dire “non”, personne.
(Il y a trois jours, rêve mêlant Isabelle G., rêve tellement décryptable qu'il ne s'agit même pas de le décrire. Je note ceci juste pour ne pas l'oublier : elle et sa fille, mais en fait juste elle, elle d'avant et elle de maintenant – Isabelle d'il y a trente ans veillant sur l'Isabelle d'aujourd'hui, avec inversion totale...)
Trente ans ont passé, mais il s'en faudrait de peu pour que resurgisse ce ressentiment trépignant et infantile, envers ceux qui me l'ont "volée" : Jef, Petros, et tous les autres que je ne connais pas. Et en fait, non.
Petros me ressemblait terriblement, de ce point de vue : il voulait ce que Jef voulait. Et que Jef, bien entendu, a obtenu, nonchalamment, claquant des doigts. Petros et moi, du coup, sommes tombés amoureux (d'elle et d'autres). C'était d'une certaine manière plus facile pour lui, parce qu'il était “mignon” alors que ma tronche épaisse ne m'aidait en rien, évidemment. Mais, au bout du compte, il ne s'en tirait pas mieux – ce qui m'était alors indiscernable.
J'ai l'impression de tout comprendre, aujourd'hui. Ce qui n'a plus le moindre intérêt.
Jeudi 2
Huit heures et demie. – Pas le temps de noter grand-chose, vu l'heure tardive. J'ai dîné seul, ce soir : au moment où nous nous mettions à table, le téléphone a sonné. C'était Béa Fernique qui appelait au sujet du mariage. La conversation entre les deux femmes s'est bien sûr éternisée et, en souriant tout de même, j'ai pensé à mon père qui, placé dans ce cas de figure, lorsqu'une des sœurs de ma mère appelle précisément dans ces heures-là, bougonne parce qu'il doit manger seul. Ou froid.
Les Fernique n'arriverons finalement que le samedi, jour du mariage, mais resteront probablement un jour ou deux de plus, pour cause de vacances scolaires, ce qui me fait bien plaisir, et même un peu plus que cela.
À FD, les cartons viennent d'arriver, ce qui signale l'imminence de notre déménagement, lequel comme toujours doit avoir lieu durant un week-end de septembre, mais on ne sait pas encore lequel. De toute façon, je m'en fous complètement.
Ph. B. m'a demandé d'écrire une série de quatre doubles pages sur “Versailles intime – les turpitudes à la cour du Roi Soleil”. Well... Cela fera 2000 euros qui paieront le mariage. Il souhaite (sans trop bien savoir ce qu'il veut, en fait), une sorte de chronique qui serait écrite par un nobliau de province débarquant à la cour. Ce pourrait être amusant, et même excitant, à faire si, comme d'habitude, cette série ne devait pas être finie avant même d'être commencée. Pour bien faire, il me faudrait un mois ou deux, le temps de reprendre Saint-Simon, etc. pour tenter de faire quelque chose de propre. J'aurais probablement dû dire non, mais il m'a titillé, avec son histoire de “mémorialiste”...
Vendredi 3
Quatre heures. – Journée interminable et stupide, comme souvent ici. Pratiquement rien fait depuis ce matin. Disons une petite demi-heure de travail effectif depuis dix heures et demie. C'est non seulement plus fatigant que de travailler, cette attente, mais cela finit par miner sérieusement.
Catherine vient de m'appeler pour me demander de lui acheter une flasque de whisky en rentrant, parce qu'elle veut elle aussi “arroser la vente du studio”. So...
Puisque rien ne semble se passer sur le front du travail, je vais procéder à une première lecture du journal d'août.
Samedi 4
Midi. – Je suis pratiquement décidé à me récuser pour la série sur les turpitudes de la cour de Versailles. Il me paraît impossible de faire ce travail – et surtout de le faire à peu près bien – en un temps aussi court (la première double devrait pour bien faire être écrite mercredi).
(Interruption pour aider Catherine, retour des courses, à vider le coffre de la voiture.)
À propos de cette série, j'en suis à ne même pas discerner encore comment je pourrais organiser les quatre volets, les uns par rapport aux autres. Ce qui signifie qu'il me faut d'abord me constituer une documentation, lire ou relire un certain nombre de livres (dont Saint-Simon, évidemment, mais aussi les lettres de la princesse Palatine, et encore d'autres, plus “techniques”), avant même de pouvoir envisager le travail lui-même. Comment faire tout cela d'ici la fin de la semaine prochaine au plus tard ? Je suis peut-être rapide, mais pas magicien !
Et puis, je commence à être vraiment agacé par cette façon que Ph. B. a de nous considérer, Brice et moi, comme les urgentistes de cette page. Les autres, les pigistes extérieurs, disposent d'un temps plus que confortable pour mener à bien (et plus souvent à mal) leurs petits travaux, et il ne se souvient de nos existences que lorsqu'il s'agit de boucher un trou en catastrophe, quasiment d'un jour sur l'autre. La chose est parfois possible, bien entendu. Ainsi, la série sur les pharaons, que j'ai écrite il y a quelques mois, a pu l'être parce que d'une part chaque volet en était précisément défini (Akhénaton, Khéops, etc.), mais aussi parce qu'une documentation abondante et pour ainsi dire “prémâchée” était disponible sur Internet. Ce qui n'est pas le cas pour Versailles. Sans compter que se mettre dans la peau d'un nobliau du XVIIe siècle nécessite tout de même une certaine acclimatation et des efforts d'écriture un peu soutenus.
Donc, décision est prise de refuser ce travail – et tant pis pour les deux mille euros de manque à gagner. Et même sans doute davantage car on peut supposer que, devant cette “trahison”, Ph. B. aura ensuite à cœur de ne plus rien me demander dans ce domaine. Ce dont je me fous.
Du coup, me voilà face à quatre jours sans le moindre travail à faire. À part éliminer les mauvaises herbes de la descente de garage, ce qui ne devrait pas me surmener le cervelet.
Bergotte est chez le vétérinaire depuis ce matin, en raison d'une profonde blessure qu'elle a au flanc, probablement causée par un fil de fer barbelé. On devrait la récupérer vers quatre heures et demie, et il est probable qu'elle devra, à son tour, porter une collerette, bien que la plaie soit à un endroit peu accessible pour elle.
Amazon vient de me signaler par mail que le dernier roman de Houellebecq était en route pour ici. Ce qui signifie qu'il partira lundi de je ne sais quel entrepôt et que je ne l'aurai au mieux que mardi. C'est dommage, j'aurais bien aimé l'avoir pour ce week-end, justement. Si bien que, ayant achevé le Chesterton hier, je dois penser à ce que je vais lire en l'attendant : un livre pas trop important de préférence, de façon à ce qu'il puisse être fini d'ici mardi. Des nouvelles de Marcel Aymé ? Un peu de Saint-Simon ? Un “panachage” des deux ? Pfff...
Dimanche 5
Midi (qui vient de sonner au clocher). – Je viens de faire un mail à Ph. B. pour l'informer que je me récusais quant à la série "Versailles intime" qu'il m'a demandé de faire pour FD jeudi dernier. C'est-à-dire que je me suis récusé pour ce qui est des délais impartis, mais je reste tout prêt à la faire avec plus de temps devant moi. Pour ne pas paraître totalement négatif, je lui en ai proposé une autre, dont le thème pourrait être "ces femmes dans l'ombre des écrivains". J'ai pensé à Gide + La Petite Dame, Léautaud et "Le Fléau", Proust et Céleste (!) Albaret, Hugo et Juliette Drouet. On verra ce qu'il en dira. L'avantage de cette série-là, outre qu'elle me permettrait de “sauver” deux mille euros, et que je pourrais quasiment l'écrire “à main levée” tellement je connais le sujet – enfin, suffisamment en tout cas pour m'extraire 8000 signes sur chaque écrivain abordé.
Catherine ne devrait pas tarder à rentrer de la messe (et de la boulangerie, accessoirement). Je vais l'attendre pour reprendre un café, à condition qu'elle ne traîne pas trop.
Cette incursion rapide à la cour de Versailles a au moins eu cet effet bénéfique de me replonger dans Saint-Simon. Que je lis non dans la version intégrale mais dans une anthologie d'environ 1500 pages, ce qui ferait sans doute hurler les puristes (j'imagine les cris d'orfraie et les sourires méprisants de certains In-nocents...). Ce dont je me fous comme de la Guerre de succession d'Espagne.
Il faut vraiment que je m'occupe de ces foutus papiers relatifs à ma retraite. C'est complètement idiot : voilà au moins deux mois que j'ai accompli les trois quarts de cette corvée et je bute stupidement sur le dernier.
Voici Catherine.
Huit heures moins le quart. – Passé l'après-midi à lire le roman qu'Antoine m'a fait parvenir. Expérience que je déteste par-dessus tout, dans la mesure où, neuf fois sur dix, et même davantage, on se retrouve à lire un truc qui ne vaut même pas le temps que l'auteur a passé à en tracer les lettres. Or, là, non. J'aime beaucoup ce court roman, que j'ai avalé d'une traite, même s'il souffre encore de défauts, dont certains assez graves. D'abord, idée superbe que ce “polar d'anticipation théologique” : au moins, l'idée est là, on n'essaie pas de nous faire prendre pour une audace une vague petite histoire vaguement sexuelle. Ensuite, tout le récit est conduit selon une écriture qui ne la ramène pas (à part deux ou trois faux pas aisément rectifiables), mais qui soutient de bout en bout l'histoire. Et, pour finir, et ça Antoine va le prendre moins bien, un livre parfaitement inéditable ou presque : trop de pluie de bénitier pour les éditeurs “normaux” et sans doute une trop forte odeur de soufre pour les éditeurs catholiques. Acte gratuit pur, mais presque réussi.
Lundi 6
Sept heures et demie. – Journée passée à ne rien faire, sauf à lire Saint-Simon avec délectation, ce qui n'est déjà pas si mal. La cause en est l'apéro massif que Ludovic et moi nous sommes octroyé hier soir, lui parce qu'il avait besoin de balayer les miasmes d'une semaine de merde, et moi par pur opportunisme alcoolique. Ah, si, j'ai tout de même adressé un assez long mail à Antoine pour lui dire les louanges et réserves que m'avait inspirées son roman.
Ph. B a entériné mon refus d'écrire tout de suite la série sur la cour de Versailles et accepté l'idée de la série sur les “liaisons sulfureuses“ de quatre écrivains : Gide (que je vais écrire demain), Léautaud, Proust et Sartre. Le titre me semble assez mauvais, en tout cas pas vraiment adapté à ce que je veux faire. Car enfin, parler de liaison sulfureuse dans le cas de Proust et Céleste (Albaret, pas l'autre...) c'est tout de même pousser un peu le bouchon. Il veut que j'écrive Versailles ensuite, ce à quoi je ne vois aucun inconvénient : cela fera 4000 euros au lieu de 2000. De plus, je crois avoir trouvé comment la faire : sous la forme d'une correspondance entre un petit gentilhomme breton venu à la cour et sa femme restée au pays (ou son père, ou un pote, on verra). Cela m'évitera le problème des transitions d'un thème à l'autre, et ce sera tout nouveau, dans cette rubrique. Je compte demander à B. de ne pas programmer la série tant qu'elle ne sera pas entièrement écrite. J'envisage d'ailleurs d'écrire les 25 ou 30 feuillets d'une seule coulée, répartis en 12 ou 15 lettres d'inégales longueurs, et de ne penser qu'après au découpage final en quatre doubles pages. Cuisine, cuisine... D'ici là il me faut relire, plume en main comme on dit, les lettres de la princesse Palatine, plus maniables que les mémoires de M. le duc.
Cette fois, il semble que nous allons effectivement vendre le studio : le passage devant le notaire (pour le compromis) devrait avoir lieu la semaine prochaine, d'après l'agent, qui a déjà fait effectuer le dépistage (?) d'amiante.
Mardi 7
Quatre heures. – Je devrais être en train d'écrire la première double page sur les amours “sulfureuses” des écrivains – Gide en l'occurrence – et je suis là, à procrastiner entre les lignes de ce journal. Il est vrai qu'ayant reçu ce matin le dernier roman de Houellebecq, mes dernières velléités de mise à l'ouvrage ont volé en éclat face à mon envie de me plonger dans cette lecture tombée du ciel, ou plutôt de la fourgonnette de la Poste.
Je n'arrive toujours pas à savoir si la soirée du 20 septembre aura bien lieu à Strasbourg, ce qui commence à m'agacer. Je viens d'adresser un mail à François Miclo (l'un des participants) sur le site de Causeur. Espérons que, lui, sera en mesure de confirmer ou d'infirmer nettement. Si la soirée a bien lieu, nous partirons sans chien la veille (le dimanche 19, donc), et nous rendrons à Strasbourg par le chemin des écoliers, avec halte à Nancy que Catherine n'a jamais vue. Et, le lendemain, la réunion n'étant qu'à huit heures du soir et les Fernique travaillant, nous irons excursionner quelque part dans les Vosges. Peut-être pousserons-nous jusqu'à Colmar.
Mercredi 8
Huit heures. – Coup de téléphone à l'instant d'Isabelle G., qui doit venir en France d'ici quelques jours et, en principe, si son emploi du temps professionnel le permet, passer chez nous la soirée du 17. Je ne l'ai pas vue depuis ce soir de janvier ou février 1998, lorsque nous étions allés écouter Richard Desjardins à Trappes et où je l'avais vue débarquer enceinte jusqu'à la glotte. Encore n'avions-nous échangé que trois phrases. Et, cette fois-là, cela faisait 17 ou 18 ans que nous ne nous étions pas croisés. Il n'est donc pas exagéré de dire que je vais la revoir après trente ans. Ce qui inquiète un peu Catherine, qui semble craindre que je supporte mal le choc. Je suis bien certain, quant à moi, de l'encaisser parfaitement. Je doute même qu'il y ait un quelconque “choc”. Mais enfin...
Je n'ai pas tout de suite reconnu sa voix, mais son rire oui. Cela prouve au moins que je suis encore capable de la faire rire, ce qui est bien le seul résultat tangible et durable que j'aie jamais obtenu avec elle, à une exception près.
En dehors de cela, journée parfaitement dénuée du moindre intérêt, j'ai poursuivi la lecture du Houellebecq, dont la troisième partie me semble, pour l'instant, bizarrement détachée de ce que j'ai lu avant elle. Mais il me reste cent pages.
Jeudi 9
Neuf heures et demie. – Catherine et moi avons picolé, gentiment. On est parti de je ne sais quoi, sauf qu'on parlait d'Isabelle G. On a parlé de cette femme et... Et quoi ? J'ai déjà oublié. – merde, je laisse tout comme c'est...
Samedi 11
Neuf heures et quart. – Grosse déferlante de sottises convenues aujourd'hui dans les blogs, comme tous les ans lorsque revient ce maudit 11 septembre. Avec tout de même quelques pépites, entre les on-ne-nous-dit-pas-tout vaguement conspirationnistes et ceux qui seraient, on le sent, tout prêts à penser que si on parle tant du World trade centrer, c'est parce que les Américains veulent tenter de faire oublier leur écrasante responsabilité dans le coup d'État du 11 septembre 1973, au Chili. Tout ce petit monde étant à peu près d'accord pour déplorer la “vague mondiale d'islamophobie” engendrée par ces petits attentats de rien du tout. Bon, ils ne vont pas jusque-là bien entendu, mais on sent bien, chez beaucoup, que le véritable scandale, c'est de dire du mal de l'islam et des Arabes, pas l'écroulement des tours. D'autant que si vous allez les titiller un peu, ces modernœuds de vertu, ils ne tardent pas en général à vous expliquer doctement que si les Américains ne répandaient pas depuis toujours la désolation, la famine, la pestilence et la mort sur la planète entière, une telle chose ne leur serait sans doute pas arrivée.
J'ai terminé La carte et le territoire hier. C'est un bon Houellebecq, au moins par rapport à La Possibilité d'une île que j'ai toujours considéré comme raté, et encore plus après la seconde lecture que j'en avais faite. Mais enfin, léger regret tout de même, celui de ne lui voir pas élargir sa palette, de repasser dans les mêmes sillons, ce qui n'est pas grave, mais sans même les creuser davantage, ce qui est plus embêtant. On attendra le prochain...
Je suis une nouvelle fois stupéfait par les réactions d'Ygor Yanka. Lui qui sait si souvent être l'intelligence et la finesse même lorsqu'il parle de livres, de littérature, semble frappé de stupidité dès qu'il s'agit de Houellebecq. J'ai presque l'impression d'entendre un bourgeois de 1885 parler des romans de Zola. Je comprends et admets tout à fait qu'il n'aime pas cet écrivain, mais j'aimerais que ce soit pour d'autres raisons que les piètres qu'il donne. Mais, après tout, c'est peut-être lui qui a raison et moi qui adore une idole de carton bouilli...
Jeudi soir nous est arrivé, à Catherine et moi, ce qui se produit parfois lorsque nous avons décidé de prendre l'apéritif : la discussion s'est prolongée, prolongée... les verres se sont ajoutés aux verres... et je suis allé me coucher fin saoul, après avoir presque entièrement vidé la bouteille (75 cl) de Ricard. (Ce qui explique l'énigmatique brièveté de l'entrée de ce soir-là, ici.) Du coup, le lendemain matin, j'ai téléphoné à Brice pour l'informer qu'il aurait à se passer de mes services, et en lui donnant tout crument la véritable raison de ce manquement. Il l'a fort bien pris ainsi que je m'y attendais.
Dimanche 12
Midi et demie. – Hervé (XP) vient de me signaler que, comme il le pensait, mon commentateur qui signe “Henri” sur le blog-mère est également le “Robin des bois” qui trolle plus ou moins sur ILYS. Je trouve ça plutôt amusant. Et intéressant qu'Hervé ait su le repérer, ce que j'aurais je crois été incapable de faire. Il est vrai que je ne fais que survoler les commentaires, sur ILYS, et que je “zappe” même à peu près complètement les diverses engueulades entre ce fameux Robin et les intervenants institutionnels du blog.
Il faut absolument, cet après-midi, que je m'intéresse de près à André Gide et la Petite Dame, si je veux que les gens de FD trouvent mes cinq feuillets écrits lundi matin en arrivant, ainsi que je m'y suis engagé. Puis, il faudra se pencher sur Léautaud demain et après-demain.
Depuis hier, une mini-polémique a pris naissance, dans les commentaires de mon billet du matin, notamment entre Georges et Suzanne. Je n'y ai à peu près pas participé, pour la simple raison que je comprends leurs deux points de vue et serais bien en peine de trancher entre eux. Georges a tout à fait raison, à mon sens, lorsqu'il peste contre le “tout se vaut” actuel : une religion en vaut une autre, toutes les coutumes sont rigoureusement équivalentes, du passé faisons table rase, etc. Il va de soi (il devrait en tout cas) que je considère devoir marquer un certain respect, voire une sorte de dévotion laïque, à la religion catholique, alors que je me sens tenu à rien de pareil envers l'islam. De même, il me semblerait normal, et même souhaitable, que l'on familiarisât les écoliers de France avec le christianisme – y compris lorsqu'ils sont issus d'une autre confession – mais pas avec l'islam (ni le bouddhisme, ni le taoïsme, etc.). Enfin, tout comme Georges je crois, je ne pense pas que l'on puisse dire que l'islam est “la deuxième religion de France”, sous prétexte que, actuellement, il se trouve sur notre sol des gens pour le pratiquer, s'en revendiquer, le brandir. L'islam n'est pas une religion de France et, pour ma part, je souhaite bien sûr qu'il ne le devienne jamais.
D'un autre côté, Suzanne n'a pas tort de se placer sur un terrain davantage “utilitaire”, si je puis dire, et de souligner que, quoi qu'on fasse, il y a très peu de chance que l'on revienne au temps où les enfants se signaient naturellement lorsqu'ils pénétraient dans une église. Que, par conséquent, il faut lutter contre l'islam en tenant compte de la situation présente, au coup par coup, comme il vient d'être fait pour cette stupide et répugnante affaire de visite de mosquée dans le cadre des journées du patrimoine. Et, si besoin est, en s'appuyant sur ce fameux concept de laïcité qui, tout absurde qu'il est, peut en effet se révéler efficace – au moins dans un premier temps.
Au fond, et parce qu'elles ne se situent pas sur le même plan, les positions de Georges et Suzanne me semblent parfaitement compatibles, celle du premier formant en quelque sorte le socle, culturel, l'assise philosophique (et ziva que je te dérape dans les grands mots !), sur lequel pourrait et devrait s'appuyer fermement tout combat plus ponctuel et “ciblé”. Le premier sans la seconde se condamne à l'impuissance, à la déploration sans effet (et c'est un travers dans lequel je n'ai moi-même que trop tendance à tomber, je le sais bien), tandis que la seconde sans le premier sera obligatoirement contournée et neutralisée, y compris grâce à des arguments d'une mauvaise foi insigne et, si besoin est, contradictoires entre eux.
En clair, il ne faut se priver de personne ni céder sur rien. D'autant moins que l'ennemi ne manque pas d'alliés (que l'on appelait “collabos” en d'autres époques) ; lesquels, privés de toute transcendance par défaut de religion, se sont enfoncés depuis longtemps dans une eschatologie purement séculaire ; par elle, ils sont désormais tout prêts à se laisser esclavagiser ou dhimmiser par leurs conquérants putatifs, au nom de lendemains toujours déjà radieux, et pour peu que ces mêmes conquérants, ou “remplaçants”, leur donnent l'assurance qu'ils vont bel et bien mettre à bas cette civilisation qui les a produits, et qu'ils haïssent parce qu'ils se haïssent eux-mêmes de façon irrémédiable et probablement névrotique.
Malheureusement, et là je rejoins de nouveau Georges plutôt que Suzanne, je crains que, face à une religion conquérante et totalitaire, ce malheureux concept de laïcité ne fasse pas du tout le poids. Simplement parce que notre désormais sacro-sainte laïcité, concept aussi artificiel et aussi peu “porteur” que celui des droits de l'homme, montrera vite ses limites et surtout sa complète vacuité : à part pour cette ultra-minorité que constituent les Européens, le terme même de laïcité reste indéchiffrable et opaque à l'ensemble de l'espèce humaine.
Lundi 13
Sept heures vingt. – J'ai donc finalement écrit mes 8500 signes (ce qui est trop long d'au moins cinq ou six cents) sur André Gide et la Petite Dame. Ce n'est pas ce que j'ai fait de mieux : l'article me semble un peu “générique”. Je comptais m'attaquer à Léautaud et son Fléau demain, mais je me suis aperçu que, croyant posséder le Journal particulier consacré à Anne Cayssac, c'est en fait celui évoquant Marie Dormoy qui se trouve dans ma bibliothèque. J'ai donc commandé l'autre chez Amazon, en espérant, mais sans y croire vraiment, que je pourrai me le faire rembourser par FD : on n'en est pas encore à devoir rendre les stylos vides pour pouvoir en obtenir un neuf, mais ce n'est pas loin.
Mail de Nancy m'apprenant qu'elle venait de virer 2900 euros et quelques poussières sur mon compte : sauvé pour ce mois-ci, donc.
Hier soir, regardé 2 1/2 des 6 films consacrés à l'adaptation de la trilogie Millenium. C'est très correctement fait, mais dans la mesure où les romans n'avaient à peu près pas d'intérêt, les films n'en ont pas davantage. Catherine quant à elle a tenu jusqu'à 3 1/2 avant de venir se coucher. M'a frappé le fait que l'actrice jouant Lisbeth Salander – une brune longiligne, ni belle ni laide – avait des poils sous les bras. C'est-à-dire que le réalisateur a dû demander à cette Loomi Rapace (c'est le nom de la jeune personne) de cesser de se raser pour le rôle car je doute qu'une jeune comédienne moderne se laisse ainsi spontanément envahir les aisselles. J'ai pensé qu'il devait s'agir dans son esprit (celui du réalisateur) de matérialiser par cette pilosité le côté punk, rebelle, marginal du personnage. Et, du coup, je me suis demandé si les punkettes, dans la fameuse “vraie vie”, se rasaient sous les bras ou non. J'ai essayé de rassembler les vagues souvenirs que je pouvais avoir de celles qu'il m'a été donné de croiser dans mon existence, mais ça n'a rien donné. Il est vrai qu'à l'époque où ces rencontres se sont produites, je n'étais quasiment jamais à jeun. Enfin, on voit que ce qui se passait à l'écran me captivait.
Je suis dans une période de flottement, pour ce qui est de mes lectures, depuis quelques jours. Je lis un peu de Zinoviev, que j'abandonne pour deux ou trois pages de Saint-Simon, que je laisse à son tour pour une nouvelle de Marcel Aymé, etc. Et sans vraiment accrocher à rien. C'est sans importance, je suis coutumier du fait : ça passe tout seul et assez vite, d'habitude.
Interruption d'une minute, le temps de réussir à tuer la mouche qui me provoquait. Je ne comprends pas leur obstination à venir se poser non seulement sur moi, mais sur les parties non vêtues de moi, là où elles sont le plus importunes. Irait-elle le faire cinquante centimètres plus loin que je ne demanderais pas mieux que de leur laisser la vie sauve. Et à peine celle-ci morte, une autre rapplique.
Demain, à cinq heures et demie, rendez-vous avec le curé de Pacy pour régler la cérémonie du mariage. Il faut encore que, demain matin, je choisisse les textes, prières et chants que je veux – ou plus exactement que je choisisse parmi ceux que Catherine a retenus de la sélection proposée. Mais c'est que je m'en fiche un peu, moi ! D'un autre côté, si je dis à Catherine : « Prends ce que tu veux », ça va vraiment faire le mec qui se désintéresse complètement. Et puis, il y a des choses que nous devrons dire nous-mêmes, ce que j'ignorais, pensant que, à l'instar du mariage civil, on n'attendait de moi rien de plus qu'un “oui” ou à la rigueur un “non”, prononcés au moment judicieux. C'est du boulot, se marier, on ne se rend pas toujours compte.
Mardi 14
Huit heures et quart. – Étonnant, ce prêtre. en dehors du fait qu'il est gros et gaucher, c'est à dire comme moi. Avant de partir, Catherine me dit : « Tu vas quand même changer de pantalon ? » Oui, évidemment, je ne vais tout de même pas aller rencontrer un prêtre avec ce jean de clown, surtout compte tenu de cette tache sur la cuisse gauche...
On arrive, le prêtre est vêtu comme je n'oserais pas aller travailler à FD. Mais enfin, bon, saint François d'Assise n'était pas mieux fringué. [Note du 1er novembre : lisant ce qui précède, Catherine m'affirme que je suis très injuste dans mon appréciation. Elle a sûrement raison.] On est face à une sorte de fonctionnaire, noyé comme tous les autres dans une paperasse rédhibitoire. On le plaint un peu, tout en se demandant pourquoi notre présence était requise. À aucun moment on ne parlera de Dieu, de religion, de...
De rien, en fait. Il sait (non, il a peut-être oublié) que je ne suis pas croyant : il semble s'en ficher complètement. Il est vrai qu'il doit avoir l'habitude, être plus ou moins blasé, résigné. Catherine et moi, “en amont”, avons choisi des prières et des lectures qui peuvent au plus juste correspondre à notre situation. C'est-à-dire que j'ai lu tout ce qui était proposé, et choisi des textes qui ne seraient pas trop ridicules par rapport à ma non-foi. Je n'aurais rien eu contre le fait qu'il (ce prêtre qui va nous marier) m'interroge à ce sujet.
Il semblait s'en désintéresser tout à fait, il agrafait les feuilles de notre dossier, vérifiait qu'il ne lui manquait rien pour nous marier. En effet, il ne lui manquait rien. Et, depuis le début, depuis notre rencontre précédente, il me semblait bien que je n'avais aucune particularité à ses yeux, aucune existence. C'est sans importance : je me démerderai avec Dieu, avec la religion, et si je ne parviens pas à m'en démerder, je crois bien que je ne devrai pas compter sur ce prêtre-là. Mais enfin, encore une fois, cette réunion semblait être plus administrative qu'autre chose. Et puis, au fond, avais-je tellement envie que ça qu'il m'interroge ? Pas sûr. Je fais juste un peu mon malin, précisément parce qu'il ne m'a rien demandé.
Du reste, il est là pour nous marier, rien de plus.
Et puis, d'un autre côté, il a raison. Je me marie à l'Église, c'est-à-dire devant un Dieu auquel je ne crois pas et à qui, lui, a voué sa vie. Pourquoi ferait-il un effort ? Et quel effort ? Je garde au cœur cette impression de tricherie, et peut-être qu'il l'a vue, comprise. J'ai réellement peur de tricher, et je ne veux pas.
Repliement de ma vie sur elle-même. Il y a trente ans, je me souviens bien de nos soirées, rue du Sommerard, avec André et Bernalin, eux parfaitement croyants et moi m'agitant. Ils ne se moquaient pas, même s'ils auraient pu : j'étais une sorte de type pas fini, et il me semblait bien qu'eux l'étaient (enfin, non, évidemment, l'expression est impropre et même ridicule).
Mercredi 15
Huit heures et quart. – Il y a une heure ou deux, considérant la date du jour, je me suis aperçu que j'avais oublié d'appeler mon père pour lui souhaiter son anniversaire (il est né le 10 septembre). Ce qui me crucifie, dans cette histoire, est qu'il doit sembler trouver cet oubli normal, attendu, etc. Or, non. NON. Je ne sais pas pourquoi j'oublie l'anniversaire de mon père, depuis deux ou trois ans, alors que cela ne m'arrivait jamais quand j'étais plus jeune, jamais. Est-ce que je deviens cette sorte de merde moderne qui me fait vomir ? Et le pire est que je ne peux plus l'appeler désormais, cinq jours après, parce que je lui ai déjà fait le coup l'année dernière.
Pendant ce temps, comme je le disais tout à l'heure à Catherine, je suis de plus en plus tétanisé par ce mariage (comme je l'ai été il y a longtemps par mon bac), dont je sens bien qu'il va me pourrir l'existence durant cinq semaines, en raison des questions stupides qui affluent, à propos de son organisation. Je suis ainsi fait : l'idée qu'il pourrait, par exemple, manquer UN petit four suffit à me plonger dans des transes imbéciles, dont je sais bien qu'elles sont imbéciles mais qui n'en restent pas moins furieusement agissantes. J'ai l'impression que je ne vais me détendre que le 23 octobre prochain, lorsque nous sortirons de l'église de Pacy.
Jeudi 16
Huit heures et demie. – Bon voilà, j'avoue : j'ai un peu la trouille. Demain soir, à cette même heure, Isabelle sera ici, à la maison. Et je ne sais pas comment cela va se passer. Le cas de Catherine mis en dehors car échappant à toute catégorie, je n'ai jamais été aussi névrotiquement amoureux que d'elle. Et, parfois, il me semble l'être encore. En fait, non, bien sûr, je triche. À part ce très court épisode, en 1998, à Trappes, lors de ce concert de Desjardins, il y a trente ans que je n'ai pas vu Isabelle. Pourtant...
Pourtant quoi ? Je ne sais pas. Pas vraiment. Je pense que je me suis construit une sorte de petit jardinet, au centre duquel je me me suis planté, tout seul, malheureux, rejeté, merveilleusement malheureux et rejeté. Elle n'y était pour rien, pauvre Isabelle. Je crois qu'elle m'aimait beaucoup. Seulement, moi, je la voulais. C'est-à-dire que je voulais cette fille que désiraient les autres. Au fond, j'aurais sans doute préféré qu'elle me repousse plus radicalement qu'elle ne l'a fait ; qu'elle ne m'accorde pas le peu qu'elle m'a accordé. Et puis non : ce souvenir particulier et unique, il compte, tout de même, il fait partie de ma vie.
Enfin, bref, elle sera là demain. J'ai à la fois hâte et peur. Et ces trente ans, en eux-mêmes, me foutent la trouille, ce gouffre énorme. Imaginer qu'Isabelle puisse avoir 50 ans (au moins...) suffit à me coller le vertige.
Et cette nuit, ce rêve où elle me demandait si elle pouvait venir avec Petros. Et où je lui disais non. Désolé, mais non, pas avec lui, ni avec aucun autre de tous ceux que tu as préférés à moi... Superbe rêve, quand on y pense. Persistance d'une jalousie qui ne s'éteindra probablement jamais tout à fait.
J'ai hâte d'être à demain. Et encore plus à après-demain, quand elle sera partie.
Samedi 18
Sept heures et quart. – Rien écrit ici hier et pas plus envie que ça d'y laisser une trace aujourd'hui. Isabelle est arrivée à Levallois vers sept heures et quart hier soir et, à huit heures et demie, nous étions à la maison. Catherine et elle se sont immédiatement très bien entendues, ce dont je ne doutais pas. Elle se sont même aperçues qu'elle avaient passé le 14 juillet 1975 au même endroit, à Québec, et qu'elles s'étaient peut-être parlé à cette occasion, ce qui est assez drôle – suffisamment pour que, malgré ma solide casquette plombée, j'en fasse ce matin un petit billet. Comme Isabelle dit connaître le journal de Renaud Camus (depuis qu'elle a passé un an avec son ami de l'époque à la Villa Medicis), nous avons évoqué notre séjour de l'an dernier à Plieux et je lui ai dès ce matin envoyé le lien vers mon journal d'août 2009, parce qu'elle manifestait le désir de le lire. Du coup, sans attendre, c'est moi qui l'ai relu intégralement et, à part une ou deux entrées qui pourraient facilement disparaître, je ne le trouve pas si mal venu.
Guère envie d'en dire plus pour ce soir.
Dimanche 19
Huit heures. – Retour à la normale, c'est-à-dire à l'eau du robinet. J'ai passé deux heures cet après-midi à taper sur ce clavier tout le déroulé de notre cérémonie de mariage du 23 octobre, texte des prières inclus. Il paraît que le curé en a besoin et, même, qu'il va me le renvoyer annoté. Du coup, j'ai repoussé à demain l'écriture de Paul Léautaud et ses démêlés avec son Fléau, le second volet de ma série sur les "liaisons sulfureuses des écrivains". Si je suis très courageux, j'écrirai Proust et Céleste dès mardi, il ne me restera plus que Sartre et Beauvoir.
C'est moi qui ai proposé cette série, car je pensais que, connaissant déjà les histoires de chacun, ce serait très vite fait. Or par du tout : il me faut collecter des anecdotes précises, des noms, des dates, etc., si bien que je me retrouve avec beaucoup de lectures à faire (ou refaire) et à annoter. On ne connaît jamais les choses que l'on croit savoir.
Je commence à m'apercevoir que la visite, avant-hier, d'Isabelle G. a bien eu un effet : celui de diluer vraiment l'image que j'avais conservée d'elle durant ces trente ans, pour la remplacer, pour ainsi dire de force, ou par effraction, par son visage, sa voix, etc. d'aujourd'hui. En un sens c'est sans doute très bien, parce que je devenais un peu ridicule y compris à mes propres yeux avec cette histoire, ce côté Dante & Béatrice à la petite semaine. De l'autre, il y a tout de même quelque chose d'un peu triste, ou simplement mélancolique, à voir s'effacer une image qui nous a tenu compagnie fidèlement pendant si longtemps. Une sorte de regret souriant.
Deuxième conséquence du passage de la dame par chez nous : comme elle avait apporté de ses contrées une "canne" de sirop d'érable, ce soir Catherine a fait des crêpes. Que j'ai personnellement barbouillées de confitures diverses, le jus d'arbre n'étant pas ma tasse de thé, si je puis me permettre.
L'impression que ce journal se racornit, au fil des mois, et singulièrement depuis trois ou quatre semaines. Je suis peut-être en train de sortir de ma phase camuso-mimétique, comme pourrait dire Mme de Véhesse.
Tout à l'heure, au détours d'un mail qu'il m'adressait à propos d'autre chose, Jérôme Vallet disait – comme une évidence, un allant-de-soi – que j'étais beaucoup plus cultivé que lui. J'ai exactement la même certitude, mais inversée : je suis persuadé qu'il l'est infiniment davantage que moi. Il y a évidemment le fait que l'on a toujours un peu tendance à déprécier ce que l'on sait ou connaît, et à trouver hautement plus désirable ce que les autres savent et que l'on ignore soi-même. Mais même en tenant compte de cet action déformante (réfraction ?), je me fais souvent l'effet d'un rustre à côté de lui – et je ne parle pas de la seule musique. Peut-on être rustre et cultivé ? Ce serait tout de même bien étrange. Et surtout, je ne vois pas sur quoi il se base pour affirmer cela. Oui, d'accord, je parle souvent des livres que je lis, ici ou sur le blog-mère. Mais enfin, les quelques lignes que je parviens à en tirer, de ces lectures, ne devraient pas me valoir une si flatteuse réputation. Sentiment d'imposture, encore une fois.
En fait, et c'est ce que j'ai répondu à Jérôme, j'ai de plus en plus l'impression, à mesure que passent les années, que j'ai tout juste assez de culture pour m'apercevoir à quel point elle est déficiente, lacunaire, superficielle – et au bout du compte probablement inutile.
Lundi 20
Quatre heures et demie. – Je devrais être au beau milieu de mon article (8000 s) consacré à Léautaud et Anne Cayssac, et je suis obstinément immobile sur la rive. À me dire qu'après tout il sera encore temps demain, ce qui n'est pas faux mais tout à fait puéril, à la limite de l'absurdité. Pour tenter de compenser ma fainéantise, j'ai fait la vaisselle laissée dans l'évier par Catherine avant de partir pour l'agility avec Elstir. J'ai féminisé mon parcours de vie, comme nous ne cessons plus de dire depuis qu'Olympe a popularisé cette savoureuse expression auprès de nous. Mais, évidemment, ces trois casseroles passées sous l'eau chaude ne feront illusion auprès de personne, ni de moi ni encore moins de Catherine.
Il y a, dans les différents morceaux du disque de Jérôme des emprunts à d'autres compositeurs, plus connus et plus anciens que lui. Certains me sont familiers (pas plus que ça, il faut croire), mais je suis le plus souvent incapable d'être plus précis. Et je suis très content lorsque, écoutant une œuvre (le 14e quatuor de Schubert en ce moment), je retombe sur l'une de ces musiques empruntées par lui.
Bon, puisque décidément Léautaud semble agir sur moi comme un répulsif, je vais relire le journal d'août – que l'après-midi n'est pas été totalement vain.
Non, encore ceci : hier soir, parce qu'il passait sur l'une de nos chaînes, je me suis avisé que, tout comme pour L'Inconnu du Nord-Express le mois dernier, je n'avais jamais vu le Fenêtre sur cour d'Hitchcock – ce qui paraît à peine croyable j'en conviens. Eh bien, j'ai résisté 45 mn avant de passer à autre chose, et encore parce que Catherine me tenait compagnie, tant ce film suinte d'ennui à mes yeux. Ce n'est décidément pas demain que je vais changer d'avis à propos d'Hitchcock. Et Dieu que cette pauvre Grace Kelly était tartignole ! Elle a bien mérité Monaco, tiens.
Sept heures vingt. – J'ai désormais la preuve irréfutable que lorsqu'elle m'a posé une question Catherine s'estime quitte avant d'écouter la réponse (je ne critique pas : je fais pareil ; sauf que, moi, le plus souvent, je n'ai même pas le temps de poser la question). Lorsqu'elle est rentrée avec Elstir, vers six heures et demie, elle m'a demandé si j'avais pu avancer le Léautaud. Je lui ai répondu : « Très bien, oui : il m'en manque à peine huit mille signes. » Or, elle sait parfaitement que ce type d'article pour FD fait environ huit mille signes au total. Pourtant, elle s'est contentée de me répondre d'un air satisfait, presque louangeur : « Ah, c'est bien ! »
Victoire toute provisoire, puisqu'en ce moment même elle doit être en train de prendre connaissance, sur le blog-mère, du petit billet dans lequel j'annonce tout faraud que je suis occupé à ne strictement rien faire de ce que je devrais.
Mardi 21
Sept heures vingt. – Reçu à l'instant un mail d'André, à propos de la soirée Camus-Finkielkraut d'hier soir, à Strasbourg, à laquelle nous devions nous rendre mais avons finalement renoncé, avec quelque regret toutefois. Il y joint le petit article qu'il a fait paraître ce matin dans les DNA.
Pour le journal d'août, relu hier, je me suis arrêté au titre suivant : Nature morte sans violon, et l'ai dédié à Jérôme Vallet, bien évidemment. J'espère qu'il ne prendra pas ombrage de ce que je l'ai fait sans lui demander son autorisation. Du reste, je ne sais pas pourquoi je ne le fais pas, c'est idiot. Au pire, s'il ne veut pas, j'en serai quitte pour supprimer la dédicace.
J'ai finalement écrit mes huit mille signes de Léautaud cet après-midi, ce qui m'a pris une heure et demie. Après m'avoir plus ou moins gâché la vie pendant quarante-huit heures. Je crois que je ne cesserai jamais d'être très con, sur ce chapitre. Je suis très résolu à écrire Proust & Céleste demain à FD. Pour me pousser l'épée dans les reins, j'ai décidé de prévenir Catherine que si je le fais je m'octroierai un apéritif en rentrant, et sinon non. Mais encore faut-il que je reste scrupuleusement honnête, ce qui n'est jamais gagné.
J'ai commencé hier la pentalogie de François Taillandier : La Grande Intrigue, dont j'ai déjà lu un volume et demi. Lecture très excitante, roman familial si l'on peut dire (et, oui, je crois qu'on peut), de forts échos de Philippe Muray et de Renaud Camus – mais sans doute plus le premier que le second. Du reste, Muray avait parlé, ou plutôt écrit, très favorablement du premier (premier à ma connaissance) roman de Taillandier : Les Nuits Racine, ce qui m'avait incité à l'acheter et le lire. Mais je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé autant de jubilation que de celui-là : il faudra que je relise ces Nuits après. J'aimerais beaucoup faire un ou plusieurs billets sur le blog-mère afin d'inciter mes quelques lecteurs à découvrir Taillandier, si ce n'est déjà fait. Mais, évidemment, toujours bien présente et stérilisante, la peur de dire des conneries ou, presque pis, des banalités. Il y a vraiment des jours où j'envie l'aplomb (apparent peut-être) d'un Juan Asensio ou d'un Ygor Yanka, qui semblent ne jamais hésiter à dire ce qu'ils croient devoir, à propos d'un livre. Et aussitôt, une petite voix horripilante me murmure que c'est parce que, eux, ont quelque chose à en dire, justement.
Merde ! je voulais parler d'autre chose et j'ai oublié de quoi... Tant pire, comme disait mon frère dans son enfance.
Mercredi 22
Neuf heures moins le quart. – Je ne sais pourquoi, mais je pense à Isabelle G. Que j'appelais "Petit Québec", quand elle était jeune et blonde et quand j'étais amoureux d'elle. Elle est venue. Ici. Chez moi. Catherine l'a bien aimée. Ce qui fait qu'elle a disparu. Je veux dire que Petit Québec s'est perdue. Il reste Isabelle G. Que je n'ai jamais connue, ni elle moi. Tout cela n'a rigoureusement aucune importance. Mais il y a quand même eu deux morts, pour ainsi dire.
Jeudi 23
Huit heures et quart. – Je viens de relire ce que j'ai écrit ici hier soir (et dont j'avais perdu tout souvenir). C'est du lourd. si ça se trouve, je vais tout effacer au moment de la publication (et donc aussi ce que j'écris en ce moment), parce que, tout de même...
(J'ai longtemps cru que je détestais Dvorak, mais, en ce moment même, son onzième quatuor – et une fois de plus je remercie Jérôme Vallet. En plus, il pleut, et la porte de ce bureau est ouverte, et cette mini-fin du monde qu'est la nuit devrait m'assurer une sorte d'éternité, ou plus modestement de suspension dans le temps.)
Et revenons à Isabelle. J'ai très peu parlé d'elle, après sa visite ici. Je ne pouvais pas. Parce qu'elle ne se ressemblait plus. Moi, je suis presque certain que je me ressemble toujours, malheureusement. Non, pas malheureusement d'ailleurs. Et merde, passons à autre chose, ou plutôt revenons à Isabelle.
Évidemment, trente ans, ce n'est pas rien. On pense toujours que ce n'est rien dès qu'il s'agit de soi. Personne ne se sent vieillir : à quoi bon ? En revanche, les femmes qu'on a aimées, ben... Oui, elles, elles ont vieilli, tout à fait normalement du reste. Le lendemain, Catherine m'a dit quelque chose comme : « Elle ne fait vraiment pas ses 53 ans. » Ah ? Je ne sais pas, j'aurais été incapable de dire. Isabelle n'a pas d'âge. Notamment dans la mesure où elles sont deux : celle dont j'ai été amoureux et celle qui est venue nous voir il y a quelques jours. J'ai beau faire, je ne parviens pas à les réunir. Sans doute parce que je ne souhaite pas les réunir, ce qui reviendrait à les tuer toutes les deux.
Il serait préférable que j'arrête pour ce soir. Du reste, j'arrête.
Vendredi 24
Trois heures et demie (de l'après-midi...). – Nous avions rendez-vous chez le notaire, à Levallois, pour signer la promesse de vente du studio : c'est fait. Notre acheteur est un petit jeune homme sympathique, fort propre sur lui, de 27 ans. Il n'achète pas pour y vivre, mais pour louer, avons-nous appris : en voilà un qui, à l'âge que j'ai aujourd'hui, sera beaucoup plus riche que je ne le suis, même en ayant gagné moins. Il est “consultant en informatique”, ce qui doit correspondre à un vrai métier, supposé-je, mais j'ignore lequel et me satisfais pleinement de cette ignorance.
Là-dessus, Catherine et moi fûmes déjeuner à L'Ambiance d'à côté, forts de notre opulence putative. Il faisait beau, donc terrasse. Vers la fin de notre repas se mettent à tomber des trombes d'eau, à tel point que l'on se serait cru en pleine mousson et que la crainte nous saisit de voir passer une Céleste en sari d'emprunt. Finalement, non. En revanche, ces trombes me fournirent l'occasion de reprendre un verre, puis un autre, sous prétexte que nous étions coincés là et que Catherine allait pouvoir conduire au retour.
À quelques mètres de nous, deux femmes. L'une qui est restée totalement silencieuse, et l'autre, face à moi, qui n'a cessé de parler et de ne parler que d'elle, avec ce phrasé et ces formules imbéciles des gibiers de psychanalyse. Du reste, elle avait un regard (une façon d'écarquiller les yeux) et un sourire de folle. De folle light, comme en produit la psychanalyse. Et des gestes fascinants : elle ne cessait de diriger ses deux mains vers sa poitrine, les doigts crochés en forme de serres, puis de les propulser en avant d'elle. Pour tenter de faire croire à sa malheureuse commensale qu'elle s'était libérée d'un tas de trucs, alors que visiblement elle était au fin fond de la misère mentale et ne s'en sortirait probablement jamais. Le pis est que, à un moment, il m'a semblé comprendre que cette femme avait un ou des enfants. Et bien entendu pas de mari, car je ne connais aucun homme capable de supporter ce mal blanc plus de 48 heures d'affilée. C'était énervant dans un premier temps, et finalement fort triste.
Samedi 25
Sept heures et quart. – Relu une dernière fois, cet après-midi, le journal d'août, que je vais publier dès lundi matin, vu que, mardi, nous partons pour la Franche-Comté jusqu'à vendredi. Catherine doit aller se livrer aux essayages de sa tenue de jeune épousée, et comme sa couturière habite Dijon, c'était l'occasion d'aller passer deux ou trois jours chez Nathalie.
Ce soir, au dîner, première soupe de la saison : une italienne aux tomates, oignons, etc., avec des tranches de pain dur dedans et saupoudrée de comté fraîchement râpé. Un vrai délice, à faire pâlir de jalousie mon Ritalalacon préféré, Dorham.
Sinon, journée très tranquille pour Catherine et moi : on n'a quasiment pas quitté nos fauteuils respectifs et lu Taillandier, elle le premier volume de La Grande Intrigue et moi le troisième. Demain, changement de genre, il faut que j'écrive le dernier volet de ma série, consacré à Sartre & Beauvoir, sujet qui ne m'intéresse pas plus que ça.
Dimanche 26
Sept heures et demie. – Poursuivi la lecture de Taillandier (je viens de commencer le dernier volume des cinq), et sa saga – car c'est bien de cela qu'il s'agit, on sent la volonté de se plier à ce genre-là – me plaît de plus en plus. J'aurais dû écrire mon article sur Sartre-Beauvoir mais, sautant sur le fallacieux prétexte de la présence de Ludovic, et de ce qu'il avait besoin de mon ordinateur, je m'en suis courageusement abstenu.
Ludovic, encore lui, ayant laissé la porte du sous-sol ouverte cet après-midi, Elstir et Bergotte s'y sont précipités pour déchiqueter le sac de croquettes qui se trouvait malencontreusement à leur portée. Depuis, nous guettons Elstir (Bergotte semble avoir été plus "raisonnable" dans sa goinfrerie), pour voir s'il ne donnerait pas des signes de torsion de l'estomac, mal qui peut se révéler mortel en quelques heures. Charmant...
J'ai mis le journal d'août en ligne dès ce matin – parce que j'avais le temps de m'en occuper –, mais l'annonce sur le blog-mère n'apparaîtra que demain matin. Je vais tout de même aller consulter les "statistiques" du blog idoine, afin de voir si certains lecteurs s'en sont d'ores et déjà avisés.
Huit heures. – Je viens de commander sur internet La Leçon d'allemand, de Siegfried Lenz, écrivain allemand dont j'avoue à ma grande et courte honte (ainsi que disait mon grand-père paternel, René) que je n'avais jamais entendu parler avant que François Taillandier m'en dise le plus grand bien, dans les dernier pages de son quatrième volume.
Du reste, j'ai également commandé deux autres livres de Taillandier : son Balzac et son premier roman, Les Nuits Racine. Phénomène bizarre, à propos de ce dernier titre : j'étais persuadé de l'avoir déjà lu, il y a trois ou quatre ans, encouragé en cela par le bien qu'en disait Muray dans l'un de ses Exorcismes spirituels. Or, je ne suis pas parvenu à retrouver le livre dans ma bibliothèque – qui n'est pourtant pas celle de Borges ni même celle de Renaud Camus – et je me demande si les quelques bribes de souvenirs, fort maigres, que je crois en avoir ne sont pas simplement ce qu'en disait Muray. Lu ? Pas lu ? Impossible à déterminer. Il n'est pas exclu, du reste, que ce volume refasse miraculeusement son apparition le jour où je vais recevoir son double...
Neuf heures. – Retour de la clinique vétérinaire avec Elstir : cet imbécile a dû avaler entre deux et trois kilos de croquettes. Au point de refuser de se coucher. Il tente de vomir mais n'y parvient qu'à peine tant son estomac est dilaté : la radio, de ce point de vue, et même pour un profane, était très impressionnante. Pour l'instant, pas de dilatation due à l'air. Mais le vétérinaire nous a averti que cela pouvait toujours se produire dans les heures qui viennent. Dans ce cas, cela voudrait dire torsion de l'estomac, d'où opération en urgence (1000 euros) et, à la clé, 30% de mortalité. Sans opération : 100 % et des souffrances terribles. Nous devons rappeler le vétérinaire d'ici une heure pour faire un point. Et, en perspective, une nuit à se relayer plus ou moins à son chevet pour guetter les signes de méchante évolution.
Lundi 27
Dix heures du matin. – Elstir a passé la nuit dans notre chambre, afin que nous puissions guetter le moindre signe alarmant. De signe alarmant il n'y a point eu, sa nuit fut très calme, il semble donc tiré d'affaire, cet imbécile. Cet après-midi, visite de contrôle chez le vétérinaire, et diète probable jusqu'à demain.
Aucune envie d'écrire le Sartre/Beauvoir aujourd'hui. Ce qui est normal, puisque je ne serai “dos au mur” que lundi prochain...
En fait, j'ai principalement envie de terminer le dernier tome de Taillandier avant ce soir, c'est-à-dire avant notre départ pour la Franche-Comté. J'aurais bien aimé recevoir les autres livres de lui que j'ai commandés demain, mais Amazon ne me signalant ce matin aucun mouvement postal, je ne les aurai probablement pas.
Le principe du journal : je vous dis tout mais n'espérez pas en savoir davantage.
Mardi 28
Onze heures du matin. – Dans une heure et demie nous prendrons la route, en direction de chez Nathalie, la sœur cadette de Catherine, qui a l'excellente idée de vivre en Franche-Comté, région tout à fait désirable si l'on parvient à faire abstraction de l'atroce accent de ses natifs. Comme d'habitude, nous sommes fin prêts et ne savons plus ni l'un ni l'autre quoi faire de nos carcasses : le simple fait que nous devions bientôt partir, et le sachions, empêche toute concentration sur quoi que ce soit, y compris la plus facile des lectures.
Je viens d'aller conduire Swann au chenil, puisque c'était l'une des tâches qui m'incombaient ce matin – l'autre étant de vider le lave-vaisselle... – ; je n'aime jamais trop cela : ses aboiements lorsqu'il me voit m'éloigner de l'enclos où on vient de l'enfermer me font toujours me sentir un peu coupable (et même encore maintenant, écrivant ces lignes) d'abandon. Je ne peux m'empêcher de me dire que lui n'a aucun moyen de savoir qu'il n'est pas réellement abandonné, que tout cela n'est qu'un minuscule provisoire, etc. Mais je sais aussi bien que ces réflexions procèdent d'un anthropomorphisme imbécile, dans la mesure où la notion même d'abandon doit excéder largement les possibilités cognitives d'un chien. (Mais comment kikose, çui-là, ce matin ?) Il n'empêche que le même vague remords revient à chaque fois que c'est à moi de me rendre à ce damné chenil.
En principe, nous devrions aller demain matin à Arc-et-Senans que je ne connais pas, Catherine et moi, afin non seulement de découvrir l'endroit (dans mon cas : Catherine y est déjà allée) mais aussi, peut-être d'y faire quelques repérages dans l'éventualité d'un Brigade mondaine. De son côté, François Taillandier, qui en parle à plusieurs reprises dans sa Grande Intrigue, m'a donné le goût de m'intéresser à l'architecte Ledoux et à ses projets “utopiques”. Pour un BM, on pourrait partir d'un architecte génial et fou, qui aurait construit réellement l'un de ces projets de Ledoux, qui y enfermerait des filles, etc. On verra.
Jeudi, Dijon. C'est d'ailleurs le but premier de ce court voyage : Catherine doit aller faire les essayages de sa tenue de mariage, conçue et exécutée par une femme vivant dans cette ville, et qu'elle a connue par blogs interposés. Pendant que sa sœur et elle seront chez la couturière, je compte m'octroyer une rapide visite de la ville et de son palais des ducs.
Ne comptant plus recevoir à temps les livres de Taillandier que j'ai commandés il y a quelques jours, j'ai ressorti Zinoviev de la pile d'attente, pour ce voyage. Tout en sachant que je n'en lirai pas dix pages, mais partir sans livre m'est rigoureusement impossible, ou en tout cas désagréable : l'impression d'avoir, comme dans certains rêves, oublié de mettre mon pantalon.
Mercredi 29
Dix heures du matin. – Nous voilà donc en Franche-Comté, dans le Doubs, entre Dole et Besançon, à Étrépigney, chez Nathalie. Nos deux chiens s'entendent à merveille avec les deux siens, ce qui est déjà une excellente chose. Hier soir, à l'apéritif, Éric m'a fait goûté un anis local, le “Pontarlier” : j'y ai pas mal goûté. En principe nous devions aller ce matin, Catherine et moi, les autres vaquant à leurs occupations imposées, à Arc-et-Senans (Arc-et-S'nans, dans l'atroce parler local). Finalement nous avons sursis jusqu'à cet après-midi. D'abord pour que Nathalie puisse nous accompagner si elle le souhaite, et ensuite parce que nous n'avions nulle envie de nous bousculer ce matin, d'autant que nous disposons de la maison pour nous seuls et les chiens.
Je viens d'écrire, à propos de Nathalie : “si elle en a envie”. Je sais bien, moi, qu'à sa place, c'est une envie que je n'aurais pas. Rien de plus emmerdant que ces “mérite le voyage” qui se trouvent à côté de chez soi : on se croit tenu d'y emmener tous ses invités et, après quelques années de villégiature, le monument, le village, le site, etc. vous sortent par les yeux. Mais ce doit être mon côté “ours” qui joue aussi.
Même chose demain : nous ne partirons pour Dijon qu'après le déjeuner, afin que Nathalie (et éventuellement Adrien) puisse se joindre. D'Adrien nous allons également profiter pour tenter d'actualiser le GPS (ce que seuls les PC peuvent faire : c'est la prime aux salauds de pauvres...) de notre voiture, qui en bien besoin : hier, cette pauvre Roselyne, n'identifiant pas la nouvelle autoroute A 19, a roulé pendant cent kilomètres à travers des champs de patates ou de betteraves, se reprogrammant comme une furieuse toutes les trente secondes, c'est-à-dire à chaque fois qu'elle repérait n'importe quelle route de traverse, qu'elle se désespérait ensuite de nous voir refuser de prendre malgré ses objurgations.
Ici se trouve un chat roux qui n'a absolument pas peur des chiens, contrairement aux deux crétins que nous nourrissons à la maison sans jamais les voir. Eh bien ni Elstir ni Bergotte ne lui accorde davantage qu'un semblant d'attention tout juste polie. Ce qui prouve bien que les deux nôtres sont des cons caractériels et paranoïaques, ainsi que la plupart des chats.
Six heures. – Bel après-midi à Arc-et-Senans, superbe ensemble d'architecture qui donne envie de pleurer si l'on se prend à songer à ce que notre époque est seule capable de bâtir, zones pavillonnaires, banlieue commerciales, immeubles de bureaux aux fenêtres aveugles et partant en lambeaux trente ans à peine après leur construction.
Dans l'imposant bâtiment que sa charpente fait ressembler à une sorte de drakkar renversé, qui sert aux expositions temporaires et qui se trouvait vide, Courbet ayant replié les gaules le mois dernier, je me suis pris à songer à ce que pourrait donner une grande exposition de Marcheschi en cet endroit.
Lorsqu'on déambule longuement entre ces bâtiments d'une rigoureuse élégance, ainsi que je l'ai fait en attendant les filles qui s'attardaient dans les jardins, on en arrive à être soulevé de dégoût et de colère lorsque l'œil se pose par mégarde sur un méfait contemporain – une voiture par exemple. Puis, on se morigène et calme, en se disant que, sans voiture, on ne serait probablement jamais venu voir les salines royales.
Je me suis trompé, plus haut : Nathalie n'habite pas dans le Doubs mais dans le Jura, certes pas loin de la “frontière”.
Jeudi 30
Six heures et demie. – Pas très envie d'écrire rien ici, mais comme nous sommes le dernier jour du mois, je m'y sens plus ou moins tenu, ce qui est somme toute assez stupide. Pendant que Catherine, flanquée de Nathalie, procédait aux essayages de sa tenue de mariage chez sa couturière dijonnaise, Adrien et moi sommes allés voir le palais des ducs et avons passé un moment au musée des Beaux-Arts qui en occupe une partie. J'ai pu une fois de plus vérifier que ma capacité de “résistance” au musée est faible : une heure, rarement davantage. Au bout de ce laps de temps, je deviens littéralement aveugle à ce qui m'entoure. Et si je m'obstine, la cécité peut se transformer en une sorte de vague dégoût de la peinture, des tableaux, etc. Au fond, je devrais bien m'avouer – d'ailleurs je le fais – que la peinture ne m'intéresse pas plus que ça ; en tout cas qu'elle ne m'est nullement indispensable, qu'elle ne me constitue en rien. Je le regrette, m'en afflige, mais c'est ainsi.
À Dijon, j'ai tout de même vu quelques toiles qui m'ont beaucoup plu, notamment trois ou quatre de Vieira Da Silva. Également un portrait de Verlaine, par un peintre connu mais dont le nom, en ce moment, m'échappe obstinément. Et j'ai été plus ou moins effaré du nombre de peintres exposés là, dont le nom ne me disait strictement rien, n'éveillait pas le moindre écho en moi ; et dont certains m'ont paru fort bons. Comme, en plus, je n'avais ni appareil photo ni calepin, j'en ai bien entendu oublié tous les noms.
Trop bu hier soir. D'autant que j'ai continué après le repas tout en discutant avec Adrien. Il serait bon que je lève un peu le pied ce soir, en me disant que j'ai tout de même cinq cents kilomètres à faire demain. Demain, premier octobre, véritable début de l'automne, saison préférée (de moi). Et, de fait, comme pour nous préparer à cette imminence, la Franche-Comté est noyée de pluie.
Minuit et quatre minutes. – Bon, on est déjà le premier octobre. Néanmoins, tout le monde est couché, et moi, pendant ce temps, j'entends le brame des cerfs. Impressionnant, vraiment – et pas loin du tout.
Huit heures moins le quart. – Très beau début de mois : ce matin, à Levallois, à peine arrivé, coup de fil de Catherine pour me dire que le studio est vendu. C'est-à-dire que le petit couple intéressé est prêt à signer une vraie promesse de vente (si toutefois cela s'appelle encore ainsi). Signature qui devrait intervenir d'ici une huitaine de jours. Du coup, forcément, apéro. Et, moi tout seul, à midi, Ambiance d'à côté.
Le plaisir est de s'alléger. Je veux m'alléger de plus en plus, et la vente du studio est indispensable à cela. Ce petit couple ne le saura jamais, mais si au lieu de cent mille euros ils avaient proposé 95 000 voire 90 000, j'aurais sans doute dit oui. Pour me défaire de ce boulet. La conclusion est que plus jamais je n'achèterai quoi que ce soit dont je n'ai pas besoin : je ne suis pas un spéculateur. Et m'est revenue cette envie de vivre avec de moins en moins d'argent, vivre avec ce qui m'est alloué. Et sans récriminer. Surtout : vivre avec très peu après avoir vécu avec (comparativement) beaucoup. Passer, pour “parler chiffres”, de 7500 euros net par mois à... mettons 1500. Et pouvoir dire qu'on s'en fout, qu'on y arrive fort bien. Et, même, que l'on se sent mieux ainsi, grâce au fait que l'on ne va plus à l'usine. À voir, tout de même.
Échange de mails entre Isabelle G. et moi, à propos de sa visite ici. Elle est allergique, dit-elle, aux chiens, et donc pose mille questions à leur propos. Je n'aurais eu aucune objection à faire si elle avait, à cause des chiens, renoncé à venir. Mais, non, elle semble décidée à faire le voyage tout de même. Très bien. Enfin, si on veut. Il me semble que, si j'avais jamais eu la moindre importance dans sa vie, elle ne serait justement pas venue. Et, même, elle ne m'aurait jamais recontacté. Je plaisante, si l'on peut dire : je sais très bien n'avoir jamais eu aucune importance dans sa vie. Du coup, il est évident que cette soirée du 17 septembre se passera très bien. Je vois d'ici que nous allons beaucoup parler (de choses probablement sans intérêt, mais ce n'est pas pour me déplaire forcément), bien rire, bien manger, bien boire, etc. En vérité, si Isabelle m'annonçait que finalement elle ne peut pas venir, faute de temps, je serais à la fois crucifié et libéré. Entre les deux, j'aimerais plutôt bien ne pas la revoir, mais évidemment je ne suis pas du tout capable de lui dire “non”. Du reste, je n'ai jamais su lui dire non, alors qu'elle le faisait fort bien. – Personne ne m'a offert un plus beau sourire pour me dire “non”, personne.
(Il y a trois jours, rêve mêlant Isabelle G., rêve tellement décryptable qu'il ne s'agit même pas de le décrire. Je note ceci juste pour ne pas l'oublier : elle et sa fille, mais en fait juste elle, elle d'avant et elle de maintenant – Isabelle d'il y a trente ans veillant sur l'Isabelle d'aujourd'hui, avec inversion totale...)
Trente ans ont passé, mais il s'en faudrait de peu pour que resurgisse ce ressentiment trépignant et infantile, envers ceux qui me l'ont "volée" : Jef, Petros, et tous les autres que je ne connais pas. Et en fait, non.
Petros me ressemblait terriblement, de ce point de vue : il voulait ce que Jef voulait. Et que Jef, bien entendu, a obtenu, nonchalamment, claquant des doigts. Petros et moi, du coup, sommes tombés amoureux (d'elle et d'autres). C'était d'une certaine manière plus facile pour lui, parce qu'il était “mignon” alors que ma tronche épaisse ne m'aidait en rien, évidemment. Mais, au bout du compte, il ne s'en tirait pas mieux – ce qui m'était alors indiscernable.
J'ai l'impression de tout comprendre, aujourd'hui. Ce qui n'a plus le moindre intérêt.
Jeudi 2
Huit heures et demie. – Pas le temps de noter grand-chose, vu l'heure tardive. J'ai dîné seul, ce soir : au moment où nous nous mettions à table, le téléphone a sonné. C'était Béa Fernique qui appelait au sujet du mariage. La conversation entre les deux femmes s'est bien sûr éternisée et, en souriant tout de même, j'ai pensé à mon père qui, placé dans ce cas de figure, lorsqu'une des sœurs de ma mère appelle précisément dans ces heures-là, bougonne parce qu'il doit manger seul. Ou froid.
Les Fernique n'arriverons finalement que le samedi, jour du mariage, mais resteront probablement un jour ou deux de plus, pour cause de vacances scolaires, ce qui me fait bien plaisir, et même un peu plus que cela.
À FD, les cartons viennent d'arriver, ce qui signale l'imminence de notre déménagement, lequel comme toujours doit avoir lieu durant un week-end de septembre, mais on ne sait pas encore lequel. De toute façon, je m'en fous complètement.
Ph. B. m'a demandé d'écrire une série de quatre doubles pages sur “Versailles intime – les turpitudes à la cour du Roi Soleil”. Well... Cela fera 2000 euros qui paieront le mariage. Il souhaite (sans trop bien savoir ce qu'il veut, en fait), une sorte de chronique qui serait écrite par un nobliau de province débarquant à la cour. Ce pourrait être amusant, et même excitant, à faire si, comme d'habitude, cette série ne devait pas être finie avant même d'être commencée. Pour bien faire, il me faudrait un mois ou deux, le temps de reprendre Saint-Simon, etc. pour tenter de faire quelque chose de propre. J'aurais probablement dû dire non, mais il m'a titillé, avec son histoire de “mémorialiste”...
Vendredi 3
Quatre heures. – Journée interminable et stupide, comme souvent ici. Pratiquement rien fait depuis ce matin. Disons une petite demi-heure de travail effectif depuis dix heures et demie. C'est non seulement plus fatigant que de travailler, cette attente, mais cela finit par miner sérieusement.
Catherine vient de m'appeler pour me demander de lui acheter une flasque de whisky en rentrant, parce qu'elle veut elle aussi “arroser la vente du studio”. So...
Puisque rien ne semble se passer sur le front du travail, je vais procéder à une première lecture du journal d'août.
Samedi 4
Midi. – Je suis pratiquement décidé à me récuser pour la série sur les turpitudes de la cour de Versailles. Il me paraît impossible de faire ce travail – et surtout de le faire à peu près bien – en un temps aussi court (la première double devrait pour bien faire être écrite mercredi).
(Interruption pour aider Catherine, retour des courses, à vider le coffre de la voiture.)
À propos de cette série, j'en suis à ne même pas discerner encore comment je pourrais organiser les quatre volets, les uns par rapport aux autres. Ce qui signifie qu'il me faut d'abord me constituer une documentation, lire ou relire un certain nombre de livres (dont Saint-Simon, évidemment, mais aussi les lettres de la princesse Palatine, et encore d'autres, plus “techniques”), avant même de pouvoir envisager le travail lui-même. Comment faire tout cela d'ici la fin de la semaine prochaine au plus tard ? Je suis peut-être rapide, mais pas magicien !
Et puis, je commence à être vraiment agacé par cette façon que Ph. B. a de nous considérer, Brice et moi, comme les urgentistes de cette page. Les autres, les pigistes extérieurs, disposent d'un temps plus que confortable pour mener à bien (et plus souvent à mal) leurs petits travaux, et il ne se souvient de nos existences que lorsqu'il s'agit de boucher un trou en catastrophe, quasiment d'un jour sur l'autre. La chose est parfois possible, bien entendu. Ainsi, la série sur les pharaons, que j'ai écrite il y a quelques mois, a pu l'être parce que d'une part chaque volet en était précisément défini (Akhénaton, Khéops, etc.), mais aussi parce qu'une documentation abondante et pour ainsi dire “prémâchée” était disponible sur Internet. Ce qui n'est pas le cas pour Versailles. Sans compter que se mettre dans la peau d'un nobliau du XVIIe siècle nécessite tout de même une certaine acclimatation et des efforts d'écriture un peu soutenus.
Donc, décision est prise de refuser ce travail – et tant pis pour les deux mille euros de manque à gagner. Et même sans doute davantage car on peut supposer que, devant cette “trahison”, Ph. B. aura ensuite à cœur de ne plus rien me demander dans ce domaine. Ce dont je me fous.
Du coup, me voilà face à quatre jours sans le moindre travail à faire. À part éliminer les mauvaises herbes de la descente de garage, ce qui ne devrait pas me surmener le cervelet.
Bergotte est chez le vétérinaire depuis ce matin, en raison d'une profonde blessure qu'elle a au flanc, probablement causée par un fil de fer barbelé. On devrait la récupérer vers quatre heures et demie, et il est probable qu'elle devra, à son tour, porter une collerette, bien que la plaie soit à un endroit peu accessible pour elle.
Amazon vient de me signaler par mail que le dernier roman de Houellebecq était en route pour ici. Ce qui signifie qu'il partira lundi de je ne sais quel entrepôt et que je ne l'aurai au mieux que mardi. C'est dommage, j'aurais bien aimé l'avoir pour ce week-end, justement. Si bien que, ayant achevé le Chesterton hier, je dois penser à ce que je vais lire en l'attendant : un livre pas trop important de préférence, de façon à ce qu'il puisse être fini d'ici mardi. Des nouvelles de Marcel Aymé ? Un peu de Saint-Simon ? Un “panachage” des deux ? Pfff...
Dimanche 5
Midi (qui vient de sonner au clocher). – Je viens de faire un mail à Ph. B. pour l'informer que je me récusais quant à la série "Versailles intime" qu'il m'a demandé de faire pour FD jeudi dernier. C'est-à-dire que je me suis récusé pour ce qui est des délais impartis, mais je reste tout prêt à la faire avec plus de temps devant moi. Pour ne pas paraître totalement négatif, je lui en ai proposé une autre, dont le thème pourrait être "ces femmes dans l'ombre des écrivains". J'ai pensé à Gide + La Petite Dame, Léautaud et "Le Fléau", Proust et Céleste (!) Albaret, Hugo et Juliette Drouet. On verra ce qu'il en dira. L'avantage de cette série-là, outre qu'elle me permettrait de “sauver” deux mille euros, et que je pourrais quasiment l'écrire “à main levée” tellement je connais le sujet – enfin, suffisamment en tout cas pour m'extraire 8000 signes sur chaque écrivain abordé.
Catherine ne devrait pas tarder à rentrer de la messe (et de la boulangerie, accessoirement). Je vais l'attendre pour reprendre un café, à condition qu'elle ne traîne pas trop.
Cette incursion rapide à la cour de Versailles a au moins eu cet effet bénéfique de me replonger dans Saint-Simon. Que je lis non dans la version intégrale mais dans une anthologie d'environ 1500 pages, ce qui ferait sans doute hurler les puristes (j'imagine les cris d'orfraie et les sourires méprisants de certains In-nocents...). Ce dont je me fous comme de la Guerre de succession d'Espagne.
Il faut vraiment que je m'occupe de ces foutus papiers relatifs à ma retraite. C'est complètement idiot : voilà au moins deux mois que j'ai accompli les trois quarts de cette corvée et je bute stupidement sur le dernier.
Voici Catherine.
Huit heures moins le quart. – Passé l'après-midi à lire le roman qu'Antoine m'a fait parvenir. Expérience que je déteste par-dessus tout, dans la mesure où, neuf fois sur dix, et même davantage, on se retrouve à lire un truc qui ne vaut même pas le temps que l'auteur a passé à en tracer les lettres. Or, là, non. J'aime beaucoup ce court roman, que j'ai avalé d'une traite, même s'il souffre encore de défauts, dont certains assez graves. D'abord, idée superbe que ce “polar d'anticipation théologique” : au moins, l'idée est là, on n'essaie pas de nous faire prendre pour une audace une vague petite histoire vaguement sexuelle. Ensuite, tout le récit est conduit selon une écriture qui ne la ramène pas (à part deux ou trois faux pas aisément rectifiables), mais qui soutient de bout en bout l'histoire. Et, pour finir, et ça Antoine va le prendre moins bien, un livre parfaitement inéditable ou presque : trop de pluie de bénitier pour les éditeurs “normaux” et sans doute une trop forte odeur de soufre pour les éditeurs catholiques. Acte gratuit pur, mais presque réussi.
Lundi 6
Sept heures et demie. – Journée passée à ne rien faire, sauf à lire Saint-Simon avec délectation, ce qui n'est déjà pas si mal. La cause en est l'apéro massif que Ludovic et moi nous sommes octroyé hier soir, lui parce qu'il avait besoin de balayer les miasmes d'une semaine de merde, et moi par pur opportunisme alcoolique. Ah, si, j'ai tout de même adressé un assez long mail à Antoine pour lui dire les louanges et réserves que m'avait inspirées son roman.
Ph. B a entériné mon refus d'écrire tout de suite la série sur la cour de Versailles et accepté l'idée de la série sur les “liaisons sulfureuses“ de quatre écrivains : Gide (que je vais écrire demain), Léautaud, Proust et Sartre. Le titre me semble assez mauvais, en tout cas pas vraiment adapté à ce que je veux faire. Car enfin, parler de liaison sulfureuse dans le cas de Proust et Céleste (Albaret, pas l'autre...) c'est tout de même pousser un peu le bouchon. Il veut que j'écrive Versailles ensuite, ce à quoi je ne vois aucun inconvénient : cela fera 4000 euros au lieu de 2000. De plus, je crois avoir trouvé comment la faire : sous la forme d'une correspondance entre un petit gentilhomme breton venu à la cour et sa femme restée au pays (ou son père, ou un pote, on verra). Cela m'évitera le problème des transitions d'un thème à l'autre, et ce sera tout nouveau, dans cette rubrique. Je compte demander à B. de ne pas programmer la série tant qu'elle ne sera pas entièrement écrite. J'envisage d'ailleurs d'écrire les 25 ou 30 feuillets d'une seule coulée, répartis en 12 ou 15 lettres d'inégales longueurs, et de ne penser qu'après au découpage final en quatre doubles pages. Cuisine, cuisine... D'ici là il me faut relire, plume en main comme on dit, les lettres de la princesse Palatine, plus maniables que les mémoires de M. le duc.
Cette fois, il semble que nous allons effectivement vendre le studio : le passage devant le notaire (pour le compromis) devrait avoir lieu la semaine prochaine, d'après l'agent, qui a déjà fait effectuer le dépistage (?) d'amiante.
Mardi 7
Quatre heures. – Je devrais être en train d'écrire la première double page sur les amours “sulfureuses” des écrivains – Gide en l'occurrence – et je suis là, à procrastiner entre les lignes de ce journal. Il est vrai qu'ayant reçu ce matin le dernier roman de Houellebecq, mes dernières velléités de mise à l'ouvrage ont volé en éclat face à mon envie de me plonger dans cette lecture tombée du ciel, ou plutôt de la fourgonnette de la Poste.
Je n'arrive toujours pas à savoir si la soirée du 20 septembre aura bien lieu à Strasbourg, ce qui commence à m'agacer. Je viens d'adresser un mail à François Miclo (l'un des participants) sur le site de Causeur. Espérons que, lui, sera en mesure de confirmer ou d'infirmer nettement. Si la soirée a bien lieu, nous partirons sans chien la veille (le dimanche 19, donc), et nous rendrons à Strasbourg par le chemin des écoliers, avec halte à Nancy que Catherine n'a jamais vue. Et, le lendemain, la réunion n'étant qu'à huit heures du soir et les Fernique travaillant, nous irons excursionner quelque part dans les Vosges. Peut-être pousserons-nous jusqu'à Colmar.
Mercredi 8
Huit heures. – Coup de téléphone à l'instant d'Isabelle G., qui doit venir en France d'ici quelques jours et, en principe, si son emploi du temps professionnel le permet, passer chez nous la soirée du 17. Je ne l'ai pas vue depuis ce soir de janvier ou février 1998, lorsque nous étions allés écouter Richard Desjardins à Trappes et où je l'avais vue débarquer enceinte jusqu'à la glotte. Encore n'avions-nous échangé que trois phrases. Et, cette fois-là, cela faisait 17 ou 18 ans que nous ne nous étions pas croisés. Il n'est donc pas exagéré de dire que je vais la revoir après trente ans. Ce qui inquiète un peu Catherine, qui semble craindre que je supporte mal le choc. Je suis bien certain, quant à moi, de l'encaisser parfaitement. Je doute même qu'il y ait un quelconque “choc”. Mais enfin...
Je n'ai pas tout de suite reconnu sa voix, mais son rire oui. Cela prouve au moins que je suis encore capable de la faire rire, ce qui est bien le seul résultat tangible et durable que j'aie jamais obtenu avec elle, à une exception près.
En dehors de cela, journée parfaitement dénuée du moindre intérêt, j'ai poursuivi la lecture du Houellebecq, dont la troisième partie me semble, pour l'instant, bizarrement détachée de ce que j'ai lu avant elle. Mais il me reste cent pages.
Jeudi 9
Neuf heures et demie. – Catherine et moi avons picolé, gentiment. On est parti de je ne sais quoi, sauf qu'on parlait d'Isabelle G. On a parlé de cette femme et... Et quoi ? J'ai déjà oublié. – merde, je laisse tout comme c'est...
Samedi 11
Neuf heures et quart. – Grosse déferlante de sottises convenues aujourd'hui dans les blogs, comme tous les ans lorsque revient ce maudit 11 septembre. Avec tout de même quelques pépites, entre les on-ne-nous-dit-pas-tout vaguement conspirationnistes et ceux qui seraient, on le sent, tout prêts à penser que si on parle tant du World trade centrer, c'est parce que les Américains veulent tenter de faire oublier leur écrasante responsabilité dans le coup d'État du 11 septembre 1973, au Chili. Tout ce petit monde étant à peu près d'accord pour déplorer la “vague mondiale d'islamophobie” engendrée par ces petits attentats de rien du tout. Bon, ils ne vont pas jusque-là bien entendu, mais on sent bien, chez beaucoup, que le véritable scandale, c'est de dire du mal de l'islam et des Arabes, pas l'écroulement des tours. D'autant que si vous allez les titiller un peu, ces modernœuds de vertu, ils ne tardent pas en général à vous expliquer doctement que si les Américains ne répandaient pas depuis toujours la désolation, la famine, la pestilence et la mort sur la planète entière, une telle chose ne leur serait sans doute pas arrivée.
J'ai terminé La carte et le territoire hier. C'est un bon Houellebecq, au moins par rapport à La Possibilité d'une île que j'ai toujours considéré comme raté, et encore plus après la seconde lecture que j'en avais faite. Mais enfin, léger regret tout de même, celui de ne lui voir pas élargir sa palette, de repasser dans les mêmes sillons, ce qui n'est pas grave, mais sans même les creuser davantage, ce qui est plus embêtant. On attendra le prochain...
Je suis une nouvelle fois stupéfait par les réactions d'Ygor Yanka. Lui qui sait si souvent être l'intelligence et la finesse même lorsqu'il parle de livres, de littérature, semble frappé de stupidité dès qu'il s'agit de Houellebecq. J'ai presque l'impression d'entendre un bourgeois de 1885 parler des romans de Zola. Je comprends et admets tout à fait qu'il n'aime pas cet écrivain, mais j'aimerais que ce soit pour d'autres raisons que les piètres qu'il donne. Mais, après tout, c'est peut-être lui qui a raison et moi qui adore une idole de carton bouilli...
Jeudi soir nous est arrivé, à Catherine et moi, ce qui se produit parfois lorsque nous avons décidé de prendre l'apéritif : la discussion s'est prolongée, prolongée... les verres se sont ajoutés aux verres... et je suis allé me coucher fin saoul, après avoir presque entièrement vidé la bouteille (75 cl) de Ricard. (Ce qui explique l'énigmatique brièveté de l'entrée de ce soir-là, ici.) Du coup, le lendemain matin, j'ai téléphoné à Brice pour l'informer qu'il aurait à se passer de mes services, et en lui donnant tout crument la véritable raison de ce manquement. Il l'a fort bien pris ainsi que je m'y attendais.
Dimanche 12
Midi et demie. – Hervé (XP) vient de me signaler que, comme il le pensait, mon commentateur qui signe “Henri” sur le blog-mère est également le “Robin des bois” qui trolle plus ou moins sur ILYS. Je trouve ça plutôt amusant. Et intéressant qu'Hervé ait su le repérer, ce que j'aurais je crois été incapable de faire. Il est vrai que je ne fais que survoler les commentaires, sur ILYS, et que je “zappe” même à peu près complètement les diverses engueulades entre ce fameux Robin et les intervenants institutionnels du blog.
Il faut absolument, cet après-midi, que je m'intéresse de près à André Gide et la Petite Dame, si je veux que les gens de FD trouvent mes cinq feuillets écrits lundi matin en arrivant, ainsi que je m'y suis engagé. Puis, il faudra se pencher sur Léautaud demain et après-demain.
Depuis hier, une mini-polémique a pris naissance, dans les commentaires de mon billet du matin, notamment entre Georges et Suzanne. Je n'y ai à peu près pas participé, pour la simple raison que je comprends leurs deux points de vue et serais bien en peine de trancher entre eux. Georges a tout à fait raison, à mon sens, lorsqu'il peste contre le “tout se vaut” actuel : une religion en vaut une autre, toutes les coutumes sont rigoureusement équivalentes, du passé faisons table rase, etc. Il va de soi (il devrait en tout cas) que je considère devoir marquer un certain respect, voire une sorte de dévotion laïque, à la religion catholique, alors que je me sens tenu à rien de pareil envers l'islam. De même, il me semblerait normal, et même souhaitable, que l'on familiarisât les écoliers de France avec le christianisme – y compris lorsqu'ils sont issus d'une autre confession – mais pas avec l'islam (ni le bouddhisme, ni le taoïsme, etc.). Enfin, tout comme Georges je crois, je ne pense pas que l'on puisse dire que l'islam est “la deuxième religion de France”, sous prétexte que, actuellement, il se trouve sur notre sol des gens pour le pratiquer, s'en revendiquer, le brandir. L'islam n'est pas une religion de France et, pour ma part, je souhaite bien sûr qu'il ne le devienne jamais.
D'un autre côté, Suzanne n'a pas tort de se placer sur un terrain davantage “utilitaire”, si je puis dire, et de souligner que, quoi qu'on fasse, il y a très peu de chance que l'on revienne au temps où les enfants se signaient naturellement lorsqu'ils pénétraient dans une église. Que, par conséquent, il faut lutter contre l'islam en tenant compte de la situation présente, au coup par coup, comme il vient d'être fait pour cette stupide et répugnante affaire de visite de mosquée dans le cadre des journées du patrimoine. Et, si besoin est, en s'appuyant sur ce fameux concept de laïcité qui, tout absurde qu'il est, peut en effet se révéler efficace – au moins dans un premier temps.
Au fond, et parce qu'elles ne se situent pas sur le même plan, les positions de Georges et Suzanne me semblent parfaitement compatibles, celle du premier formant en quelque sorte le socle, culturel, l'assise philosophique (et ziva que je te dérape dans les grands mots !), sur lequel pourrait et devrait s'appuyer fermement tout combat plus ponctuel et “ciblé”. Le premier sans la seconde se condamne à l'impuissance, à la déploration sans effet (et c'est un travers dans lequel je n'ai moi-même que trop tendance à tomber, je le sais bien), tandis que la seconde sans le premier sera obligatoirement contournée et neutralisée, y compris grâce à des arguments d'une mauvaise foi insigne et, si besoin est, contradictoires entre eux.
En clair, il ne faut se priver de personne ni céder sur rien. D'autant moins que l'ennemi ne manque pas d'alliés (que l'on appelait “collabos” en d'autres époques) ; lesquels, privés de toute transcendance par défaut de religion, se sont enfoncés depuis longtemps dans une eschatologie purement séculaire ; par elle, ils sont désormais tout prêts à se laisser esclavagiser ou dhimmiser par leurs conquérants putatifs, au nom de lendemains toujours déjà radieux, et pour peu que ces mêmes conquérants, ou “remplaçants”, leur donnent l'assurance qu'ils vont bel et bien mettre à bas cette civilisation qui les a produits, et qu'ils haïssent parce qu'ils se haïssent eux-mêmes de façon irrémédiable et probablement névrotique.
Malheureusement, et là je rejoins de nouveau Georges plutôt que Suzanne, je crains que, face à une religion conquérante et totalitaire, ce malheureux concept de laïcité ne fasse pas du tout le poids. Simplement parce que notre désormais sacro-sainte laïcité, concept aussi artificiel et aussi peu “porteur” que celui des droits de l'homme, montrera vite ses limites et surtout sa complète vacuité : à part pour cette ultra-minorité que constituent les Européens, le terme même de laïcité reste indéchiffrable et opaque à l'ensemble de l'espèce humaine.
Lundi 13
Sept heures vingt. – J'ai donc finalement écrit mes 8500 signes (ce qui est trop long d'au moins cinq ou six cents) sur André Gide et la Petite Dame. Ce n'est pas ce que j'ai fait de mieux : l'article me semble un peu “générique”. Je comptais m'attaquer à Léautaud et son Fléau demain, mais je me suis aperçu que, croyant posséder le Journal particulier consacré à Anne Cayssac, c'est en fait celui évoquant Marie Dormoy qui se trouve dans ma bibliothèque. J'ai donc commandé l'autre chez Amazon, en espérant, mais sans y croire vraiment, que je pourrai me le faire rembourser par FD : on n'en est pas encore à devoir rendre les stylos vides pour pouvoir en obtenir un neuf, mais ce n'est pas loin.
Mail de Nancy m'apprenant qu'elle venait de virer 2900 euros et quelques poussières sur mon compte : sauvé pour ce mois-ci, donc.
Hier soir, regardé 2 1/2 des 6 films consacrés à l'adaptation de la trilogie Millenium. C'est très correctement fait, mais dans la mesure où les romans n'avaient à peu près pas d'intérêt, les films n'en ont pas davantage. Catherine quant à elle a tenu jusqu'à 3 1/2 avant de venir se coucher. M'a frappé le fait que l'actrice jouant Lisbeth Salander – une brune longiligne, ni belle ni laide – avait des poils sous les bras. C'est-à-dire que le réalisateur a dû demander à cette Loomi Rapace (c'est le nom de la jeune personne) de cesser de se raser pour le rôle car je doute qu'une jeune comédienne moderne se laisse ainsi spontanément envahir les aisselles. J'ai pensé qu'il devait s'agir dans son esprit (celui du réalisateur) de matérialiser par cette pilosité le côté punk, rebelle, marginal du personnage. Et, du coup, je me suis demandé si les punkettes, dans la fameuse “vraie vie”, se rasaient sous les bras ou non. J'ai essayé de rassembler les vagues souvenirs que je pouvais avoir de celles qu'il m'a été donné de croiser dans mon existence, mais ça n'a rien donné. Il est vrai qu'à l'époque où ces rencontres se sont produites, je n'étais quasiment jamais à jeun. Enfin, on voit que ce qui se passait à l'écran me captivait.
Je suis dans une période de flottement, pour ce qui est de mes lectures, depuis quelques jours. Je lis un peu de Zinoviev, que j'abandonne pour deux ou trois pages de Saint-Simon, que je laisse à son tour pour une nouvelle de Marcel Aymé, etc. Et sans vraiment accrocher à rien. C'est sans importance, je suis coutumier du fait : ça passe tout seul et assez vite, d'habitude.
Interruption d'une minute, le temps de réussir à tuer la mouche qui me provoquait. Je ne comprends pas leur obstination à venir se poser non seulement sur moi, mais sur les parties non vêtues de moi, là où elles sont le plus importunes. Irait-elle le faire cinquante centimètres plus loin que je ne demanderais pas mieux que de leur laisser la vie sauve. Et à peine celle-ci morte, une autre rapplique.
Demain, à cinq heures et demie, rendez-vous avec le curé de Pacy pour régler la cérémonie du mariage. Il faut encore que, demain matin, je choisisse les textes, prières et chants que je veux – ou plus exactement que je choisisse parmi ceux que Catherine a retenus de la sélection proposée. Mais c'est que je m'en fiche un peu, moi ! D'un autre côté, si je dis à Catherine : « Prends ce que tu veux », ça va vraiment faire le mec qui se désintéresse complètement. Et puis, il y a des choses que nous devrons dire nous-mêmes, ce que j'ignorais, pensant que, à l'instar du mariage civil, on n'attendait de moi rien de plus qu'un “oui” ou à la rigueur un “non”, prononcés au moment judicieux. C'est du boulot, se marier, on ne se rend pas toujours compte.
Mardi 14
Huit heures et quart. – Étonnant, ce prêtre. en dehors du fait qu'il est gros et gaucher, c'est à dire comme moi. Avant de partir, Catherine me dit : « Tu vas quand même changer de pantalon ? » Oui, évidemment, je ne vais tout de même pas aller rencontrer un prêtre avec ce jean de clown, surtout compte tenu de cette tache sur la cuisse gauche...
On arrive, le prêtre est vêtu comme je n'oserais pas aller travailler à FD. Mais enfin, bon, saint François d'Assise n'était pas mieux fringué. [Note du 1er novembre : lisant ce qui précède, Catherine m'affirme que je suis très injuste dans mon appréciation. Elle a sûrement raison.] On est face à une sorte de fonctionnaire, noyé comme tous les autres dans une paperasse rédhibitoire. On le plaint un peu, tout en se demandant pourquoi notre présence était requise. À aucun moment on ne parlera de Dieu, de religion, de...
De rien, en fait. Il sait (non, il a peut-être oublié) que je ne suis pas croyant : il semble s'en ficher complètement. Il est vrai qu'il doit avoir l'habitude, être plus ou moins blasé, résigné. Catherine et moi, “en amont”, avons choisi des prières et des lectures qui peuvent au plus juste correspondre à notre situation. C'est-à-dire que j'ai lu tout ce qui était proposé, et choisi des textes qui ne seraient pas trop ridicules par rapport à ma non-foi. Je n'aurais rien eu contre le fait qu'il (ce prêtre qui va nous marier) m'interroge à ce sujet.
Il semblait s'en désintéresser tout à fait, il agrafait les feuilles de notre dossier, vérifiait qu'il ne lui manquait rien pour nous marier. En effet, il ne lui manquait rien. Et, depuis le début, depuis notre rencontre précédente, il me semblait bien que je n'avais aucune particularité à ses yeux, aucune existence. C'est sans importance : je me démerderai avec Dieu, avec la religion, et si je ne parviens pas à m'en démerder, je crois bien que je ne devrai pas compter sur ce prêtre-là. Mais enfin, encore une fois, cette réunion semblait être plus administrative qu'autre chose. Et puis, au fond, avais-je tellement envie que ça qu'il m'interroge ? Pas sûr. Je fais juste un peu mon malin, précisément parce qu'il ne m'a rien demandé.
Du reste, il est là pour nous marier, rien de plus.
Et puis, d'un autre côté, il a raison. Je me marie à l'Église, c'est-à-dire devant un Dieu auquel je ne crois pas et à qui, lui, a voué sa vie. Pourquoi ferait-il un effort ? Et quel effort ? Je garde au cœur cette impression de tricherie, et peut-être qu'il l'a vue, comprise. J'ai réellement peur de tricher, et je ne veux pas.
Repliement de ma vie sur elle-même. Il y a trente ans, je me souviens bien de nos soirées, rue du Sommerard, avec André et Bernalin, eux parfaitement croyants et moi m'agitant. Ils ne se moquaient pas, même s'ils auraient pu : j'étais une sorte de type pas fini, et il me semblait bien qu'eux l'étaient (enfin, non, évidemment, l'expression est impropre et même ridicule).
Mercredi 15
Huit heures et quart. – Il y a une heure ou deux, considérant la date du jour, je me suis aperçu que j'avais oublié d'appeler mon père pour lui souhaiter son anniversaire (il est né le 10 septembre). Ce qui me crucifie, dans cette histoire, est qu'il doit sembler trouver cet oubli normal, attendu, etc. Or, non. NON. Je ne sais pas pourquoi j'oublie l'anniversaire de mon père, depuis deux ou trois ans, alors que cela ne m'arrivait jamais quand j'étais plus jeune, jamais. Est-ce que je deviens cette sorte de merde moderne qui me fait vomir ? Et le pire est que je ne peux plus l'appeler désormais, cinq jours après, parce que je lui ai déjà fait le coup l'année dernière.
Pendant ce temps, comme je le disais tout à l'heure à Catherine, je suis de plus en plus tétanisé par ce mariage (comme je l'ai été il y a longtemps par mon bac), dont je sens bien qu'il va me pourrir l'existence durant cinq semaines, en raison des questions stupides qui affluent, à propos de son organisation. Je suis ainsi fait : l'idée qu'il pourrait, par exemple, manquer UN petit four suffit à me plonger dans des transes imbéciles, dont je sais bien qu'elles sont imbéciles mais qui n'en restent pas moins furieusement agissantes. J'ai l'impression que je ne vais me détendre que le 23 octobre prochain, lorsque nous sortirons de l'église de Pacy.
Jeudi 16
Huit heures et demie. – Bon voilà, j'avoue : j'ai un peu la trouille. Demain soir, à cette même heure, Isabelle sera ici, à la maison. Et je ne sais pas comment cela va se passer. Le cas de Catherine mis en dehors car échappant à toute catégorie, je n'ai jamais été aussi névrotiquement amoureux que d'elle. Et, parfois, il me semble l'être encore. En fait, non, bien sûr, je triche. À part ce très court épisode, en 1998, à Trappes, lors de ce concert de Desjardins, il y a trente ans que je n'ai pas vu Isabelle. Pourtant...
Pourtant quoi ? Je ne sais pas. Pas vraiment. Je pense que je me suis construit une sorte de petit jardinet, au centre duquel je me me suis planté, tout seul, malheureux, rejeté, merveilleusement malheureux et rejeté. Elle n'y était pour rien, pauvre Isabelle. Je crois qu'elle m'aimait beaucoup. Seulement, moi, je la voulais. C'est-à-dire que je voulais cette fille que désiraient les autres. Au fond, j'aurais sans doute préféré qu'elle me repousse plus radicalement qu'elle ne l'a fait ; qu'elle ne m'accorde pas le peu qu'elle m'a accordé. Et puis non : ce souvenir particulier et unique, il compte, tout de même, il fait partie de ma vie.
Enfin, bref, elle sera là demain. J'ai à la fois hâte et peur. Et ces trente ans, en eux-mêmes, me foutent la trouille, ce gouffre énorme. Imaginer qu'Isabelle puisse avoir 50 ans (au moins...) suffit à me coller le vertige.
Et cette nuit, ce rêve où elle me demandait si elle pouvait venir avec Petros. Et où je lui disais non. Désolé, mais non, pas avec lui, ni avec aucun autre de tous ceux que tu as préférés à moi... Superbe rêve, quand on y pense. Persistance d'une jalousie qui ne s'éteindra probablement jamais tout à fait.
J'ai hâte d'être à demain. Et encore plus à après-demain, quand elle sera partie.
Samedi 18
Sept heures et quart. – Rien écrit ici hier et pas plus envie que ça d'y laisser une trace aujourd'hui. Isabelle est arrivée à Levallois vers sept heures et quart hier soir et, à huit heures et demie, nous étions à la maison. Catherine et elle se sont immédiatement très bien entendues, ce dont je ne doutais pas. Elle se sont même aperçues qu'elle avaient passé le 14 juillet 1975 au même endroit, à Québec, et qu'elles s'étaient peut-être parlé à cette occasion, ce qui est assez drôle – suffisamment pour que, malgré ma solide casquette plombée, j'en fasse ce matin un petit billet. Comme Isabelle dit connaître le journal de Renaud Camus (depuis qu'elle a passé un an avec son ami de l'époque à la Villa Medicis), nous avons évoqué notre séjour de l'an dernier à Plieux et je lui ai dès ce matin envoyé le lien vers mon journal d'août 2009, parce qu'elle manifestait le désir de le lire. Du coup, sans attendre, c'est moi qui l'ai relu intégralement et, à part une ou deux entrées qui pourraient facilement disparaître, je ne le trouve pas si mal venu.
Guère envie d'en dire plus pour ce soir.
Dimanche 19
Huit heures. – Retour à la normale, c'est-à-dire à l'eau du robinet. J'ai passé deux heures cet après-midi à taper sur ce clavier tout le déroulé de notre cérémonie de mariage du 23 octobre, texte des prières inclus. Il paraît que le curé en a besoin et, même, qu'il va me le renvoyer annoté. Du coup, j'ai repoussé à demain l'écriture de Paul Léautaud et ses démêlés avec son Fléau, le second volet de ma série sur les "liaisons sulfureuses des écrivains". Si je suis très courageux, j'écrirai Proust et Céleste dès mardi, il ne me restera plus que Sartre et Beauvoir.
C'est moi qui ai proposé cette série, car je pensais que, connaissant déjà les histoires de chacun, ce serait très vite fait. Or par du tout : il me faut collecter des anecdotes précises, des noms, des dates, etc., si bien que je me retrouve avec beaucoup de lectures à faire (ou refaire) et à annoter. On ne connaît jamais les choses que l'on croit savoir.
Je commence à m'apercevoir que la visite, avant-hier, d'Isabelle G. a bien eu un effet : celui de diluer vraiment l'image que j'avais conservée d'elle durant ces trente ans, pour la remplacer, pour ainsi dire de force, ou par effraction, par son visage, sa voix, etc. d'aujourd'hui. En un sens c'est sans doute très bien, parce que je devenais un peu ridicule y compris à mes propres yeux avec cette histoire, ce côté Dante & Béatrice à la petite semaine. De l'autre, il y a tout de même quelque chose d'un peu triste, ou simplement mélancolique, à voir s'effacer une image qui nous a tenu compagnie fidèlement pendant si longtemps. Une sorte de regret souriant.
Deuxième conséquence du passage de la dame par chez nous : comme elle avait apporté de ses contrées une "canne" de sirop d'érable, ce soir Catherine a fait des crêpes. Que j'ai personnellement barbouillées de confitures diverses, le jus d'arbre n'étant pas ma tasse de thé, si je puis me permettre.
L'impression que ce journal se racornit, au fil des mois, et singulièrement depuis trois ou quatre semaines. Je suis peut-être en train de sortir de ma phase camuso-mimétique, comme pourrait dire Mme de Véhesse.
Tout à l'heure, au détours d'un mail qu'il m'adressait à propos d'autre chose, Jérôme Vallet disait – comme une évidence, un allant-de-soi – que j'étais beaucoup plus cultivé que lui. J'ai exactement la même certitude, mais inversée : je suis persuadé qu'il l'est infiniment davantage que moi. Il y a évidemment le fait que l'on a toujours un peu tendance à déprécier ce que l'on sait ou connaît, et à trouver hautement plus désirable ce que les autres savent et que l'on ignore soi-même. Mais même en tenant compte de cet action déformante (réfraction ?), je me fais souvent l'effet d'un rustre à côté de lui – et je ne parle pas de la seule musique. Peut-on être rustre et cultivé ? Ce serait tout de même bien étrange. Et surtout, je ne vois pas sur quoi il se base pour affirmer cela. Oui, d'accord, je parle souvent des livres que je lis, ici ou sur le blog-mère. Mais enfin, les quelques lignes que je parviens à en tirer, de ces lectures, ne devraient pas me valoir une si flatteuse réputation. Sentiment d'imposture, encore une fois.
En fait, et c'est ce que j'ai répondu à Jérôme, j'ai de plus en plus l'impression, à mesure que passent les années, que j'ai tout juste assez de culture pour m'apercevoir à quel point elle est déficiente, lacunaire, superficielle – et au bout du compte probablement inutile.
Lundi 20
Quatre heures et demie. – Je devrais être au beau milieu de mon article (8000 s) consacré à Léautaud et Anne Cayssac, et je suis obstinément immobile sur la rive. À me dire qu'après tout il sera encore temps demain, ce qui n'est pas faux mais tout à fait puéril, à la limite de l'absurdité. Pour tenter de compenser ma fainéantise, j'ai fait la vaisselle laissée dans l'évier par Catherine avant de partir pour l'agility avec Elstir. J'ai féminisé mon parcours de vie, comme nous ne cessons plus de dire depuis qu'Olympe a popularisé cette savoureuse expression auprès de nous. Mais, évidemment, ces trois casseroles passées sous l'eau chaude ne feront illusion auprès de personne, ni de moi ni encore moins de Catherine.
Il y a, dans les différents morceaux du disque de Jérôme des emprunts à d'autres compositeurs, plus connus et plus anciens que lui. Certains me sont familiers (pas plus que ça, il faut croire), mais je suis le plus souvent incapable d'être plus précis. Et je suis très content lorsque, écoutant une œuvre (le 14e quatuor de Schubert en ce moment), je retombe sur l'une de ces musiques empruntées par lui.
Bon, puisque décidément Léautaud semble agir sur moi comme un répulsif, je vais relire le journal d'août – que l'après-midi n'est pas été totalement vain.
Non, encore ceci : hier soir, parce qu'il passait sur l'une de nos chaînes, je me suis avisé que, tout comme pour L'Inconnu du Nord-Express le mois dernier, je n'avais jamais vu le Fenêtre sur cour d'Hitchcock – ce qui paraît à peine croyable j'en conviens. Eh bien, j'ai résisté 45 mn avant de passer à autre chose, et encore parce que Catherine me tenait compagnie, tant ce film suinte d'ennui à mes yeux. Ce n'est décidément pas demain que je vais changer d'avis à propos d'Hitchcock. Et Dieu que cette pauvre Grace Kelly était tartignole ! Elle a bien mérité Monaco, tiens.
Sept heures vingt. – J'ai désormais la preuve irréfutable que lorsqu'elle m'a posé une question Catherine s'estime quitte avant d'écouter la réponse (je ne critique pas : je fais pareil ; sauf que, moi, le plus souvent, je n'ai même pas le temps de poser la question). Lorsqu'elle est rentrée avec Elstir, vers six heures et demie, elle m'a demandé si j'avais pu avancer le Léautaud. Je lui ai répondu : « Très bien, oui : il m'en manque à peine huit mille signes. » Or, elle sait parfaitement que ce type d'article pour FD fait environ huit mille signes au total. Pourtant, elle s'est contentée de me répondre d'un air satisfait, presque louangeur : « Ah, c'est bien ! »
Victoire toute provisoire, puisqu'en ce moment même elle doit être en train de prendre connaissance, sur le blog-mère, du petit billet dans lequel j'annonce tout faraud que je suis occupé à ne strictement rien faire de ce que je devrais.
Mardi 21
Sept heures vingt. – Reçu à l'instant un mail d'André, à propos de la soirée Camus-Finkielkraut d'hier soir, à Strasbourg, à laquelle nous devions nous rendre mais avons finalement renoncé, avec quelque regret toutefois. Il y joint le petit article qu'il a fait paraître ce matin dans les DNA.
Pour le journal d'août, relu hier, je me suis arrêté au titre suivant : Nature morte sans violon, et l'ai dédié à Jérôme Vallet, bien évidemment. J'espère qu'il ne prendra pas ombrage de ce que je l'ai fait sans lui demander son autorisation. Du reste, je ne sais pas pourquoi je ne le fais pas, c'est idiot. Au pire, s'il ne veut pas, j'en serai quitte pour supprimer la dédicace.
J'ai finalement écrit mes huit mille signes de Léautaud cet après-midi, ce qui m'a pris une heure et demie. Après m'avoir plus ou moins gâché la vie pendant quarante-huit heures. Je crois que je ne cesserai jamais d'être très con, sur ce chapitre. Je suis très résolu à écrire Proust & Céleste demain à FD. Pour me pousser l'épée dans les reins, j'ai décidé de prévenir Catherine que si je le fais je m'octroierai un apéritif en rentrant, et sinon non. Mais encore faut-il que je reste scrupuleusement honnête, ce qui n'est jamais gagné.
J'ai commencé hier la pentalogie de François Taillandier : La Grande Intrigue, dont j'ai déjà lu un volume et demi. Lecture très excitante, roman familial si l'on peut dire (et, oui, je crois qu'on peut), de forts échos de Philippe Muray et de Renaud Camus – mais sans doute plus le premier que le second. Du reste, Muray avait parlé, ou plutôt écrit, très favorablement du premier (premier à ma connaissance) roman de Taillandier : Les Nuits Racine, ce qui m'avait incité à l'acheter et le lire. Mais je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé autant de jubilation que de celui-là : il faudra que je relise ces Nuits après. J'aimerais beaucoup faire un ou plusieurs billets sur le blog-mère afin d'inciter mes quelques lecteurs à découvrir Taillandier, si ce n'est déjà fait. Mais, évidemment, toujours bien présente et stérilisante, la peur de dire des conneries ou, presque pis, des banalités. Il y a vraiment des jours où j'envie l'aplomb (apparent peut-être) d'un Juan Asensio ou d'un Ygor Yanka, qui semblent ne jamais hésiter à dire ce qu'ils croient devoir, à propos d'un livre. Et aussitôt, une petite voix horripilante me murmure que c'est parce que, eux, ont quelque chose à en dire, justement.
Merde ! je voulais parler d'autre chose et j'ai oublié de quoi... Tant pire, comme disait mon frère dans son enfance.
Mercredi 22
Neuf heures moins le quart. – Je ne sais pourquoi, mais je pense à Isabelle G. Que j'appelais "Petit Québec", quand elle était jeune et blonde et quand j'étais amoureux d'elle. Elle est venue. Ici. Chez moi. Catherine l'a bien aimée. Ce qui fait qu'elle a disparu. Je veux dire que Petit Québec s'est perdue. Il reste Isabelle G. Que je n'ai jamais connue, ni elle moi. Tout cela n'a rigoureusement aucune importance. Mais il y a quand même eu deux morts, pour ainsi dire.
Jeudi 23
Huit heures et quart. – Je viens de relire ce que j'ai écrit ici hier soir (et dont j'avais perdu tout souvenir). C'est du lourd. si ça se trouve, je vais tout effacer au moment de la publication (et donc aussi ce que j'écris en ce moment), parce que, tout de même...
(J'ai longtemps cru que je détestais Dvorak, mais, en ce moment même, son onzième quatuor – et une fois de plus je remercie Jérôme Vallet. En plus, il pleut, et la porte de ce bureau est ouverte, et cette mini-fin du monde qu'est la nuit devrait m'assurer une sorte d'éternité, ou plus modestement de suspension dans le temps.)
Et revenons à Isabelle. J'ai très peu parlé d'elle, après sa visite ici. Je ne pouvais pas. Parce qu'elle ne se ressemblait plus. Moi, je suis presque certain que je me ressemble toujours, malheureusement. Non, pas malheureusement d'ailleurs. Et merde, passons à autre chose, ou plutôt revenons à Isabelle.
Évidemment, trente ans, ce n'est pas rien. On pense toujours que ce n'est rien dès qu'il s'agit de soi. Personne ne se sent vieillir : à quoi bon ? En revanche, les femmes qu'on a aimées, ben... Oui, elles, elles ont vieilli, tout à fait normalement du reste. Le lendemain, Catherine m'a dit quelque chose comme : « Elle ne fait vraiment pas ses 53 ans. » Ah ? Je ne sais pas, j'aurais été incapable de dire. Isabelle n'a pas d'âge. Notamment dans la mesure où elles sont deux : celle dont j'ai été amoureux et celle qui est venue nous voir il y a quelques jours. J'ai beau faire, je ne parviens pas à les réunir. Sans doute parce que je ne souhaite pas les réunir, ce qui reviendrait à les tuer toutes les deux.
Il serait préférable que j'arrête pour ce soir. Du reste, j'arrête.
Vendredi 24
Trois heures et demie (de l'après-midi...). – Nous avions rendez-vous chez le notaire, à Levallois, pour signer la promesse de vente du studio : c'est fait. Notre acheteur est un petit jeune homme sympathique, fort propre sur lui, de 27 ans. Il n'achète pas pour y vivre, mais pour louer, avons-nous appris : en voilà un qui, à l'âge que j'ai aujourd'hui, sera beaucoup plus riche que je ne le suis, même en ayant gagné moins. Il est “consultant en informatique”, ce qui doit correspondre à un vrai métier, supposé-je, mais j'ignore lequel et me satisfais pleinement de cette ignorance.
Là-dessus, Catherine et moi fûmes déjeuner à L'Ambiance d'à côté, forts de notre opulence putative. Il faisait beau, donc terrasse. Vers la fin de notre repas se mettent à tomber des trombes d'eau, à tel point que l'on se serait cru en pleine mousson et que la crainte nous saisit de voir passer une Céleste en sari d'emprunt. Finalement, non. En revanche, ces trombes me fournirent l'occasion de reprendre un verre, puis un autre, sous prétexte que nous étions coincés là et que Catherine allait pouvoir conduire au retour.
À quelques mètres de nous, deux femmes. L'une qui est restée totalement silencieuse, et l'autre, face à moi, qui n'a cessé de parler et de ne parler que d'elle, avec ce phrasé et ces formules imbéciles des gibiers de psychanalyse. Du reste, elle avait un regard (une façon d'écarquiller les yeux) et un sourire de folle. De folle light, comme en produit la psychanalyse. Et des gestes fascinants : elle ne cessait de diriger ses deux mains vers sa poitrine, les doigts crochés en forme de serres, puis de les propulser en avant d'elle. Pour tenter de faire croire à sa malheureuse commensale qu'elle s'était libérée d'un tas de trucs, alors que visiblement elle était au fin fond de la misère mentale et ne s'en sortirait probablement jamais. Le pis est que, à un moment, il m'a semblé comprendre que cette femme avait un ou des enfants. Et bien entendu pas de mari, car je ne connais aucun homme capable de supporter ce mal blanc plus de 48 heures d'affilée. C'était énervant dans un premier temps, et finalement fort triste.
Samedi 25
Sept heures et quart. – Relu une dernière fois, cet après-midi, le journal d'août, que je vais publier dès lundi matin, vu que, mardi, nous partons pour la Franche-Comté jusqu'à vendredi. Catherine doit aller se livrer aux essayages de sa tenue de jeune épousée, et comme sa couturière habite Dijon, c'était l'occasion d'aller passer deux ou trois jours chez Nathalie.
Ce soir, au dîner, première soupe de la saison : une italienne aux tomates, oignons, etc., avec des tranches de pain dur dedans et saupoudrée de comté fraîchement râpé. Un vrai délice, à faire pâlir de jalousie mon Ritalalacon préféré, Dorham.
Sinon, journée très tranquille pour Catherine et moi : on n'a quasiment pas quitté nos fauteuils respectifs et lu Taillandier, elle le premier volume de La Grande Intrigue et moi le troisième. Demain, changement de genre, il faut que j'écrive le dernier volet de ma série, consacré à Sartre & Beauvoir, sujet qui ne m'intéresse pas plus que ça.
Dimanche 26
Sept heures et demie. – Poursuivi la lecture de Taillandier (je viens de commencer le dernier volume des cinq), et sa saga – car c'est bien de cela qu'il s'agit, on sent la volonté de se plier à ce genre-là – me plaît de plus en plus. J'aurais dû écrire mon article sur Sartre-Beauvoir mais, sautant sur le fallacieux prétexte de la présence de Ludovic, et de ce qu'il avait besoin de mon ordinateur, je m'en suis courageusement abstenu.
Ludovic, encore lui, ayant laissé la porte du sous-sol ouverte cet après-midi, Elstir et Bergotte s'y sont précipités pour déchiqueter le sac de croquettes qui se trouvait malencontreusement à leur portée. Depuis, nous guettons Elstir (Bergotte semble avoir été plus "raisonnable" dans sa goinfrerie), pour voir s'il ne donnerait pas des signes de torsion de l'estomac, mal qui peut se révéler mortel en quelques heures. Charmant...
J'ai mis le journal d'août en ligne dès ce matin – parce que j'avais le temps de m'en occuper –, mais l'annonce sur le blog-mère n'apparaîtra que demain matin. Je vais tout de même aller consulter les "statistiques" du blog idoine, afin de voir si certains lecteurs s'en sont d'ores et déjà avisés.
Huit heures. – Je viens de commander sur internet La Leçon d'allemand, de Siegfried Lenz, écrivain allemand dont j'avoue à ma grande et courte honte (ainsi que disait mon grand-père paternel, René) que je n'avais jamais entendu parler avant que François Taillandier m'en dise le plus grand bien, dans les dernier pages de son quatrième volume.
Du reste, j'ai également commandé deux autres livres de Taillandier : son Balzac et son premier roman, Les Nuits Racine. Phénomène bizarre, à propos de ce dernier titre : j'étais persuadé de l'avoir déjà lu, il y a trois ou quatre ans, encouragé en cela par le bien qu'en disait Muray dans l'un de ses Exorcismes spirituels. Or, je ne suis pas parvenu à retrouver le livre dans ma bibliothèque – qui n'est pourtant pas celle de Borges ni même celle de Renaud Camus – et je me demande si les quelques bribes de souvenirs, fort maigres, que je crois en avoir ne sont pas simplement ce qu'en disait Muray. Lu ? Pas lu ? Impossible à déterminer. Il n'est pas exclu, du reste, que ce volume refasse miraculeusement son apparition le jour où je vais recevoir son double...
Neuf heures. – Retour de la clinique vétérinaire avec Elstir : cet imbécile a dû avaler entre deux et trois kilos de croquettes. Au point de refuser de se coucher. Il tente de vomir mais n'y parvient qu'à peine tant son estomac est dilaté : la radio, de ce point de vue, et même pour un profane, était très impressionnante. Pour l'instant, pas de dilatation due à l'air. Mais le vétérinaire nous a averti que cela pouvait toujours se produire dans les heures qui viennent. Dans ce cas, cela voudrait dire torsion de l'estomac, d'où opération en urgence (1000 euros) et, à la clé, 30% de mortalité. Sans opération : 100 % et des souffrances terribles. Nous devons rappeler le vétérinaire d'ici une heure pour faire un point. Et, en perspective, une nuit à se relayer plus ou moins à son chevet pour guetter les signes de méchante évolution.
Lundi 27
Dix heures du matin. – Elstir a passé la nuit dans notre chambre, afin que nous puissions guetter le moindre signe alarmant. De signe alarmant il n'y a point eu, sa nuit fut très calme, il semble donc tiré d'affaire, cet imbécile. Cet après-midi, visite de contrôle chez le vétérinaire, et diète probable jusqu'à demain.
Aucune envie d'écrire le Sartre/Beauvoir aujourd'hui. Ce qui est normal, puisque je ne serai “dos au mur” que lundi prochain...
En fait, j'ai principalement envie de terminer le dernier tome de Taillandier avant ce soir, c'est-à-dire avant notre départ pour la Franche-Comté. J'aurais bien aimé recevoir les autres livres de lui que j'ai commandés demain, mais Amazon ne me signalant ce matin aucun mouvement postal, je ne les aurai probablement pas.
Le principe du journal : je vous dis tout mais n'espérez pas en savoir davantage.
Mardi 28
Onze heures du matin. – Dans une heure et demie nous prendrons la route, en direction de chez Nathalie, la sœur cadette de Catherine, qui a l'excellente idée de vivre en Franche-Comté, région tout à fait désirable si l'on parvient à faire abstraction de l'atroce accent de ses natifs. Comme d'habitude, nous sommes fin prêts et ne savons plus ni l'un ni l'autre quoi faire de nos carcasses : le simple fait que nous devions bientôt partir, et le sachions, empêche toute concentration sur quoi que ce soit, y compris la plus facile des lectures.
Je viens d'aller conduire Swann au chenil, puisque c'était l'une des tâches qui m'incombaient ce matin – l'autre étant de vider le lave-vaisselle... – ; je n'aime jamais trop cela : ses aboiements lorsqu'il me voit m'éloigner de l'enclos où on vient de l'enfermer me font toujours me sentir un peu coupable (et même encore maintenant, écrivant ces lignes) d'abandon. Je ne peux m'empêcher de me dire que lui n'a aucun moyen de savoir qu'il n'est pas réellement abandonné, que tout cela n'est qu'un minuscule provisoire, etc. Mais je sais aussi bien que ces réflexions procèdent d'un anthropomorphisme imbécile, dans la mesure où la notion même d'abandon doit excéder largement les possibilités cognitives d'un chien. (Mais comment kikose, çui-là, ce matin ?) Il n'empêche que le même vague remords revient à chaque fois que c'est à moi de me rendre à ce damné chenil.
En principe, nous devrions aller demain matin à Arc-et-Senans que je ne connais pas, Catherine et moi, afin non seulement de découvrir l'endroit (dans mon cas : Catherine y est déjà allée) mais aussi, peut-être d'y faire quelques repérages dans l'éventualité d'un Brigade mondaine. De son côté, François Taillandier, qui en parle à plusieurs reprises dans sa Grande Intrigue, m'a donné le goût de m'intéresser à l'architecte Ledoux et à ses projets “utopiques”. Pour un BM, on pourrait partir d'un architecte génial et fou, qui aurait construit réellement l'un de ces projets de Ledoux, qui y enfermerait des filles, etc. On verra.
Jeudi, Dijon. C'est d'ailleurs le but premier de ce court voyage : Catherine doit aller faire les essayages de sa tenue de mariage, conçue et exécutée par une femme vivant dans cette ville, et qu'elle a connue par blogs interposés. Pendant que sa sœur et elle seront chez la couturière, je compte m'octroyer une rapide visite de la ville et de son palais des ducs.
Ne comptant plus recevoir à temps les livres de Taillandier que j'ai commandés il y a quelques jours, j'ai ressorti Zinoviev de la pile d'attente, pour ce voyage. Tout en sachant que je n'en lirai pas dix pages, mais partir sans livre m'est rigoureusement impossible, ou en tout cas désagréable : l'impression d'avoir, comme dans certains rêves, oublié de mettre mon pantalon.
Mercredi 29
Dix heures du matin. – Nous voilà donc en Franche-Comté, dans le Doubs, entre Dole et Besançon, à Étrépigney, chez Nathalie. Nos deux chiens s'entendent à merveille avec les deux siens, ce qui est déjà une excellente chose. Hier soir, à l'apéritif, Éric m'a fait goûté un anis local, le “Pontarlier” : j'y ai pas mal goûté. En principe nous devions aller ce matin, Catherine et moi, les autres vaquant à leurs occupations imposées, à Arc-et-Senans (Arc-et-S'nans, dans l'atroce parler local). Finalement nous avons sursis jusqu'à cet après-midi. D'abord pour que Nathalie puisse nous accompagner si elle le souhaite, et ensuite parce que nous n'avions nulle envie de nous bousculer ce matin, d'autant que nous disposons de la maison pour nous seuls et les chiens.
Je viens d'écrire, à propos de Nathalie : “si elle en a envie”. Je sais bien, moi, qu'à sa place, c'est une envie que je n'aurais pas. Rien de plus emmerdant que ces “mérite le voyage” qui se trouvent à côté de chez soi : on se croit tenu d'y emmener tous ses invités et, après quelques années de villégiature, le monument, le village, le site, etc. vous sortent par les yeux. Mais ce doit être mon côté “ours” qui joue aussi.
Même chose demain : nous ne partirons pour Dijon qu'après le déjeuner, afin que Nathalie (et éventuellement Adrien) puisse se joindre. D'Adrien nous allons également profiter pour tenter d'actualiser le GPS (ce que seuls les PC peuvent faire : c'est la prime aux salauds de pauvres...) de notre voiture, qui en bien besoin : hier, cette pauvre Roselyne, n'identifiant pas la nouvelle autoroute A 19, a roulé pendant cent kilomètres à travers des champs de patates ou de betteraves, se reprogrammant comme une furieuse toutes les trente secondes, c'est-à-dire à chaque fois qu'elle repérait n'importe quelle route de traverse, qu'elle se désespérait ensuite de nous voir refuser de prendre malgré ses objurgations.
Ici se trouve un chat roux qui n'a absolument pas peur des chiens, contrairement aux deux crétins que nous nourrissons à la maison sans jamais les voir. Eh bien ni Elstir ni Bergotte ne lui accorde davantage qu'un semblant d'attention tout juste polie. Ce qui prouve bien que les deux nôtres sont des cons caractériels et paranoïaques, ainsi que la plupart des chats.
Six heures. – Bel après-midi à Arc-et-Senans, superbe ensemble d'architecture qui donne envie de pleurer si l'on se prend à songer à ce que notre époque est seule capable de bâtir, zones pavillonnaires, banlieue commerciales, immeubles de bureaux aux fenêtres aveugles et partant en lambeaux trente ans à peine après leur construction.
Dans l'imposant bâtiment que sa charpente fait ressembler à une sorte de drakkar renversé, qui sert aux expositions temporaires et qui se trouvait vide, Courbet ayant replié les gaules le mois dernier, je me suis pris à songer à ce que pourrait donner une grande exposition de Marcheschi en cet endroit.
Lorsqu'on déambule longuement entre ces bâtiments d'une rigoureuse élégance, ainsi que je l'ai fait en attendant les filles qui s'attardaient dans les jardins, on en arrive à être soulevé de dégoût et de colère lorsque l'œil se pose par mégarde sur un méfait contemporain – une voiture par exemple. Puis, on se morigène et calme, en se disant que, sans voiture, on ne serait probablement jamais venu voir les salines royales.
Je me suis trompé, plus haut : Nathalie n'habite pas dans le Doubs mais dans le Jura, certes pas loin de la “frontière”.
Jeudi 30
Six heures et demie. – Pas très envie d'écrire rien ici, mais comme nous sommes le dernier jour du mois, je m'y sens plus ou moins tenu, ce qui est somme toute assez stupide. Pendant que Catherine, flanquée de Nathalie, procédait aux essayages de sa tenue de mariage chez sa couturière dijonnaise, Adrien et moi sommes allés voir le palais des ducs et avons passé un moment au musée des Beaux-Arts qui en occupe une partie. J'ai pu une fois de plus vérifier que ma capacité de “résistance” au musée est faible : une heure, rarement davantage. Au bout de ce laps de temps, je deviens littéralement aveugle à ce qui m'entoure. Et si je m'obstine, la cécité peut se transformer en une sorte de vague dégoût de la peinture, des tableaux, etc. Au fond, je devrais bien m'avouer – d'ailleurs je le fais – que la peinture ne m'intéresse pas plus que ça ; en tout cas qu'elle ne m'est nullement indispensable, qu'elle ne me constitue en rien. Je le regrette, m'en afflige, mais c'est ainsi.
À Dijon, j'ai tout de même vu quelques toiles qui m'ont beaucoup plu, notamment trois ou quatre de Vieira Da Silva. Également un portrait de Verlaine, par un peintre connu mais dont le nom, en ce moment, m'échappe obstinément. Et j'ai été plus ou moins effaré du nombre de peintres exposés là, dont le nom ne me disait strictement rien, n'éveillait pas le moindre écho en moi ; et dont certains m'ont paru fort bons. Comme, en plus, je n'avais ni appareil photo ni calepin, j'en ai bien entendu oublié tous les noms.
Trop bu hier soir. D'autant que j'ai continué après le repas tout en discutant avec Adrien. Il serait bon que je lève un peu le pied ce soir, en me disant que j'ai tout de même cinq cents kilomètres à faire demain. Demain, premier octobre, véritable début de l'automne, saison préférée (de moi). Et, de fait, comme pour nous préparer à cette imminence, la Franche-Comté est noyée de pluie.
Minuit et quatre minutes. – Bon, on est déjà le premier octobre. Néanmoins, tout le monde est couché, et moi, pendant ce temps, j'entends le brame des cerfs. Impressionnant, vraiment – et pas loin du tout.
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