vendredi 1 novembre 2024

Octobre 2024

 

 





LA GUERRE DE TROYES 

N'AURA PAS LIEU




Mardi 1er

Sept heures. — Vu hier soir un film particulièrement stupide : Le Jour d'après. Scénario paresseux, personnages de carton pâte, invraisemblances multiples, etc. Le film est signé par Roland Emmerich, réalisateur qui, à ma connaissance, n'a produit que ce genre de niaiseries catastrophistes, semblant être lui-même un niais catastrophique.

— À part ça, on commence ce mois comme on a achevé le précédent : les antifascistes pourchassent les fascistes (qui sont partout), les antiviols traquent les violeurs (qui sont partout), etc. La rassurante, ronronnante et bienveillante routine. Et tout ce petit monde sable le champagne en chœur quand ils ont la chance de poser leur patte sur un violeur d'extrême droite (qui est partout, mais pas facile à attraper).

— Une autre chose qui n'a pas changé d'un mois sur l'autre : ma fréquentation des écrivains juifs. Sauf que j'ai quitté l'Europe de l'Est et Brooklyn pour Israël : Une histoire d'amour et de ténèbres d'Amos Oz. Je passe en douceur du yiddish à l'hébreu...

(Pour ceux de mes douze lecteurs qui pratiqueraient l'hébreu comme en se jouant, le titre original est : Siypwr ʿal ʾahabah wh̦wšek.)

En plus, comme Oz fut toute sa vie une grande conscience de la gauche israélienne, je blanchis ma nauséabondance fascisante à petits frais.

Midi. — Passé commande à l'instant de La Dot des fiancées de Samuel Joseph Agnon, israélien et néanmoins Prix Nobel de littérature.

Trois heures. — Tontine. En principe, octobre étant là, ce devrait être une des dernières de l'année. Mais avec leur réchauffement climatique, on n'est plus sûr de rien, asteure...

— D'Amos Oz, ou plus exactement du narrateur de son livre (qui est lui, certes, mais tout de même...) : 

Là-bas, dans le monde, les murs étaient couverts de graffitis haineux : « Sale youpin, va-t'en en Palestine », alors nous sommes allés en Palestine et aujourd'hui le monde entier nous crie : « Sale youpin, va-t'en de Palestine.

Oz attige, avec son parallèle abusif. Il semble tenir pour négligeable que les premiers braillards étaient d'ignobles crypto-fascistes, pour le moins, alors que les seconds sont soit de gentils Arabes opprimés, soit les vertueux combattants du Bien de notre vertueuse Europe. Faudrait voir à ne pas mélanger les talits et les keffiehs, hein !

— J'ai été un peu trop elliptique, supra, avec mon histoire de narrateur qui est Oz sans l'être. Ce que je voulais marquer, c'est que la réflexion que j'ai reproduite vient de l'enfance de Oz-narrateur ; de lui ou de ses parents ou de voisins, etc., on ne sait pas. Disons que c'est une réflexion “d'époque”. Mais ce n'est pas celle, en tout cas pas obligatoirement, d'Amos Oz adulte et écrivain.

Six heures. — Il y a deux ou trois jours, j'ai reçu une lettre de l'agirc/arrco (pour les salauds de pauvres : la caisse de retraite complémentaire des cadres et assimilés ; moi, j'étais assimilé...) m'informant triomphalement qu'allait être organisée à Pacy une réunion d'information sur “la prévention des chutes”. Ce qui entraîne chez moi une question et une remarque :

1) Si l'Assurance maladie proposait cela, je le comprendrait fort bien. Mais qu'est-ce que la caisse de retraite en a à foutre que je me casse la gueule ou non ?

2) Au lieu de s'occuper de mon équilibre et de ma stabilité bipédique, ils seraient mieux avisés de remplir mon compte bancaire le premier du mois, et non le 2 comme ça va encore être le cas ce mois-ci. C'est vrai, quoi, merde...

Sept heures. — Je viens de recevoir un mail inattendu. Je le reproduirai demain ici, si l'auteur m'y autorise.


Mercredi 2

Neuf heures. — Une lectrice de ce journal m'a laissé hier un commentaire pour me dire qu'elle le lisait depuis des années, mais que, depuis plusieurs mois, elle s'y emmerdait copieusement. C'est une chose que je conçois fort bien. Mais, dans ce cas, pourquoi s'obstine-t-elle à y venir ? Il est d'autres boutiques que la mienne, tout de même !

Onze heures. — Charme des correspondances. Alors que La Dot des fiancées n'est toujours pas parvenue jusqu'ici, je fréquente déjà plus ou moins son auteur, Samuel Joseph Agnon, puisque, dans les années quarante, à Jérusalem, sa maison se trouvait juste en face de celle de l'oncle Yosef, personnage savoureux de vieil érudit du livre d'Amos Oz repris hier. Il est à noter que les deux hommes, le professeur et l'écrivain, s'apprécient fort modérément et se saluent à peine lorsqu'il leur arrive de se croiser dans leur rue commune...

Du reste, ce Yosef Gedaliah Klausner (en hébreu : יוסף קלוזנר) a les honneurs de Dame Ouiki, où l'on peut tout à loisir consulter sa notice. Intéressant personnage, d'ailleurs, que ce Klausner (Klausner est le véritable nom d'Amos Oz), qui faillit bien devenir le premier président de l'État d'Israël à la place de Chaïm Weizmann, et qui maîtrisait, d'après son petit-neveu, une quinzaine de langues, dont le sanskrit, l'arabe, le grec, le latin, l'araméen, le persan et, plus original, l'amharique, qui est, comme on sait, la langue officielle de l'Éthiopie. Grand rénovateur de l'hébreu ancien pour en faire une langue “parlable” adaptée au monde moderne, les Israéliens d'aujourd'hui lui doivent la création de mots aussi élémentaires que mensuel, crayon, iceberg, chemise, ou encore cargaison, monotone, bigarré, sensuel, grue ; et même, plus inattendu... rhinocéros

(J'aimerais beaucoup, personnellement, savoir dire rhinocéros en hébreu : je sens que ça me poserait dans les salons.)

Son petit-neveu écrit : « Aujourd'hui encore, en fermant les yeux, je revois ce vieillard frêle et distrait, avec sa barbiche blanche en pointe, sa moustache douce, ses mains délicates, ses lunettes à la russe, se frayant un chemin de sa démarche de porcelaine hésitante, tel un minuscule Gulliver dans un pays de géants, peuplé d'une foule bigarrée d'immenses icebergs, de hautes grues, de rhinocéros à la peau épaisse qui tous, les grues, les rhinocéros et les icebergs, s'inclinaient poliment pour le remercier. »

Six heures. — Nous avons tenté, hier soir, de regarder Dune. Non l'original, mais la resucée récente. Pas tenus plus de dix minutes. Je pourrais très bien dire pour quelles raisons, mais ça n'en vaut même pas la peine. Durant ces dix minutes, j'ai eu le temps de me souvenir qu'il y a environ 45 ans, j'avais déjà trouvé le roman assez pénible de prétention et inutilement grandiloquent — en plus d'être volontairement obscur. Bref : même si Michel Desgranges m'a assuré que la récente suite était nettement meilleure, ça m'étonnerait que nous nous y risquions, si d'aventure elle arrivait sur Netflic.


Jeudi 3

Sept heures. — Reçu un nouveau long himmel de la personne à qui je faisais très brièvement allusion avant-hier soir. Ce qui, d'abord, me fait penser que, dans la réponse que je lui ai faite hier, j'ai totalement oublié de lui demander l'autorisation de reproduire ici son message : je le ferai aujourd'hui (peut-être...).

En deux mots, il s'agit d'une dame avocat(e) qui officie quelque part en France et publie également des livres, d'après ce qu'a pu m'apprendre Dame Ternette. Si j'ai mis l'e de sa profession entre parenthèses, c'est qu'elle me dit, dans sa réponse, être avocat et non avocate comme le voudrait l'actuelle mode. Comme quoi on trouve toujours plus antimitou que soi car, personnellement, avocate ne m'a jamais plus gêné qu'institutrice ou épicière : je pensais le mot entré complètement dans la langue et depuis longtemps. Apparemment, on voit les choses différemment dans certains prétoires...

“Mon” avocat, donc, me dit avoir découvert ce journal par une amie, elle aussi avocat, qui elle-même y a atterri grâce à un ami : mes fameux “douze lecteurs” semblent donc se multiplier aussi facilement et rapidement que migrants exotiques dans les rues d'Évreux. C'est limite fout-la-trouille...

Plus sérieusement, elle me dit aussi que, contrairement aux metooffettes de base, dont l'indignation s'éteint aussi vite qu'elle s'est enflammée, son amie et elle ont coutume de suivre jusqu'à leur terme les différents procès pour viol, agression sexuelle, etc., dont nous sommes chaque jour abreuvés. Et que les conclusions de ces procès révèlent assez régulièrement de petites surprises... dont, bien sûr, aucun journal ni association de sœurs-de-plainte ne fait jamais état, passés à autre chose qu'ils sont depuis longtemps. Ainsi me dit-elle ceci :

Le plus souvent, une fois les choses un peu retombées et le public occupé ailleurs, souvent en cause d'appel (soit 3 ou 4 ans plus tard...), on apprend que la fille avait un peu menti, qu'elle avait des comptes à régler avec le gars en question, ou encore qu'elle avait dit oui la première fois à minuit mais non la deuxième fois à minuit trente, ou que la violente agression sexuelle en question était un bisou dans le cou.... 

C'est curieux, je m'en doutais un peu. 

Dix heures. — Je remonte à l'instant du garage Renault de Pacy, où j'ai laissé Soraya en pension compète pour la journée : Madame a une fuite à sa portière avant droite. Je suis remonté jusqu'ici au volant d'une Modus, modèle dont j'ignorais qu'il pût exister, et que mon père aurait immédiatement rangé dans la catégorie des “suppositoires à camion”.

— Je viens de recevoir le nihil obstat évoqué plus haut, de la part de celle que j'appellerai désormais Me Rosalie, puisqu'aussi bien c'est le prénom qu'elle a choisi pour son blog, que j'ai mis en lien dans la blogoliste du blog-mère. Voici donc le himmel reçu d'elle voilà deux jours : 

« Cher Monsieur,

« Tout d'abord, je voudrais vous remercier : je ne compte pas les éclats de rire que je vous dois à la lecture de votre journal, de ce rire qui défoule et console; dans ce binz, on se sent un peu moins seul.
Merci aussi pour vos rapports de lecture (sources de listes d'achats et de fouilles subites de ma bibliothèque, à grands coups de Mais c'est vrai, celui-là je l'ai, où l'ai-je donc foutu?), pour votre exigence littéraire et grammaticale et surtout votre liberté de ton (comme disent les pubs pour les médias sur le cul des bus).
« Nous avons mille différences, peu de chances de nous rencontrer; et pourtant des points de jonction, épars et précieux.
« Je me permets de vous proposer de jeter un œil au blog auquel je m'essaye : ce sont des critiques - de critiques - de romans. Je ne vous inflige pas une explication, vous pigerez aussitôt.
« Pardonnez ma langue beaucoup moins précise que la vôtre, et ma culture certainement plus superficielle.
C'est visible là :


« Que vous lisiez ou non ma prose, sachez que vous êtes l'objet d'un sms rituel avec une copine. L'une demande à l'autre :
"T'as lu le Juillet de DG ?" (ou le Décembre, ou le Mars).
L'autre répond :
"Ah nan pas encore, j'y fonce!" 
ou "Hilarant! mention spéciale au passage où..."

« Une vedette, pour ainsi dire...

« Prenez soin de vous,

« Avec mes respectueuses salutations »

J'ai évidemment supprimé les nom et prénom de la signature. Et si je reproduis ici ce message, c'est bien entendu parce qu'il est toujours agréable de se faire un peu mousser avec les fleurs qu'on vous envoie…

Midi. — Si on aime les jeux de nombres, leurs correspondances : en consultant la page ouiqui de Me Rosalie (car elle s'est offert une page ouiqui, la bougresse !), je constate que, née en 68, elle a donc 56 ans ; cependant que moi, né en 56, j'ai atteint 68 ans. C'est un “jeu de miroirs” qui ne se reproduira plus — en tout cas de notre vivant.

— À la fin des années cinquante fut mis en circulation, en Israël, un billet de dix livres à l'effigie de Bialik, poète de langue hébraïque et d'origine russe, grand ami de jeunesse du grand-père d'Amos Oz. Tenant en main son premier “bialik”, celui-ci, alors jeune kibboutznik passablement désargenté, se précipite chez son aïeul pour lui faire découvrir la chose. Transporté de joie, larme d'attendrissement à l'œil, grand-père Alexandre fini par plier le billet en quatre... et le glisser dans sa propre poche. Protestation du jeune Amos, expliquant qu'il ne lui a apporté ce billet que pour lui montrer. Réponse de grand-père Alexandre avec un léger haussement des épaules :

« Nu, et alors ? De toute façon, Bialik me devait vingt-deux roubles... »

— À part ça, Petit Loup qui pesait cinq cents misérables grammes à son arrivée chez nous — c'est-à-dire chez lui — en affichait ce matin mille cinq cents sur la balance de cuisine ; dans le plateau de laquelle nous avons eu grande peine à le faire tenir.

— Je tombe, sous X, sur un certain Mickaël (qu'est-ce que c'est que cette orthographe de merde ?) Correia, qui se présente comme “journaliste climat”. Je suppose qu'en cherchant un peu, on devrait arriver à dénicher des reporters orage et mettre la main sur des rédacteurs éclaircie, voire quelques pigistes brume matinale. Évidemment, ce guignol opère à Mediapart...

Quatre heures. — Retour du garage avec une Soraya de nouveau censément étanche, par simple remplacement du joint de la portière suspecte. Comme j'exhibais fièrement ma carte dorée, les autorités rinaltiennes m'ont annoncé que leur intervention était gratuite. Comme d'habitude, dans ce type de situations, impression de recevoir un fantastique cadeau immérité.

— Reçu aujourd'hui Indian Palace, film savoureux, commandé il y a une petite semaine, à l'annonce de la mort de Maggie Smith, qui y tient un rôle et que nous plaçons tous les deux au sommet. Il sera revu dès ce soir.

— Entre autres choses, Catherine a décidé d'envoyer à sa fille et son gendre, comme cadeau de Noël, un coffret dvd de Louis de Funès. J'en ai trouvé un de huit films... que je vais commander tout de suite, de façon à ce que nous ayons le temps de revoir les quatre ou cinq que j'aime avant d'expédier le tout à Québec.

— Je préfère prévenir : la première personne, homme ou femme (je deviens très égalitaire pour l'occasion), qui utiliserait devant moi le verbe “recadrer” se prendrait par retour une violente salade de phalanges dans la margoulette.


Vendredi 4

Huit heures. — Depuis quelques jours, Petit Loup a pris une étrange habitude, étrange pour un chat, celle de jouer dans la gamelle d'eau de Charlus. Il se plante devant, l'observe intensément, comme si elle contenait d'appétissants poissons rouges, avant de donner quelques coups de patte rapides à la surface. Essaie-t-il de capturer son reflet, tel un Narcisse félin ? Mystère... Le seul résultat visible de l'opération est qu'il passe ensuite un quart d'heure à lécher ses bouts de pattes mouillés.

— Nous avons donc revu hier soir cet Indian Palace arrivé ici le jour même. C'est une comédie tout à fait délicieuse, servie par des comédiens tous excellents. Avec une mention spéciale pour Maggie Smith — rest in peace —, irrésistible en vieille Anglaise raciste.

— Tronçon de phrase curieux, chez Amos Oz : « Il croisa les genoux, posa son menton sur ses coudes, etc. » J'ai les jambes croisées en ce moment même. Voilà trois fois que je tente de poser mon menton sur mes coudes : rien à faire. En plus, l'homme qui accompli cet exploit chez Oz a tout de même 93 ans, qui n'est pas un âge réputé pour sa grande souplesse.

— Du côté des metooffettes, on semble un peu, ces temps derniers, en légère pénurie de violeurs rutilants de célébrité ; tout juste un obscur sénateur à se mettre sous les crocs ; et encore : on sent que l'enthousiasme déchiqueteur n'y est pas. Où sont les Depardieu, les Poivre, les abbés Pierre modernes ? Qu'est-ce qu'ils foutent, bon sang, nos prédateurs bardés de masculinité toxique ? C'est l'arrivée de l'hiver qui les rends timides de la flamberge, ou bien ?

Heureusement, les traqueurs de fascistes et les sauveurs de planète, eux, sont toujours au taquet, et la purification tous azimuts bat son plein.

Midi. — À force d'entendre Oz évoquer tous ces Juifs d'Ukraine, de Lituanie ou de Russie, je sens monter en moi le désir de relire l'extraordinaire livre de Daniel Mendelsohn, sobrement intitulé Les Disparus.

Deux heures. — Un grand classique. Je m'aperçois que je suis au bord de la rupture de stock en matière de cancoillotte (mon fromage de midi, un jour sur deux). J'annonce donc à Catherine que je vais faire un saut au Carrefour Market. Évidemment, dans la minute, elle me charge de lui rapporter cinq ou six choses, oubliées lors de notre dernière sortie magasinière conjointe. Je viens de revenir, ayant trouvé tout ce qu'elle voulait... mais pas ma cancoillotte, également en rupture de stock au fucking Carrefour.

— Phrase piquée Chez Oz : « En dehors de ça, il ne faisait pratiquement rien d'autre de ses journées. » Il y a redondance, “doublon”. On pouvait dire soit “En dehors de ça, il ne faisait pratiquement rien de ses journées”, soit “Il ne faisait pratiquement rien d'autre de ses journées”. Mais pas les deux fondus l'un dans l'autre. Évidemment, pas moyen de savoir si cette balourdise doit être imputée à la traductrice, ou si elle était déjà le fait de ce magicien d'Oz (pas pu résister...).

Pour ce qui est de la traductrice, justement, il serait bon que quelqu'un se dévouât pour lui dire que l'expression “depuis toutes petites” relève du charabia grammatical, tout juste tolérable dans un langage parlé très familier. Pendant qu'on y sera, on lui signalera que le verbe “se regimber” n'existe pas — à moins qu'on m'ait caché quelque chose.

— Cherchant Les Disparus (c'est la moindre des choses) dans le foutoir qui me tient lieu de bibliothèque, j'ai bien cru que, disparus, ils l'étaient réellement. Perdu, ce gros volume Flammarion ? Prêté ? Je commençais à écumer en bougonnant (moins facile qu'il n'y parait) quand mes yeux sont tombés dessus, là où je ne le cherchais pas : au lieu de le ranger avec les livres d'histoire proprement dits, je l'avais exilé au rayon de ce que j'appelle ma “littérature concentrationnaire” : Primo Levi, Charlotte Delbo, Robert Antelme, Raul Hilberg et quelques autres. Me voilà donc soulagé.

Six heures. — Les femmes, tout de même... vous ne les connaissez pas depuis trois jours qu'elles vous coûtent déjà de l'argent. Ainsi Maître Rosalie : qu'avait-elle besoin, dans son dernier himmel, de me vanter les mérites littéraires de Jacob Wassermann — écrivain juif allemand dont j'avoue avec un peu de honte n'avoir jamais entendu parler ? Résultat prévisible chez l'homme faible : j'ai aussitôt commandé L'Affaire Maurizius, roman du sus-nommé.


Samedi 5

Midi. — Il n'empêche : si l'on m'avait dit, il y a seulement une quinzaine d'années, qu'un jour j'achèterais la plupart de mes livres à une société allemande par l'intermédiaire d'une entreprise japonaise, et tout ça sans même soulever le cul de mon fauteuil, je crois que j'aurais eu un certain mal à le croire.

D'un autre côté, je suis plutôt content de ne plus rapporter un sou aux “petits libraires” qui, de plus en plus — mais je sais qu'il subsiste d'héroïques exceptions —, se comportent comme de minuscules idéologues à la mords-moi-la-nouille, prétendant décider à la place de leurs malheureux clients de ce qu'ils peuvent lire et de ce qu'ils doivent fuir avec des moues de dégoût : qu'ils crèvent.

Trois heures. — Comment énoncer des lieux communs sous une forme pompeuse ? Par exemple comme ceci : 

« Écrire, c'est laisser des empreintes de soi. #Lire, c'est suivre les traces d'un autre. Dans l'#écriture, on se découvre ; dans la #lecture, on se reconnaît. C'est le dialogue silencieux des esprits à travers le temps et l'espace. »

Le monsieur qui a pondu sous X ces pitoyables clichés s'annonce comme “chercheur en sciences cognitives”, ce qui n'est pas donné à tout le monde — et heureusement. Il se nomme Philippe Roi. Ça, pour être le roi, il l'est.

(Et encore ne dis-je rien de ces horripilants hashtags dont les fâcheux aiment farcir leurs déglutitions écrites.)

— Sinon, je viens brusquement d'abandonner Une histoire d'amour et de ténèbres pile au milieu du gué — un gué de 850 pages tout de même... Je serais bien en peine de dire pourquoi : quelque chose comme un soudain désintérêt que rien, dans les plus de 400 pages lues, n'avait laissé présager. Daniel Mendelsohn et ses Disparus s'apprêtent à prendre la relève (un peu tremblant à l'idée qu'ils pourraient subir le même sort que leurs cousins d'Israël).

Le livre s'ouvre sur une citation de Proust (bon signe !) : « Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts... »

Cinq heures. — Dans la série des “chemins qui bifurquent” et qui bifurquent salement. Il y a une demi-heure, parce que je venais de le croiser dans le livre de Mendelsohn, je me suis mis à parler à Catherine de Rachi, le grand commentateur de la Bible, juif champenois du XIe siècle. Chemin faisant, je signalais que cet étonnant personnage était né et mort à Troyes, capitale des comtes de Champagne…

… et un quart d'heure plus tard, nous étions tous les deux occupés à chercher un hôtel “de luxe” dans cette même ville, et à nous préoccuper de ce que proposait la carte de son restaurant ! Si on ne change pas d'avis, nous devrions être champenois dans une quinzaine de jours…


Dimanche 6

Sept heures. — Finalement, nous ne devrions pas être troyens avant le courant de novembre, Catherine s'étant opportunément souvenue que, pour pouvoir être laissé à la pension canine où il est déjà allé une fois, Charlus devait être revacciné contre ce qui s'appelle la “toux du chenil”, opération qui réclame deux semaines d'incubation (je ne sais si c'est le bon terme) avant que l'animal puisse être reçu comme pensionnaire. Bref, le spectre du voyage s'éloigne un peu...

— En attendant, j'ai commandé hier soir à Herr Momosque une biographie du Rachi troyen qui a provoqué ce mini-maelström. Elle est due à la plume et à la science d'un monsieur Schwarzfuchs, porteur de la double casquette de rabbin et d'historien, dont j'avoue sans trop de honte que je n'en avais encore jamais soupçonné l'existence. Comme il est d'origine alsacienne — né à Bischheim, emprès Strasbourg —, je suppose qu'André, lui, le connaît depuis toujours.

— À propos des frénétiques bouleversements qu'ont subis les “Terres de sang” de l'Europe de l'Est au XXe siècle, cette plaisanterie “d'époque” trouvée dans le livre de Mendelsohn :

« C'est l'histoire d'un type qui est né en Autriche, qui est allé à l'école en Pologne, qui s'est marié en Allemagne, qui a eu des enfants en Union soviétique, et qui meurt en Ukraine. Pendant tout ce temps, il n'a jamais quitté son village... »

Midi. — lu depuis hier un peu moins de cent pages des Disparus de Mendelsohn. L'impression est la même que lors de ma découverte de ce livre unique : celle d'un monde d'abord imprécis, grouillant d'ombres indistinctes qui aspirent confusément à la lumière et à une différenciation biblique (celle qui est à l'œuvre au début de la Genèse, parallèle fort bien mis en lumière par Mendelsohn) ; puis, apparaissent des silhouettes, humaines mais encore assez floues, qui émergent peu à peu de ce magma d'ombres ; enfin (mais je n'en suis pas encore là, il s'en faut de beaucoup de pages), ces entités deviennent des hommes, des femmes, des jeunes filles à part entière, certains accédant à la parole, d'autre à jamais amputés de la voix qui fut la leur.

Je ne répéterai jamais assez qu'il faut lire ce livre, se laisser emporter par ce gigantesque entonnoir tournoyant jusqu'à son centre, son point aveugle.

Phénomène étrange — mais finalement très compréhensible —, à mesure que cet entonnoir se resserre, se concentre sur son inéluctable, il s'élargit aussi ; élargissement spatial, en quelque sorte, puisque son approfondissement entraîne l'auteur aussi bien au Danemark et en Suède qu'en Ukraine et en Israël, en passant par l'Autriche, la Tchécoslovaquie ou les Pays baltes, et jusqu'en Australie : cette quête est aussi un périple, tout comme l'est L'Odyssée d'Homère, que Mendelsohn connaît comme sa poche et place au plus haut.

(Rajout du mardi 8 : plus loin dans son livre, dans l'un de ses passages “biblique”, Mendelsohn esquisse lui-même, similitudes et différences, un parallèle entre deux errances, celle d'Ulysse à travers la Méditerranée et celle d'Abraham entre Ur et Chanaan.)

— Pourquoi l'immense majorité des “petits jeunes gens modernes”, dont pas un ne semble dépasser les 50 kg tout mouillé, arborent-ils le même petit collier de barbe soigneusement mal taillé ? Ils espèrent “faire viril” ou bien ?

Rien que chez les acteurs : durant deux ou trois secondes, comparons mentalement un Thimothée Chalamet et un Pierre Niney avec un Ventura ou un Depardieu. Toxique ou non, la masculinité, chez les deux premiers, se révèle fort discrète par rapport aux deux anciens, pourtant toujours imberbes...

— Atteint d'un cancer irrémédiable, le grand-père de Mendelsohn, Abraham (eh oui...), se suicide en 1980, à 78 ans, en se jetant dans la piscine de sa résidence de Miami, alors qu'il n'a jamais appris à nager. Quelques jours plus tard, ouvrant le coffret contenant les papiers du mort, sa fille tombe d'entrée sur une note, à elle adressée, qui commence ainsi : « Maintenant Marlene, tu vas cesser de pleurer parce que tu sais à quel point tu es moche quand tu pleures... »

Trois heures. — Pour un irrécupérable monoglotte tel que moi, les noms que l'on rencontre dans Les Disparus ont beau devenir familiers, ils conservent une grande part de leur opacité, ils résistent. Ainsi, je sais maintenant fort bien qu'en cessant d'être polonaise pour devenir ukrainienne la petite ville de Bolechow est devenue Bolekhiv, je reste pourtant incapable de prononcer correctement et l'un et l'autre.

— Me divertissent toujours ces garçons et filles qui, sous X, se présentent fièrement comme “doctorants” en ceci ou en cela. Je note d'abord qu'ils le sont toujours dans des domaines plus ou moins fantaisistes : je ne croise jamais, par exemple, de “doctorants” en médecine, ou en chimie, ou en physique. Mais surtout, qui se proclame “doctorant” avoue simplement qu'il n'est pas docteur ; que son doctorat n'est encore qu'un beau rêve, voire une simple chimère.

Ils me font penser à ces petits malins qui, “dans le temps”, proclamaient dans leurs CV qu'ils avaient “fait” telle ou telle école d'ingénieurs : par là, ils disaient simplement qu'ils n'avaient pas obtenu le diplôme, qu'ils avaient abandonné avant la fin, bref : qu'ils n'étaient pas ingénieurs. Sinon, dans leur fucking CV, ils auraient sobrement dit : je suis ingénieur en ceci ou en cela, diplômé de telle école.

— D'autre part, assez perplexe je demeure, devant ces comptes X dont le tenancier n'a visiblement rien, absolument rien à dire. Je viens par exemple d'atterrir sur celui d'une certaine isabelzabel (oui, je sais : rien que ça déjà...), qui semble être une vieille gauchiste de modèle standard, à l'antisémitisme vaguement camouflé en antisionisme bêlant. J'ai parcouru son compte en remontant assez loin ; disons que j'ai fait défiler une trentaine ou une quarantaine de posts : pas un seul signé d'elle, que des bribes trouvées ailleurs et replacées là au petit bonheur. Ce n'est pas une femme, cette zabel, c'est une simple chambre d'écho. Mais échos de quoi ? Échos pour qui ?


Lundi 7

Sept heures. — Suis-je désormais le dernier, dans ce putain de pays de putains d'analphabètes, à me souvenir que si on va quelque part, on part pour ce même quelque part ? Tant pis, je résisterai jusqu'au bout : Camerone, la maison de la dernière cartouche, tout ça...

Dix heures. — Dans un commentaire sur le blog principal de Nicolas, je tombe sur ce début de phrase : « A la rentrée, les parents de 6ème ne savaient rien sur le choc des savoirs […]. » Diable ! En effet, la situation semble grave ! Il faudra que je pense à demander à ma mère si, à l'époque où ses trois enfants allaient à l'école, elle était incollable sur le choc des savoirs.

— J'aime beaucoup, et c'est encore peu dire, cette coutume des Juifs d'Europe de l'Est, évoquée par Mendelsohn, qui consistait à donner aux enfants naissants les prénoms de parents morts. Alors que, par chez nous et surtout aujourd'hui, chacun veut à toute force être original ; ce qui conduit fatalement chacun à faire comme tout le monde et débouche sur cette consternante mode des prénoms aberrants qui, souvent, n'en sont même pas. Si j'avais eu un fils, je l'aurais volontiers appelé Charles, comme mon arrière-grand-père maternel.


Mardi 8

Huit heures. — L'effrayant et répugnant antisémitisme de gauche qui enfle actuellement, et s'exprime sans le moindre complexe, bien au contraire, sous son masque hâtif d'antisionisme, me fait repenser à Henri Bernard, l'un de mes co-rewriters de France Dimanche. S'il est encore vivant, il a 85 ou 86 ans.

Il a dû quitter le journal vers la fin des années 90, mais je ne saurais être plus précis, pour aller avec sa femme (ou compagne ?), Daphné, s'installer dans la maison qu'ils venaient d'acheter en Caroline du Nord (Henri était le contraire d'un salaud-de-pauvre...). C'est alors qu'il m'avait dit que sa mère était bien soulagée qu'il parte pour l'Amérique, l'Europe n'étant pas sûre pour “eux autres”. J'avais souri (juste “intérieurement”, pour ne pas froisser Henri dans ses sentiments filiaux...), en me disant, en gros, que l'esprit de cette vieille dame devait sérieusement battre la campagne.

Aujourd'hui, au vu de ce qui advient, je me demande si, au contraire, elle ne faisait pas preuve d'une remarquable prescience.

— Les quelques paragraphes qui précèdent ont été écrits de façon assez acrobatiques, Petit Loup ayant soudainement décidé d'adopter mon giron comme terrain de jeu matinal...

Midi. — Le vibrionnant professeur Saint-Graal se mue aujourd'hui en Jupiter tonnant pour fustiger une journaliste du Monde diplomatique, feuille de chou gauchiste qu'il doit être le dernier à lire. Le crime de cette dame ? Dans sa recension du livre d'un journaliste américain, ne pas avoir dûment indiqué le nom du traducteur. Il a raison de s'indigner, mais il s'arrête en chemin : il serait bon, dans un souci de reconnaissance citoyenne, que les folliculaires indiquassent le nom de toutes les “petites mains” ayant participé peu ou prou à l'élaboration de l'opuscule dont ils rendent compte, depuis l'ouvrier typographe l'ayant composé jusqu'au camionneur qui a transporté les exemplaires chez Amazon, en passant par le directeur de collection, le graphiste de la couverture, le correcteur, l'attachée de presse et la stagiaire non payée chargée d'apporter les cafés et de remettre du papier dans la photocopieuse. Ainsi, notre tâcheron de rédaction aurait déjà la moitié de son article écrite et pourrait, de ce fait, descendre plus vite au bistrot ou plus rapidement rejoindre la manif antiraciste du jour.

[Rajout du 30 octobre : le traducteur du livre en question semble être Saint-Graal lui-même, si j'ai bien compris. Ce qui rend son indignation non pas moins puérile mais davantage compréhensible…]

Le livre dont il est question ici semble être une démonstration de ce que l'Afrique a toujours été au centre de l'histoire du monde et qu'aucune civilisation n'aurait été ne serait-ce qu'envisageable sans elle. Ce qui explique l'intérêt que lui porte notre bon professeur négrolâtre. Voici d'ailleurs ce qu'en dit un autre taré-sous-X, nanti du petit collier de barbe réglementaire :

« Un livre essentiel pour comprendre la contribution essentielle de l’Afrique et des Africain/es dans l’avènement du monde moderne. »

Voilà un garçon pour qui l'essentiel semble vraiment essentiel...

— Et puisqu'il est question d'un traducteur “invisibilisé”, notons que celui du livre de Mendelsohn semble ignorer la différence qu'il y a entre “convenir” signifiant “agréer” — qui se conjugue avec l'auxiliaire avoir — et “convenir” qui veut dire “décider d'un commun accord” et réclame alors l'auxiliaire être. Encore un, sans doute qui n'a pas suivi avec assez d'attention son cursus de traductologie. Mais sans doute que, dans nos universités post-modernes, savoir parfaitement le français doit passer pour réactionnaire : connaître le fonctionnement du verbe convenir sur le bout des doigts, c'est faire le lit du Rassemblement national, n'hésitons pas à le clamer !

(Personnellement, je trouve que je m'améliore un peu chaque jour, dans mon personnage de vieux con ranci et grincheux...)

Cinq heures. — Je reviens sur le rapprochement que j'esquissais, il y a deux ou trois jours, entre le livre de Mendelsohn et L'Odyssée d'Homère. Je viens seulement de m'apercevoir que Mendelsohn a donné un cours à je ne sais plus quelle université américaine sur L'Odyssée ; et que ce cours est le point de départ de l'un de ses livres, intitulé… Une odyssée : immédiatement commandé. Puisque j'étais parti à dépenser, j'y ai ajouté son autre livre : Trois anneaux.

Et, en ce moment même, j'écoute sur Toitube, un long entretien entre Mendelsohn — qui parle un excellent français — et une responsable du Musée d'art et d'histoire du judaïsme.

Six heures. — Enfer et damnation ! Je vais jeter un coup d'œil dans le cloaque sous X du Saint-Graal, et qu'est-ce que je découvre ? Qu'il vient tout juste de “reposter” un touitte de... Élodie Jauneau ! Si mes deux X (Wo)Men de référence font alliance contre moi, je suis foutu...

— Sinon, voici comment, de nos jours, s'exprime un professeur, qui se trouve être également un genre de déléguée syndicale :

« en tant qu'enseignants, "nous sommes dans une démarche de faire respecter les règles tout en faisant comprendre le sens. C'est important pour que les élèves deviennent des citoyens pleinement conscients" »

Personnellement, je serais plutôt dans une démarche de ridiculiser cette pauvre dinde dyslexique... dont, par pure bienveillance, je laisserai l'identité dans l'ombre. Quant à ses malheureux élèves, j'espère qu'ils sont déjà des citoyens pleinement conscients de la nullité de l'ânesse chargée de leur faire comprendre le sens. Mais ça m'étonnerait.


Mercredi 9

Sept heures. — Nos deux retraites ont été ce mois-ci augmentées d'un total de 12 euros : je sens qu'il se prépare, au Plessis, des balthazars d'anthologie et des orgies sardanapalesques...

Huit heures. — Allant chercher du pain à Pacy, je me suis arrêté au locker de Saint-Aquilin pour, sous une pluie tenace, y récupérer La Dot des fiancées de Samuel Joseph Agnon.

Trois heures. — Salle d'attente du cabinet vétérinaire, pour faire piquer les fesses de Charlus : rappel annuel des vaccins courants, plus celui contre la fameuse “toux du chenil”, qui s'attrape au contact d'autres chiens — d'où son nom. Natürlich, le Dr Le Thomas est en retard...

— J'ai été mauvaise langue : Le Thomas nous a reçus avec trois minutes de retard... Charlus étant désormais vacciné, je vais pouvoir réserver son chenil en vue de notre expédition troyenne de deux jours — notre micro-Iliade.

— J'ai oublié de noter que j'avais reçu ce matin, par voie postale, Si beau, si fragile, recueil d'articles critiques de ce Daniel Mendelsohn qui m'occupe depuis quelque temps.


Jeudi 10

Huit heures. — Journée Desgranges. La pluie a cessé, qui tombait encore en rangs serrés à quatre heures et demie du matin. Il est prévu qu'elle reprenne vers dix heures, soit à peu près au moment où je me mettrai en route : logique. J'aurais presque été déçu du contraire.

— Apparemment, c'est aujourd'hui que va être décerné cette excellente plaisanterie que l'on appelle le Prix Nobel de littérature. À ce sujet, notre Pr Saint-Graal a ses exigences : il y a intérêt à ce que le lauréat soit une lauréate, non anglophone et écrivant en une langue n'ayant encore jamais été récompensée. Les grands crétins suédois savent ce qu'ils ont à faire...

Du reste, Saint-Graal à la candidate parfaite dans sa manche : une écrivaine mauricienne présentant toutes les garanties exigées. La preuve : « je sais peu d'œuvres qui, comme la sienne, appelle au décentrement. »

Je ne puis qu'appuyer Saint-Graal sur ce sujet : une autrice qui appelle au décentrement mérite à coup sûr les honneurs suprêmes. Le professeur en est si tourneboulé qu'il laisse tomber de son auguste plume une superbe faute d'accord.

Neuf heures du soir. — Le Nobel de littérature, encore appelé le Hochet, notamment au Plessis-Hébert, a été attribué à une romancière sud-coréenne ; donc à une autrice non-anglophone : le professeur tourangeau doit être content. Ou plutôt demi-content : une négresse dégenrée, ç'aurait quand même été mieux, les Asiatiques n'étant pas considérés comme des damnés-de-la-terre totalement satisfaisants. Mais bon : faudra faire avec cette dame...


Vendredi 11

Dix heures. — Suite à une serial discussion avec Michel Desgranges, je suis revenu de chez lui avec l'idée d'acheter quelques coffrets de dvd proposant d'anciennes séries télé. Notamment Mission impossible ou encore Columbo. Ainsi que Le Prisonnier, qui n'est pas vraiment une série. Pour en revenir à Michel, cela fait deux fois qu'il m'encourage à acheter le coffret Dynasty (Agnès et lui sont “accro”), mais je résiste encore...

— Reçu ce matin le petit livre que Simon Schwarzfuchs a consacré à Rachi de Troyes. Cent vingt pages que Catherine et moi allons nous faire un devoir de lire avant d'aller nous-mêmes passer deux jours dans la capitale des comtes de Champagne, du 6 au 8 novembre prochains.

Une heure. — Toutes nos réservations sont faites, pour notre prochaine expédition troyenne. D'abord le chenil de Charlus, puis notre “suite junior” (l'hôtellerie est le seul domaine où nous pouvons encore avoir quelque chose de junior...) à la Maison de Rhodes, située dans la ville “historique”. Pendant que j'y étais, j'ai réservé, pour la visite de Rémi le 26 octobre, une table  au restaurant Bel Ami de Pacy. Le dit restaurant, en bordure de l'Eure, se trouve avoir été la maison natale d'Henri Gault, le co-fondateur du célèbre guide gastronomique.

Deux heures. — Suis allé chercher au locker de Saint-Aquilin L'Affaire Maurizius de Jacob Wassermann, livre recommandé par Me Rosalie. Livre qui, évidemment, n'aurait pas pu arriver ce matin pendant que nous étions à Pacy... et que nous sommes passés deux fois devant le dit locker.

— J'ignorais tout à fait que Jack Kerouac fût québécois d'origine (sa mère était une cousine de René Lévesque). Plus que d'origine, d'ailleurs : bien que né dans le Massachusetts, apprends-je dans un article de la revue Éléments,, le futur écrivain ne parla rien d'autre que le joual jusqu'à son entrée à l'école. Son nom de baptême était Jean-Louis. Surnom d'enfance : Ti-Jean...


Samedi 12

Huit heures. — En découvrant l'existence d'un opuscule écrit par une quelconque greluche, comédienne quasi-anonyme et autoproclamée chercheuse, livre voulant “prouver” que les pièces attribuées à Shakespeare ont en réalité été écrites par je ne sais quelle bonne femme, je me disais une fois de plus que nos combattantes de l'égalité avaient l'indignation un peu trop ciblée. Car si elles tentent à grands cris d'imposer des mots comme autrice ou écrivaine, ou bien députée, je n'en ai encore entendu aucune exiger que l'on féminisât des mots comme escroc, charlatan, ou encore aigrefin. C'est dommage : ce serait mignon, de croiser de temps en temps une escroquette, une charlatane ou une aigrefine.

Dans le même ordre d'idées, il serait temps de se pencher sur la scandaleuse absence de parité chez les éboueurs et les égoutiers. En réalité, ces dames, je parle des revendiqueuses à plein temps, ne désirent nullement une égalité dont elles se moquent éperdument : ce qu'elles veulent, ce sont des places au soleil, des prébendes bien joufflues, des pâtures plus grasses, des comptes épargne mieux garnis. Ce qui les rend, finalement, plutôt plus humaines qu'au premier abord.

— Étonnante “odyssée” que celle vécue par Adam Kulberg entre 1942 et mai 1945, et racontée par lui-même à Daniel Mendelsohn, soixante ans plus tard, dans son appartement de Copenhague.

Dès l'entrée des armées allemandes en Pologne orientale, suite à la rupture par Hitler de son pacte avec Staline, Kulberg, jeune homme de 20 ans guidé par ce qu'il appelle son instinct, comprend qu'il faut quitter Bolechow et partir vers l'Est pour s'agréger aux armées soviétiques qui refluent. Il tente de convaincre ses parents et ses sœurs, mais ceux-ci refusent d'abandonner leur maison : aucun ne survivra.

Adam Kulberg part donc avec un ami pour un extraordinaire périple. Leur but initial est de rejoindre la Palestine. Ils n'y parviendront pas, mais, à travers le Caucase, le Daghestan, le Turkménistan, l'Ouzbekistan, Kulberg atteindra presque la frontière chinoise, à pied, en stop, comme passager clandestin sur des trains de marchandises et des bateaux.

Son nouveau but, la Palestine s'avérant inaccessible : retrouver des réfugiés polonais combattants et s'enrôler sous leur bannière. Il y parviendra, en remontant vers Moscou et rejoignant l'unité que Staline a hâtivement formée en extrayant de nombreux Polonais de ses propres camps de la mort. Avec eux, Kulberg retraversera l'Europe de l'Est dans l'autre sens, en combattant cette fois, découvrira ce qui reste du camp d'extermination de Maïdanek et se trouvera finalement à Berlin pour participer aux ultimes combats contre le Reich agonisant.

C'est là que, par une lettre, il apprend que toute sa famille a été exterminée. Soixante ans plus tard, à Copenhague : « Je regarde toujours les quelques photos que j'ai d'eux et, chaque soir, je dis bonne nuit à toute ma famille, la famille de Bolechow. »

Deux heures. — Bref aller-retour au locker pour y récupérer le coffret de Funès que Catherine a prévu d'offrir à Adeline pour Noël. Sur les sept films proposés, il y en a un que j'ai bien envie de revoir, L'Aile ou la Cuisse, et deux autres à la rigueur : La Zizanie ainsi que Le Tatoué. Ce dernier ne vaut pas grand-chose, mais j'aime bien voir Gabin cabotiner en roue libre.

— La conclusion, assez triste mais inévitable, de Mendelsohn, parvenu presque au bout de ses 650 pages, c'est qu'il n'y a désormais vraiment plus rien de Bolechow à Bolekhiv. Ce qui doit être aussi le cas pour bon nombre d'autres endroits et nous ramène tout droit à Baudelaire : La forme d'une ville change plus vite, etc.


Dimanche 13

Sept heures. — Depuis environ six semaines qu'il est ici (flemme de rechercher la date exacte de son arrivée), Petit Loup a eu tout le temps de s'habituer à Charlus. Néanmoins, si toute peur avait disparu assez vite, il subsistait une certaine méfiance, un “quant à soi” chez le chat, surtout lorsque le chien se précipitait sur lui avec des intentions, certes honnêtement ludiques, mais tout de même un peu brusques.

Or, hier, sans le moindre signe avant-coureur, il s'est produit un changement notoire : j'ai soudain vu Petit Loup s'avancer jusqu'entre les pattes de Charlus, se coucher sur le dos en ronronnant et cherchant à lui attraper les oreilles ou la truffe, tout ce qui lui passait à portée des coussinets. La scène s'est reproduite plusieurs fois dans le cours de la journée, et encore tout à l'heure lorsque j'ai eu sonné le réveil général des troupes.

Le plus curieux est que, face à cette soudaine humeur joueuse de Petit Loup, Charlus semble être saisi par une sorte de timidité nouvelle : c'est à peine s'il ose donner deux ou trois petits coups de truffe et de langue avant de reculer prudemment et de s'éloigner ; quitte à revenir vers le chat dix minutes plus tard.

Ce serait tout de même bien qu'ils parviennent à accorder un tant soit peu leurs violons.

Huit heures et demie. — Je termine à l'instant (non, pas tout à fait : j'ai pris le temps d'un café-pipe sur la terrasse...) Les Disparus de Mendelsohn : livre réellement prodigieux, non seulement par son contenu et sa forme, évidemment indissociables, mais par l'esprit, la personnalité qu'il révèle de son auteur.

Pour prendre sa difficile relève, retour au roman, mais sans sortir de ma “judéité” actuelle. J'ai le choix entre Samuel Joseph Agnon (La Dot des fiancées) et Jacob Wassermann (L'Affaire Maurizius) : pas encore décidé...

(Finalement, ce sera Agnon. Simplement parce que, à en juger par la carte sommaire proposée à l'entrée du volume des Belles Lettres, son roman me permet de rester en ces confins de la Pologne et de l'Ukraine où je viens de passer près de deux semaines. Bref : je soigne mon empreinte carbone...)

Dix heures. — Parce que son personnage principal, Rabbi Yael, boit de la liqueur d'absinthe dans une auberge de bord de route, Agnon nous en fournit aimablement la recette :

« Cueillir des feuilles d'absinthe, les plonger dans une bouteille d'eau-de-vie et ne pas y toucher jusqu'à ce que le liquide soit devenu vert comme les feuilles et les feuilles gorgées d'alcool. Lorsque celles-ci ont tout absorbé et qu'il ne reste plus d'eau-de-vie, les sortir, les presser et en recueillir la liqueur. Et que boire jusque-là ? De l'eau-de-vie toute simple ! Car, en vérité, ce qui fait la valeur de l'homme, c'est qu'il ne tergiverse pas lorsqu'il s'agit de boire. »

Paragraphe imbibé de sagesse, que je dédie évidemment à Nicolas.

Et pour ceux qui trouveraient déraisonnable de boire sans manger, il y a le paragraphe qui suit immédiatement celui-là :

« Pendant ce temps Sarah, la femme de Paltiel [c'est l'aubergiste...], préparait une pâte de farine d'orge. Elle la pétrissait, la malaxait, l'aplatissait, la roulait, la pressait. Elle mit des oignons et du poivre dans de la viande et la viande dans la pâte, coupa celle-ci et en fit des petits pâtés. Elle les disposa dans une casserole qu'elle plaça sur le feu et laissa cuire à point. Elle garnit les beignets avec des oignons revenus dans de la graisse et les servît à table. Ils mangèrent, en reprirent, mangèrent encore jusqu'à ce que les cuillères  leur tombent des mains. »

Entre parenthèses, je trouve curieux que l'on puisse laisser une casserole cuire à point, plutôt que son contenu. Et, personnellement, j'aurais plutôt mis mes beignets dans une poêle. Mais bon : je ne suis pas juif, je ne puis rien dire…


Lundi 14

Six heures. — C'est la gloire ! J'ai reçu hier un himmel m'invitant, fort courtoisement, à participer je ne sais plus quand à un colloque à la Sorbonne. Lequel sera consacré à Gérard de Villiers et à ses SAS. Ma réponse va être évidemment négative. Si j'avais été vaguement tenté de donner mon accord, il m'aurait suffi de lire, ce que je viens de faire à l'instant, la copieuse présentation du dit colloque qui était jointe à l'himmel. Rédigée en sabir sociologico-universitaire, on y sent très bien que ce pauvre Villiers est jugé d'avance, et selon les seuls critères désormais en vigueur : son supposé extrême-droitisme, son racisme, sa misogynie, etc. Et, bien entendu, son absence totale de talent littéraire, qui va pour ainsi dire de soi. Qu'irais-je faire dans ce tribunal de petits maîtres à juger ?

Cela dit, j'ai commencé à composer à ce maître de conférence (“de tête” pour l'instant...) une petite réponse qui trouvera sans doute sa place ici : il n'y a aucune raison pour que je sois seul à m'amuser un peu.

— Pour quitter les hautes sphères de l'intelligence et redescendre sur mon petit coin de terre, nous avons, hier soir, revu La Zizanie, avec de Funès et la Girardot (revu dans mon cas, vu dans celui de Catherine) : c'est un film consternant de médiocrité. Il a fallu que nous fissions appel à toute notre funessolatrie pour ne pas abandonner avant la fin ; laquelle nous semblait bien longue à venir.

Huit heures. — Samuel Joseph Agnon, La Dot des fiancées. Pour l'instant, après une cinquantaine de pages, l'impression de lire une sorte de Don Quichotte juif. Pas déplaisant du tout, mais irai-je sans me lasser au bout des cinq cents pages ? Autre affaire...

— Pendant ce temps, sous X bien entendu, monsieur Saint-Graal organise la publicité de madame Saint-Graal (employée elle aussi de la Garderie nationale, et paraissant, d'après ce que j'ai pu lire, largement aussi ravagée que la composante mâle de l'attelage), et Mme Saint-Graal nous vante les mérites de M. Saint-Graal. Une bonne petite épicerie (végane) qui roule toute seule, tant le fond de commerce est dans l'air de l'époque.

— Petit Loup : voilà un chat qui dédaigne absolument les crevettes, mais raffole des croissants et autres pains au chocolat. Il a dû être greffier viennois dans l'une de ses neufs vies.

Onze heures. — Voici donc le himmel que je viens d'envoyer à mon maître de conférence sorbonnicole :

Monsieur,

Bien que tout à fait conscient de l'honneur que représente votre invitation, je me résigne à la décliner. Ce, pour plusieurs raisons ; la première, mais non la moins agissante, étant mon manque total de goût pour ce type de manifestation — dont je ne songe pas à nier l'intérêt ni l'utilité ; mais enfin, j'aime autant qu'elles se déroulent sans moi.

La seconde raison est que je crois n'avoir rien à faire à votre colloque, ni rien à vous apporter : contrairement à ce qu'a pu vous dire l'excellent R. P., je n'ai pas vraiment connu Gérard de Villiers, ne l'ayant rencontré, et toujours brièvement, qu'une dizaine de fois en 25 ans. D'autre part, je n'ai jamais, de près ni de loin, participé à la collection des SAS : je me suis contenté, durant ces années, d'écrire une bonne centaine de Brigade mondaine (conjointement avec Philippe Muray) plus une trentaine de romans pour d'autres collections éditées par lui, dont L'Empire des sectes que j'avais moi-même créée et à laquelle nous avons mit fin après dix titres, devant son retentissant insuccès.

Enfin, il y a la troisième raison, engendrée par votre texte de présentation lui-même. Texte qui, à mes yeux, prend un peu trop les allures d'un procès en sorcellerie jugé d'avance, grâce aux accusations les plus convenues de notre époque : racisme, homophobie, misogynie, extrême-droitisme. Il n'y manque que les accusations de n'avoir rien fait pour sauver la planète et de se moquer comme d'une cerise des variations climatiques…

En outre, vous ressortez là l'increvable ragot concernant le "transgenrisme" de cette pauvre Sheila ! Je dis bien : ragot. Car si vous aviez la curiosité de consulter la collection des numéros de France Dimanche pour la période où Villiers y travaillait, vous pourriez constater que jamais, dans aucun de ses articles il n'a écrit que Sheila était ou avait été un homme.

Vous voudrez bien, j'espère, me pardonner d'avoir été aussi long dans ma réponse, et accepter comme sincères les vœux que, néanmoins, je formule pour le succès de votre colloque.

Avec toute la sympathie malko-lingère de

Didier Goux

Deux heures. — Reçu de la part de Herr Momosque deux livres de Daniel Mendelsohn :  Trois anneaux ainsi que Une odyssée.

— Lisant dans Si beau, si fragile un article que ce même Mendelsohn a consacré à Truman Capote, je me rends compte n'avoir jamais rien lu de ce dernier. L'envie m'est aussitôt venue de remédier à cette consternante lacune ; surtout quand j'ai découvert que les gallimardeux lui avaient consacré l'un de leurs volume Quarto, collection que j'aime bien. Bref, on va encore claquer le grisbi du ménage, je le sens...

Six heures. — Les amusantes petites chausse-trapes de l'informatique. Je reçois tout à l'heure un nouvel himmel de mon colloqueur sorbonnicole : 

« Bon, de toute façon il a l’air un peu tapé…Mais il semble quand même avoir bien collaboré avec Villiers »

Je commence par me demander de qui il parle. Puis je comprends que le “tapé” ne peut être que moi. Et il doit être vrai qu'il faut l'être pas mal pour décliner l'honneur de venir servir la soupe à ces cuistres. Enfin, m'apparaît ce qui a dû se passer. Mon colloqueur ayant un co-colloqueur qu'il avait mis en copie dans son premier message, c'est à lui seul qu'il a cru envoyer cette appréciation à mon sujet... sans voir que mon adresse himmel se trouvait toujours tapie dans un coin ! Je l'ai évidemment remercié aussitôt, pour qu'il sache que son bref message m'était malencontreusement parvenu. 


Mardi 15

Sept heures. — Aujourd'hui, matinée de merde, avec rendez-vous à onze heures à la clinique Ambroise-Paré de Neuilly, afin d'y faire vérifier le bon fonctionnement du coucou suisse de poitrine implanté le 16 juillet dernier. Je compte partir dès neuf heures, ne sachant pas ce qu'est devenue la circulation matinale sur l'A13 depuis que je ne l'emprunte plus à ces moments-là de la journée. Espérons au moins que le Dr Thomas, l'installateur de coucous, sera à peu près à l'heure.

— Il y a déjà quelques années, parlant de tous ces mémoires et confessions dont les hommes — qui sont plus souvent des femmes — encombrent les rayons des libraires et les entrepôts d'Amazon, le critique littéraire du New York Times, Michiko Katutani, en expliquait la surabondance par “la conviction que la confession a une vertu thérapeutique, que la thérapie est rédemptrice et que la rédemption a en quelque sorte valeur d'art”. D'où ces récits d'incestes, d'attouchements “coupables”, de viols dont les oies-gardiennes de MetooMedias nous recommande la lecture, à raison de deux ou trois opuscules par semaine. Lesquels opuscules, sauf exceptions rarissimes, disparaissent à jamais sitôt après leur naissance.

Une heure. — Tout s'est déroulé au mieux : pas de bouchon véritable sur la route, il y avait de la place dans le parking souterrain de la clinique, le Dr Thomas m'a reçu avec un quart d'heure de retard, c'est-à-dire rien, et, après avoir consulté la machine à laquelle il m'avait relié, m'a assuré que mon coucou suisse — qui est aussi un peu le sien — était réglé comme un coucou suisse. Je me suis tout de même permis un discret éclat de rire quand il m'a annoncé que la pile était partie pour durer quinze ans : je lui ai assuré que jamais je ne tiendrais aussi longtemps que sa pile. Il s'est autorisé un demi-sourire un peu flottant, un sourire “est-ce du lard ou du cochon ?” ; et nous nous sommes quittés là-dessus, dans les meilleurs termes, déjà tout réjouis à l'idée de nous revoir dans un an. Parti à neuf heures, j'étais à la maison à midi et demie, ce que je n'aurais osé souhaiter ce matin.

Six heures du soir. — Commandé tout à l'heure  la deuxième saison de Boston justice (Boston Legal en V.o.), série “judiciaire” tout à fait plaisante et assez ancienne. Les deux vedettes en sont James Spader, nettement plus jeune que dans Blacklist, et William Shatner, nettement plus vieux que dans Star Trek. Pendant qu j'étais dans les dépenses, j'ai aussi acheté le guide du Routard Suède-Danemark, pour Catherine qui doit en principe y aller avec Adeline (j'attends de voir ça...).


Mercredi 16

Sept heures. — L'information cocasse de ce matin étoilé émane du Parisien :

« Le Parti socialiste va obliger tous ses candidats à suivre une formation contre violences sexistes et sexuelles »

Le style n'est pas le mien, mais le scoop me réjouit plus que je ne saurais le dire. Je les imagine fort bien, tous ces petits aspirants députés de demain, réunis dans une salle de classe, un amphi, un gymnase, arborant l'air à la fois contrit et modeste de qui se sait coupable de naissance, écoutant avec une attention ostentatoire deux ou trois dragonnes au sourire de glace leur expliquer qu'il est très vilain de palper le fessier d'une assistante parlementaire, même stagiaire, ou de tripoter les nichons d'une militante sous prétexte d'examiner ses tatouages. Je trouve que le PS ne devrait pas s'arrêter là et soumettre ses candidats à d'autres obligations tout aussi indispensables : cours d'écriture inclusive, stage de formation au tri des déchets, séminaire de repentance post-coloniale, initiation au jardinage bio, préparation intensive de délicieuses recettes véganes, etc. Il faut les dresser, nos futures lumières de la nation, et le plus tôt sera le mieux ! Il serait bon, aussi, de prévoir un système de bons points pour les particulièrement appliqués ainsi que blâmes et heures de colle pour les sournoisement rétifs.

Midi. — Posant machinalement les yeux sur l'un des marque-pages que Recyclivre offre avec les livres qu'on lui achète, je découvre que cette officine reverse 1% de son chiffre d'affaires à, je cite, “des associations environnementales”. Je vais donc cesser de commander quoi que ce soit chez eux, ne tenant pas à ce que mon argent, si peu que ce fût, aille engraisser quelque parasite opportuniste.

Deux heures. — Sur le parking du Grand Frais d'Évreux, en compagnie de Bernard Frank. Ici comme au Plessis, il vente et fait plein soleil. Comme mon herbe commence à être bien haute et dense, on comprendra quelle corvée m'attend, une fois rentrés...


Jeudi 17

Six heures. — Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai eu la nette impression que les lampadaires de la rue de l'Église étaient allumés, ce qu'ils font, avec une ponctualité que bien des médecins devraient leur envier, à six heures et demie. M'étant couché à dix heures, endormi tout de suite et pas réveillé une seule fois de la nuit, j'en ai déduit qu'il était raisonnable de commencer la journée ; d'autant que l'envie de pisser ne se laissait pas oublier. Allumant la lampe de chevet, j'ai pu constater qu'il n'était que cinq heures et demie ; et que les lampadaires sus-évoqués étaient parfaitement éteints. Je me suis levé quand même.

(Je sens que ce journal est en train de virer à l'épopée. Cela tombe assez bien puisque, hier, après mon abandon de L'Affaire Maurizius, j'ai commencé Une odyssée de Daniel Mendelsohn.)

— Chez les metooffettes sous X, Gérard Miller semble revenir très fort, dans la course pour l'or des violeurs en série.

— Le fait de suivre avec plaisir la série Boston Justice — je viens de commander la seconde saison —, créée par David Kelley au début des années 2000, m'a donné l'envie de revoir Ally McBeal, autre série “judiciaire” due au même David Kelley et de quelques années plus ancienne ; série découverte par nous “en temps réel”, c'est-à-dire quand elle passait à la télé française, au fil des semaines... et en version doublée. Suivant mon habituelle prudence (d'aucuns parleront de pusillanimité...), je vais commencer par acheter la seule première saison, “pour voir”... non sans être allé auparavant inspecter les placards du garage, au cas où je l'aurais déjà achetée, puis oubliée : l'alzheimer finit par rendre méfiant...

— Autre envie vague, mais celle-ci n'ayant rien à voir avec le sieur Kelley, j'envisage de rouvrir le journal de Léautaud, en lecture vespérale, ce qui n'est guère raisonnable, l'ayant déjà lu de bout en bout deux fois. Mais pourquoi devrais-je être raisonnable ? Et, d'ailleurs, qu'est-ce que la raison vient foutre dans cette affaire ?

— Par l'intermédiaire du tristement irremplaçable Saint-Graal, je découvre, sous X, un certain Weatherboy, qui semble être un genre de comédien raté comme il en existe de pleins wagons. Voilà un individu, et visiblement il est loin d'être le seul, qui, à coups d'affirmations si évidemment biaisées qu'elles ne méritent même pas d'être exposées et réduites en poudre, pense démontrer que la création de cet “État nazi” qu'est Israël fut dès le départ illégitime, le résultat d'un coup de force. Et qui, donc, en préconise la destruction, de manière à peine implicite. Ce qui n'empêche nullement de relayer certains de ses jets de bave ce bon professeur Saint-Graal, pourtant grand pourfendeur devant l'Éternel de tous les génocides supposés passant à sa portée.

Dix heures. — Sur la façade du magasin Gamm Vert de Pacy, un grand panneau portant quatre mots. Tout d'abord : “Jardinerie — Animalerie”. Bon : c'est la moindre des choses que d'annoncer l'évidence. Ensuite : “Vêtements”. À la rigueur : il faut être sérieusement empêché du bulbe pour ne pas comprendre qu'on ne trouvera à l'intérieur que des vêtements de jardinier. Enfin : “Terroir”. Terroir ? Qui, se réveillant le matin, se dit : « Tiens ! et si j'allais nous acheter deux ou trois terroirs, histoire de compléter ma collection ? » Je précise que, sur le panneau en question, il y avait largement la place d'écrire au moins : “Produits du terroir”, qui aurait été déjà plus satisfaisant. Mais on va encore me dire que je ne suis jamais content de rien...

— Commandé à Rakuten-san la première saison d'Ally McBeal (qui n'était pas dans les placards du garage...). Elle ne m'a rien coûté, grâce à la “cagnotte” que j'avais.

Trois heures. — Dans Une odyssée de Daniel Mendelsohn, il est beaucoup question — qui s'en étonnerait ? — de L'Odyssée d'Homère. De l'œuvre elle-même, mais aussi du séminaire que Mendelsohn lui consacra lors d'un semestre au Bard College de l'État de New York où il est professeur de littérature classique. Dès le début de son livre, il nous apprend que, commencé fin janvier, le dit séminaire prit fin début mai. On touche là du doigt, très concrètement, ce qu'est la dure et laborieuse existence des professeurs d'université : chacun de leurs semestres s'étire jusqu'à devenir tout un trimestre.

Du reste, Mendelsohn parle fort bien de L'Odyssée, en dit beaucoup de choses intelligentes, pertinentes, et parfois surprenantes, comme lorsqu'il se lance dans une mise en parallèle du livre d'Homère avec Le Magicien d'Oz.

— À part ça, je viens de recevoir la première saison de Mission impossible : j'ai hâte de voir si, cinq secondes après avoir été visionnés, les sept dvd s'auto-détruiront les uns derrière les autres.

Cinq heures. — À l'entrée du premier des trois volumes proposant le Journal littéraire de Léautaud, on tombe sur l'avertissement suivant : « Des pages de ce volume contiennent des lignes de points. Elles concernent des passages qui ne peuvent être publiés actuellement. »

Sachant d'une part que cette édition du journal léautaldien est indisponible depuis maintenant des lustres, et d'autre part qu'elle date elle-même de 1986, soit près de 40 ans, il serait peut-être temps que les cuistres inopérants présidant aux destinées du Mercure de France —qui fut jadis une vraie maison d'édition — songeassent à la faire réimprimer et remettre en vente. Ce qui serait l'occasion de supprimer les un peu agaçantes “lignes de points”, les passages qu'elles occultent ne risquant plus d'offusquer grand-monde.

Ou alors, ce journal devant être désormais dans le domaine public — mais je ne suis pas spécialiste de ces questions —, que s'en charge un autre éditeur, un peu moins inculte ou somnolent.

J'ai dit !

— Chez mes analphabètes de référence, on peut tomber sur ce titre : « Une université de Californie propose un cours obligatoire sur le climat à tous ses étudiants de première année. » À ce qu'on me dit, le recteur, décidément incorrigible, envisagerait également d'imposer à ces mêmes malheureux étudiants quelques cours facultatifs.


Vendredi 18

Sept heures et demie. — Feuilleton des neurones qui partent en sucettes. Ce matin au saut du lit, comme chaque jour, je pénètre dans la cuisine et commence par brancher la cafetière, préparée dès la veille au soir, avant de nourrir le chien, puis le chat. Ensuite, vidage du lave-vaisselle propre et prise de mes petites pilules de vieillard quotidiennes. Durant ce temps, la cafetière glougloutait gentiment et elle s'arrêta juste au moment où j'étais prêt pour mon premier café-pipe-terrasse...

Sauf que, dans ses flancs délicatement embués, elle ne contenait que de l'eau chaude : si j'ai bien, hier soir, empli son réservoir, j'ai oublié le filtre et le café. Il n'y avait plus qu'à recommencer, en me traitant d'imbécile.

Huit heures. — Retour à un semblant d'ordre neuronal : descendu à Pacy dans le but d'y acheter une baguette “tradition” et un croissant, j'en suis effectivement revenu avec les dits aliments. C'est encourageant...

— J'ai donc, hier, repris le journal de Léautaud en lecture vespérale. Il ne commence vraiment qu'en 1896, mais il est précédé par quatre ou cinq entrées isolées, s'échelonnant à partir de la fin de 1893. Et notamment celle-ci, du dimanche 24 août 1894, que je trouve toujours aussi émouvante :

« Je retournais chez Berr [l'employeur de Leautaud] après déjeuner. En passant devant le café Mahieu, je vois à la terrasse Verlaine avec cette femme qui l'accompagne toujours.  J'ai acheté un petit bouquet de violettes à la fleuriste qui se trouve à côté de la pâtisserie Pons et je le lui ai fait porter par un commissionnaire, allant me poster sur le terre-plein du bassin pour voir de loin l'effet. Il a porté le bouquet à son nez, pour en respirer le parfum, en regardant de tous côtés d'où il pouvait lui venir. »

À ce moment, Verlaine est environ à un an de sa mort, tandis que son admirateur est un jeune homme de 22 ans qui n'a encore rien publié. Mais une sorte de rencontre a bel et bien eu lieu ce jour-là. Je persiste à trouver malheureuse la phrase que Léautaud a cru bon d'ajouter en conclusion : « J'ai repris mon chemin, enchanté de mon geste. » C'est par trop souligner la chose.

Quatre heures. — J'apprends avec un certain amusement que le yiddish fait partie des langues officielles de la Suède ; langue minoritaire, est-il besoin de le préciser ? Le premier étonnement passé, je trouve ça assez logique : qui de plus progressiste, de plus post-moderne, aujourd'hui, que ces grands niais de Scandinaves ? On les voit très bien s'empresser de ratifier ce choix comico-absurde, tout affolés à l'idée de passer, s'ils tardaient trop, pour d'horribles réactionnaires antisémites, etc.

Cinq heures. — Note de Léautaud dans son journal (23 août 1903) : « J'ai eu trois ou quatre fois des mouvements d'ambition. » Je n'en ai, quant à moi, jamais eu un seul. Ou alors, tellement faiblards et fugaces qu'ils ne m'ont laissé aucune trace de leurs éruptions.

Six heures. — Quand les tooffettes de MetooMedias nous recommandent un livre, pas à dire : elles savent trouver les mots qu'il faut pour qu'on se précipite en foule dans la première librairie venue dès l'ouverture matinale des échoppes :

« Un divorce douloureux, une prise de liberté, une mère malade et la joie d’être soi. Déborah Lévy nous conte, en tableaux remplis d’émotions, le coût de la vie. Un manifeste féministe où le présent et le passé se tressent avec tendresse et humour. »

Comme je crois qu'il est de bon ton de dire désormais : ça envoie du lourd. Circonstance aggravante s'il est possible : cette dame Lévy est une poétesse britannique. Je ne savais même pas qu'on en produisait encore.

— Avec l'argent économisé grâce aux metooffettes ci-dessus, je viens de mettre dans mon p'tit panier Rakuten un coffret dvd proposant les trois premières saisons de True Detective, dont nous avions aimé la première, avec Matthew McConaughey (orthographe non garantie...) et Woody Harrelson.

Sur ce, revenons à Léautaud et à son journal où, grâce au Ciel, il n'y a ni divorce douloureux, ni joie d'être soi.


Samedi 19

Huit heures. — Les quelques billets, fort drôles  le plus souvent, que Nicolas a consacrés à son camarade de chambrée hospitalière me semblent une assez bonne illustration du célèbre “l'enfer, c'est les autres” sartrien. Et je lui faisais observer, il y a un instant, que le “coloc” en question était peut-être, lui aussi, occupé à se plaindre de ce qu'il avait eu la malchance de tomber sur un voisin de lit à ce point agaçant et pénible. D'où la nécessité absolue, quand nos moyens et notre mutuelle nous y autorisent, d'exiger fermement une chambre individuelle, dès qu'on pose le pied dans un établissement censé nous remettre d'aplomb — ou, à tout le moins, retarder un peu nos funérailles.

Neuf heures. — Coïncidence amusante — mais ne le sont-elles pas toutes, par nature ? —, Nicolas me dit qu'il avait songé à écrire un texte dans lequel, se mettant à la place de son voisin, il se critiquerait lui. Dommage qu'il y ait renoncé. Mais je sais ce que c'est : on a une idée “géniale” de billet, le résultat va être irrésistible, grandiose. Et puis, au moment de l'écrire, une grande lassitude, le désintérêt soudain, implacable...

— Les metooffettes de diverses associations se disent “déterminées à mettre fin à toutes les violences sexuelles”. Spoiler : elles n'y parviendront jamais. On peut toujours le déplorer ou s'en indigner, mais enfin c'est l'évidence : leur “combat” est perdu d'avance.

D'autre part, les mêmes se scandalisent de deux chiffres qui, pourtant, me semble-t-il, s'éclairent très bien l'un l'autre. D'une part, on apprend (sans évidemment savoir d'où sort ce chiffre) que les plaintes pour “violences sexuelles” seraient depuis cinq ans en augmentation de près de 300%. D'autre part que 94% de ces plaintes seraient classées sans suite. Et, bien entendu, nulle de nos sœurs-de-plainte n'ose se demander si, par hasard, ces classements sans suite ne résulteraient pas de ce que beaucoup de ces plaintes se révèlent, à l'étude des dossiers, tout à fait sans objet ; ce que semblerait bien confirmer la formidable augmentation du nombre de ces plaintes.

Quant à faire la moindre esquisse de commencement de tentative de rapprochement entre l'augmentation des dites violences et les progrès de l'invasion migratoire, il n'y faut évidemment point songer, ces dames répétant comme un mantra sacré que le violeur c'est toujours tonton Marcel ou M. Roger, le voisin de palier. Et il est tout à fait inutile de leur rappeler l'observation de Péguy qui disait à peu près : « Il est important de dire ce que l'on voit, mais plus encore de voir ce que l'on voit. »

Trois heures. — Le dernier chapitre du livre de Mendelsohn, Une odyssée, qui est aussi le plus court, s'intitule sêma. En grec, on le sait, le mot veut dire “signe”. Mais il désigne aussi le tombeau ; c'est-à-dire le signe que quelqu'un est inhumé là. De fait, c'est bien le sujet de ce chapitre, ou au moins de sa première moitié. Non seulement le tombeau, mais aussi l'horreur que représentait pour les Grecs de l'âge de bronze l'idée qu'un mort puisse n'être pas enseveli selon les rites, qu'il puisse rester sans sépulture, qu'il soit à jamais privé de signe.

C'est alors que le lecteur se rend compte que la conclusion de l'ouvrage le replonge au cœur même du grand livre précédent de Mendelsohn, Les Disparus, qui est tout entier bâti autour de cette volonté, de cette obsession de son auteur : tenter par tous les moyens dont il pourra disposer, utiliser tous les matériaux se présentant à lui pour enfin ériger un tombeau aussi réel que possible au grand-oncle Shmiel et à ses quatre filles, disparus dans le maelström nazi et restés depuis sans sépulture.

Ce tombeau, c'est évidemment le livre lui-même ; dont les 650 pages serrées ne forment plus, à la fin, qu'un seul et grandiose sêma collectif pour le père et ses filles.

Voilà ce que nous dit Une odyssée, au moment où elle s'achève.

— De Léautaud : « Comme les plaisirs diminuent, à mesure qu'on vit, j'entends leur nombre. Il est vrai que ceux qui restent en sont plus vifs, et qu'on les sent aussi mieux, et qu'on y est plus sensible. Il doit se mêler à cela une idée inconsciente de périssement. »

Lorsqu'il écrit cela, novembre 1903, Léautaud n'a pas encore 32 ans, il lui en reste 52 à vivre : voilà un homme qui a senti venir le périssement très tôt...

Cela dit, moi qui ai plus du double de l'âge qu'il avait alors, je ne vois pas très bien en quoi les plaisirs qui demeurent seraient plus vifs. C'est peut-être que mon périssement est en meilleure voie ?

(J'ai mis mes deux “périssement” en italique, persuadé qu'il s'agissait là d'un néologisme léautaldien. Or, pas du tout : le mot existe bel et bien.)

— Aller voir et entendre sur scène des chanteurs que j'aimais, cela m'est arrivé. Mais pas très souvent, et j'ai chaque fois été vaguement déçu de l'expérience, pour diverses mini-raisons qui, se réunissant bientôt en faisceau, parvenaient immanquablement à rendre terne et morne la soirée.

D'abord, je n'avais pas forcément l'esprit à entendre des chansons, précisément ce soir-là où les places étaient retenues. Ou alors, pas ce chanteur-là particulièrement. Ensuite, le spectacle commencé, la “vedette” semblait faire exprès de ne pas chanter les chansons que j'attendais, les remplaçant par d'autres, inconnues, que je n'avais pas le temps d'apprécier, de jauger. Ou alors, s'il entonnait l'un des titres que j'espérais entendre, il semblait prendre un malin plaisir à le chanter différemment, plus rapide, plus lent, orchestration toute chamboulée, etc., uniquement dans le but de me gâcher le plaisir. Et si, à l'inverse, il reproduisait presque exactement la version enregistrée que je connaissais par cœur (Brassens par exemple), j'en arrivais très vite à me dire que j'aurais mieux fait de rester chez moi et de poser un à un ses disques sur la platine.

Parce que, là, en plus, dans cette salle plus ou moins vaste, il fallait supporter la foule des autres admirateurs ; qui, par le fait qu'ils partageaient mon enthousiasme pour l'artiste, me semblaient les amoindrir tous les deux, l'artiste et mon enthousiasme. J'aurais voulu, sinon être le seul à m'enflammer pour son talent, au moins ne pas constater de façon aussi tangible que ses partisans formaient tout un troupeau et que je n'étais qu'une tête anonyme de ce bétail.

Bref, j'ai drôlement bien fait d'attendre pour naître  que survînt l'âge du disque.

Six heures. — Fin de phrase de Léautaud : « ces livres qu'il faut bien se garder de lire, si admirables qu'ils soient ou qu'on dise qu'ils soient. » il me semble qu'il y a, dans la dernière partie, un subjonctif de trop. La notion d'éventualité, de doute, étant déjà exprimée par “dise”, il n'y a pas lieu — c'est mon sentiment, mais je ne saurais le justifier — d'en remettre un second ensuite. Il aurait fallu : « ... ou qu'on dise qu'ils sont. »


Dimanche 20

Huit heures. — Daniel Mendelsohn a décidément une inquiétante influence sur moi. Voilà-t-il pas que non seulement j'envisage sérieusement de relire L'Iliade et L'Odyssée, ce qu'aucun homme non animé de sévères pulsions masochistes ne saurait seulement imaginer, mais en plus d'acheter et de lire L'Énéide de Virgile, dont je ne me suis jamais approché durant ces cinquante dernières années.

Comme je reste néanmoins un lecteur prudent — d'aucuns diront timoré —, je vais commencer par rouvrir le Grec avant de faire l'emplette du Romain ; des fois qu'en chemin le désir s'évapore...

Dix heures. — Dans ses Trois anneaux, livre commencé ce matin, Mendelsohn trouve “un peu énigmatique” notre expression française : “heure entre chien loup”. Elle me semble, à moi, parfaitement claire : c'est ce moment de lumière fortement déclinante où les chiens sont déjà rentrés pour la nuit qui vient, à la maison de leurs maîtres ou dans leur niche, et où les loups s'apprêtent à quitter les tanières pour chercher leur pitance.

— Chez Dame Ternette, je viens de découvrir que, voilà une douzaine d'années, Paul Veyne avait mis sur le marché sa propre traduction de L'Énéide. Comme elle a été publiée conjointement par Albin Michel et Les Belles Lettres, je viens de demander à mon mentor — soyons homérique, que diable ! —, à savoir Michel Desgranges, s'il connaissait cette traduction et si, la connaissant, il la jugeait recommandable. Comme je n'ai pas trouvé le livre à moins de vingt euros, je ne tiens pas à m'engager sans avoir assuré mes arrières...

En attendant, je viens de rapporter de la Case le volume de la Pléiade qui contient L'Iliade et L'Odyssée.

(Et j'en suis à me demander si, emporté par mon élan, je ne devrais pas lire aussi Les Aventures de Télémaque. Bien que Fénelon ne m'ait jamais beaucoup attiré.)

Deux heures. — On pourrait dire, je crois, que les Trois anneaux de Mendelsohn sont de la littérature comparée en action. Mais aussi que les trois anneaux du titre en révèlent trois autres, plus personnels à l'auteur.

Divisé évidemment en trois parties, le livre évoque trois personnes réelles : Erich Auerbach, le philologue allemand, Fénelon, l'archevêque de Cambrai, et W.G. Sebald, écrivain allemand contemporain, exilé volontaire en Angleterre. Ce sont les trois anneaux du titre, pour simplifier outrageusement.

Mais Auerbach, juif ayant dû fuir le régime nazi, renvoie aussi, par-delà sa propre histoire personnelle, aux Disparus de Bolechow. Tandis que Fénelon, avec ses célèbres Aventures de Télémaque, entre en forte résonance avec Une odyssée

Si bien que l'on se retrouve maintenant en présence de trois nouveaux anneaux, qui sont les trois livres écrits par un certain Daniel Mendelsohn, le troisième, celui qui porte ce titre même, assurant la liaison avec et entre les deux autres.

— La fiche Wiki consacrée à Adolphe Van Bever est illustrée par une photo-portrait... de son ami et co-auteur Paul Léautaud. Erreur compréhensible d'ailleurs : sur la photo d'origine, que je revois fort bien, ils sont tous deux l'un près de l'autre, à côté d'une table ou d'un bureau, Van Bever assis et Léautaud debout.


Lundi 21

Huit heures. — Commencé L'Iliade ce matin, quasiment au saut du lit. Pas à dire : c'est plutôt une boisson d'homme...

— Nicolas me dit que, pour sa dernière semaine d'hôpital, on l'a enfin débarrassé de son camarade de chambrée obtus et pénible. À la place, il a “touché” un jeune Chinois timide et, donc, plutôt taiseux. Je lui ai conseillé de se méfier tout de même : chacun sait que le Chinois est fourbe et cruel par nature...

— À part ça, Agamemnon est tout de même un bel enculé ; et on comprend que le bouillant Achille aux pieds légers soit vénère.

— La traduction de L'Iliade offerte par la Pléiade est due à Robert Flacelière. Elle est apparemment en prose. Je veux dire par là qu'elle se présente à l'œil comme un texte en prose, cursif, mais que, en réalité, elle fourmille d'alexandrins et grouille d'hexamètres. Ce qui me paraît être un véritable tour de force. D'autant que le procédé n'est jamais forcé, et qu'on peut fort bien lire le texte sans repérer les vers réguliers qui sont comme lovés en lui ; c'est du reste ce qui m'est arrivé durant les huit ou dix premières pages, jusqu'à ce que mon attention soit attirée par une sorte de rythme interne, de chant sous-jacent qu'on n'entend pas, d'ordinaire, dans la prose.

 Quatre heures. — J'ai lu les trois premiers chants de L'Iliade et ai sagement refermé le volume jusqu'à demain matin, pour revenir au journal de Léautaud : les boissons d'homme, il faut savoir n'en point abuser.

— Par retour d'himmel, Michel Desgranges me déconseille de lire L'Énéide dans la traduction de Paul Veyne, d'un “non” catégorique et indiscutable. À la place, il me recommande celle de Jacques Perret ou, plus ancienne, celle d'André Bellessort. Reste à savoir si je trouverai l'une ou l'autre, et à quel prix. De toute façon, si vraiment je vais au bout d'Homère, si je puis dire, je crois que j'enchaînerai plutôt sur Les Aventures de Télémaque, gardant Virgile pour encore après : cela me semble plus logique, de faire suivre les tribulations du père par celles de son fils.

Et je me demande soudain si ce Jacques Perret est le romancier du Caporal épinglé et des Biffins de Gonesse, ou s'il s'agit d'un homonyme. Le premier de ces deux romans de Perret faisait partie des quelques livres qu'on pouvait trouver chez mes parents. Je l'ai lu encore adolescent, recommandé qu'il m'avait été par ma grand-mère. Quant au second, il m'avait été offert dans les années quatre-vingt par mon amie Maïté Turonnet, perdue de vue depuis à peu près trente ans. Je me demande d'ailleurs si le livre, lui, est toujours là, quelque part dans la Case...

Six heures. — Eh bien, Léautaud non plus ne semble savoir faire la différence entre les deux verbes convenir, dès lors qu'il s'agit de les flanquer de leurs auxiliaires respectifs. J'ai beau me dire que cette partie de son journal a peut-être paru sans qu'il l'ait jamais relue, ça me file quand même un petit choc.


Mardi 22

Huit heures. — Nous avons, hier soir, revu (vu, dans le cas de Catherine) L'aile ou la Cuisse de Claude Zidi. Je craignais un peu une déception de l'ampleur de celle infligée récemment par La Zizanie, mais non : même si Coluche est loin d'être un grand acteur, et si on a affaire à un de Funès “post-infarctus”, donc jouant à l'économie, cela reste une honnête comédie française, divertissante et suffisamment rythmée pour qu'on ne s'y ennuie point. Pas un sommet non plus, cela dit.

— Au chant V de L'Iliade, cette phrase (un hexamètre suivi d'un alexandrin... ou l'inverse) : « Sur les yeux d'Hypsénor s'abattent la mort rouge et le brutal destin. » C'est déjà, avec 2500 ans d'avance, la Red Death d'Edgar Poe. Avec tout de même ce sérieux bémol que j'ignore ce que dit exactement le texte grec.

— J'apprends à l'instant, par un écolo-sous-X, qui semble à première visite particulièrement ravagé de la coiffe, qu'hier, 21 octobre, était la “journée mondiale des vers de terre” : je vais m'en vouloir longtemps d'avoir raté ça, de n'avoir pas accompli le moindre sacrifice propitiatoire en faveur de ces sympathiques lombriciens. Évidemment, mon enflammé du bulbe nous annonce la nouvelle avec un sérieux papal qui le rend tout à fait irrésistible de drôlerie. Cela dit, à présent qu'on en parle, il me semble bien me rappeler qu'hier il m'est arrivé de croiser le chemin de deux ou trois vers de jardin arborant un petit air de suffisance qui ne leur est pas habituel. J'espère qu'ils seront, aujourd'hui que la fête est terminée, revenus à une modestie de meilleur aloi.

Sur ce, filons rejoindre les Troyens aux rapides chevaux et les Achéens bien guêtrés.

(Moi qui étais parti pour un assez long cycle de lectures juives, par quels méandres— c'est bien le moment d'employer ce mot — en suis-je arrivé à Homère et aux rivages d'Ilion ? Mystère. Peut-être en remontant le cours de ce journal ? On verra à la relecture.) 


Mercredi 23

Huit heures. — Le woko-progressisme échevelé des netflicards. Hier soir, parce que la deuxième saison arrive dans quelques jours, nous avons commencé de revoir la première de La Diplomate. En deux mots, la série est centrée sur une Américaine, flanquée d'un mari assez incontrôlable, nommée ambassadrice des États-Unis à Londres. Comme de juste, l'essentiel de l'action se déroule soit à leur résidence officielle, soit à l'ambassade américaine, soit encore au Foreign Office. Tous ces endroits sont peuplés de “racisés” du plus bel effet. Le secrétaire d'État américain semble être un genre d'Arabo-Pakistanais (mais bizarrement affublé d'un prénom hispanique), le patron du Foreign Office est un noir, de même que le Chief of Staff de notre ambassadrice, cependant qu'est chinoise la responsable de l'antenne locale de la CIA. Je ne parle même pas du petit personnel, tous “divers” à s'en pisser parmi. Il y a même l'obligatoire machin plus ou moins dégenré, une quelconque assistante d'ambassade tout le temps travestie en homme. Cela dit, il faut reconnaître à nos netflicards un louable souci d'authenticité, puisqu'ils ont tenu à confier trois ou quatre rôles subalternes à des acteurs des deux sexes ressemblant effectivement à des Anglais “d'avant”. Tout cela est si volontariste, si outré, si caricatural que c'en devient hautement risible.Cela étant, malgré cette pantalonnade, la série reste de bonne qualité.

— On sait que, chez Homère, l'Aurore est “aux doigts de rose”. Sauf que, de temps en temps — tout début du chant VIII par exemple —, elle devient “aux voiles de safran” : faudrait quand même savoir... D'un autre côté, il est possible que le temps ait été très changeant, sur les côtes d'Asie mineure d'il y a trois mille ans, allez savoir.

Ici, en tout cas ce matin, ce serait plutôt l'Aurore à la chape de brouillard : ce doit encore être un coup de l'Athéna aux yeux pers, j'en jurerais.

— Troyens et Achéens sont sans doute les plus valeureux guerriers ayant jamais vécu, ce n'est certes pas à moi d'en douter. Mais ce sont surtout des putains de phraseurs : pas un seul qui puisse donner le moindre coup de glaive à son adversaire, sans lui avoir d'abord infligé tout un discours enflammé. Et s'il ne le tue pas drette là, l'adversaire a son tour se met à pérorer avant de rendre coup pour coup. Pas étonnant que leur guerre ait traîné pendant dix ans.

Avant d'être des guerriers, des hommes, des maris, des pères, tous les protagonistes sont d'abord des fils : pas un seul ne peut apparaître dans le récit, même très fugitivement pour être tué aussitôt, sans que soit avant tout autre chose mentionné le nom de son père. (Impression, là, de découvrir la lune 2500 ans après tout le monde...)

Afin de prévenir le juste courroux des éventuelles combattantes de MetooIliade, je m'empresse de préciser qu'il en va de même pour les femmes : Hécube, Andromaque, etc. ; et même cette nuisible salope d'Hélène a droit, tout comme les incorruptibles vertueuses, à sa patrilinéarité.

Midi. — Je ne voudrais pas me montrer exagérément masculiniste, mais enfin je comprends très bien l'accablement qui par moment s'abat sur ce pauvre Zeus, fils de Cronos : sa bonne femme aux bras blancs et sa rejetonne aux yeux pers sont tout de même de redoutables — quoique divines — emmerdeuses, voire emmerderesses.

Cela dit, ses “coups de mou” ne durent jamais très longtemps et il finit toujours par envoyer ses deux femelles aux pelotes, en les menaçant des pires sévices si elles osent regimber et en les traitant de chiennes. Zeus, comme on voit, n'est pas un dieu déconstruit

Pendant ce temps, les mortels prouvent qu'ils ont une santé d'airain, à l'instar de leurs boucliers et armures, que ce soit les Achéens chevelus ou les Troyens aux chevaux bien domptés. Car après s'être étripés toute la journée, que font-ils, la nuit venue ? Ils bâfrent et picolent jusqu'à ce que l'Aurore aux doigts de rose ne vienne leur tambouriner au casque.

Quatre heures. — Se souvient-on que le tout premier prix Goncourt , en 1903, fut bien près d'être attribué à Paul Léautaud pour son Petit Ami, qui venait de paraître ? C'est du moins ce qu'ont ensuite affirmé au principal intéressé plusieurs académiciens, dont Lucien Descaves et Octave Mirbeau, comme Léautaud le relate plusieurs fois dans son journal durant les deux ou trois années suivantes. 

L'académie se serait évidemment plus honorée qu'en étrennant son prix avec ce pauvre John-Antoine Nau que plus personne ne lit, si tant est qu'il ait jamais été lu. De son côté, Léautaud l'a échappé belle, lui qui, un demi-siècle plus tard, lors de ses entretiens avec Robert Mallet, s'exclamera véhémentement que “tout écrivain acceptant de recevoir un prix est dés-ho-no-ré !”.


Jeudi 24

Sept heures. — En compagnie du grand Ajax et du divin Ulysse, me voici sur le point de partir en ambassade auprès d'Achille aux pieds légers, afin d'essayer de calmer la colère de ce rustre, plus ou moins cocu par ailleurs.

Mais, avant, je vais descendre à Pacy acheter un tiers de pain au levain : ça, au moins, ce sera fait.

Midi. — Reçu ce jour, par voie postale, L'Énéide, en édition de poche (Folio) et dans la traduction recommandée par Michel, à savoir celle de Jacques Perret. Ce Perret-là, en plus d'avoir été un éminent latiniste, est connue pour une invention dont nous nous servons tous les jours : celle du mot “ordinateur” qu'il forgea en avril 1955 en traduction du computer anglo-saxon.

Trois heures. — Il arrive que Wikipédia se montre aussi implacable qu'une guillotine bien graissée. Il y a un instant, parce qu'il apparaît régulièrement dans le journal de Léautaud, j'ai eu la curiosité d'aller consulter la “fiche” de Charles Régismanset. Voilà à première vue un homme comblé par les dieux, les hommes et les muses : haut fonctionnaire, très belle carrière, commandeur de la Légion d'honneur, écrivain complet (poète, romancier et même philosophe), loué par Machin, apprécié par Truc, etc. 

Puis, on passe à la liste de ses nombreux ouvrages ; et c'est pour constater que, depuis sa mort dans les années quarante, aucun de ses livres n'a connu la moindre réédition : chéri des muses, peut-être, mais enseveli à jamais.

“À jamais” est d'ailleurs s'avancer un peu vite : qui sait si deux ou trois de ses livres ne sont pas de vrais chefs-d'œuvre et si, demain, un jeune éditeur amoureux ne va pas nous ressusciter Régismanset ? Ce que je dis là est valable pour deux ou trois dizaines d'autres littérateurs “d'époque” qui, en attendant leur problématique résurrection, semblent condamnés à errer sans fin entre les pages du Journal littéraire de Monsieur Paul, impeccablement vivant, lui.

Cela dit, je ne le remercie pas, Léautaud : à cause de lui, me voici pris par l'envie de lire la correspondance de Stendhal... que je ne possède pas. Il faudrait donc l'acheter. Pour cela, deux solutions : soit les trois volumes de la Pléiade des années soixante — évidemment épuisés et jamais réédités ; heureusement, on les trouve d'occasion — ; soit, beaucoup plus récents, les six volumes édités par Honoré Champion. Ceux-ci auraient ma préférence... si Champion n'avait pas pour habitude de pratiquer des tarifs honteusement prohibitifs : 85  € le volume, c'est tout de même un peu beaucoup. Donc, si le désir persiste encore quelque temps, ce sera la Pléiade, nettement plus économique au final. D'autant que, au risque de faire grogner Michel Desgranges, cet inconditionnel des œuvres complètes, je puis très bien n'acheter que le tome premier pour commencer ; histoire de voir si...

Cinq heures. — Triple abruti ! Crème d'andouille ! Précipité de connerie ! De quoi viens-je de m'apercevoir, en parcourant des yeux le plus bas rayon de l'une des bibliothèques de la Case ? Que je possédais déjà L'Énéide… et, qui plus est, exactement dans l'édition que je viens de racheter ! Comme dirais ma mère en de telles circonstances : « Ah ! Je m'battrais ! »

Six heures. — Renaud Camus sous X : « Ce qui m'attriste, c'est que les migrants n'aient pas eu l'occasion de connaître la France quand ils n'y étaient pas. Là, ils s'en font une idée complètement fausse. »

Si les authentiques nazis xénophobes pédophiles climato-sceptiques bouffeurs de viande (j'ai peur d'en oublier...) se mettent à avoir de la finesse et de l'humour, on est vraiment foutu...


Vendredi 25

Huit heures. — Les fautes de frappe, les petites erreurs de composition, voilà un mal inévitable qui affecte tous les livres sans exception. Y compris ceux de la naguère prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, dont les volumes doivent, j'imagine, être lus, relus et relulus avec un soin et une attention particuliers. Ainsi, à la page 268 du volume homérique (édition de 1955), je tombe sur cette fin de phrase, au tout début du chant XI : « ... aux hommes comme au dieux. »

Ce n'est rien, évidemment. Mais le mauvais génie des écrivains — très puissant et ayant l'esprit très vicieux — fait que, lorsque l'un d'eux reçoit son nouveau livre, tout frais sorti des presses, et qu'il l'ouvre au hasard pour voir “de quoi ça a l'air”, il tombe immanquablement sur LA faute qui lui gâte son plaisir pour au moins une demi-journée (ce qui, j'en conviens, ne risque pas d'arriver à Homère, en sa double qualité de mort et d'aveugle). Le pire est bien sûr la faute de frappe qui peut laisser supposer au lecteur que l'auteur du livre ignore telle ou telle règle de grammaire de base.

— À propos de Pléiade, j'ai mis hier soir dans mon p'tit panier Rakuten (où était-ce AbeBooks ?) le premier des trois tomes de la correspondance de Stendhal. Mais je n'ai pas donné le “clic” fatal : prudence, prudence...

— J'aime beaucoup, dans L'Iliade, les diverses apparitions et interventions du Troyen Énée : elles me donnent l'impression — puérile, je sais bien — que Homère, par-dessus les sept ou huit siècles qui les séparent, adresse un petit salut de connivence à celui qui, dans un lointain avenir, écrira L'Énéide. Un peu comme un scénariste de série télé qui, écrivant la première saison, poserait déjà quelques jalons pour annoncer et préparer la seconde.

— On dira ce qu'on voudra, mais ces Grecs des temps héroïques n'étaient quand même pas tout à fait “des gens comme nous” : qui aurait envie, à l'heure de l'apéritif, de se voir offrir une coupe dans laquelle une belle captive aurait mélangé du vin et du fromage de chèvre, avant de saupoudrer sa mixture de blanche farine ? Même Nicolas renâclerait devant l'obstacle, je gage.

Quatre heures. — Il y a d'étranges “ratés” dans le journal de Léautaud ; ce sont ces quelques paragraphes que l'on retrouve à l'identique cent ou cent cinquante pages plus loin, après les avoir rencontrés une première fois. Cela vient de m'arriver encore avec six ou sept lignes consacrées au Jet d'eau de Baudelaire. Et pas moyen de penser que c'est simplement une idée ou une sensation qui serait revenue à l'auteur à plusieurs mois, voire années d'intervalle, tant les paragraphes sont semblables au mot près. Il doit donc s'agir de pataquès dans le manuscrit, feuilles volantes se retrouvant à deux endroits, copies intercalées, des choses comme ça. Heureusement, il n'y en a pas beaucoup.

Six heures. — Un petit Léautaud avant la nuit ? Voici, du 3 décembre 1907 : « Mme Régismanset était charmante comme toujours. L'avant-dernière nuit, celle de dimanche à hier lundi, j'ai justement rêvé que j'étais couché avec elle. Comment dire cela à une femme ? Serait-ce un compliment, ou une offense ? Peut-être serait-ce plus drôle de le dire au mari ? »


Samedi 26

Sept heures. — Aujourd'hui, visite de Rémi Usseil, qui est, si j'ai bien suivi, en villégiature chez ses parents, à Évreux. Cela fait un moment qu'on ne s'est pas vu. Ç'aurait dû être le cas cet été, mais avec mes petits ennuis de cœur paresseux, la rencontre avait été repoussée sine die. Catherine n'ayant guère envie de se mettre aux fourneaux, je nous ai réservé une table au Bel Ami de Pacy, comme je crois l'avoir déjà noté ici. Évidemment, pas question de profiter de leur terrasse de bord de l'Eure : le réchauffement climatique fait ce qu'il peut pour se montrer agréable et arrangeant, mais il n'est pas tout-puissant non plus.

— Je découvre, chez Élodie-sous-X, l'existence d'un chanteur libano-américano-britannique (mais oui, c'est possible !) pseudonommé Mika. Si la vice-présidente en parle c'est parce qu'il est le “parrain” de ce grand barnum de la charité qu'on appelle le téléthon, lequel apparemment ne devrait pas tarder à battre son plein.

Ma curiosité n'étant que rarement prise en défaut, je suis allé consulté la fiche Ouiki de cet illustre inconnu de moi. Je conseille d'en sauter tout le début concernant sa carrière sans intérêt et d'aller directement lire le copieux chapitre de ses “engagements humanitaires” : voilà un garçon qui coche absolument toutes les cases de la modernité compatissante se présentant devant son stylo. Les petits n'enfants en chaises roulantes, les pédés incompris, les travelos brimés, les réfugiés martyrisés, la planète qui se réchauffe, les racisés pas assez aimés, etc. : de toutes les “causes” qui passent à sa portée, il devient aussi sec le porte-étendard. C'est à se demander comment et où il trouve encore le temps d'enregistrer de nouvelles ritournelles et d'aller gesticuler sur les scènes du monde. Dans la grande farandole caritative, ce type est à la fois un concentré et une synthèse. Après sa mort, que je lui souhaite lointaine et indolore, il faudra le mettre sous verre au pavillon de Breteuil. À moins que, d'ici là, les vigilantes de MetooCharité ne lui aient découvert un passé secret façon abbé Pierre, à base de tripotage de petits garçons dans l'ombre propice des backstages.


Dimanche 27

Quatre heures et demie. — Mauvaise idée que cette descente au Bel Ami, hier avec Rémi : la cuisine, qui était jadis, et même naguère, tout à fait correcte, est devenue prétentieuse... et ratée en grande partie. On a visiblement, et gustativement, affaire désormais à un chef pétant plus haut que son cul. Du coup, je me suis vengé sur le chablis, qui, lui, gouleyait sans se faire prier. Ce qui devait arriver arriva : n'ayant pas bu une goutte depuis environ trois mois, le nectar m'a expédié au pays des songes dès que nous eûmes regagné la maison. Si profondément que je n'ai même pas entendu Rémi s'en aller ! Je n'ai rouvert l'œil que vers cinq heures et, constatant que j'avais juste assez d'énergie pour rejoindre la chambre, je suis allé me coucher sans barguigner. J'ai dormi jusqu'à cinq heures et, consultant l'iBigo, j'ai évidemment constaté qu'il n'était que quatre heures, le changement ayant eu lieu pendant que je cuvais.

— En plus d'un superbe pupo sicilien, Rémi m'a offert hier Une enfance sicilienne, livre unique d'un personnage dont j'ignorais tout, Fulco di Verdura. Délaissant un moment Homère et ses guerriers, j'ai commencé à lire la préface d'Edmonde Charles-Roux, qui se trouve être également la traductrice.

Midi. — À la grande bourse pénale des Metooffettes, l'action Depardieu est de nouveau à la hausse, cependant que la Poivre d'Arvor connaît un léger fléchissement. Le mieux est d'attendre quelques jours avant d'acheter ou de vendre.

— Petit Loup a pris, depuis environ une semaine, l'habitude matinale de venir, une fois rassasié, se coucher en mon giron. Et que j'te câline, et que j'te ronronne... Mais dès que Catherine, qui se lève plus tard que moi, fait son apparition au salon, je cesse à l'instant d'exister aux yeux de ce fucking greffier.

— Traduction pour le moins discutable de Mme Charles-Roux : « Une kyrielle d'ecclésiastiques, souvent d'une saleté crasse... » Je sais bien que “crasse” ainsi employé signifie quelque chose comme épais, ou inadmissible ; mais enfin, tout de même, cette saleté crasse, n'est-ce pas...

— La passion des animaux, quand elle est poussée aussi loin que chez Léautaud, peut facilement vous rendre idiot. Voici ce qu'il écrit, le 11 février 1908, à propos d'Alfred Vallette, fondateur et directeur du Mercure de France, et de sa femme, l'écrivain Rachilde : 

« Ils ont encore, dans leur salle à manger, une simple mouche fort bien apprivoisée, que les fenêtres ouvertes ne font pas du tout partir, qui vient manger dans la main. Que de choses mystérieuses cela évoque. Une simple mouche, s'apprivoiser ainsi, etc. »

Paul Léautaud serait donc l'un des seuls humains — avec Vallette et Rachilde... — à ne s'être jamais avisés de ce qu'une fenêtre ouverte était, pour les mouches, une invitation à entrer dans les salles à manger ou les cuisines plutôt que d'en sortir. Et que la difficulté, quand on avait les doigts gras ou poisseux de sucre, était plutôt de se débarrasser des mouches affamées que de les “apprivoiser”. Il ne s'est pas dit non plus, notre trio de gâteux, qu'il était à peu près impossible à un œil humain de distinguer une mouche de ses voisines ; lesquelles, les fenêtres étant ouvertes, pouvaient fort bien se relayer au creux de la main nourricière.

Six heures. — Il y a, dans le journal de Léautaud, des pages que je saute plus ou moins, ou que je ne fais que survoler, ce sont celles où il rapporte des anecdotes, souvent un peu scabreuses, sur des gens qu'il désigne alors par la seule première lettre de leur nom. Je ne sais au juste pour quelle raison cela me fait aussitôt perdre tout intérêt pour ce qui m'est raconté. Mais enfin, c'est ainsi : je ne parviens pas à m'intéresser à des initiales. 


Lundi 28

Huit heures. — Matinée inversée. D'ordinaire, le temps est clair au Plessis et, quand je descends à Pacy chercher mon pain, je plonge dans un genre de purée blanchâtre. Ce matin, c'est exactement le contraire. Sur ce, je retourne en Sicile sur les pas de di Verdura. Fin décembre 1908 : Messine vient d'être rasée par un tremblement de terre doublé d'un raz-de-marée.

Midi. — La docte stupidité des “inclusifs” : dans ce qui reste de cerveau au Pr Saint-Graal, les Tourangeaux et les Tourangelles sont transformés en bouillie et implacablement amalgamés pour former des Tourangelleaux.

Quatre heures. — 23 mai 1908 : mort de François Coppée. Laquelle, si l'on en croit Léautaud, fait la une de la plupart des journaux parisiens : c'est bien une figure majeure des lettres françaises qui disparaît...

Selon mon habitude, je file consulter sa fiche Ouiki pour savoir combien de romans ou de recueils de poèmes de lui ont été réédités depuis, combien de ses pièces de théâtre ont été remontées. Double réponse nette : aucun et aucune.

— Par ailleurs, je continue à être surpris par ces soi-disant athées qui, parlant d'un mort récent disent des choses comme : « Maintenant, il sait à quoi s'en tenir. » (Ce n'est pas Léautaud qui le dit, il ne fait que le rapporter.) Envisager que l'on puisse apprendre quelque chose après sa mort implique bel et bien une survie de la conscience, l'existence d'un au-delà, d'un supra-monde, et donc de Dieu, quel qu'il puisse être. Comment un athée ne se rend-il pas compte qu'il serait radicalement impossible, une fois mort, d'apprendre l'inexistence de Dieu ?

— J'ai exagéré, à propos de Coppée : allant fureter du côté de la Fnac, j'ai trouvé deux ou trois rééditions de lui...

Six heures. — Dire que j'ai vécu jusqu'à ce soir en ignorant qu'il existait, à Paris, des “Mercredis des révolutions” ! Si j'ai bien compris, il doit s'agir d'une poignées d'historiens auto-proclamés qui se réunissent et blablatent sous le haut patronage de la mairie du 18ème arrondissement ; c'est-à-dire avec l'argent des parisiens. Pour parler de quoi ? Je cède la parole à l'une de ces lumières :

« Extrême droite, famille, graffiti, sensibilités, théâtre et fête sont au programme de cette nouvelle édition. »

“Extrême droite, famille, graffiti” : voilà un gloubi-boulga qui me fait irrésistiblement penser à mon bon vieux “papa, fourmi, tracteur” france-dimanchesque.

— Au chapitre de la naïveté (j'ai failli écrire : du gâtisme) animalière de Léautaud et Vallette, décidément bien complémentaires sur ce terrain. Le second raconte au premier que, dans sa maison de Corbeil, une colombe a fait son nid et pondu dans l'une des chambres. Il ajoute que, depuis qu'elle est là à couver, la chatte de la maison ne veut plus quitter cette chambre ; mais, précise vertueusement Léautaud, sans la moindre mauvaise intention pour le volatile.

T'as qu'à croire, Paulo, t'as qu'à croire...


Mardi 29

Sept heures. — Dans Une enfance sicilienne, Fulco di Verdura note que, lors d'une villégiature à Vienne, sa famille et lui sont allés à l'opéra pour y entendre Caruso dans Rigoletto. Il ajoute cette précision : « Il était le seul à chanter en italien, ce soir-là. Les artistes qui lui donnaient la réplique chantaient tous en allemand. » L'effet devait être curieux, pour le moins. Il est vrai que l'opéra n'a jamais été l'art le plus réaliste qui fût, mais enfin ce devait être un peu déconcertant, notamment pour ceux des spectateurs germanophones ne comprenant pas l'italien.

True Detective est vraiment une excellente série (HBO évidemment). Ayant reçu le coffret contenant les trois premières saisons — la quatrième semble n'être pas encore disponible en dvd —, nous avons commencé par la dernière, les saisons étant parfaitement autonomes les unes des autres. Cela parce que nous avons déjà vue la première, qui nous a laissé un excellent souvenir. Pour la seconde, que nous attaquerons ensuite, c'est différent. Nous l'avions abandonnée vers le troisième épisode, trouvant le scénario trop embrouillé pour rester compréhensible. Seulement, nous regardions ça à la télévision ; ce qui impliquait des “trous” d'une semaine entre un épisode et le suivant. On espère donc que, vue en continu,  un soir après l'autre, les choses s'éclaireront un peu, voire complètement. Mais il est vrai que tant dans la saison 1 que dans la 3, les scénarios sont d'une construction subtile, pour ne pas dire retorse.

— Il sont tout de même curieux, les camarades inclusifs. D'un côté, ils mettent un point d'honneur à créer des féminins absurdes et mal sonnants — autrice, écrivaine... —, de l'autre, ils négligent d'employer ceux qui existent et rétablissent le masculin... mais en lui accolant au besoin un article féminin. C'est ainsi que, ce matin, l'impayable Saint-Graal, ce parangon de modernité ravagée, cet Européen d'après l'agonie, parle d'une poète. Comme si le mot “poétesse” avait soudain cessé d'exister.

Trois heures. — J'avais vaguement prévu de consigner ici tous les accès de gâtisme animalier du trio infernal, Vallette-Rachile-Léautaud. J'y renonce : il y en a vraiment trop, ce journal ne serait plus plein que de ça, ou alors il prendrait des proportions proustiennes. D'un autre côté c'est dommage pour mes douze lecteurs, leurs délires anthropomorphes étant presque toujours fort comiques.

— Le Journal littéraire de Léautaud ? Un cimetière dans lequel les intempéries successives auraient effacé les noms sur presque toutes les tombes.

Six heures. — Petit Loup est patraque. Depuis hier matin, il mange trois fois moins que d'ordinaire, il a la diarrhée et, tout à l'heure, il a vomi de la bile. On passera demain chez le vétérinaire ; sans lui dans un premier temps, puis avec si cela est jugé nécessaire par le félinologue.

En dehors de ces embarras gastrico-intestinaux, il semble aller tout à fait bien, courant partout, sautant sur Charlus dès que celui-ci passe à portée de ses pattes, guettant les oiseaux à travers la porte-fenêtre, etc.

— Il y a environ une demi-heure, j'ai furtivement croisé Massenet dans le journal de Léautaud. Depuis, je n'arrête plus de me fredonner, mentalement par chance, et quasiment en boucle : Pourquoi me réveiller Au souffle du printemps ; ce qui aurait tendance à m'énerver un petit peu, à la longue.


Mercredi 30

Sept heures. — Je viens d'abandonner L'Iliade à l'orée du chant XV. Je me suis aperçu soudain que, depuis deux jours, j'en lisais deux chants chaque matin par devoir ; presque par défi, pour ne pas avoir l'air de reculer devant je ne sais quel obstacle à franchir, que j'aurais moi-même placé en travers de ma route. J'ai brusquement décidé que, à mon âge, je pouvais sans grande honte me permettre de contourner ce genre d'obstacles plutôt que de sauter par-dessus.

Mais, contrecoup de cet abandon d'Homère en plein champ de bataille, je me demande si j'ai toujours envie de m'attaquer à Virgile (la réponse, on l'aura compris, est déjà dans la question...) ; Virgile que j'ai pourtant pris la peine d'acheter il y a quelque jours... alors que je le possédais déjà. Ça devient vraiment n'importe quoi.

Neuf heures. — Parce qu'il fut brièvement évoqué lors de mon dernier déjeuner chez les Desgranges, j'ai tiré de son étagère italienne Cesare Pavese : un recueil de trois longues nouvelles intitulé Le Bel Été, que je ne savais même pas posséder et que je suis presque certain de n'avoir jamais lu. Du reste, l'image que j'ai de Pavese est celle d'un écrivain plutôt ennuyeux. Autant dire qu'il part avec un assez sérieux handicap. Mais sait-on jamais ?

Ce pauvre Pavese a commencé par être fasciste — années trente — avant de s'inscrire après la guerre au Parti communiste, ce qui est une manière comme une autre de demeurer fasciste. On comprend qu'il ait fini par se suicider.

Midi. — Après seulement une vingtaine de pages lues, j'ai déjà l'impression que Cesare et moi n'allons pas faire un très long bout de chemin ensemble...

— D'après Mme Dancourt, cheftaine des Metooffettes, si Depardieu ne s'est pas présenté au tribunal, il y a deux jours, c'est par lâcheté. Pas forcément. Ce peut être aussi par indifférence. Ou par mépris. Ou encore par malice, sachant que son absence allait considérablement frustrer les tricoteuses campant dans le public. Ou parce qu'il avait une solide gueule de bois. Voire pour toute autre raison qui ne me vient pas à l'esprit.

Une heure et demie. — Embastillé deux longues heures dans la Case par la femme de ménage (la personne en situation d'époussetage, pour être tout à fait correct), je vais en profiter pour relire depuis le début le journal de ce mois. Ça sera toujours ça de fait, comme dirait ma mère. 

Cinq heures. — Depuis deux jours, Catherine ressent des douleurs dans une cheville, qui la font plus ou moins boitiller. C'était plutôt moins hier, c'est nettement plus aujourd'hui. si bien que, tout à l'heure, elle m'a dit qu'il serait sans doute plus sage d'annuler, ou de reporter, notre équipée troyenne, sa claudication étant peu compatible, si elle doit se prolonger avec les arpentages citadins prévus. J'ai aussitôt annulé notre réservation d'hôtel et celle du chenil de Charlus. Avec un empressement qui faisait plaisir à voir…


Jeudi 31

Sept heures. — Commencé il y a une heure à relire Le Rouge et le Noir : l'influence pernicieuse de Léautaud, à n'en pas douter. Je n'ai jamais été réellement emballé par Stendhal, je ne saurais exactement dire pourquoi. Sans doute Balzac et Flaubert lui ont-ils toujours fait un peu trop d'ombre ? Peut-être en ira-t-il différemment cette fois-ci...

En tout cas, l'avantage d'un cycle de lectures stendhaliennes est au moins son aspect économique, puisque je possède déjà la quasi-totalité de l'œuvre, hormis la correspondance. Mais je me disais tout à l'heure, un peu hypocritement, qu'avec tout l'argent que va sauver notre non-voyage à Troyes, je pourrais bien en distraire une petite partie et m'offrir les trois volumes de Pléiade qui la proposent...

— Les ravagés climatolâtres sont évidemment légions sous X. Beaucoup sont d'un irrésistible comique, par leur façon de présenter comme des vérités indubitables leurs affirmations les plus saugrenues. Tel celui-ci, évidemment relayé par l'impayable Saint-Graal, qui balance ceci en toute décontraction :

« Si vous gagnez 10 000€ par mois, c’est un problème pour le climat. Vous aurez beau trouver des exceptions, c'est un fait : les plus hauts revenus ont plus d'impact sur le changement climatique, et il faut en parler. »

C'est ça, mon gars : parlons-en. Pendant ce temps-là, au moins, on ne sera pas dans les bistrots à s'enfiler des jus de carotte bio.

— De son côté, la charmante Élodie J. nous dirige vers un compte X sobrement et élégamment intitulé : Les Couilles Sur La Table. Sur lequel j'apprends qu'il existe désormais un MetooArmées. Il est vrai que ça manquait cruellement.

Dans le cadre de l'intersectionnalité des luttes, je me posais la question suivante : est-ce qu'une femme gagnant 10 000 € par mois réussit à moins réchauffer le climat qu'un homme de même “haut revenu”, étant donné qu'elle reste vierge de toute masculinité toxique ? Et devra-t-elle s'efforcer de grimper jusqu'à 13 ou 14 000 € de revenu mensuel, si elle veut pouvoir réchauffer autant que son homologue couillu ?

Midi. — J'ai bel et bien commandé la correspondance de Stendhal dans la Pléiade. Mais comme je suis resté timoré, limite fiote, je n'ai acheté (d'occasion : 32 €) que le premier des trois volumes proposés, au cas où. Je me trouve donc doublement raisonnable, dans la mesure où j'aurais aussi bien pu porter mon choix sur les huit tomes de la récente édition Champion, à 80 € le volume. Alors, hein...

Cinq heures. — Visite au cabinet vétérinaire pour Petit Loup. Qui, après avoir encaissé deux piqûres sans sourciller, est parti pour un traitement de cinq jours. Notre vétérinaire s'est déclaré “optimiste”. Finalement, c'est aussi bien que nous ne le laissions pas deux jours et demi ici tout seul, vu son état incertain. Ce qui nous donne une excellente raison supplémentaire pour annuler notre visite aux comtes de Champagnes en leur capitale.

Définitivement, la guerre de Troyes n'aura pas lieu.

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