DANS LA BARQUE D'ÉMILE
Samedi 1er
Trois heures et demie. – Si je commence ce nouveau journal mensuel à cette heure-là, c'est qu'elle marque très précisément le milieu de mes quinze jours de célibat forcé, Catherine étant partie samedi matin et revenant dimanche matin (pas demain, évidemment).
– J'ai terminé L'Argent tout à l'heure. Ce n'est pas, une grande cuvée Rougon-Macquart ; pas une piquette
non plus, cela dit : disons un cru bourgeois, sans trop de saveur ni de
bouquet. Bien sûr, Zola, en maître des grands mouvements qu'il est, sait
fort bien rendre les séances boursières, et, après quinze volumes déjà
écrits de sa saga, il est bien évident qu'il est capable de nouer une intrigue.
Seulement… Seulement, ça ne fonctionne qu'à demi (et en étant
indulgent). On sent trop le plan ; dès le début, on sait à quoi on va
aboutir, aucune surprise n'est possible : c'est “ascension et chute”
garanti dès le premier chapitre. Alors, bien sûr, tout cela est
“ficelé”, Zola pose soigneusement,
au fil des deux ou trois premiers chapitres, les pierres d'attente dont il va avoir besoin ; seulement, comme il les
badigeonne de rose fluo, on ne voit plus qu'elles, on devine les arches
et les voûtes à venir avant même qu'il en ait attaqué les piliers et les
arcs. Pour ne pas rester sur cette impression très mitigée, j'ai sorti La Terre
de son rayon. Si je me souviens bien, c'est le premier Rougon-Macquart
que j'ai lu, je devais avoir 15 ou 16 ans. Je l'ai relu ensuite,
probablement il y a une trentaine d'années : j'ai hâte de voir ce que je
vais en penser.
– Il semble y avoir une sorte de
malédiction qui pèse sur les séries américaines, dont Catherine et moi
faisons grande consommation, ainsi que l'on sait. Appelons-la : la
malédiction de la saison 4. Bien que de nature fort différente, elle me
fait irrésistiblement penser à celle qui pèse sur les musiciens avec leur
neuvième symphonie. Je ne parle évidemment que des séries qui, au
départ, semblent – et sont – d'excellente qualité, frôlant même le
génie, parfois. Ce génie, cette qualité, elles parviennent à s'y
maintenir durant les trois premières saisons ; puis, tout se dérègle.
Durant la quatrième saison apparaissent de sérieuses lézardes,
lesquelles font que, dans les saisons ultérieures, tout s'écroule
brutalement. Ce fut le cas avec Homeland, excellente série
d'espionnage qui perdait tout intérêt (enfin, disons les trois quarts de
son intérêt) une fois la première histoire achevée ; or, justement,
celle-ci courait sur les trois premières saisons.
Phénomène encore plus net avec The Americans,
série “paranoïaque” (ce n'est là que ma petite classification
personnelle…) se déroulant au tout début des années quatre-vingt et dont
les personnages principaux sont un couple d'agents du KGB installés aux
États-Unis depuis plus de quinze ans, ayant un vrai métier, des
enfants, etc. Là encore, les trois premières saisons sont remarquables,
puis, vers le milieu de la quatrième, c'est comme si un ressort venait
de se casser, ou si les producteurs venaient brusquement de virer tous
les scénaristes initiaux : ça se met à tourner en rond, à devenir
verbeux, à rabâcher de piètres histoires de famille, etc. La saison cinq
est si pitoyable que j'ai abandonné au bout de trois ou quatre
épisodes.
Le phénomène devient si accusé avec Lost qu'on a peine à le croire. Le point de départ, c'est L'Île mystérieuse de Jules Verne, sauf que le naufrage du bateau est remplacé par un crash d'avion. Les trois premières saisons sont extrêmement addictives,
comme je crois que l'on dit désormais : personnages attachants (quoique
assez superficiels tout de même), construction rigoureuse (entre
présent sur l'île et scènes du passé des différents protagonistes),
récit rythmé, etc. Et soudain, au beau milieu de la quatrième saison, la
malédiction opère : tout se met à devenir de plus en plus compliqué,
tordu, ramifié ; comme ils ne savent visiblement plus quoi faire d'une
histoire qui échappe à leur contrôle, les scénaristes cèdent à la
tentation de la fuite en avant, introduisant sans cesse de nouveaux
personnages (sur une île en principe déserte, n'est-ce pas…),
bidouillant une réalité parallèle avec de nouveaux “flashes”, mais cette
fois dans le futur, etc. Résultat prévisible : on s'ennuie ferme durant
les deux dernières saisons, que l'on regarde pourtant jusqu'au bout en
espérant avoir la solution de l'énigme… tout en se rendant compte
qu'on ne l'aura jamais car l'histoire est devenue bien trop compliquée,
explosée dans tous les sens, pour pouvoir retomber sur ses pieds et
offrir une quelconque explication crédible.
La malédiction frappe également Oz,
qui est pourtant l'une des plus enthousiasmantes séries que je
connaisse : à la saison 4 (terminée hier soir), on commence à tourner en
rond. Là encore, pour meubler le vide, tenter de camoufler leur manque
d'inspiration, les scénaristes cèdent à la tentation de multiplier les
nouveaux personnages, quitte à les tuer presque tout de suite : le but
est de donner une illusion de mouvement, mais le seul résultat est, chez
le spectateur, un désintérêt croissant. Pourtant, dans le cas d'Oz,
la série me semble éviter le naufrage complet grâce à la présence de
ses dix ou douze personnages “historiques” (je veux dire : ceux qui sont
là depuis le début), qui sont tellement réussis, vivants, fouillés,
nuancés, que l'on continue à les suivre avec intérêt, même si les
péripéties qui les touchent sont de plus en plus répétitives.
Il
faudrait que j'examine toutes les séries que nous possédons : je suis
certain que je trouverais d'autres exemples de cette malédiction (ah,
oui : House of Cards, certainement, même si dans une moindre
mesure). D'ailleurs, l'occasion va m'en être donnée dans les prochains
jours, puisque je me suis fixé la tâche de faire ménage et rangement
dans nos DVD entassés au sous-sol avant le retour de Catherine.
Lundi 3
Cinq heures.
– Dix jours passés et encore cinq devant moi : j'en suis donc aux deux
tiers de ma peine, pour laquelle aucune remise n'est à envisager, même
pour conduite irréprochable. Cela dit, j'ai l'air de me plaindre, mais
en réalité les journées passent gentiment, entre lecture, télévision,
visite infirmière et diverses activités annexes, telle la lessive que
j'ai faite ce matin ou les courses que je ferai demain. Le reste du
temps, je fais la conversation à Charlus, aux deux chats et même à Nana,
ayant à cœur de ne pas la voir trop déprimer de sa solitude ; j'espère
pour elle qu'elle fait correctement son travail de deuil…
À
propos de Nana, il y a tout de même des gens curieux. Tout à l'heure,
en commentaire sur le blog, Élie Arié se plaignait de ce que je parlais
trop d'animaux, dans mon journal d'août ; et il me demandait si je pensais
intéresser grand monde avec mes histoire de poule. Mais je me fous
d'intéresser qui que ce soit ! Non, soyons plus précis : je suis content
si on me dit que mon journal présente un quelconque intérêt, mais en
aucun cas ce ne peut être la motivation première, le ressort principal.
Un journal, sauf volonté et indication contraires (voir Gombrowicz ou
Kafka ou d'autres encore) se nourrit de ce qui compose la vie de son
auteur ; ce qui veut dire qu'il ne choisit pas sa matière comme on le
fait de ses aliments dans les linéaires de l'hypermarché. J'en
demande bien pardon à M. Arié, mais il se trouve que cette pauvre Odette
a pris le mois dernier, du fait de sa maladie puis de sa mort, une
importance dans ma vie quotidienne qu'il peut, certes, juger
disproportionnée, mais enfin qui fut réelle. Du reste, c'est une chose
dont je me suis avisé depuis déjà plusieurs années, à propos du journal :
si on commençait à se mêler d'en retirer ce qui ne plaît pas à Paul, de
biffer ce qui ennuie Jacques, de taire ce qui choque Pierre, etc., on
finirait par ne plus rien écrire du tout. Ou, en tout cas, par ne plus
rien publier. C'est peut-être, d'ailleurs, ce qui finira par arriver.
– Je crois que j'ai été un peu injuste avec Oz,
avant-hier, quand j'évoquais la malédiction de la saison 4 : arrivé
presque au bout de la saison 6 et dernière, s'il est vrai que la série
court un peu sur son erre, elle ne s'effondre pas pour autant et reste
bien plus intéressante que la plupart. Cela tient essentiellement, comme
je le disais, à la qualité des personnages principaux – ou au moins de
sept ou huit d'entre eux, ainsi qu'au rythme des diverses séquences qui
s'enchaînent au sein de chaque épisode : on a envie de savoir ce qui va
leur arriver (même si on se doute que tout ça va mal finir…) Mon problème est : que regarder ensuite ?
Mardi 4
Cinq heures. – J'ai hautement bien fait de terminer mon mini-cycle zolien avec La Terre : c'est un grand cru. Roman puissant, juste, parfois visionnaire, dans lequel, contrairement à L'Argent,
le lecteur ne devine rien à l'avance, mais est saisi par
l'inéluctabilité des événements lorsqu'ils se produisent. Comme je
voulais lire une biographie de Zola, j'ai choisi la sécurité en achetant
celle de Troyat : maison de confiance, sans génie, mais avec une vraie
garantie de sérieux. Je l'ai commencé il y a une heure. (J'ai également
reçu les Chroniques de La Montagne, de Vialatte : ce sera pour après.)
Vendredi 7
Quatre heures. –
Comme je n'ai plus de séries en DVD à me mettre sous les yeux, et que
d'autre part Netflix me refuse tout service depuis bientôt une semaine,
je me refais, en attendant le retour de Catherine, toute la gamme des Saw,
lesquels films sont aussi nombreux que les samouraïs ou les
mercenaires. Ce qui, entre parenthèses, permet quelques calembours
faciles mais toujours amusants, tels que : « Tiens, hier soir je me suis
mangé Saw six ; peut-être que, ce soir, je m'enfilerai Saw
sept. » On voit à quel niveau je tombe après deux semaines de solitude.
Sinon, c'est avec un certain amusement que j'ai constaté la chose
suivante, au moins pour les deux premiers volets : Saw, finalement, ce n'est rien d'autre que Fort Boyard en version gore. Et sans nains.
–
Après avoir annoncé que je mettais fin à mon petit cycle Zola, la
biographie de Troyat (pas l'une de ses meilleures, soit dit en passant,
mais il est vrai que le personnage n'est finalement pas bien
passionnant), j'ai repiqué au truc : je vais terminer L'Assommoir demain, probablement, et j'enchaînerai sur Nana,
ce qui est assez logique. À propos de Nana, je ne parviens pas à
l'imaginer autrement que sous les traits (charmants) de Véronique Genest
lorsqu'elle avait 25 ans et était l'héroïne d'une adaptation télévisée
que j'avais suivie à l'époque – ce devait être au tout début des années
quatre-vingt. De même que le comte Muffat aura toujours le visage lourd
et douloureux de Guy Tréjan, qui en interprétait le personnage.
– Il commence à me tarder de voir revenir Catherine.
Lundi 10
Neuf heures du matin.
– J'ai bien récupéré Catherine hier, comme prévu. Non seulement son
avion n'avait pas de retard, mais il était même en avance (phrase
curieuse mais qui me convient telle qu'elle est) : prévu à sept heures,
il avait finalement été avancé à moins vingt. Si bien que, dès six
heures moins le quart, j'étais dans la voiture, Charlus sous le bras
(c'est une image). Inutile de dire que, à cette heure et un dimanche,
les véhicules ne se gênaient pas trop les uns les autres sur les
diverses autoroutes que j'ai eu à emprunter. Dans ce temple de la
désolation froide qu'est un terminal d'aéroport, et en particulier le
terminal 3 de Charles-de-Gaulle, je n'ai eu à patienter qu'un petit
quart d'heure avant de voir surgir Catherine, pour le plus grand
énervement joyeux de Charlus. Auparavant, j'avais vu débarquer plusieurs
dizaines de touristes nord-américains, la plupart très vieux ou alors très
jeunes, mais tous vêtus comme de semi-clochards sous prétexte qu'ils
étaient en vacances, et promenant sur leur environnement immédiat ces
regards hébétés qu'ont forcément les gens que l'on vient de transporter
d'un bout à l'autre du monde d'une manière parfaitement subjective.
Car il est entendu que l'avion représente tout ce qu'on voudra sauf le
voyage, puisque, loin d'être un déplacement visible, tangible, un vol
n'est rien d'autre qu'une longue attente de six ou sept heures, parfois
davantage, sanglé sur un siège, lui-même comprimé par d'autres sièges,
situés dans un habitacle inhospitalier et paraissant rigoureusement
immobile.
Enfin bref, décalage horaire nonobstant, la vie reprenait son cours normal.
Cinq heures et demie.
– Encore trois ou quatre heures et Nana aura cessé d'être seule dans
son enclos : nous sommes allés, tout à l'heure, lui acheter une compagne
(Ninon, donc). Pour l'instant, elle reste dans sa boîte en carton, dans
le garage, histoire de se remettre de ses émotions. Lorsqu'il fera
nuit, et que Nana sera couchée, nous l'introduirons dans le poulailler
auprès d'elle, ainsi qu'on doit paraît-il procéder, afin qu'elles
s'habituent l'une à l'autre (enfin, surtout l'ancienne à l'intruse…).
Ensuite… eh bien, on verra ce qui se passe.
Lorsque nous sommes arrivés devant les cages à poules (à ne pas confondre avec des logements sociaux)
de la jardinerie, Catherine et moi avons spontanément opté, parmi les
différentes races présente, pour l'une des deux poules rousses à tête et
cou noirs. Naturellement, nous sommes tombés sur la race (car, oui,
aussi incroyable que cela paraisse, chez les poules les races existent
encore) qui coûtait plus de deux fois le prix des poules “ordinaires” ;
ma foi, nous l'avons prise quand même. Espérons que nous ne le
regretterons pas. (Je sens que ce journal va encore beaucoup passionner
M. Arié…).
Vendredi 14
Dix heures du matin.
– Ce diable de Zola me tient et refuse de me lâcher. À chaque volume
des Rougon-Macquart que je commence, depuis environ deux semaines, je me
dis que, cette fois, ce sera le dernier ; puis, parvenu aux deux
tiers, me point l'envie d'aller tout de même jeté un coup d'œil à tel
ou tel autre… dont je me saisis voracement, à peine tournée la dernière
page du précédent. C'est ce qui m'arrive en ce moment même où, à
quelques dizaines de pages de la fin de La Conquête de Plassans, j'ai déjà sorti de son étagère Le Ventre de Paris. Et il m'étonnerait beaucoup que, ensuite, je résiste à Pot-Bouille ainsi qu'au Bonheur des dames. (Enfin, Pot-bouille, peut-être pas : il n'y a vraiment pas grand temps que je l'ai relu…)
En
fait, les romans de Zola, au moins les meilleurs de la série, me font
penser à ces voitures miniatures qui existaient lorsque j'étais enfant :
on en frottait les roues deux ou trois fois sur le sol, afin de lancer
leur mécanisme ; ensuite, il suffisait de les poser pour les voir
parcourir plusieurs mètres toutes seules, comme si elles avaient
réellement un moteur. Ouvrir un roman de Zola, c'est comme reposer la
petite voiture dont l'auteur a, discrètement, frotté les roues sur le
sol : il part tout seul, animé d'une sorte de vie autonome, sauf que,
dans ce cas, vous êtes vous-même assis dans la voiture et que vous ne
pouvez plus faire autrement que d'aller où elle a décidé de vous
conduire.
Cela n'empêche pas, et heureusement, de
discerner les faiblesses de Zola, surtout si on le compare. Les romans
de Balzac, par exemple, paraissent avoir réellement un moteur, voire une
volonté propre, et aller de ce fait où bon leur semble, sans que
l'auteur lui-même ne puisse plus les arrêter, ni même les diriger à sa guise, une
fois qu'il a appuyé sur le bouton démarreur. Tandis que, dans ceux de
Zola, on discerne presque toujours le plan, que l'auteur ne parvient
jamais tout à fait à camoufler ; le lecteur sent que tout a été pensé et
posé à l'avance. En somme, les romans de Balzac emprunteraient les
voies et les chemins qui se présentent à lui, pendant que ceux de Zola
seraient des locomotives, certes puissantes, impressionnantes par leur
masse et leur vitesse, mais incapables de sauter hors des rail sur
lesquels leur concepteur les a posées.
– Himmel, hier,
de Dominique Pluton : il était pour m'annoncer leur “montée” à Paris (à
Anna et lui) à l'occasion de la soutenance de thèse de leur fille
Nathalie, surnommée par moi l'Héritière. Et il émettait le vœu que
Catherine et moi vinssions également soutenir la souteneuse, avant que
de ramener tout ce petit monde au Plessis-Hébert, pour une soirée dédiée à l'amitié
entre les peuple du Sud et du Septentrion ainsi qu'aux divers vins dont
Dominique n'aurait probablement pas manqué, comme il a coutume de le
faire, de remplir ses bagages. La perspective était fort alléchante…
Sauf
que, par une malheureuse coïncidence, la soutenance en question doit
avoir lieu le 10 octobre, c'est-à-dire au beau milieu de la semaine que
Catherine et moi passerons dans le Cantal ! J'ai proposé à Dominique, si
jamais il leur était possible de monter à Paris en voiture plutôt qu'en
train (mais j'ignore tout de leurs projets initiaux), de partir un jour
plus tôt, de façon à faire escale à Saint-Flour pour une soirée :
j'attends sa réponse. En tout état de cause, il nous sera impossible
d'aller assister à la soutenance de l'Héritière, évidemment. C'est
d'autant plus bête que, si nous avions opté pour un séjour hôtelier,
comme nous en avons pris l'habitude depuis quelque temps, il nous aurait
sans doute été facile de repousser ou d'avancer notre escapade auvergnate
d'une semaine. Mais comme nous sommes revenus à la formule “gîte rural du samedi au samedi”, la chose devient tout à fait impossible, surtout si près
de l'échéance. Tout cela est bien contrariant.
Dimanche 16
Onze heures du matin.
– Le feuilleton des poules continue et les épisodes s'assombrissent :
ce matin, c'est Nana qui ne semble pas au mieux de sa forme et présente
les symptômes du coryza : maladie souvent mortelle et, de surcroit, fort
contagieuse ; si bien que Ninon, si c'est bien de cela qu'il s'agit,
risque de l'attraper aussi… si ce n'est déjà fait. Ça commence à devenir
lassant…
– Le Ventre de Paris est une cuvée
très moyenne, un petit cru bourgeois sans grand intérêt. Bien sûr, les
nombreuses (trop ?) descriptions des Halles et des différents commerces
qui s'y pratiquent sont saisissantes de vie, de couleurs, d'odeurs, de
matières, etc. ; tous domaines dans lesquels Zola excelle. Mais tout
cela ne parvient jamais à se fondre avec l'intrigue “humaine” qui, de
plus, n'est pas bien passionnante en elle-même. Bref, il y a un côté forcé dans ce roman qui empêche qu'on se passionne pour lui. Je comptais plus ou moins, après ça, me tourner vers Au bonheur des dames ; mais comme Claude Lantier est déjà un personnage (annexe) du Ventre de Paris, j'ai préféré ouvrir L'Œuvre,
roman dont il est la figure centrale, et que je n'ai pas relu depuis
des lustres, si même je l'ai déjà rouvert depuis sa première lecture, au
début des années quatre-vingt. En tout cas, de proche en proche, je ne
suis pas loin d'avoir déjà reparcouru la moitié de l'ensemble des
Rougon-Macquart, alors que, il y a encore deux ou trois semaines, je ne
pensais à rien moins. Mais enfin, pendant que je ressors ces vieux
livres de leur étagère, je ne dépense pas l'argent du ménage à en
acheter de nouveaux… Ce qui est d'autant plus judicieux que, depuis un
mois maintenant, la source de mes écritures lucratives semble s'être
complètement tarie : il va falloir apprendre rapidement à vivre en
salauds de pauvres.
Lundi 17
Dix heures du matin. – La journée a commencé dans le gore.
Ou, du moins, dans la violence meurtrière. Hier, nous nous sommes
aperçus, à notre grande consternation, que Nana présentait tous les
symptômes (bien connus de nous, hélas…) d'un coryza déclaré ; maladie
qui allait fatalement la tuer dans les jours qui viennent. De fait, ce
matin, son état s'étant aggravé rapidement durant la nuit, elle ne
bougeait plus de l'endroit où elle se trouvait, respirant par le bec
avec de grandes difficultés. Évidemment, ne prenant aucune nourriture ni
eau. Avec l'espoir que Ninon, la nouvelle de l'enclos, n'était pas
encore contaminée, nous avons donc résolu d'abréger l'inéluctable issue.
Et c'est moi qui me suis chargé, d'abord d'assommer la pauvre poule,
puis de la noyer dans le réceptacle des eaux de pluies, comme je l'avais
déjà fait pour Odette il y a trois semaines ou quatre. L'opération nous
a semblé fort longue, bien que, en réalité, elle n'a pas duré plus
d'une minute ou une et demie. Depuis, pour que Ninon se sente moins
seule, et sur les conseils de son frère, Catherine a accroché un miroir
au narthex : la poule paraît très intéressée de s'y voir surgir quand
elle passe devant, faisant aussitôt le tour pour aller voir derrière qui
est donc cette nouvelle arrivante qui lui ressemble trait pour trait.
–
Journée pénible hier également, mais pour des raisons toutes
différentes (encore que, d'une certaine manière, il s'agît aussi d'une
forme d'exécution). Il y a quelques mois, Isabelle G., ma vieille amie
québécoise, m'avait envoyé les quatre premiers chapitres de son second
roman, afin que je lui donne mon opinion sur eux. L'année précédente (ou
celle d'avant ?), elle m'avait fait parvenir le pdf de son premier
livre, après publication de celui-ci, et je lui en avais fait les
compliments qu'il me paraissait mériter, ainsi que les réserves que
m'inspiraient ses défauts. En essayant, bien sûr, de m'expliquer à
chaque fois (de m'expliquer à propos des défauts : pour ce qui est des
compliments, les auteurs se passent toujours très bien d'explications…).
Concernant les premiers chapitres de la nouvelle œuvre, j'avais trouvé
qu'ils étaient bien venus, prometteurs pour la suite, et le lui avais
dit. Puis, silence de plusieurs mois. Tout dernièrement, Isabelle a
renoué le contact (par himmel) et, sous couvert de prendre de mes
nouvelles, m'a demandé si ça m'ennuyait de lire la suite : elle avait
écrit 18 chapitres sur les 20 ou 21 prévus. Sans méfiance, j'ai dit oui…
Et, depuis trois jours, je tourne autour de ma
boitamel, en essayant de trouver une réponse à la traditionnelle
question : que faire ? Car, à ma grande consternation, il m'a bien fallu
admettre que son roman s'effondrait littéralement dans sa seconde
partie (à compter du chapitre 9 très précisément), qu'il cessait d'être
un roman pour basculer dans le reportage (Isabelle est journaliste),
voire dans la démonstration. Si elle m'avait fait envoyer le
livre par son éditeur après parution, la réponse à la question “que
faire ?” aurait été simple : rien. J'aurais gardé un pieux silence, Isabelle aurait compris que son roman ne m'avait pas convaincu et que, par
amitié, je préférais ne pas lui faire de commentaires attristants pour
elle (je connais bien ce cas de figure…) . Seulement, là, ces chapitres
m'avaient été envoyés expressément pour que je me prononçasse à leur sujet.
Il ne me restait donc qu'une alternative : ensevelir Isabelle sous des
compliments en grande partie factices, ou du moins démesurément grossis,
tout en passant sous silence ce que je voyais réellement dans ce que je
venais de lire ; ou alors, prendre sur moi et lui balancer sans rien
déguiser tout ce que cette lecture m'avait inspiré de déconvenues ;
bref, lui dire sans trop de précautions oratoires que son roman me
semblait raté. Et c'est finalement, après 72 heures d'atermoiements, de
scrupules sur fond de couardise, cette seconde solution que j'ai
choisie. Mais Dieu que ce himmel m'a été pénible à écrire ! Ah, j'ai
bien raison, quand je le peux, de refuser de lire les livres des autres
tant qu'ils ne sont pas imprimés et publiés !
Pour
l'instant, Isabelle ne m'a pas répondu. Peut-être ne le fera-t-elle pas ;
voilà qui, lâchement, m'arrangerait assez. Ce qui m'empêche de
considérer cet épisode comme un “dossier classé”, c'est la peine que je
lui ai sans doute faite en ne lui cachant rien de ce que son roman m'a
inspiré. Et, depuis hier, depuis que j'ai cliqué sur “envoyer”, je me
reproche plus ou moins de n'avoir pas choisi l'autre solution, celle du
vertueux mensonge. Bien qu'elle continue de me paraître indigne,
d'Isabelle comme de moi. J'ai comme l'impression que la prochaine
personne qui va me demander de bien vouloir lire ce qu'elle vient
d'écrire fera les frais de l'opération…
Quatre heures. – J'ai acheté, la semaine dernière, le Bonjour Monsieur Zola
d'Armand Lanoux ; parce que je suis dans Zola jusqu'au menton, d'abord,
et ensuite parce que je me souvenais d'avoir vu l'auteur à Apostrophes,
pour venir parler précisément de ce livre-là. Eh bien, je n'aime pas
beaucoup la façon dont écrit cet Armand : son style trop familier, qui
se voudrait un peu canaille mais qui sonne faux, me fait penser à un
inconnu qui vous donnerait sans cesse de petits coups de coude, chaque
fois agrémenté d'un clin d'œil entendu, pour tenter de créer une
complicité toute factice entre vous et lui. Je m'excuse, Monsieur
Lanoux, mais nous n'avons pas gardé les Rougon-Macquart ensemble, que je
sache. Enfin, je pense que j'irai tout de même au bout de ces trois
cents et quelques pages.
Mardi 18
Deux heures. – Je suis presque certain de n'avoir jamais rouvert L'Œuvre
depuis sa première lecture, faite au début des années quatre-vingt,
lorsque j'ai entrepris de me faire tous les Rougon dans l'ordre de leur
parution, en commençant par La Fortune des Rougon pour aboutir au Docteur Pascal.
Je ne sais pourquoi : peut-être m'avait-il ennuyé la première fois ? Si
c'est le cas, j'avais eu grand tort : c'est sans doute l'un des
meilleurs panneaux de la fresque. Certainement l'un des plus personnels,
aussi, puisque, outre le personnage principal (Claude Lantier) inspiré
de Paul Cézanne, l'ami d'adolescence et de jeunesse, on y croise Zola
lui-même, vaguement camouflé sous le nom de Sandoz. Quant au reproche
que l'on peut parfois faire à l'auteur – celui de se laisser un peu trop
envahir par sa “doc” –, il tombe de lui-même ici, dans la mesure où,
pour une des rares fois, Zola n'a eu besoin d'aucune recherche préalable
: ce monde des peintres débutants et novateurs, des aspirants
écrivains, des futurs sculpteurs ou architectes, il le connaissait
intimement pour en avoir fait partie, dans les années 1860. Mais ce que
je trouve de plus personnel et de plus réussi (peut-être parce que le
sujet me touche particulièrement), ce sont ces quelques réunions des
amis qui ponctuent le roman, et où l'on voit se déliter implacablement
leur amitié, leur enthousiasme, leur foi en le groupe, leur sentiment de
liens éternels, sous l'effet naturel du vieillissement et celui, plus
corrosif et triste, du désir de réussite individuelle et de la jalousie
qu'il fait naître entre eux. Comme dirait l'autre : on sent le vécu, Coco.
L'Œuvre terminé, et ce pauvre Lantier dûment pendu près de son grand tableau inachevé et inachevable, j'ai repris Pot-Bouille,
qui a toujours été l'un de mes préférés de la série : on verra ce qu'il
en est cette fois-ci. Parallèlement, je continue de lire la biographie
de Lanoux, assez distraitement, en sautant plus ou moins les passages
qui m'ennuient (son double ménage, l'affaire Dreyfus…). Mais, même comme
ça, ce n'est pas bien passionnant. Cela étant, parlant des
Rougon-Macquart, Lanoux évoque ces “vingt romans dont dix
chefs-d'œuvres” : c'est la proportion à laquelle j'étais arrivé
moi-même, avant de la trouver chez lui. Ce qui, du reste, ne prouve
nullement qu'elle soit la bonne.
Cinq heures. – Non, réflexion faite et livre entamé, je vais laisser tomber Pot-Bouille (momentanément au moins), que je me rappelle trop bien, pour prendre à la place La Joie de vivre,
roman qui ne m'a laissé aucun souvenir, hormis celui-ci, allez donc
savoir, que l'un des personnages est littéralement torturé par les
atroces crises de goutte qui lui brisent les articulations.
Jeudi 20
Dix heures du matin. – Roman plutôt sinistre que La Joie de vivre
(en dehors même de l'ironie cruelle du titre, mais qui n'est pas
qu'ironie), mais vraiment réussi – contrairement au vague souvenir que
j'en avais gardé –, même s'il tranche sur la plupart des Rougon-Macquart
par son côté intimiste, presque “huis clos”. Et qui, à part Zola,
pourrait tenir le lecteur en haleine durant douze à quinze pages avec la
description… d'un accouchement ? Évidemment, tout va mal, l'enfant se
présente par l'épaule (image saisissante, qui réussit à n'être pas
grand-guignolesque, du petit bras de l'enfant (prématuré, en plus !)
sortant seul du sexe de la mère, à demi-noirâtre, avec les petits doigts
qui s'ouvrent et se ferment convulsivement), on pressent le carnage…
Pourtant, non, je puis rassurer tout le monde : au prix de maint effort
et moult souffrances, nous avons réussi à sauver et la mère et
l'enfant.
Finalement, j'ai tout de même repris Pot-Bouille, un instant abandonné, le temps de cette rapide excursion du côté d'Arromanches. J'enchaînerai avec Au bonheur des dames, avant de finir sur Le Docteur Pascal
– dont je ne garde pas un souvenir flamboyant, mais enfin il n'est pas
idiot de clore cette plongée dans Zola par le volume qui termine la
série. À moins que, entretemps, il me soit poussé des désirs de Germinal ou de Bête humaine…
–
Pour ceux de mes douze lecteurs que l'affaire intéresserait, Ninon
semble pour l'instant indemne de tout coryza. Mais l'incubation, d'après
ce que j'ai lu, pouvant aller de trois à huit jours, nous ne sommes pas
encore tirés d'incertitude.
Vendredi 21
Deux heures. – Avalanche de bonnes nouvelles (enfin : avalanche de deux
bonnes nouvelles…). D'abord, celle d'hier : alors que nous avions fait
une croix sur eux, après plus d'un mois de silence, mes petites
écritures lucratives ont réapparu en début d'après-midi et semblent
vouloir ensuite continuer à affluer. Raisonnables comme pas un
(raisonnables en paroles, pour l'instant…), Catherine et moi avons
décidé de nous tenir tout de même au budget que j'avais établi, en
prévision de notre entrée dans le monde gris et lépreux des salauds de
pauvres : on verra ce qu'il en est dans la pratique.
La
seconde bonne nouvelle est que, ce matin, il n'a pas fallu une heure à
notre électricien pour rétablir le contact entre la livebox et le
téléviseur, de façon à nous rendre Netflix. Il a commencé par procéder
ainsi que je l'avais fait moi-même, à savoir transporter la dite livebox
de la Case au salon télé : tout comme moi, il a d'abord essuyé un
échec, bien qu'ayant vérifié la viabilité de la prise téléphonique.
C'est alors que, presque par hasard, il s'est rendu compte que c'était
justement l'un de nos deux téléphones fixes, celui du bureau, la “base”,
qui semait la perturbation. Il a en effet suffit d'intervertir les
deux, celui de la Case et celui de la maison, pour que Netflix arrive
docilement jusqu'au téléviseur. Et tout cela sans perdre la connexion
internet dans la Case, ce qui était la condition sine qua non, vu que c'est là que je travaille. Bref, nous nageons dans la félicité la plus complète.
Et
comme si de tels bonheurs ne suffisaient pas, Catherine a décidé
d'aller à la messe ce soir plutôt que demain matin (non : après-demain matin…), ce qui va me
conduire à m'autoriser un petit apéritif musical en solitaire. D'ici là,
j'aurai terminé Pot-Bouille.
Dimanche 23
Une heures vingt. – Eh bien, finalement (mille pardons : au final…), lorsque j'aurai terminé Germinal, que je lis en ce moment, puis Le Docteur Pascal
pour clore la série, ce seront quinze des vingt Rougon-Macquart que
j'aurai enchaînés les uns à la suite des autres, sans la moindre pause
ni distraction. Et je m'en trouve fort bien.
Au bonheur des dames,
achevé ce matin, réussit à être à la fois passionnant et ennuyeux ;
passionnant en raison de tout ce que Zola saisit de l'avenir du
commerce, ainsi que la façon qu'il a souvent d'anthropomorphiser les choses dont il parle, et notamment les machines (ici : le grand magasin ; dans Germinal, le puits de la mine ; dans L'Assommoir, l'alambic ; dans Le Ventre de Paris,
les Halles, etc.). Mais ennuyeux à cause de l'abus des descriptions :
trois grandes scènes de plusieurs dizaines de pages chacune, pour
montrer l'activité du magasin et la fièvre acheteuse des clientes, c'est
tout de même trop. Et puis, il faut bien dire que les deux principaux
protagonistes, Octave Mouret et la jeune Denise, ne sont pas ce que Zola
a fait de plus “en relief” comme personnages. Dans le cas de Mouret
(c'est évidemment lui le “lien Rougon-Macquart”), ce n'était pas très
gênant dans Pot-Bouille, dans la mesure où son relatif effacement
était largement compensé par les autres habitants de l'immeuble. Tandis
que, là, il n'y a personne pour combler le vide, les autres
protagonistes n'étant qu'esquissés, tellement Zola s'est focalisé sur
son magasin. Du reste, ces longues descriptions dont je semble me
plaindre sont en elles-mêmes tout à fait remarquables ; dommage qu'il
ait voulu un peu trop en faire.
Cela dit, au lieu de
jouer les petits juges, je ferais mieux de m'attaquer à mes travaux lucratifs, ceux qui sont arrivés hier par voie postale : vu
l'heure, ça me paraît bien compromis pour aujourd'hui. De toute façon,
mes amis de gauche sont violemment contre le travail dominical, alors…
Mardi 25
Cinq heures. – Bien sûr que Germinal
est un grand livre, un roman intense et magnifique : on se sent un peu
stupide de le dire, comme un qui viendrait de découvrir la lune au ciel.
Néanmoins, venant de le refermer, j'ai l'impression que j'oublie, au
moins partiellement, d'une lecture à l'autre ; si bien que, cette fois
encore, je l'ai pris en pleine face, avec autant de force que si je le
découvrais à mesure. Il n'est pas douteux, à mes yeux, que c'est là le
sommet absolu des vingt Rougon-Macquart, et je me demande si je n'aurais
pas dû lire avant La Bête humaine, que je vais ouvrir maintenant
et qui risque fort de pâtir de la succession. Parce que, évidemment,
ayant relu quinze volumes, je me suis demandé tout à l'heure pour quelle
raison j'allais ostraciser celui-là. Donc, je suis venu le tirer
de son sommeil il n'y a pas une heure, tandis que Lantier et Catherine
Maheu luttaient pour leur survie, au fond de la fosse.
Si,
il y a tout de même eu une nouveauté, dans cette troisième ou quatrième
lecture : je me suis aperçu qu'Étienne Lantier, le “lien Rougon” du
roman, était rien moins que sympathique. Voilà un garçon qui, en raison
de lectures “gauchistes” mal digérées va pousser les mineurs à la grève
et à la révolte, les plongeant dans la misère la plus terrible,
provoquant un nombre de morts désolant dans son sillage ; et qui, à la
fin, lorsque tout a échoué, que ses compagnons, brisés, privés de tout,
beaucoup étant en deuil, redescendent au fond dans des conditions pires
qu'avant la grève, voilà donc un type qui, presque tranquillement, dit bye bye
à tout le monde et part pour Paris, où l'attend une tranquille carrière
à vie d'orateur révolutionnaire, qui n'aura jamais à répondre des
conséquences de ses flots de paroles généreusement imbéciles. Quelque chose comme un
déclencheur de grèves lycéennes, un boutonneux de l'UNEF qui, fort de
ses agitations vaines, s'en va ensuite chercher gîte et couvert trois
étoiles au parti socialiste. La seule différence – mais reconnaissons
qu'elle est “de taille” si je puis dire – entre Lantier et un quelconque
Bruno Julliard ou une pâlichonne Isabelle Thomas (mais qui se souvient
encore de cette insipide greluche, à part moi ?), c'est que lui est tout
de même descendu au fond de la mine pour y manier le pic, et qu'il a
plus ou moins mis sa vie en jeu lorsque les choses se sont gâtées.
Lire Germinal,
c'est aussi mieux comprendre pourquoi les critiques d'obédience
marxiste ont toujours tordu le nez et affiché des moues mi-pincées,
mi-dégoûtées devant les romans de Zola, pourtant réputé de gauche (ou,
au moins, revendiqué par la gauche ; ce qui n'est pas
forcément la même chose). C'est que, même si l'on sent la sympathie de
l'auteur pour le mouvement ouvrier en général, il n'est pas conduit à
idéaliser les mineurs particuliers de son roman : tels ils les a vus et
compris, tels son honnêteté scrupuleuse le contraint de nous les
montrer, avec leurs éclairs de lumière, mais aussi leurs zones de
crapulerie morale, mélange qui fait d'eux de véritables êtres de chair
et d'esprit, et non ces affichettes soviétiformes que la critique
marxiste aime (ou aimait : je ne sais s'il en existe encore, de
ces diplodocus-là) à trouver dans les romans, notamment lorsqu'ils se
mêlent de montrer des travailleurs. À l'inverse, si Zola a
certains traits implacables, d'une ironie acide, vis-à-vis des patrons,
des ingénieurs ou de certains actionnaires de la mine, il sait par ailleurs nous montrer par quoi ils sont eux aussi pris dans la même gigantesque
machine qui va en broyer certains tandis qu'elle en enrichira d'autres,
plus encore qu'ils ne l'étaient avant le conflit (phrase parfaitement
bancale…).
Que le dogme communiste rejette les romans de Zola me semble une raison supplémentaire et excellente de les lire.
– Sinon, j'ai fort bien avancé dans mes petits écrits lucratifs.
Jeudi 27
Deux heures. – C'est l'un des titres les plus connus – probablement en raison du film de Renoir –, il n'empêche que La Bête humaine est loin d'être parmi les meilleurs Zola ; en vérité, je ne le classerais même pas dans le top ten.
Dès le premier chapitre, j'ai eu l'impression nette que “ça n'allait
pas fonctionner”, ce qui n'a fait que se confirmer par la suite. Ce
n'est pas parce qu'il manquerait quelque chose, non : il y a l'huile, il
y a les œufs, il y a la moutarde et le sel, mais rien à faire : la
mayonnaise refuse de prendre. À aucun moment, Zola ne parvient à
amalgamer son “fond” (les chemins de fer) avec son intrigue, laquelle
pourrait parfaitement se dérouler n'importe où ailleurs que dans le
milieu des cheminots. Il en résulte que, si ses descriptions et ses
atmosphères sont aussi réussies que dans La Terre ou dans Germinal,
elles ont une sorte de gratuité qui les rend beaucoup trop longues, et
vite ennuyeuses. Si encore son intrigue juridico-policière “valait le
voyage”, comme ont dit au Guide vert… mais point : dans ce domaine, Zola
n'est pas Dostoïevski, ni même Simenon. Et on ne croit jamais vraiment à
ses personnages, qui ne cessent de faire des embardées tout à fait
improbables. À commencer par ce pauvre Jacques Lantier, beaucoup trop
poussé au noir pour être intéressant : dès le début – disons : dès le
premier tiers –, on sait que l'on a affaire à un fucking
psychopathe et, du coup, on a beaucoup de mal à se passionner pour ce
qu'il fait ou ne fait pas, pense ou ne pense pas, sachant bien qu'il va
inéluctablement se mettre à trucider à tout va dans le dernier quart du
roman. Les autres personnages (peu nombreux) ne sont pas beaucoup plus
vrais que lui, mais je n'ai pas envie de m'y attarder. Je vais finir le
livre tout de même, ne serait-ce que pour vérifier le bien fondé de ce
que je viens d'en dire.
– Dominique “Pluton” vient de
m'apprendre que, comme je le craignais, Anna et lui ne pourront pas
faire de halte dans le Cantal lors de leur bref aller-retour à Paris :
une occasion manquée de nous voir, pour nous qui n'en avons pas tant que
ça. Mais quelle idée, aussi, d'habiter au sud de la Loire, en en plus à
l'est du Rhône ! Ils le font exprès, c'est pas Dieu possible…
Vendredi 28
Cinq heures.
– Prise de sang, ce matin, pour analyse trimestrielle (cholestérol,
diabète et quelques autres joyeusetés). Le laboratoire ouvrant à sept
heures et demie, j'arrive à sept heures vingt-huit, me pensant très
malin : huit à dix personnes attendaient devant la porte encore close.
Cela dit, Catherine m'avait prévenu, que les gens devaient se ruer à
l'ouverture, de façon à se débarrasser de cette corvée médicale avant
de partir travailler. Mais c'est que, levé entre cinq heures et demie
et six heures, et habitué à déjeuner vers sept heures, je tenais
beaucoup à crever de faim le moins longtemps possible ! Bref, je décide
d'aller toujours chercher le pain, puis mettre de l'essence dans le
réservoir de Liselotte, espérant vaguement que, ensuite, les choses se
présenteront mieux au laboratoire. Un quart d'heure plus tard, elles
étaient assez nettement pires : il y avait, pour se faire enregistrer,
la file jusqu'à dehors, on se serait cru à la boulangerie de la mairie
un dimanche matin. Je suis donc revenu à la maison, ai trompé ma
fringale en buvant deux ou trois tasses de café (sans sucre…), pour ne
revenir au labo qu'à neuf heures et demie et y trouver une audience
nettement plus clairsemée. Je viens d'aller voir les résultats sur
ternette : nickel, absolument. Un sang de nourrisson dans des artères de
vieillard. Ça mériterait presque un petit apéritif…
– Je voulais lire Le Docteur Pascal
sous prétexte qu'il était la conclusion générale des Rougon, mais je
t'en fiche : c'est aussi ennuyeux que c'est niais ; en particulier
l'héroïne, Clotilde, sorte d'oie blanche bigote et gérontophile, tout ce
qu'il y a de pénible. Bref, c'en est fini de ce cycle zolien. Mais
l'idée de commencer une nouvelle lecture “en cycle” me plaît assez. En
attendant de trouver sur quel auteur ça va tomber, je feuillette le
Dictionnaire du conservatisme.
– Ce matin, à peine plus
d'un millier de signes lucratifs, et encore avec bien de la peine : je
suis tombé sur un sujet rétif, comme j'en ai déjà eu quatre ou cinq (sur
une petite quarantaine). Je finirai quand même par en venir à bout,
évidemment, mais en y allant à très petites journées. Ce qui est rendu
possible par le fait que personne ne semble attendre après.
Samedi 29
Trois heures. – Repris Bernanos. Les romans, en commençant par le commencement : Sous le soleil de Satan.
Quand on sort tout juste de Zola, il y faut quelques dizaines de pages
d'adaptation ; un peu comme on règle un microscope pour ajuster la
vision à la nouvelle plaquette que l'on vient de glisser sous
l'objectif.
Dimanche 30
Deux heures et demie.
– J'ai enfin réussi à me débarrasser de mes lignes lucratives : j'en
suis ravi, bien que n'étant pas particulièrement fier du résultat.
– Nous parlerons de Bernanos le mois prochain (et encore, ce n'est pas sûr).
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