mardi 31 juillet 2018

Juillet 2018









L'EURE SE JUMELLE 
AVEC LA MANCHE…









Dimanche 1er

Dix heures du matin. – J'étais, il y a un instant, occupé à terminer une grille de mots croisés ; grille “muette” (d'où l'on a retiré les cases noires séparant les mots), genre qui demande plus de concentration qu'une grille “parlante”. Je tombe, en bas du 3 vertical, sur cette définition : “Abri  mongol”. Comme j'avais déjà Y et O en début de mot, il n'était pas bien difficile d'inscrire la suite : YOURTE ; ce que fis. Sauf que ça ne collait pas. Notamment avec ce mot de quatre lettres en horizontale, qui, d'après la définition et le F final ne pouvait être autre chose que TURF : Ce TF que j'avais en fin de mot me chagrinait fort…

C'est alors que je pus constater, d'abord avec stupeur puis une franche consternation, qu'au lieu de l'innocente yourte, j'avais bel et bien écrit YOUTRE. La gomme parvint sans problème à effacer le mot, mais pas l'espèce de culpabilité perplexe que je développai dans l'instant : mon inconscient aurait-il parlé ? Les Birenbaum de tous poils auraient-ils raison ? Je serais bien, malgré que j'en aie, l'antisémite forcené qu'ils croient voir en moi ? Pendant une poignée de secondes, le désarroi fut réel, je prie qu'on me croie. Et il me parut que la seule solution était de venir m'épancher ici (en effet, toute trace de honte a aussitôt disparu, et je puis de nouveau rire au nez des Birenbaum). Le plus étrange est que le mot que je trouvai ensuite, au 2 vertical, juste à côté de mon “youtre” si mal venu, ce mot était GHETTO.

Sept heures et quart. – Lorsque nous étions chez eux, le mois dernier, Christian et Roselyne nous avaient avoué qu'après avoir vécu longtemps dans l'extrême sud de la France (Perpignan), ils avaient du mal à s'acclimater à la Vendée où ils sont désormais, et qu'ils regrettaient d'y être venus. Comme ils ne sont que locataires de la maison, notre réplique, à Catherine et à moi, a fusé : « Qu'est-ce qui vous empêche de redéménager et de repartir d'où vous êtes venus ? » Il faut croire que la remarque a fait son chemin, puisque, ce matin, Roselyne a annoncé à Catherine (à moins que ce ne soit Christian, via Facebook) qu'ils avaient décidé que, l'année prochaine, ils quitteraient la Vendée pour… la Costa Brava. S'il y a un endroit où je ne songerais jamais à aller planter mes pénates, c'est bien celui-là ; mais enfin, il ne s'agit pas de moi. Et puis, ça fait plaisir à Catherine, tout excitée à l'idée de retourner en Espagne, où elle allait régulièrement quand Adeline habitait Valence puis Barcelone. Quant à moi, il est hautement probable que je me contenterai de l'amener à l'aéroport de Beauvais, avant de revenir m'enfermer ici avec Charlus et les deux matous.


Mercredi 4 (anniversaire d'Adeline : 45 ans)

Cinq heures. – Bon, ça commence à bien faire, les romans policiers (ou noirs ou ce qu'on voudra qu'ils soient). Comment peut-on prétendre que ceux qui en sont les auteurs sont de “grands écrivains” ? Bien sûr, certains de ces livres m'ont plu, m'ont fait passer un agréable moment. Mais de la littérature ? Enfin, voyons ! Ou alors, oui, dans l'acception modernœuse du mot. Chandler et ses petits camarades sont des écrivains au même titre que Ferrat ou Brel sont des poètes, John Lennon un musicien ou Plantu un dessinateur. Du reste, je ne dis pas que je vais totalement cesser d'en lire : après tout, ce n'est pas désagréable. Mais, si j'y reviens, ce sera uniquement pour m'accorder un moment de cerveau en roue libre, entre deux véritables livres, rien de plus.

Du coup, j'ai rouvert Don Quichotte.


Dimanche 8 

Cinq heures vingt. – L'une des choses qui rendent Don Quichotte aussi passionnant, aussi vivant encore, c'est qu'on voit très bien que la profonde ligne de fracture, le rift qui sépare la littérature ancienne, médiévale, en train de s'achever, et la littérature que l'on dira moderne, celle qui va engendrer la nôtre et surtout tout le courant prodigieusement fécond du roman européen, cette ligne traverse le roman de Cervantès de part en part, passant très précisément entre Don Quichotte et Sancho Pança (j'ai du mal – force de l'habitude ancienne – à écrire Panza…). D'un côté le chevalier, encore tout entier pris dans les fantasmagories médiévales (ou héritées de ce temps), qui refuse de voir toute nouveauté (notamment les fameux moulins) autrement que comme le résultat des manigances de quelque enchanteur ; de l'autre l'écuyer, qui subit encore, pour une part, la fascination exercée par son maître, mais qui est happé bien plus fortement encore par la vie telle qu'elle se dessine. En somme, Don Quichotte est encore du côté des géants de légende – tout comme l'étaient, quelques décennies plus tôt, Gargantua et Pantagruel –, tandis que Sancho est déjà un personnage de roman, tel qu'il va en naître et en fleurir des milliers durant les quatre siècles qui viennent… et tel que l'était déjà, mais seulement esquissé, lui, le réjouissant Panurge. Et il est sûrement significatif de cette fracture que Cervantès, à mesure qu'il avance vers la fin du roman, paraisse de plus en plus fasciné par le personnage de Pança, abandonnant son héros officiel à la moindre occasion pour courir rejoindre Sancho. D'ailleurs, si Don Quichotte n'est pas très différent dans les deux parties du roman (que dix années séparent, rappelons-le), Sancho, lui, évolue considérablement de l'une à l'autre, se complexifie, prend de l'épaisseur, passe en “3 D”, si je puis dire. Il grandit tellement, d'ailleurs, qu'il en devient capable de manipuler son maître. Et s'il lui conserve toute son admiration, il arrive de plus en plus souvent que le regard qu'il pose sur lui soit davantage paternel que filial. Comme s'il comprenait que plus passera le temps, plus son maître sera désarmé contre l'époque qui naît, laquelle est au contraire faite pour lui.

Notation rapide en passant : Je me suis étonné, dans ce journal, il y a déjà de longs mois, que Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato fussent tombés d'accord pour dire que la seconde partie du roman de Cervantès est supérieure à la première. Je ne m'en étonne plus ; non seulement parce qu'ils ont raison, mais parce que je vois aussi très bien pourquoi Borges a exprimé cette opinion : c'est que, dans la deuxième partie, les jeux de miroirs se multiplient (et pas seulement à cause du chevalier aux miroirs…) entre les personnages, l'auteur fictif (Sidi Ahmed Benengeli) et l'auteur réel, le plus savoureux étant que, plusieurs fois, Don Quichotte et Sancho sont reconnus et fêtés par des gens de rencontre pour la seule raison que ceux-ci ont lu leurs aventures dans l'édition de la première partie. Si bien qu'on ne sait plus bien qui a davantage d'existence, des héros de papier ou des personnages réels… qui pour nous sont aussi de papier, si bien que les autres deviennent en quelque sorte de papier “au carré”. Et Miguel de Cervantès, quant à lui, devient de plus en plus auteur au carré, puisqu'il fait intervenir largement Sidi Ahmed Benengeli, le commente, le loue et parfois le contredit.  Pour revenir à Borges, on songe évidemment à sa fameuse nouvelle, Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Nouvelle que, bien entendu, on a soudain très envie de relire ; et que, re-bien entendu, on ne retrouve plus nulle part dans sa bibliothèque ! Tant pis, je me passerai de Pierre Ménard : j'en ai marre de racheter sans cesse les livres qui disparaissent de ces rayonnages, de toute évidence sous l'action de quelque enchanteur maléfique.


Lundi 9

Huit heures et demie du matin. – J'ai fait, il y a deux jours, sur le blog, un petit billet à propos de Don Quichotte, dont je vais terminer la lecture aujourd'hui (il est ici). À la suite de quoi, j'ai eu un petit échange de himmels avec Carlos, mon quichottologue attitré, échange qui n'est d'ailleurs peut-être pas terminé. Mais enfin, je vais retranscrire ici même ce qui peut l'être de cet échange, c'est-à-dire ce qui concerne strictement le roman de Cervantès :

Mon cher Carlos,

J’ai repris, da capo, le roman de Cervantès il y a quelques jours. Je viens de faire, sur mon blog, un court billet, dans lequel je soulève un point obscur, concernant le chapitre 36 : j’aimerais bien que tu le lises , ainsi que les commentaires qui lui font suite, car toi seul me parais en mesure de dissiper le petit mystère que je soulève.

[…]

Amitiés,

Didier


Cher Didier,

[…]

Pour ce qui est du 36ème chapitre de la 1ère partie du Quichotte, le texte espagnol ne présente aucun mystère, d'ailleurs l'un de tes commentateurs le cite, d'abord :"una mujer vestida de blanco" puis :"segun se puede colegir por su habito, ella es monja o va a serlo". La seule explication qui me vient à l'esprit pour cette "erreur" de la traduction c'est que le mot "habito" qui désigne une tenue d'ecclésiastique ou de religieuse a évoqué dans l'inconscient de la traductrice la couleur noire, habituellement associée à la tenue des religieuses, - la puissance des clichés. Le texte espagnol l'annonce habillée de blanc puis fait allusion à sa tenue de religieuse (habito) qui doit donc être blanche puisque dans certains ordres les religieuses étaient habillées en blanc. Je n'ai pas mieux à te proposer....
En ce qui concerne la femme de Sancho, elle s'appelle en effet Juana Gutierrez ou Mari Gutierrez dans la première partie puis Teresa à partir du chapitre 5 de la seconde partie, elle est aussi parfois nommée  Cascajo (justifié par l'intéressée elle-même : c'est le nom de son père), Panza ou Sancha (habitude villageoise d'appeler les femmes par le nom ou le prénom féminisé du mari ). L'auteur fait ce qu'il veut.


J'ai lu ton roman que j'ai aimé, mais je veux le relire tranquillement avant de t'en parler, je l'emmène en vacances et t'en ferai un compte-rendu à la rentrée. Une chose est sûre, il serait criminel que tu ne continues pas à écrire.

Amitiés.

Carlos



Mon cher Carlos,

[…]

Il me reste à te plaindre, si vraiment tu n’as pas de meilleures lectures à emporter dans ta valise que mon pauvre Chef-d’œuvre… qui est, selon toute vraisemblance, destiné à demeurer  fils unique.

À un de ces jours, et bonnes vacances,

Didier

P.S. : Avec tout ça, j’ai failli en oublier Don Quichotte ! Il y a tout de même quelques problèmes, avec cette traduction de Mme Schulman (fort agréable à lire, au demeurant). Et d’abord le fait que, comme le signale l’un de mes commentateurs, la bévue « habit blanc/habit noir » se trouve déjà dans la traduction de Viardot. Ce qui amènerait à penser que Mme Schulman l’a suivie aveuglément, cette traduction, sans se référer au texte original, ce qui semble tout de même étrange.

D’autre part, à propos de la femme de Sancho, je trouve curieux qu’elle ait conservé Juana dans la première partie mais opté pour Thérèse dans la seconde. J’aurais accepté les couples « Juana/Teresa » ou bien « Jeanne/Thérèse », mais, là, ça me semble manquer de cohérence. D’autant qu’aucun autre prénom de personnage n’est francisé.

Enfin, bon : traduttore, traditore, et toutes ces sortes de choses…

Didier


Cher Didier,

[…]

Effectivement, la traduction semble un peu bizarre si elle francise certains prénoms et pas d'autres, je ne vois pas comment cela peut se justifier. 
Quant à savoir si elle a suivi la traduction de Viardot...mystère...
Contrairement à ce que tu dis, emporter ton roman me semble une excellente idée, j'emporte aussi le Livre III des Essais de Montaigne et les Lettres à Felice Bauer de Kafka, cela fera, ma foi, un beau trio. 

[…]

Amitiés

Carlos



À la suite de quoi, hier soir, j'ai envoyé à Carlos “en avant-première”, ce que je venais d'ânonner à propos de Don Quichotte et qu'on vient de lire un peu plus haut.

Du reste, j'étais encore en dessous de la vérité du roman, lorsque je parlais de ses “effets de miroirs”. Dans l'un des chapitres lus ce matin, le duo, en route pour Saragosse, où Don Quichotte doit participer à je ne sais plus quelle joute, le duo arrive dans une auberge (évidemment…), où ils rencontrent deux gentilshommes qui sont en train de lire la seconde partie de Don Quichotte. Bien entendu, il s'agit de la fausse seconde partie, celle publiée un an plus tôt par “l'usurpateur aragonais”. Naturellement, Cervantès ne se fait pas faute d'étriller ce “fake book”, si l'on me permet. Mais ce qui est intéressant, c'est que le lecteur se retrouve avec un duo supplémentaire, celui formé par ces faux Quichotte et Pança mis en circulation par l'usurpateur. Lesquels, à leur tout, influencent la vie et les actes des vrais, puisque Don Quichotte décide alors de se rendre à Barcelone en évitant Saragosse, simplement pour faire mentir l'usurpateur qui a narré leurs aventures dans cette ville. C'est-à-dire que les différents temps romanesques se brouillent et s'enchevêtrent d'une manière qui rappelle furieusement certains romans contemporains, notamment sud-américains. Et l'on se dit que des romanciers comme Onetti par exemple, semblent finalement sortis tout armés du Quichotte.

Sur ce, il me faut m'interrompre : Mme Dubruel, médecin de son état, attend et espère ma visite en son cabinet pacéen…

 Une heure et quart. – Oscar Wilde disait qu'il n'avait rien connu de plus triste que la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des courtisanes. Eh bien, moi, c'est celle de Don Quichotte que je trouve infiniment poignante, dans la sobriété de son renoncement à tous ses rêves ; renoncement que les autres personnages – qui ont pourtant tout fait pour l'en écarter – semblent finalement regretter autant que moi. Mais sans doute est-ce Samson Carrasco, le bachelier de Salamanque, qui, dans son oraison funèbre, a raison :

                                                         Il eut le plus grand des courages : 
                                                         vivre en fol et mourir en sage.

Mais que lire après ça ? Quel livre tiendra le coup, derrière ce prodigieux roman ? Je crois avoir trouvé une solution qui n'en est peut-être pas une, une sorte de chemin de traverse : lire les Nouvelles exemplaires de Miguel de Cervantès.

Sept heures dix. – Finalement, j'ai trouvé plus amusant et judicieux de remplacer mon duo par un autre tandem, et j'ai repris Jacques le Fataliste. Que je vais panacher avec les lettres de Diderot à Sophie Volland.


Mardi 10

Quatre heures. – La dernière réponse (en date) de Carlos, dans notre petit échange quichottesque :

Entièrement d'accord avec ton analyse de DQ. En effet, sancho Panza évolue au fil du récit, se retrouve à agir seul dans certains épisodes, devenant personnage principal. Je pense qu'il est un anti-héros, il en a toutes les caractéristiques. Et puisque tu évoques Borges et les jeux sur les narrateurs/auteurs, on pourrait envisager que Sancho Panza, le témoin unique de toutes les aventures de DQ (sauf sa première sortie), dispose de tous les matériaux pour élaborer la chronique de DQ et que son rôle est celui de chroniqueur....(bien plus que celui d'écuyer).
Il est vrai que le problème des auteurs/narrateurs est passionnant; il y a Sidi Ahmed mais son texte a été traduit, le traducteur a-t-il été fidèle? Selon certains non (ch 44 de la 2ème partie) Il y a un premier auteur qui fournit le matériel des 8 premiers chapitres; puis un second auteur qui se met en scène à la 1ère personne au chapitre 9 et qui semble être le narrateur-éditeur de l'ensemble de l'oeuvre....c'est déjà du Borges...

Kafka a écrit un court texte qui peut être rattaché à cette idée : la vérité sur Sancho Pança.
" Grâce à une foule d'histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s'en est d'ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon - auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte - que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d'un objet déterminé à l'avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu'à la fin un divertissement plein d'utilité et de grandeur." (21 octobre 1917)

Amitiés

Carlos

– De mon côté, je viens tout juste de terminer le livre de Diderot ; et il me semble judicieux de relire, comme en contrepoint, l'hommage que lui rend Kundera dans Jacques et son maître. D'ici que j'en aie terminé avec lui, les Fictions de Borges devraient être arrivées ici et je pourrai donc relire le Pierre Ménard, ce qui me ramènera à Don Quichotte. Cette boucle étant alors bouclée, il sera temps de passer à autre chose.



Jeudi 12

Neuf heures du matin. – Finalement, je n'ai pas relu Jacques et son maître, m'étant aperçu que ma précédente lecture de cet “hommage à Diderot” (c'est ainsi que Kundera qualifie sa pièce, et c'est en effet ce qu'elle est) était tout de même trop récente. En revanche, puisque j'avais le volume de la Pléiade entre les mains,  et qu'il venait, au cours de l'échange qu'on a pu lire plus haut, d'être question entre Carlos et moi de Cervantès et de Kafka, je me suis trouvé à relire les essais du même Kundera qu'il consacre essentiellement au roman (mais aussi à la musique) : L'Art du roman, puis Les Testaments trahis et, en ce moment même, Le Rideau.

(Je viens de m'apercevoir que, s'il acceptait sans discuter l'orthographe Cervantès, le correcteur de cette foutue machine me rappelait sévèrement à l'ordre si je m'aventurais à choisir la véritable, à savoir Cervantes. En revanche, il reste d'une prudence de sioux – sans doute inspirée par l'ignorance – et refuse de se prononcer entre Léopardi et Leopardi, tous les deux dûment soulignés d'un implacable pointillé rouge :  dans le monde merveilleux de l'informatique, Leopardi – ou Léopardi, qui aurait plutôt ma préférence – a tout bonnement cessé d'exister.)

Quatre heures. – Une dizaine d'auteurs de romans noirs ou policiers attendaient sagement dans mon panier Amazon que je clique sur “passer la commande”, ce qui ne pouvait être fait avant le 20 du mois, car je suis fort respectueux des budgets que j'ai moi-même établis. Je viens de tous les envoyer à l'abattoir, m'étant soudain rendu compte (en lisant Kundera) que j'étais trop vieux et qu'il me restait trop peu de temps pour en perdre à ces sottises.


Vendredi 13

Dix heures du matin. – Sous la pernicieuse influence de Kundera, j'ai repris Les Somnambules d'Hermann Broch (ou doit-on écrire : “de Hermann”, en raison du H allemand aspiré ?), lus il y a… il a longtemps, mais du diable si  je serais capable d'être plus précis. À la louche, je dirais quinze ans, mais ce serait avec une incertitude de plus ou moins cinq ans, alors… Du reste, on s'en fout, comme disait Paul Valéry pour interrompre ses propres monologues. Je ne sais pas trop si je parviendrai au bout de ces sept cent et quelques (et, là, de nouveau une interrogation : dois-je mettre un S à cent sous prétexte que j'ai cité un nombre “rond”, ou dois-je au contraire l'omettre (ainsi que je l'ai fait) en raison du “et quelques” qui suit et qui désarrondit le nombre ?) pages écrites petit et serré, mais c'est au fond sans grande importance.

– J'ai oublié de noter que, rasé presque à la peau il y a quelques jours, Charlus a tellement changé d'aspect physique qu'il nous semble (nous semblait les deux premiers jours suivant la tonte…) un autre chien ; mais à qui le véritable Charlus aurait, avant de mystérieusement disparaître, appris à répondre  à son nom, ainsi que les coutumes les plus basiques de la maison.


Samedi 14

Quatre heures vingt. – Je me demande bien pourquoi a brusquement resurgi à ma mémoire une fugitive chanteuse d'il y a longtemps, Danielle Messia : j'étais à demi allongé sous le cerisier, somnolant sur les Somnambules de Broch, lecture qui, a priori, n'incite guère à ce genre de réminiscences inopinées (à part peut-être le titre du roman lui-même). Je me suis souvenu qu'elle avait été lycéenne à Orléans dans les mêmes années où je l'étais moi-même (phrase boiteuse) ; mais je ne l'ai jamais rencontrée, en tout cas je n'en ai aucun souvenir. Je me rappelle aussi qu'elle en avait justement fait une chanson, qui s'intitulait Souvenirs de lycée, que j'aimais bien à l'époque (1981 ou 1982). Je me souvenais aussi, mais très vaguement, qu'elle était morte jeune, et que c'est Philippe Bernalin qui me l'avait fait découvrir, pas très longtemps après notre sortie du CFJ. J'apprends par sa fiche Wikipédia qu'en effet le cancer l'a tuée à 28 ans, c'est-à-dire au même âge que Bernalin. On y dit aussi qu'elle était née Danielle Mashiah, à Tel-Aviv, la même année que moi, mais sept mois plus tard. Et environ sept mois aussi avant la naissance de ce même Bernalin. Depuis (il y a une heure environ de cela), je ne cesse de penser à elle. Je suppose que l'on doit trouver de ses chansons sur Youtube, mais je ne crois pas avoir très envie d'y aller.


Mercredi 18 juillet

Neuf heures et demie du matin. – Comme je l'ai dit sur le blog, en un court billet parfaitement dénué de tout intérêt autre qu'informatif, j'ai repris hier (ou avant-hier ? Mon Dieu, comme le temps passe…) la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, lus à l'époque de leur sortie et beaucoup aimés alors. Après 150 (sur près de 600) pages, je suis moins enthousiaste qu'à l'époque, ayant l'impression que le roman part un peu dans tous les sens et que son auteur aurait comme une tendance à “nous la faire à l'épate” (un peu, toutes proportions gardées, comme Marquez dans Cent ans de solitude). Mais, évidemment, étant tout juste au quart de l'ouvrage, je vais attendre un peu avant de prononcer ma petite fatwa personnelle. Du reste, ça “se” lit très bien, et même un peu mieux que ça.

En fait, je m'aperçois que, lors de mes relectures de romans découverts il y a quelques dizaines d'années, ma réaction la plus courante est une déception plus ou moins aiguë. D'où cette question “à double tranchant” : suis-je devenu un vieux con désabusé, ou bien, au contraire, fus-je, en ces époques lointaines, un jeune con prompt à s'émerveiller de n'importe quoi, à prendre des vessies rabougries pour de flamboyantes lanternes ? Dans un cas comme dans l'autre, on le voit, je ne m'en sors pas indemne ; d'autant que, quelle qu'en soit la raison, le résultat est le même : déception, désenchantement, désillusion. Si je continue sur cette pente, je vais finir ma vie devant la télévision du matin au soir, à regarder des séries idiotes sur Netflix.

– Mon frère, sa femme et leur fille débarquent dans trois jours de Dubaï pour leurs vacances annuelles. (En réalité, non : si j'ai bien compris ce que Catherine m'a expliqué, seul Philippe arrive directement de son hypermarché entouré de sable, Dominique et Gabrielle étant, elles, en Angleterre depuis une semaine ou deux.) Ils resteront ici jusqu'à mercredi prochain, moment où ils partiront pour Fontaine-le-Dun afin de passer quelques jours chez ma mère.

Hier, par Facebook interposé, je crois, Nicolas a suggéré que Catherine et moi pourrions venir passer quelques jours à Loudéac durant la première quinzaine d'août (période où il y sera lui-même, ai-je finement déduit). La chose était assez tentante, mais entre la visite dont je viens de parler, le départ de Catherine pour Québec fin août et, entre les deux, quelque part, la visite d'Élodie et de son ami huron, notre besoin de vie social se trouve déjà largement satisfait (voire un peu au-delà…). Par conséquent, comme le dit Nicolas fait de fréquents séjours en Bretagne, il nous a semblé préférable de remettre ce petit projet à l'automne. D'autant que, même si Loudéac est à l'intérieur des terres, la Bretagne en août ne me dit vraiment rien qui vaille.

– Nouveau prurit de déménagement chez Catherine : cette fois, c'est l'Auvergne qui tient la corde. Très sagement, ou très lucidement, elle m'a dit hier : « Allons y faire un court séjour, cela suffira peut-être à m'en passer l'envie. » J'espère bien.


Jeudi 19 juillet

Neuf heures du matin. – Dans mon examen de la peu glorieuse alternative qui se présentait à moi hier (laissez vos yeux remonter de quelques lignes…), j'ai inopinément reçu un soutien de poids, celui de Gide. (Car, en fin de journée, désirant me sécher du merveilleux que Salman Rushdie déversait sur moi à pleins flots, j'ai repris le volume pléiadisé de ses essais et critiques.) Voici ce qu'il écrit, en 1941 (dans la série de ses Interviews imaginaires), alors qu'il vient de dire que Guerre et Paix le plongeait dans un morne ennui : « C'est un aveu, que je vous fais là : un aveu craintif ; mais si je crois bon au temps de la jeunesse de forcer son admiration sans trop écouter son goût propre et d'apprendre à aimer ce qui mérite d'être aimé, et que l'on n'aimerait peut-être pas suivant sa pente, il n'est sans doute pas mauvais, parvenu à mon âge [Gide a alors 72 ans], d'oser avouer, à soi-même et aux autres : non, tout compte fait et refait, décidément je n'aime pas cela. Et de tâcher de s'expliquer pourquoi. »

Eh bien, “tout compte fait et refait”, j'ai abandonné Les Versets sataniques peu avant leur deux-centième page, fatigué de tout ce merveilleux ostentatoire que j'évoquais il y a un instant ; c'est-à-dire, en effet, pour les mêmes raisons à peu près qui m'ont fait, il y a quelques mois, abandonner Cent ans de solitude. Et je me demande si, à l'époque de mes premières lectures de ces deux romans, ce n'est pas justement ce même merveilleux qui m'avait fait les aimer, jouant alors le rôle d'une sorte de poudre aux yeux m'empêchant de voir, dans un livre comme dans l'autre, tout ce qu'il pouvait y avoir de fabriqué en eux.

Mais, comme je ne suis pas encore guéri des romans, je me demande, depuis tout-à-l'heure, si je ne vais pas retenter ma chance avec Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, lu il y a environ un quart de siècle.


Vendredi 20 juillet

Dix heures du matin. – Je viens de passer la première commande “culturelle” du mois (du mois “carte magique” qui va du 20 au 20…). Au menu, les œuvres d'Augustin Cochin concernant la Révolution française et celles de Rabelais translatées en français moderne. Il y a déjà un petit moment que je veux revenir à Rabelais (la pernicieuse influence de Kundera, probablement), mais j'avoue que franchir à nouveau la barrière de la langue me rebutait quelque peu. (Lors de ma première lecture, plutôt ancienne, je me souviens qu'il m'avait fallu près d'une centaine de pages pour m'acclimater et commencer à prendre intérêt à ce que je lisais, pour que cette lecture devienne autre chose qu'un simple (et lent…) déchiffrage.) Or, j'ignorais totalement qu'il existât des versions modernes. J'aurais d'ailleurs dû m'en douter, puisqu'il y en a pour Montaigne, pourtant plus aisément abordable, du point de vue de la langue, que Rabelais.

Il reste que, s'il s'ébruite, du côté des In-nocents, que je lis Rabelais et Montaigne en “traduction”, ce n'est pas ça qui va me débarrasser de mon image de guignol surfait. Car c'est, dans ces coins-là, un péché majeur, un crime contre l'esprit, etc., dont personne, fors moi-même, ne songerait une seule seconde à se rendre coupable.

Du reste, ce que j'aimerais connaître c'est l'endroit exact où ces chers puristes placent leur infranchissable frontière. En effet, si on considère comme blasphématoire le fait de lire Rabelais autrement que dans sa langue, qu'en est-il de Chrétien de Troyes ? Pourquoi celui-ci et pas celui-là aurait le droit d'être traduit ? Parce qu'enfin combien de gens, à l'exception de quelques lettrés du genre de Rémi Usseil, peuvent se vanter de lire la Chanson de Roland (par exemple) dans le texte ? Et on peut continuer ainsi à remonter dans le temps, jusqu'à vouer aux gémonies tous ceux qui ne lisent pas couramment le latin, c'est-à-dire pratiquement tout le monde.

D'un autre côté, je serais le premier à m'indigner si, demain, et il n'y a pas de raison que ça n'advienne pas, quelqu'un se mêlait de simplifier la langue de Bossuet, de récrire les alexandrins de Racine façon rap ou slam. Donc, moi non plus, je ne saurais où placer cette maudite frontière.

Avec tout ça, comme dirait Didier G., j'ai failli oublier de noter que ma tentative auprès de Lawrence Durrell a fait long feu, puisque j'ai remisé le volume après moins de cent pages : trop peu d'enthousiasme de ma part pour un si gros volume de la sienne. Si encore il avait écrit un Duo d'Alexandrie plutôt que son quatuor, j'aurais peut-être tenté de m'accrocher. Mais là, franchement…


Dimanche 29 (anniversaire de Catherine)

Deux heures et demie. – Eh bien ! Presque dix jours sans venir ici : je crois bien que c'est ma plus longue absence depuis que ce journal tente d'exister, c'est-à-dire depuis 2010. Mon frère, sa femme et leur fille sont arrivés ici le 21 et sont repartis le 25. Philippe arrivait directement de Dubaï, où ils vivent, et Dominique et Gabrielle d'Angleterre. Leur séjour s'est fort bien passé, nous avons eu de longues discussions, animées, inutiles et alcoolisées, ce qui a suffi, ajouté à la chaleur atmosphérique, à pomper le peu d'énergie que je puis avoir naturellement, et donc à me passer l'envie de venir babiller en ce journal. Depuis leur départ, nous avons été terrassés par des chaleurs de nègres, lesquelles m'ont rendu aussi nonchalant qu'eux ; et il n'y a guère que d'hier que je suis redevenu à peu près normal. Mais, dans l'intervalle, l'habitude de ne pas venir écrire ici était prise (au point que, en ce moment même, je me demande ce que je suis venu y foutre).

Ces journées “sociales” furent aussi presque vides de lecture et totalement vierges d'écriture lucrative : j'ai remis bon ordre à cela hier matin. Il ne me reste plus qu'à rétablir mes trois quarts d'heure de marche quotidienne et tout sera redevenu normal. Mais c'est sans doute à ce moment-là que Catherine m'abandonnera pour aller passer deux semaines au Québec, me plongeant dans une nouvelle et complète désorganisation. (Ah ! non : avant, il y aura eu la visite d'Élodie et de son chum indien – Indien de Québec, pas de Calcutta ; c'est-à-dire plutôt à plumes qu'à turban…)


Mardi 31 

Dix heures du matin.  – Et terminons le mois sur une minuscule grande nouvelle : ce matin, à six heures, après des ténèbres de plusieurs mois, les réverbères (réverbères ou lampadaires ? Je ne saurai jamais…) de la rue de l'Église ont fait donner toute leur lumière. Cela a duré le temps que j'aille porter aux poules leur gamelle de pain humide et que je revienne me remplir un gobelet de café ; soit environ quatre minutes. Mais enfin, c'était le signe tangible que nous sommes bel et bien en marche vers l'automne et que n'est donc pas vain notre espoir de sortir un jour de cette saison maudite et stupide qu'est l'été.

– À propos de saison stupide, nous sommes entrés, avec un jour d'avance, dans sa phase aiguë, qui dure approximativement du 1er au 20 août : ce matin, peu après sept heures, j'ai pu constater que sur toute la partie gauche de la principale rue de Pacy (nommée Isambard), les trottoirs étaient entièrement défoncés, pour cause, ai-je appris chez la marchande de fruits et légumes, de remplacement (ou rénovation ou je ne sais quoi) du réseau électrique : il y en a pour un mois. Arrivant juste après à notre habituelle boulangerie (celle dite “de la mairie”), j'ai dû constater qu'elle refuserait tout service à sa clientèle jusqu'au 22 août inclus. Plein d'espoir, j'ai donc rebroussé chemin, sur le trottoir encore praticable, vers l'autre boulangerie, celle dite “du pont” : comme elle n'avait pas ouvert de tout juillet, on pouvait espérer que. En effet, les rideaux opaques étaient levés, et la porte coulissante a gentiment coulissé à mon approche. À l'intérieur, vide de clients et de boulangères, on se serait cru dans une boulangerie soviétique après trois semaines de rupture d'approvisionnement en farines : à l'exception d'une sorte de chariot empli de baguettes, posé sur ses roulettes derrière le comptoir, tous les présentoirs à pains et à gâteaux étaient rigoureusement vides. Je suis ressorti sur la pointe des pieds, anxieux que la vendeuse surgisse et me demande ce que je voulais. Heureusement, il me reste un tiers de pain “meunier” dans le congélateur. Mais je sens que, comme chaque année, août va tenir toutes ses désolantes promesses.

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