GUERRE ET PAIX
(Garanti sans Hamas ni Ukraine)
Dimanche 1er
Huit heures.
– Ciel parfaitement azuréen, température prévue : 28. Je sens qu'on va
de nouveau avoir droit aux piaillements de la basse-cour caniculophobe,
qu'Atlantico va m'annoncer gravement que nous vivons le dimanche le plus chaud depuis celui de Bouvines, etc. Pure routine.
–
J'ai toujours entendu affirmer que si les créateurs des ordinateurs
Macintosh avaient choisi pour emblème une pomme entamée, c'était en
hommage à Alan Turing, qui s'est suicidé en croquant dans l'un de ces
fruits préalablement farci au cyanure. Et voilà que je découvre, lisant
l'autobiographie de Jim Harrison, En marge, qu'il existe une
variété de pommes dont le nom est... McIntosh. Si bien que je me demande
si le nom et le logo d'Apple ne viendraient pas tout simplement de
cette homonymie. Mais, évidemment, c'est moins “poétique”...
–
Du même Harrison, décidément irremplaçable, ceci (le livre date de
2002) : « Soudain, le monde s'est mis à grouiller de pères la morale et
de bénis-oui-oui qui envisagent la vie comme un problème à résoudre.
[...] nous devons prendre garde à la flopée de thérapeutes amateurs qui
semblent depuis peu envahir le marché. Qu'il s'agisse de votre gnôle, de
vos clopes ou de votre pitance, ils vont essayer de pisser dessus. »
Quel brave et honnête homme que ce Jim-là...
Midi.
– Cette mouche m'agace depuis quelques minutes : inconscience ou
pulsion suicidaire ? Mais la voici qui se pose à portée. Je saisis la
tapette de plastique et l'abats bruyamment sur le bras de mon fauteuil.
Alors, dans la cuisine, Catherine s'adressant à Charlus : « Quand papa
fâché, lui toujours faire ainsi... »
–
Sous la plume d'un certain Clément Sénéchal, qui, à l'entrée de son
petit marais touitteresque, s'auto-proclame “expert des enjeux
climatiques”, je découvre la notion légèrement asilaire de “racisme
environnemental”. Ça devrait me faire mon après-midi…
Quatre heures.
– Comme à tout le monde, il arrive à Jim Harrison d'écrire des
sottises. Il conclut ainsi le chapitre qu'il consacre à ses endroits
préférés des États-Unis : « Jamais tu n'approcheras d'aussi près
l'existence libre et capricieuse d'un oiseau migrateur. » Or,
l'existence d'un oiseau migrateur est tout ce qu'on voudra sauf libre et capricieuse. Elle est au contraire implacablement “programmée”.
Lundi 2
Sept heures. – Dans le long commentaire qu'il a laissé sous mon billet consacré à La Ballade de Buster Scrugges
des frères Coen, Nicolas relève plusieurs similitudes entre les
histoires du film et celles utilisées par Goscinny dans divers albums de
Lucky Luke. Et il se demande si les deux Américains ne se
seraient pas inspirés du Français. Ça m'étonnerait beaucoup : il me
paraît nettement plus probable qu'ils aient, chacun de son côté, puisé
aux mêmes sources “folkloriques” écrites, en extrayant des personnages
et des situations archétypiques mille fois utilisées avant eux : le duel
dans la grand-rue déserte, le vieux chercheur d'or solitaire, la
caravane en route vers l'Ouest, etc.
Midi.
– J'apprends seulement à l'instant, par un billet de Hashtable, que
l'inénarrable crétin Justin Trudeau, a fait ovationner par l'ensemble du
parlement canadien un vétéran ukrainien de la Seconde Guerre mondiale,
émigré au Canada après la dite guerre. Pour s'apercevoir quelques jours
plus tard que cet héroïque combattant avait en fait appartenu aux
volontaires ukrainiens de la Waffen SS. Qu'est-qu'on rigole...
–
Sinon, la grande passion française de ces derniers jours, notre
nouvelle affaire Dreyfus, c'est… le retour des punaises de lit. Et,
déjà, un commentateur de télévision dont j'ignore tout se fait plus ou
moins traiter de raclure maurasso-pétainiste parce qu'il a osé demander à
l'un de ses invités parasitologues si le phénomène pouvait être
lié aux conditions insalubres dans lesquelles vivent la plupart des
immigrés récents, et notamment les clandestins. Personnellement, je
m'étonne que personne n'ait encore songé à accuser le pernicieux
réchauffement climatique ; ni à se demander si, par hasard, la punaise
de lit ne ferait pas celui de Marine Le Pen.
Quatre heures.
– Piqué ceci dans le chapitre que Harrison consacre à son expérience de
scénariste hollywoodien : « Certains trouveront cela bizarre, mais il y
a très longtemps, au Sunset Marquis, j'ai parlé de littérature
allemande avec Arnold Schwarzenegger pendant qu'il mangeait toute une
roue de brie trouvée dans notre réfrigérateur, après avoir manipulé
cinquante tonnes de fonte en une heure au Gold's Gym. »
Six heures.
– Dans le marais féministo-touittéroïdien, je tombe sur une certaine
Florence Porcel, qui semble plus ou moins grenouiller dans les milieux
télévisuels et dont le trait caractéristique a l'air d'être les diverses
plaintes déposées par elle contre Poivre d'Arvor, qui l'aurait violée
deux fois à quelques années d'intervalle (Errare humanum est, sed perseverare diabolicum…). Donc, cette personne déclare péremptoirement ceci : « Quand une femme porte plainte pour viol, c’est parce qu’elle a été violée. »
Désolé,
mais non. Pas forcément. Il y a des menteuses, il y a des délirantes et
il y a des salopes qui cherchent à nuire pour diverses raisons. De même
qu'il y a parmi les hommes des menteurs, des mythomanes et des salauds.
Et, parfois, même, d'authentiques violeurs. On appelle cela : l'espèce
humaine.
Il
est vrai que, ces jours derniers, dans le marais que j'évoquais à
l'instant, ces dames s'indignent et se scandalisent de ce que Gérard
Depardieu ose se défendre des accusations du même ordre portées
contre lui. Alors qu'il devrait, j'imagine, trotter de lui-même vers le
billot le plus proche pour y poser sa tête avec empressement, voire
gratitude.
Mardi 3
Neuf heures et demie. – Station hebdomadaire, et désormais rituelle, sur le parking du Grand Frais, en compagnie de Cioran.
Cioran,
justement : ses gémissements perpétuels, sa façon de tout pousser
systématiquement au noir, finissent par provoquer, chez son lecteur, une
sorte de fou rire incrédule, et qui n'ose pas se laisser à lui-même
libre cours.
–
Sur la devanture de la Biocop, juste en face de moi, cette annonce :
“Produits écologiques”. L'écologie est la science étudiant les rapports
entre les êtres vivants et leur milieu naturel : comment, dans ce cas,
un produit pourrait-il être qualifié d'écologique ? Et cela n'étonne
absolument personne... pas même moi, d'ailleurs.
–
Je tombe sur l'annonce d'une “masterclass” organisée par l'université
de Tours. Son intitulé ? “Écologie de la traduction”. Qu'est-ce que ça
peut bien vouloir dire ? Peu importe, du reste. On sent bien que,
désormais, il est devenu à peu près obligatoire, dans n'importe quel
type d'annonce que l'on fait, d'employer au moins un des
mots-qui-font-joli : écologique, citoyen, durable, etc. Si l'on se sent
un tempérament de risque-tout de la modernité, on ira jusqu'à
non-binaire ou intersectionnel. Je suis sûr qu'il doit exister des
traductions non binaires et des traductions intersectionnelles, quelque
part dans les tréfonds des universités de province…
Cinq heures.
– Lorsqu'il se rend à Collioure – à la recherche de la valise de poèmes
perdue par Antonio Machado... –, Jim Harrison se figure être dans le sud-ouest
de la France. Cela dit, ne faisons pas trop le malin : on ne s'en
tirerait pas mieux, et probablement moins bien, si on devait se repérer
dans le Michigan ou le Montana.
Mercredi 4
Neuf heures.
– Tout à l'heure, par sms, Nicolas et moi évoquions Gérard de Nerval –
comme quoi tout peut arriver, en ce monde sublunaire. Cela m'a rappelé
que dans ma jeunesse parisienne, il m'est arrivé plusieurs fois d'aller
assister à des spectacles au Théâtre de la Ville, place du Chatelet.
Chaque fois, avant que l'agitation scénique ne commence, je contemplais
longuement le trou du souffleur en rêvassant. Car je savais que cette
salle avait été construite là où était, jusqu'au milieu du XIXe siècle,
la rue de la Vieille-Lanterne ; et que j'avais lu je ne sais plus où que
ce trou se trouvait à l'emplacement exact de la grille à laquelle, un
lugubre matin de 1855, on avait retrouvé Gérard de Nerval pendu.
Si
Nicolas et moi en sommes venus, dès potron-jacquet, à parler de Gérard,
c'est parce que je venais de lire une forte sentence que Jim Harrison
lui attribue :
« Il faut boire, sinon quelqu'un d'autre boira à ta place. »
Paroles
d'airain qui, on me l'accordera, valaient à coup sûr de tirer des
limbes matinales notre sympathique Kremlino-Loudéacien.
– De Jim Harrison, justement, dans l'une de ses chroniques “gastronomico-vineuses” qu'il a intitulée Aide-soignant,
« un mot évoquant ces fouineurs au visage serein et mou qui depuis peu
font intrusion dans nos vies. Nous sommes partout en péril et nous
barbotons dans la peur comme des herbes nocives dans le troisième
estomac d'une vache. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les médias
nous assomment de guerres, de famines, de maladies, du chaos sexuel
universel, et même le royaume animal est harcelé à chaque instant par
des scientifiques bidons qui exigent davantage d'argent pour leurs
recherches. Il existe clairement une conspiration mondiale destinée à
nous terroriser. On va jusqu'à dire que les consolations que sont la
nourriture et l'alcool sont suspectes, sans parler des cigarettes tant
appréciées par Albert Einstein, James Joyce et moi-même. »
Il a dû écrire cela il y a une dizaine d'années : le pire était encore à venir... et lui a été épargné.
Jeudi 5
Sept heures.
– Il a quelques jours, Catherine a commandé des sardines à je ne sais
quelle conserverie bretonne. Elles sont arrivées hier : cinq
malheureuses boites perdues dans un océan de chips en polystyrène,
lesquelles ont bien amusé Charlus, mais seulement lui. Quant au carton
qui contenait le tout, je ne sais même pas s'il entrera dans la poubelle
jaune, tant il est disproportionné à notre humble commande.
– Ouvrant un nouveau (nouveau pour moi...) roman de Jim Harrison, Un bon jour pour mourir, je tombe sur un mot jamais rencontré encore : leptosome.
D'après Dame Ternette, il signifie, dans la classification de
j'ai-déjà-oublié-qui, quelque chose comme “longiligne”. Et le contraire
serait pycnique, ce qui nous fait plus ou moins basculer dans la galéjade.
Midi.
– Il y a trois jours, à propos de la désormais fameuse punaise de lit,
j'écrivais ceci, ici même : « Personnellement, je m'étonne que personne
n'ait encore songé à accuser le pernicieux réchauffement climatique ; ni
à se demander si, par hasard, la punaise de lit ne ferait pas celui de
Marine Le Pen. » Eh bien, j'apprends à l'instant, grâce à Fredi Maque,
que l'un de nos ministricules s'est offert ce luxe de stupidité, en
pointant son petit index vengeur vers le dit réchauffement. Pour ce qui
est des responsabilités du parti naziforme, attendons encore quelques
jours...
Six heures.
– Parce que je suis, depuis une heure environ, plongé dans sa
savoureuse correspondance avec Jim Harrison, je viens de commander deux
livres de Gérard Oberlé : Nil rouge et Itinéraires spiritueux.
Je suis absolument certain d'avoir déjà lu au moins un livre de cet
Alsaco-Morvandiau, et aussi de l'avoir aimé. Mais comme, d'une part,
j'ai perdu tout souvenir de son contenu et que, d'autre part, le dit
livre a proprement disparu de cette bibliothèque, j'en arrive à croire
que j'ai peut-être rêvé l'avoir lu. Ce n'est peut-être qu'un ressenti de lecture…
Vendredi 6
Huit heures. – Je crois avoir omis de noter la plus importante nouvelle domestique depuis des mois, peut-être même des années : j'ai changé de boulangerie
! Les deux ou trois derniers pains “meunier” que j'ai acheté à la
boulangerie dite “de la mairie” ressemblaient davantage à de grosses
éponges compactes qu'à d'honnêtes miches. Or, la boulangerie dite “du
pont” ayant récemment changé de tenanciers, j'ai découvert, un peu par
hasard, que le nouveau boulanger proposait à la convoitise et à
l'appétit des Pacéens un pain au levain tout à fait chrétien. J'ai donc,
après maint atermoiement – je suis d'un tempérament fidèle, pour ne pas
dire routinier –, dit un adieu muet et quelque peu honteux aux gens de
la mairie pour porter ma pratique à ceux du pont ; en espérant
secrètement que les premiers ne s'aviseront jamais de cette triste
défection.
–
On apprend des tonnes de choses, en lisant Jim Harrison. Par exemple,
jusqu'à ce matin, j'ignorais qu'il existât au Manitoba, à la frontière
de la Saskatchewan, une ville affublée du nom de Flin Flon.
–
Pendant que je papote ici, avec une insouciance frôlant l'inconscience,
une réunion interministérielle est organisée en urgence à Paris.
L'objet de ce Conseil extraordinaire ? La punaise de lit…
Dix heures. – J'ai été bien inspiré d'acheter le roman de Harrison intitulé Retour en terre : on y retrouve un certain nombre des personnages découverts dans De Marquette à Veracruz,
que je viens tout juste de relire. Cela dit, il ne s'agit pas à
proprement parler d'une suite, plutôt d'une sorte de... non, pour
l'instant, je sens bien que je ne parviendrai pas à m'exprimer
clairement ; sans doute parce que ce n'est pas clair dans mon esprit.
Peut-être plus tard, quand je serai plus avancé dans le second roman.
Trois heures.
– Le narrateur de ce roman (il est mi-indien, mi-finnois !) dit à un
moment qu'il ne croit pas à la réincarnation, mais que, s'il devait
revenir sur terre pour une seconde vie (pourquoi seulement une seconde,
d'ailleurs ?), il aimerait que ce soit sous la forme d'un corbeau. C'est
là un sort que je trouve moi-même enviable, ou au moins envisageable,
depuis plusieurs décennies. En tout cas, j'aimerais revenir en un truc
qui vole et à la chair immangeable...
– De Jim Harrison, dans son Journal gastronomique américain
: « Les grandes cuisines, la française et la chinoise arrivant
largement en tête, émergent dans des économies de pénurie où la rareté
des ingrédients garantit le maximum d'ingéniosité. À l'inverse, le
panier américain est tellement rempli que le fond vient de céder et que
nous mangeons d'ordinaire la bouillie ramassée par terre. Pas toujours,
mais très souvent. »
– Conseil de Dögen (永平道元), philosophe
japonais du XIIIe siècle : « Il est inutile de chercher à modifier la
réalité pour satisfaire le soi. » Un précepte que nos amis
progressisto-wokoïdes devraient afficher en grosses lettres au pied de
leur lit. Et même dans toutes les autres pièces de leur gourbi.
Samedi 7
Huit heures.
– Catherine, consultant la météo de son téléphone : « Il va faire chaud
presque toute la semaine prochaine ! » Moi, en reprise de volée : «
C'est normal, on est en octobre : c'est le dérèglement climatique
indien... »
–
Piqué ceci, qui m'a fait sourire, dans le roman en cours de Harrison : «
Un politicien local, qui refusait que l'enseignement des langues
étrangères soit inscrit dans le budget d'une école, a déclaré : “Si
l'anglais a suffi à Jésus-Christ, il devrait suffire à nos gosses.” »
–
Dans ma mini-série “les noms de villes saugrenus”, je viens de
dénicher, en Ontario, à une quarantaine de kilomètres au nord du lac
Supérieur, un bled nommé Wafa : ça s'écrit comme ça s'aboie.
Midi.
– Lorsque j'aperçois une tache noire dans la pâture qui jouxte
l'arrière de chez nous, je ne sais jamais trop s'il s'agit d'un petit
chat ou d'une grosse corneille : il faut que l'animal bouge pour que je
commence à m'en faire une idée. Et quand il s'envole, mes dernières
incertitudes le font avec elle.
(Ma
dernière phrase est évidemment incorrecte syntactiquement. Mais il me
plait que l'animal indistinct devienne brusquement corneille par le
simple glissement des pronoms. Si j'avais le sens du calembour, je
dirais : d'un seul coup d'elle...)
–
Nouvel exemple de balourdise de la part du traducteur “attitré” de
Harrison. Je plante brièvement le décor : David se pointe dans le bar
où sa maîtresse, avec qui il s'est engueulé la nuit précédente,
travaille comme serveuse. Arrive la phrase suivante : « Quand mon
cheeseburger volontairement trop cuit arrive devant moi, etc. » C'est
évidemment absurde. Bien sûr, on comprend ce que Harrison a dit et que
M. Matthieusent a cru traduire en français : que Carol, la
serveuse-maîtresse avait volontairement fait trop cuire la viande
destinée à son amant. Mais, dans l'opération, c'est elle qui a fait
preuve de volonté... et certainement pas le steak haché ! Il est donc
idiot de parler d'un cheeseburger volontairement trop cuit ; il fallait
tourner autrement la phrase, ce qui ne devait pas être trop difficile.
– Noms de villes saugrenus. Au bord du lac Supérieur, mais côté Michigan cette fois : Au Train.
Trois heures. – Et allez donc, ça continue ! Page 206 de Retour en terre
: « Les deux femmes évoquent les problèmes de la fille de Polly, là-bas
à New York, car elle souffre d'un violent herpès qui lui fait problème
pour trouver, etc. »
On peut faire
des tas de choses : faire le mur, faire semblant, faire la cuisine,
faire pipi au besoin... Mais “faire problème” ? Qu'est-ce que c'est que
ce putain de charabia ? Ah ! Oui, j'y suis : c'était pour le plaisir
d'employer deux fois le mot “problème” à deux lignes d'intervalle !
Ce
Brice Matthieussent, vraiment... Il a de la chance d'être un presque
vieillard ; sinon, je serais volontiers allé lui botter le cul. Même si
d'ignorer son adresse faisait problème...
Cinq heures. – Le David de Jim Morrison me donne une soudaine et furieuse envie de lire Le Labyrinthe de la solitude d'Octavio Paz. C'est malin...
–
Lorsque, plusieurs fois par jour, on passe comme je le fais des romans
de Harrison à ses chroniques, et retour, on finit par ne plus trop
savoir, tant la vision et les atmosphères sont sœurs, où passe la
frontière entre fiction et monde réel. Vient alors, évidemment, le
soupçon qu'elle n'existe pas, cette frontière. Ou alors, qu'elle passe
ailleurs, plus profond dans l'homme.
(Mais qu'est-ce que je raconte, moi ?)
Dimanche 8
Neuf heures. – Si l'on me demandait tout à trac “de quoi parlent” les deux romans de Jim Harrison, De Marquette à Veracruz et sa suite : Retour en terre, je serais incapable de répondre. Parce qu'il s'y passe beaucoup de choses, dont certaines importantes, voire tragiques, et en même temps
il ne s'y passe rien. Je veux dire (ou j'essaie de dire...) que tous
les événements ponctuels sont pris dans une sorte de flux, à la fois
lent et chaotique, qui est celui de la vie même, et qu'on pourrait
appeler : la Destinée, aussi bien individuelle que collective. C'est
d'ailleurs peut-être là le signe distinctif de Harrison, ce pouvoir de
dérouler et d'entrelacer diverses existences, sans avoir l'air d'y
toucher ; d'en être, tout comme nous, lecteurs, un simple spectateur.
(J'ai bien peur de ne pas être très clair...)
–
Les noms saugrenus : la ville de Belle Fourche, dans le Dakota du Sud.
Et les esprits pervers se demanderont si les femmes de Belle Fourche
sont plus bandantes que celles à fourche ordinaire...
On
notera que Belle Fourche – 5553 habitants – se situe à environ 25
kilomètres au nord de Deadwood, où se déroule l'excellente série
télévisée qui porte ce nom.
Midi. – Une forte pensée de Jim Harrison (dans une chronique) : « Manger est plus amusant quand on a faim. »
– Aujourd'hui, sombre dimanche,
comme chantait Damia : Le Plessis est plus ou moins occupé par une
bande de zombis post-modernes attifés de rose, arpentant nos quelques
rues, d'ordinaire si tranquilles. Que font-ils ici ? Ils marchent contre le cancer du sein.
Les métastases mammaires n'ont plus un poil de sec, cependant que
celles du foie, des poumons, de la gorge et des intestins sont plus
hilares que jamais.
Naturellement,
cette funèbre guignolade ne pouvant en aucun cas s'accomplir en
silence, le martèlement bovin d'une quelconque musique de merde nous
parvient de l'ancienne école, nous obligeant à demeurer porte et
fenêtres fermées, alors que nous pourrions profiter de ce fort bienvenu
réchauffement climatique indien. Il y a vraiment des cancers qui se
perdent...
–
Il est certain que les hommes d'âge ont beaucoup plus d'expérience que
les jeunes gens. Le problème est que l'expérience ne nous apprend jamais
rien.
Lundi 9
Cinq heures.
– Dans la salle d'attente de la clinique Pasteur : double rendez-avec
le Dr Bram, urologue de son état, celui-là même qui, il y a exactement
dix ans, m'a soulagé de mon sénestre rognon. En ce qui me concerne, je
veux juste qu'il me confirme le verdict positif émis par le bon Dr
Pluton, relativement à ma prostate. À dire vrai, je me serais fort bien
passé de la dite confirmation, mais comme je devais de toute façon
accompagner Catherine...
Six heures.
– Diagnostic plutonien confirmé par la HAU (haute autorité urologique) :
prostate de (presque) jeune homme. À surveiller tout de même...
Mais comment s'y prend-on pour surveiller une prostate ? On l'équipe d'un GPS ?
Mardi 10
Dix heures.
Apparemment, il existe aux États-Unis trois villes se nommant Saint
Cloud (sans trait d'union) : l'une en Floride, une autre dans le
Minnesota et la troisième au Wisconsin. Et j'aimerais bien savoir
pourquoi j'ai dérangé l'iBigo à seule fin d'y noter une telle chose,
rigoureusement dénuée d'intérêt. Sauf pour quelqu'un ayant des envies de
jumelage, peut-être.
Trois heures.
– Précepte forgé par Jim Harrison, et à mon avis souvent enfreint par
son auteur : « Ne mangez jamais en une seule journée davantage que le
poids de votre propre tête. »
Une tête humaine pesant entre 5 et 8 kg, la tolérance harrisonienne demeure confortable.
Cinq heures. – Remarque de Bernard Frank, en introduction à son recueil de chronique En soixantaine : « On pense un jour à un nouveau livre, on oublie de l'écrire, et ça devient une habitude. » Oh que oui !
Mercredi 11
Six heures. – Parce que je venais de relire la novella de Jim Harrison, nous avons, hier soir revu Légendes d'automne. Nous nous en sommes fort bien trouvés : c'est un excellent film, même si moins riche que le livre dont il est tiré.
Quatre heures.
– Une chose que j'ignorais (une parmi des wagons d'autres...) : le tout
premier jumelage interurbain a eu lieu en 1931 ; il fut pour associer
Tolède avec Toledo en Arizona.
– Demain, journée Desgranges.
Jeudi 12
Sept heures.
– Le folklorique Dr Arié semble de nouveau en crise : il m'expédie,
journellement, une petite dizaine de commentaires, qui oscillent entre
l'inepte et le vindicatif, certains parvenant à combiner ces deux
vertus. Je suppose que Nicolas a droit au même traitement de faveur...
Palinodie
qui ne va pas m'empêcher, d'ici une triplette d'heures, de partir pour
B., où les Desgranges m'accueilleront, dûment avertis de mon arrivée par
l'escouade de chats de plein air qui a établi son campement aux abords
de leur maison.
–
Se redire tous les matins, et aussi chaque fois que l'on émerge d'un
bain de boue touitteresque, se redire la phrase de Montaigne : «
S'escarmouche le monde en mille questions desquelles et le pour et le
contre sont faux. »
–
De George Bernard Shaw : « Celui qui peut, agit. Celui qui en est
incapable, enseigne. » Je me trouve bien aise de n'avoir jamais fait
l'un ni l'autre.
Neuf heures. – Itinéraires spiritueux
de Gérard Oberlé. On s'éveille dans le gris de la Lorraine, avant de
filer bien vite vers les coteaux ensoleillés et vinifères qui bordent la
plaine d'Alsace. Quelques années plus tard, nous voici dans le
Nivernais, après un détour coloré par le neuvième arrondissement de
Paris et un rapide mais très alcoolisé crochet par le Val d'Aoste. Et
soudain, à la page 135, nous sautons à pieds joints au milieu du bar de
Grand Marais, Péninsule Nord du Michigan ; où, il fallait bien s'y
attendre, nous accueille un Jim Harrison trônant, qui darde sur nous son
œil valide, pendant que l'autre semble suivre la croupe de la serveuse
qui vient de lui renouveler son whisky vespéral. Et nous ne sommes qu'à
l'exacte moitié de ce livre peu chiche en effluves divers.
Vendredi 13 (brrr...)
Deux heures.
– Je suis revenu hier de chez Michel avec une pile de magazines et
revues trois fois plus impressionnante qu'à l'accoutumée. Cet
accroissement de volume était dû à plusieurs numéros du Figaro Histoire,
revue toujours de bonne facture. Pour ce qui est du “tout-venant”, j'ai
pu constater, une fois de plus, que j'y trouvais de moins en moins de
choses à lire, que ce soit dans Causeur, dans L'Incorrect ou, moins encore, dans Valeurs actuelles.
Ce dernier titre est à peu près en dessous de tout, mais il a pour lui
de proposer une grille de mots croisés qui m'amuse encore. Il n'y a
guère que la revue Éléments pour avoir un contenu vraiment substantiel et digne d'intérêt.
– Dans la boîte aux lettres, quatre livres de Jim Harrison, dont j'ai la flemme de recopier ici les titres.
Samedi 14
Onze heures. – Pour me dépayser un peu du Michigan et de l'Arizona de Jim Harrison, j'empoigne le hors-série du Figaro consacré à Blaise Pascal...
Une heure.
– Une chose que j'ignorais. L'ancien billet de 500 francs,
familièrement appelé le “pascal”, était à l'effigie de l'auteur des Pensées.
Or, le dessin qui l'ornait avait été exécuté à partir d'un portrait que
l'on a longtemps cru être celui de Pascal... mais qui est en fait celui
de Le Maistre de Sacy, importante figure du Jansénisme et de
Port-Royal. Si bien que Pascal, lui, a toujours été absent du billet de
banque qu'on avait prétendu lui consacrer. Je ne sais pas quelle morale
on peut en tirer... mais il y en a sûrement une.
– Sous-titre d'un article de Causeur
: « Un professeur de nouveau tué, aux cris d'“Allah Akbar”. » Ce pauvre
Dominique Bernard aura donc été tué deux fois ; ce qui fait tout de
même beaucoup.
Dimanche 15
Cinq heures. – Je crois bien avoir noté ici que je trouvais un tantinet ridicule de faire de Vincent Cassel et Romain Duris deux des Trois Mousquetaires,
vu qu'ils ont plutôt l'âge d'être leurs pères. C'est avec une certaine
jubilation mauvaise que j'apprends à l'instant, dans le Figaro Histoire,
qu'en plus de ça, ce pauvre Porthos est brusquement devenu... bisexuel !
Je m'étonne que le Bourboulon à qui l'on doit cette palinodie filmique
n'ait pas fait de Milady un Milord transgenre. Un reste de timidité
peut-être ?
Lundi 16
Dix heures. – Je termine de lire à l'instant, dans Le Figaro Histoire, une assez longue interview de Pio Moa, ancien militant communiste espagnol et auteur d'un livre, Les Mythes de la guerre d'Espagne, qui semble remettre radicalement en cause tout ce qu'on (et moi dans ce “on”...) croyait avéré à propos de la Guerra civil.
J'ai grande envie de l'acheter, si je le trouve à prix raisonnable.
Après avoir dépouillé un grand nombre d'archives, dont beaucoup émanant
du camp “républicain”, Moa affirme la responsabilité quasi unilatérale
des partis de gauche, et au premier chef du Parti communiste, dans le
déclenchement de la guerre.
Dans
un genre plus léger, voire ludique, on observera que notre historien
ibérique était non seulement communiste mais de tendance maoïste ; ce
qui nous fait déboucher sur la fameuse ritournelle de Nino Ferrer : Mao et Moa.
–
Du duc de Morny, haute figure du Second Empire : « Dans ma lignée, nous
sommes bâtards de mère en fils depuis trois générations. Je suis
arrière-petit-fils de roi, petit-fils d'évêque, fils de reine et frère
d'empereur. » Boutade de rodomont ? Bien sûr que non. Remontons le fil.
Morny était le demi-frère de Napoléon III : voilà le “frère d'empereur”.
Leur mère commune était Hortense de Beauharnais, femme de Louis
Bonaparte, éphémère souverain de Hollande par décision de son frère aîné
Napoléon : “fils de reine” donc (et, accessoirement petit-fils
d'impératrice, puisque sa grand-mère est Joséphine de Beauharnais). Son
père était Charles de Flahaut, amant de la reine Hortense. Ce Flahaut
était le fils illégitime d'Adelaïde de Flahaut dont l'amant était
Talleyrand, évêque d'Autun : et un “petit-fils d'évêque”, un ! Enfin, la
belle Adélaïde était connue comme fille, évidemment illégitime, de
Louis XV : et nous tenons notre “arrière-petit-fils de roi”.
À part ça, il n'était pas plus comte ni duc que moi, sauf sur la fin.
Mardi 17
Dix heures.
– Station hebdomadaire sur le parking du Grand Frais d'Évreux. Comme
lecture d'accompagnement, j'ai échangé Cioran contre Bernard Frank : le
premier a bougonné un peu (mais pas tellement plus que d'habitude...),
le second a semblé ravi d'être de sortie.
Trois heures.
– D'après les astrophysiciens les plus à la pointe, l'univers
compterait, à la louche cosmique, deux billions de galaxies, soit deux
mille milliards. Questions simples et corrélées : qui les a comptées ?
Et comment ?
–
Sinon, tontine ; celle dont, à ce moment de l'année, j'escompte
toujours qu'elle sera la dernière... et qui ne l'est jamais. Un peu
comme les guerres mondiales, si on veut.
Mercredi 18
Sept heures. – Depuis avant-hier, nos soirées télé sont consacrées au Don paisible,
film fleuve (c'est bien le moins...) de Serguei Guerassimov sorti sur
les écrans soviétiques en 1957. Film en trois parties, dont il nous
reste la dernière pour ce soir, d'une durée totale de six heures. Film
dépaysant ( et aussi des paysans), pas toujours facile à suivre pour qui
ne connaîtrait pas déjà un peu l'histoire générale de la révolution
russe et celle, plus particulière, de ces Cosaques du Don. Dépaysant
aussi du fait que presque tous les acteurs, et surtout les actrices,
jouent de façon extrêmement théâtrale, ce qui n'est nullement
désagréable mais un peu surprenant au début.
Du coup, l'appétit venant en mangeant, m'a saisi l'envie de voir, et donc d'acheter, le Guerre et Paix
de Bondartchouk, film “monstre” à tous points de vue, à commencer par
celui de sa durée : huit heures. Je vais aller faire un tour du côté de
chez Rakuten, voir un peu ce que ces gens proposent à ma convoitise.
–
M. Matthieussent, traducteur décidément médiocre (Jim Harrison aurait
mérité mieux), semble ignorer – il n'est malheureusement pas le seul
dans sa profession – que l'expertise anglais se traduit en
français par “expérience” et non par “expertise”. Ce qui me fait songer
que j'ignore tout à fait comment notre “expertise” française se dit en
anglais (mais je m'en fous un peu).
–
Puisqu'on parle de Harrison, ceci : il me semble qu'en ses dernières
années, il avait un peu viré au vieux gauchiste, trop perméable à mon
goût à cette tristement fameuse “culture de la repentance” qui
empoisonne l'Amérique, et nous avec. Dans Péchés capitaux, son dernier roman, paru un an avant sa mort, il écrit par exemple ceci :
«
Du temps des croisades, quand une bataille était perdue, le sultan ne
faisait pas tuer tous les ennemis, il leur disait simplement de rentrer
chez eux et de ne plus revenir. »
D'où
a-t-il bien pu sortir une fadaise de cette envergure ? Laquelle fadaise
“bisounoursienne” est aussitôt mise en regard de la férocité quasiment
génocidaire des chrétiens...
Midi. – Trouvé le Guerre et Paix
sus-évoqué à 40 € chez Rakuten : aussitôt commandé. Du coup, je me
demande s'il ne serait pas judicieux de relire le roman de Tolstoï avant
de recevoir le film. (Interrogation toute rhétorique : j'ai déjà décidé de me lancer dans cette relecture...)
–
Formule plaisamment imagée qu'utilisent, semble-t-il, les habitants de
la Péninsule Nord lorsqu'ils veulent désigner une femme ne répugnant que
fort peu à l'accouplement impromptu : « Elle baiserait un tas de
cailloux si elle savait qu'il y a un serpent dedans. » Je me demande si
tout cela est bien correct, politiquement et sexuellement parlant : à
vérifier auprès de ces dames des comités Mitou...
Deux heures. – Chanceux que je suis ! Je pensais ne posséder Guerre et Paix
que dans une triste édition de poche en deux volumes, et voici que,
vérifiant tout de même dans la bibliothèque voisine, je constate que je
l'ai dans la Pléiade, sagement rangé entre Dostoïevski et Tourgueniev.
Jeudi 19
Dix heures. – Titre divertissant sur le site de Contrepoints : « Attaque du Hamas en Israël : Emmanuel Macron, un discours attendu. » Attendu par qui,
grands dieux ? À moins que l'auteur de ce titre à la syntaxe fort
embryonnaire n'ait voulu parler d'un discours se faisant un peu trop
attendre ? Cela n'aurait pas plus de sens : qui pourrait trépigner
d'impatience à l'idée que notre syndic de faillite tarde à faire un peu
de bruit avec sa bouche ? En outre, sur un sujet dont il ne maîtrise ni
les tenants, ni les aboutissants. Ni rien de ce qui pourrait se trouver
entre les deux.
– Terminé hier soir, et au triple galop, l'ultime roman de Jim Harrison. Le roman de trop. Péchés capitaux
ressemble à ses livres précédents comme une coquille d'œuf ressemble à
un œuf : même apparence, mais rien dedans. On pourrait aussi évoquer un
vieux rafiot exténué dont les moteurs sont tombés en rade et qui court
encore un peu sur son erre. Expérience de lecture un peu triste.
Après
ce lugubre crépuscule, replonger dans les salons moscovites et
pétersbourgeois dans le sillage de Tolstoï m'a remis à peu près
d'aplomb. Sans effacer totalement mon ressentiment envers l'ogre édenté
du Michigan.
En complément de programme à Guerre et Paix, j'ai ressorti le Tolstoï ou Dostoïevski de George Steiner, réédité l'année dernière par les Belles Lettres et acheté par moi je ne sais plus quand.
D'après
lui, Steiner, la tâche du critique doit être de distinguer entre le bon
et le meilleur, et non entre le bon et le mauvais, fonction subalterne
qu'il convient de laisser au chroniqueur.
Cinq heures.
– Pendant que, debout dans la cuisine, je dégustais un peu
mélancoliquement mon yaourt nature enrichi d'une douzaine de framboises
portugaises, j'avise le sachet de quatre tranches de jambon blanc acheté
voilà deux jours au Grand Frais. Et mes yeux tombent malencontreusement
sur l'inscription suivante : “Fabriqué dans notre atelier du Limousin”.
Je connaissais le jambon cuisiné ; ou à la rigueur préparé ; mais du
jambon fabriqué ? Et sortant d'un atelier ? Pourquoi pas,
aussi, un rôti de veau assemblé sur une chaîne de montage ? Si j'avais
été là au moment de l'achat (mais j'étais resté dans la voiture avec
Bernard Frank...), et que j'avais repéré à temps cette phrase grotesque,
le jambon manufacturé serait resté sur son présentoir.
Vendredi 20
Sept heures et demie. – J'apprends à l'instant, dans la traduction de Guerre et Paix,
l'existence d'un verbe que je n'avais encore jamais rencontré :
chauvir. Dont voici le sens, piqué chez Dame Ternette : « Dresser les
oreilles, en parlant des animaux qui ont les oreilles longues et
pointues, tels que les chevaux, les mulets ou les ânes. »
–
Tout à l'heure, passage de Charlus chez l'esthétichienne, qui va
promptement faire de cette espèce de Chewbacca un genre de rat pelé (rat
pelé à l'ordre, bien entendu…).
Deux heures.
– Je me demande s'il serait possible d'écrire en une langue encore plus
pâteuse, et sur un ton plus pontifiant, que le blogueur pseudonommé
Authueil, un genre de “référence” pourtant, dans le petit marigot
blogosphérique ; personnage dont j'étais d'ailleurs persuadé que, comme
tant d'autres, il était mort de sa belle mort (ou d'un excès de vacuité
?), mais qui vient de faire sa réapparition dans la blogoliste de
Nicolas. Voilà un garçon chez qui, pour ce qui concerne l'expression
écrite, l'artificiel semble être parfaitement naturel, et la banalité du
propos une sorte d'originalité personnelle. D'après Dame Ternette, ce
garçon serait attaché parlementaire ; soit, en français de tous les
jours : parasite mensualisé. La fonction créant l'organe, je m'explique
beaucoup mieux cette langue à la fois creuse et pondéreuse dans laquelle
il se fait croire à lui-même qu'il exprime quelque chose, et où chaque
phrase tombe comme un pesant bloc de pierre blanchâtre détaché de sa
falaise.
–
Sinon, ce bon Renépol essaie de me chercher des poux dans la tête à
propos de ce que j'ai dit, sur le blog-mère, de mon agacement à voir le
mot “héros” employé à tout bout de champ et, qui plus est, à mauvais
escient. Il ne parvient à dénicher aucun pou, pour la bonne raison qu'il
n'a pas encore réussi à localiser ma tête. Croyant me mettre dans
l'embarras, il me cite deux extraits anciens de ce journal dans lesquels
j'ai qualifié de “héros” d'une part un personnage sur lequel je devais
écrire un article, d'autre part l'une de mes connaissances qui, ce
jour-là, signait son dernier livre dans une quelconque librairie. Il ne
voit pas, ou plutôt il n'entend pas, que je me situais là dans un
registre différent, à un tout autre “niveau de langue”, beaucoup plus
familier, voire très légèrement moqueur. Je suppose que si, au lieu de
“héros”, j'avais employé le mot “roi” – ce que j'aurais très bien pu
faire en effet –, mon contradicteur aurait voulu savoir quand ces deux
personnages avaient été couronnés, s'ils avaient bien été sacrés à
Reims, si celui des deux qui est mort aujourd'hui reposait à
Saint-Denis, etc. J'ai failli, en commentaire chez lui, me mettre à lui
expliquer un peu cela ; et puis, à quoi bon ?
Samedi 21
Dix heures.
– Si l'on en croit Tolstoï, le juron favori du tsarévitch, en 1805 en
tout cas, était “tas de Bachibouzoucks !”. Affirmation qui, chez le
lecteur d'aujourd'hui, provoque de perturbantes distorsions
littéraro-temporelles, pour peu qu'il soit raisonnablement tintinophile.
Cinq heures. – Catherine m'apprend que, devant l'imminence de je ne sais quel ouragan, la Guadeloupe vient de passer en alerte violette.
« Je ne savais même pas que ça existait », ajoute-t-elle. Non, moi non
plus. Mais c'est logique : à partir du moment où la moindre brise
déclenche une alerte orange, que le rouge n'est plus là que pour
indiquer une pluie un peu soutenue, il fallait bien inaugurer une
nouvelle couleur pour signaler un danger réel. Toujours à la
Guadeloupe, on demande officiellement aux habitants de se “confiner” –
mot très à la mode – chez eux, ce qui est une façon de prendre les
Guadeloupéens pour d'immatures crétins : comme si, vivant là, ils ne
savaient pas depuis longtemps comment se comporter en cas d'ouragan.
Dimanche 22
Huit heures. – Question difficilement soluble, pour le lecteur français de Guerre et Paix
: lorsque prend fin la bataille d'Austerlitz, a-t-il, en tant que
Français, le sentiment d'une éclatante victoire, ou bien, en tant que
lecteur, de Tolstoï, celui d'une défaite cuisante ?
On ne devrait jamais relire Guerre et Paix...
–
Encore un verbe que je découvre (chez Tolstoï, ou plus exactement chez
son traducteur) : “se motter”. Terme de chasse qui signifie “se cacher,
se blottir derrière des mottes de terre, en parlant des perdrix”. Sauf
que Tolstoï, lui ou son traducteur, l'emploie à propos d'un lièvre.
Cinq heures.
– Tolstoï fait parfois preuve d'un humour caustique mais discret, qu'on
pourrait qualifier de pré-proustien. Ainsi, au chapitre VI de la
seconde partie du livre deuxième de Guerre et Paix (ouf !), bref :
à la page 474 de l'édition Pléiade, il dit ceci d'Hélène, la femme de
Pierre Bézoukhov, bête comme une oie et ayant plus au moins le feu au
cul, mais pas avec son mari : « elle posa à Boris plusieurs questions
sur son voyage et la situation de l'armée prussienne ne laissa pas de la
préoccuper. » On croit entendre déjà le fameux “la Chine m'inquiète” de
la duchesse de Guermantes.
–
Beau texte
de Jérôme Vallet, à propos d'une “crémation” à laquelle il venait
d'assister. Nous sommes, au moins à ce sujet, sur la même longueur
d'onde.
Lundi 23
Sept heures.
– Je suis fasciné (le mot est sans doute un peu fort : disons que cela
me fait rêvasser...) par le fait que Tolstoï et Dostoïevski ne se sont
jamais rencontrés, pas une seule fois. Bien évidemment, chacun lisait
l'autre, et même le commentait parfois, mais ils ont toujours semblé
prendre grand soin de s'éviter ; comme si tous deux sentaient ce qu'une
confrontation directe aurait de déplaisant, de déstabilisant, peut-être
même de destructeur.
Une heure.
– Autant que faire se peut, il me semble préférable d'éviter l'emploi
de l'adjectif “comparable”, en raison de son ambivalence, source de
malentendus qui peuvent se révéler problématiques.
Comparable,
en son sens propre, signifie simplement “qui peut être comparé”. Mais,
de plus plus me semble-t-il, il s'est mis à vouloir dire quelque chose
comme “à peu près semblable” ou encore “ressemblant” : d'où les
malentendus.
Ainsi,
par exemple, si untel vient me dire que Tolstoï et Dostoïevski ne sont
pas comparables (au second sens du mot) et que je lui rétorque que, si,
ils sont parfaitement comparables (au sens premier), nous aurons tous
les deux raison bien que disant exactement l'inverse l'un de l'autre.
Mais
alors, si l'on veut lever l'ambiguïté, par quoi remplacer comparable,
dans son sens second ? Aucun terme ne me paraît pleinement satisfaisant,
et c'est bien tout le problème. “Semblable” est évidemment trop fort,
“identique” encore davantage, “voisin” est trop vague, etc.
Bref,
on n'est pas sorti du bois, comme disent les Québécois, dont la langue
est certes comparable à la nôtre... mais de moins en moins comparable.
Trois heures.
– Je ne sais pas qui est François Malaussena, et je tiens à demeurer
dans cette bienfaisante ignorance. C'est en tout cas un garçon qui
n'aime pas que l'on stigmatise le doux et pacifique “allah akbar” que
les islamopithèques meurtriers clament parfois en pleine action, sans
doute par distraction. Voici ce qu'il écrit, dans son petit cloaque
touitteresque : « Quand des terroristes égorgeront des gens en criant
“liberté, égalité, fraternité” pour nous faire chier, devra-t-on leur
abandonner ? » Je passe sur la syntaxe fort approximative de sa
question. Mais M. Malaussena semble ne s'être pas avisé que personne
n'égorgeait des gens dans la rue en criant ce qu'il dit. Pas plus qu'en
hurlant “À la soupe !” ou “Vive les vacances au ski !” J'ajouterai à
cela qu'il ne me paraît pas certain que nos égorgeurs d'importation
poussent leur cri dans le seul but de “nous faire chier”, comme le dit
si élégamment et si subtilement M. Malaussena.
D'où la mienne, de question : M. Malaussena est-il foncièrement malhonnête, maladivement islamolâtre ou simplement abruti ?
Six heures.
– Titre de mes analphabètes d'élection : « Attaques et appels au
boycott de l'entreprise McDonald's se retrouvant impliquée dans le
conflit entre Israël et le Hamas. » Je suppose qu'ils ont dû se trouver
pris en sandwich.
Mardi 24
Six heures (du soir...).
– Est-ce que vraiment “c'était mieux avant” ? Probablement pas. Alors ?
Alors, ceci de Jean Dutourd, à quoi il me parait bon de souscrire :
«
Quant aux idées de maintenant, j'ai le bonheur d'éprouver surtout de
l'antipathie à leur égard, non qu'elles soient plus fausses ou plus
bêtes que les idées de 1830 ou de 1730, mais elles sont de mon temps,
elles traînent partout, on me les serine chaque jour, j'en suis excédé. »
Voilà.
Pour le dire plus abruptement et avec moins d'élégance, les marottes et
âneries du passé ont cette supériorité sur les nôtres que plus personne
ne nous casse les couilles avec. Et que, en plus, nul n'exige que l'on
se prosterne devant elles.
Mercredi 25
Sept heures (du matin...) – Reçu hier le Guerre et Paix
de Bondartchouk, film de près de huit heures, que nous ne regarderons
que quand j'en aurai terminé avec la “version papier” de l'œuvre en
question ; ce qui n'est pas exactement pour demain puisque, en ayant lu
environ 700 pages, je ne suis même pas à la moitié de ce roman monstre.
Pas gênant dans la mesure où nous avons, hier soir, abordé la quatrième
et dernière saison de Succession, excellente série HBO.
–
Toujours hier, j'ai reçu de l'attachée de presse des Belles Lettres
leur programme de parutions nouvelles pour janvier et février prochains.
Comme à chaque fois, cette aimable personne me prie de “revenir vers
elle” si jamais un ou plusieurs livres de la liste se trouvaient
m'intéresser. En principe, je ne “reviens” jamais, ayant horreur de
quémander, même quand on m'y incite gentiment. Or, cette fois, mes yeux
sont tombés sur les deux derniers tomes du journal de Muray, à paraître
ensemble le 4 février. J'ai donc tordu violemment le bras à mes
principes (qui d'ailleurs n'en sont pas à proprement parler : c'est
plutôt une grande gêne que j'éprouve à l'idée de réclamer quoi que ce
soit d'indu), et signifié clairement à la dame concernée qu'elle me
comblerait d'un ineffable bonheur en me faisant parvenir les deux
volumes en question. Si, comme je le pense, ma requête se perd dans les
sables (février est encore si loin…), j'en serai quitte pour les
acheter, comme je l'ai fait pour les trois tomes précédents (trois ou
quatre ? Voilà que j'ai comme un doute... en fait, quatre : je viens
d'aller vérifier), ce qui, évidemment, ne fera que renforcer ma
répugnance à m'attirer de quelconques privilèges.
–
Par ailleurs, j'ai repris, en lecture d'appoint, ou de contrepoint, le
recueil de chroniques littéraires de Dutourd qui s'intitule Domaine public
: il ne s'y occupe que d'écrivains morts, ce qui est fort agréable.
L'inévitable conséquence est qu'il me donne de brusques désirs de lire
ou relire tel ou tel ; par exemple Paul-Jean Toulet dont, par chance, je
possède déjà les œuvres à peu près complètes. Cela dit, il est assez
probable que cette envie m'aura passé quand j'en aurai fini avec
Tolstoï. Pour faire place à d'autres, sans doute...
– À propos de Dutourd, je suis plus ou moins titillé par l'envie d'acheter Les Horreurs de l'amour,
volumineux roman de lui, datant des années soixante mais récemment
réédité. Michel Desgranges est plus ou moins responsable de ce désir
incongru. Lors de notre dernier déjeuner, il m'a dit en substance : « Je
suis un peu curieux de ce roman, et j'aimerais bien que vous le lisiez
d'abord pour me dire si ça vaut la peine que je l'achète. » Je lui ai
évidemment rétorqué qu'il pourrait, lui, l'acheter et ensuite me dire si ça vaut la peine que, moi, je le commande. Mais je sens bien qu'il n'en fera rien et que ça va être à moi de me dévouer...
Trois heures.
– Tolstoï est une espèce de “deux en un”. Il y a en lui un romancier
dont la parfaite maîtrise est au service d'une puissance rarement
égalée. Mais, soudain, celui-ci se fait arracher la plume des mains par
l'autre Tolstoï, un songe-creux qui se met à ratiociner à propos de
tout, de l'histoire, des fins dernières, du hasard et de la
prédestination, etc., entremêlant les évidences aux plus délirantes
âneries. (Voir par exemple les premiers chapitres du livre troisième.)
–
J'ai toujours beaucoup aimé cette anecdote – vraie ou controuvée, peu
importe – concernant Guillaume Budé, à qui un de ses valets, affolé,
vient annoncer que la maison est en feu, et qui, sans lever le nez du
livre qu'il lit, lui répond tranquillement : « Avertissez ma femme, vous
savez que je ne me mêle point du ménage. » Je m'en amuse, tout en
sachant que je devrais sans doute m'en offusquer plutôt. Car la remarque
dénote chez l'ignoble Guillaume un sexisme parfaitement inacceptable :
quel déplorable exemple pour nos chères têtes blondes crépues ! Et
personne pour se demander comment la pauvre Mme Budé s'est tirée de ce
mauvais pas...
Sait-on
seulement comment elle s'appelait, cette triste victime du patriarcat
de style Renaissance ? Gertrude Budé ? Solange Budé ? Guillermine Budé ?
Encore une pauvre invisibilisée, sacrifiée sur l'autel d'un mâle
probablement cisgenre et arrogamment content de l'être !
–
Je constate qu'à son époque Dutourd était aussi mal disposé envers les
traducteurs de livres étrangers que je le suis à la mienne. « Notre mal
vient de plus loin », donc.
Par ailleurs, le même Dutourd vient de me vanter les grands mérites du Roman de l'énergie nationale
de Barrès... que Michel m'invitait pressamment à lire lors de notre
dernière rencontre. Bon, bon, si tout le monde s'y met... Je vais
toujours rapporter le volume “Bouquins” de la Case. Mais Maurice devra
attendre que j'en aie fini avec Léon.
Jeudi 26
Dix heures.
– De Joseph Joubert (1754 – 1824) : « Sexes. L'un a l'air d'une plaie,
l'autre a l'air d'un écorché. » C'est sans doute pour cela que notre
temps a remplacé le sexe par le genre : ça fait tout de suite plus
propre ; presque pimpant.
– De Jean Dutourd, parlant de l'unique roman de Marat, Les Aventures du jeune comte Potowski
: « La niaiserie est la forme que prend la sensibilité chez les hommes
impitoyables. » Si, de nos jours, on se réfère aux divers cloaques de
type Twitter, l'assertion me semble encore plus vraie pour ce qui
concerne les femmes.
–
Et, puisqu'on parle de Marat, cette exclamation de Mark Twain, à qui
l'on rapportait son poignardage par Charlotte Corday : « Pour une fois
qu'un Français prenait un bain ! »
–
Je trouve toujours un peu curieuse cette expression qu'emploient
régulièrement mes ex-confrères dans leurs notices nécrologiques :
“Machin Truc, mort des suites d'un cancer”. Le cancer ne
suffirait donc pas à tuer son hôte ? Il lui faudrait des “suites”, en
quelque sorte des aides qui viendraient terminer le boulot ? Est-ce que,
dans son cas, guérison ou mort ne sont pas les seules suites
raisonnablement envisageables ?
Trois heures.
– Curieuse maladresse de Dutourd qui, d'ordinaire, sait parfaitement sa
langue. Parlant d'Augustin Thierry, il écrit qu'il “a pris de
Chateaubriand une certaine couleur, une façon ample et dramatique de
peindre le passé qui tient autant de l'histoire que du roman”. Pour être
logique, Thierry étant historien, Dutourd aurait dû écrire “qui tient
autant du roman que de l'histoire”.
–
Dans ses fameuses lettres à Stendhal, Mérimée évoque régulièrement ces
femmes qu'il a “traitées comme des aiguilles”. Je suppose qu'il veut
dire qu'il les a “enfilées par le chas”... Mais peut-être me trompé-je.
Sept heures. – Je viens de rapporter au salon le premier volume Pléiade de la Correspondance de Flaubert. À l'inverse, Cioran et ses Cahiers ont pris le chemin de l'exil, c'est-à-dire de la Case : au moins, maintenant, ce vieux raseur pleurnichera pour quelque chose.
Vendredi 27
Huit heures.
– J'ai publié hier, sur le blog-mère, un court billet de tonalité
nettement "déconnante”, dans lequel je feignais de croire, pour m'en
indigner vertueusement, que l'identité de la femme de Guillaume Budé
était restée totalement inconnue (on peut en lire l'amorce ici même, supra).
C'était évidemment une gaminerie. Eh bien, il s'est tout de même trouvé
deux lecteurs pour, après recherches internétiques, venir m'informer
doctement que si, si, on connaît très bien le prénom de Dame Budé. Comme
si je n'aurais pas été capable de le trouver moi-même en deux
clics-souris si j'avais vraiment voulu le savoir. Il me semblait
pourtant clair, vu le ton général de ces deux ou trois paragraphes, que
tel n'était pas mon propos ; que je n'avais d'ailleurs aucun “propos”,
sinon celui de faire sourire au passage une poignée de lecteurs : raté
apparemment.
Midi.
– Nos valeureu•x•ses jean-moulins et jeanne-moulinettes de clavier
s'offrent aujourd'hui une journée “sans Twitter” (tiendront-ils jusqu'à
minuit ? Le monde tremble...). Cet acte héroïque de résistance, de la
part des croisés de la liberté, a pour but de protester hautement contre
l'expression de toute opinion qui ne serait pas exactement conforme à
la leur, les dites opinions étant généralement hâtivement travesties
sous le nom de Fake News, alors qu'il s'agit seulement, si l'on tient à l'anglais, d'Unpleasant News
pour leurs oreilles délicates. Tout ce que les cloaques internétiques
comptent de spectres gauchisants s'est évidemment engouffré dans cette
brèche… qui laissent totalement indifférents les neuf dixièmes et demi
de la population, et qu'eux-mêmes auront oublié dès demain matin.
Quatre heures. – La préface que Jean Bruneau a placée en tête du premier volume de la Correspondance
de Flaubert est un modèle du genre, modèle qui n'est hélas quasiment
plus jamais imité de nos jours : précise, riche d'informations, exempte
de toute fatuité et de jargon d'universitaire, tout entière au service
de son sujet, et non l'exact inverse comme c'est si souvent le cas
désormais. Bref, en 1973, la Pléiade restait, mais pour peu de temps
encore, une collection tout à fait fréquentable. Dame Ternette m'informe
que Jean Bruneau est mort en 2003, octogénaire ; je salue donc sa
mémoire.
–
Toujours aussi fasciné par l'une des premières lettres que nous ayons
de Flaubert. Il vient d'avoir 9 ans et il écrit à Ernest Chevalier (je
rétablis orthographe et ponctuation) :
«
Si tu veux nous associer pour écrire, moi j'écrirai des comédies et toi
tu écriras tes rêves. Et comme il y a une dame qui vient chez papa et
qui nous conte toujours des bêtises, je les écrirai. »
C'est-à-dire
que tout se passe comme si, avant 10 ans, Gustave savait déjà que la
bêtise serait la grande affaire de sa vie littéraire, comme si
bouillonnaient déjà dans cet enfant Bouvard et Pécuchet ainsi que le Dictionnaire des idées reçues.
Une
autre chose étonnante, dans ces lettres enfantines : celles du Gustave
de neuf ans sont parsemées de fautes, dont certaines assez grossières ; à
onze ans, il n'en fait plus une seule. Apparemment, l'Instruction
publique était un petit plus efficace que notre Éduc' nat'...
Samedi 28
Neuf heures.
– C'est tout de même curieux, cette propension, presque puérile, qu'a
Tolstoï de refaire après coup les batailles (celle de Borodino par
exemple, au livre troisième), en présentant comme évidents des
enchaînements qu'il était impossible de prévoir, ni même de distinguer,
au moment des faits, dans le feu des actions entremêlées. Il cède
constamment au Post hoc, ergo propter hoc des Latins, pensant que
si deux événements se suivent, le second est forcément la conséquence
du premier ; ce qui, dans la réalité est rarement vrai. C'est une sorte
de reliquat de la pensée médiévale : si une épidémie de peste se déclare
un mois après le passage d'une comète, c'est donc la comète qui est
responsable de la peste. Pensée médiévale peut-être, mais dont nous
sommes nous-mêmes fort loin d'être affranchis.
Dix heures.
– Nouveau mot rencontré à l'instant : veillote. « Petite meule de foin
temporaire, faite dans le champ à partir des andains de foin coupé et
séché, et destinée à être chargée dans la fourragère. » Pas facile, de
nos jours, de placer cette veillote dans une conversation...
– Sinon, je viens de tourner le coin de la page 1000 de Guerre et Paix : plus que 600…
–
Et je me demande si le fait que tous les valeureux combattants du Bien
ont, hier, boudé Twitter en masse a suffi à faire plier le genou à
l'ignoble Musk, le décidant à museler une bonne fois pour toutes les
innombrables mal-pensants qui grenouillent dans les bas-fonds de son rézosocio afin d'y répandre leurs miasmes délétères, dignes des heures, etc.
Dimanche 29
Six heures.
– Ce matin, donc, en plus du dérèglement climatique : dérèglement
horaire. Une excellente occasion pour pleurnicher un peu plus, que
certains, je gage, ne vont pas laisser passer. Pour moi, je me suis
contenté de mettre horloges, montre et réveil à l'heure nouvelle – qui
serait plutôt l'heure ancienne, du reste.
– Je crois bien ne m'être jamais rendu compte, lors de mes deux ou trois précédentes lecture de Guerre et Paix
(qui doivent s'échelonner sur un demi-siècle...) à quel point Natacha
Rostov pouvait être une adolescente pénible, parfois même horripilante.
En ce sens, d'ailleurs, le portrait qu'en trace Tolstoï est tout à fait
réussi. Mais enfin, je gardais plutôt le souvenir d'une jeune femme au
charme encore juvénile mais troublant et difficilement résistible ; un
peu comme si je continuais à la voir avec les yeux du prince André
Bolkonski à l'époque où il la demande en mariage.
Mais
il y a autre chose, sans doute : le souvenir très net du film de King
Vidor, vu plusieurs fois lui aussi, dans lequel cette même Natacha est,
en quelque sorte, transfigurée par le charme d'Audrey Hepburn qui
l'incarne. Je suis curieux de voir si la Natacha du film de
Bondartchouk, que nous regarderons d'ici quelques jours, parvient à
effacer, ou au moins à faire un peu pâlir, ce souvenir tenace.
–
Il y a six ans jour pour jour, me rappelle Catherine, Charlus faisait
son entrée chez nous. Et il y a 29 ans, également jour pour jour,
Catherine et moi nous épousions en la mairie de Beaulieu-sur-Loire. Je
crois que c'est tout pour le 29 octobre.
Midi.
– De Flaubert, dans une lettre de 1842 (il a 20 ans) : « La justice
humaine est d'ailleurs pour moi ce qu'il y a de plus bouffon au monde, —
un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de
rire, s'il ne me faisait pitié [...] » Opinion que je partage
entièrement, et de plus en plus à mesure que je prends de l'âge. La
fameuse formule “Je fais confiance à la justice de mon pays” m'apparaît,
pour reprendre une expression flaubertienne, comme un Himalaya de
niaiserie.
– Dans l'un des deux derniers épisodes de Succession,
une réplique qui semblerait sortie tout droit de la cervelle de Joseph
Prudhomme : « Tu n'aurais jamais osé manquer l'enterrement de mon père
de son vivant ! »
Quatre heures.
– Jeudi prochain était prévu un déjeuner à Fontaine-le-Dun, au
restaurant, avec ma mère, mon frère, sa femme et leur fille. Or,
Philippe a trouvé malin d'attraper le Covid : plus question pour eux de
venir des Landes, et nous déjeunerons donc avec ma mère seulement...
mais tout de même au restaurant prévu. Il faut d'ailleurs que je pense,
demain quand ils seront ouverts, à les appeler pour “réduire la voilure”
de notre réservation.
Lundi 30
Six heures et demie. – Hier soir, alors que nous nous apprêtions à regarder le Anna Karénine
de Julien Duvivier, notre lecteur de DVD est brusquement passé de vie à
trépas. Tout à l'heure, nous le remplacerons par celui qui dort au
sous-sol depuis un an ou deux, en espérant pouvoir le tirer de sa longue
léthargie. Dans le cas contraire, il faudra bien se résoudre à faire un
petit tour dans une boutique idoine.
Onze heures.
– Eh bien, il fonctionne parfaitement, ce lecteur exhumé des
profondeurs très encombrées du garage ! J'en suis d'ailleurs fort
surpris — presque déçu...
Six heures. – Titre légèrement surréaliste pêché sur Atlantico
: « La réforme institutionnelle en Corse divise les Bonapartistes » Et
pourquoi ces guignols ont-ils droit à, tout soudain, à une majuscule
initiale ?
Mardi 31
Cinq heures et quart. – Mais enfin, qu'est-ce qui leur a pris, à nos éboueurs, de passer vider nos poubelles il y a une demi-heure, soit à cinq heures moins le quart du matin
? Du coup, par un genre de solidarité intersectionnelle entre
travailleurs et retraités, je me suis levé. Et, maintenant, j'ai l'air
un peu con...
–
Hier soir, nous avons regardé une production netflicarde qui, fait
exceptionnel, était d'une excellente qualité. Il s'agit d'une adaptation
allemande, allemande et longue de deux heures et demie, du roman
d'Erich Maria Remarque, À l'Ouest rien de nouveau. Quand je dis
“nous”, j'exagère : Catherine a décroché très vite, ne supportant plus
les scènes de guerre un peu réalistes : on devient délicat, avec l'âge,
il faut croire. En tout cas, un film nettement, voire hautement,
recommandable.
–
J'apprends, par Tolstoï, qu'il existe en Russie une sorte d'équivalent
de ce que, dans le nord-est de l'Amérique, les Québécois nomment l'été des Indiens. Les Russes, eux, l'appellent – ou l'appelaient – l'été des femmes ; sans doute parce qu'ils manquent d'Indiens.
Dix heures.
– Vu la tempête annoncée pour après-demain, je viens, sur les
injonctions de Catherine, d'annuler notre petite expédition en
Seine-Maritime, prévue justement ce jeudi. Prévenue à l'instant par
téléphone, ma mère s'est déclarée soulagée de cette non-venue.
Quatre heures. Terminé Guerre et Paix
à l'instant. Quand je dis “terminé”, c'est tricherie : les cinquante
dernières pages de l'épilogue sont une épaisse et indigeste tartine
théorico-fumeuse, par-dessus laquelle j'ai allègrement sauté pour
atterrir directement sur le mot “fin”.
Dès demain matin, cap à l'ouest pour un retour sur les rives des lacs Supérieur et Michigan.
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