jeudi 28 septembre 2017

Août 2017











NICOLÁS ET ÁLVARO








Mardi 1er août

Trois heures et demie. – Lecture très agréable que celle de Monsieur Croche. Dans ces chroniques, publiées au début de son siècle d'abord à la Revue blanche, puis au Gil Blas, puis encore ailleurs mais j'ai oublié où, Debussy se montre armé d'une plume volontiers sarcastique et nanti d'un jugement pour le moins tranché. Le revers de la médaille est que son ironie est tellement répandue que, quand il fait des compliments à tel chef d'orchestre ou loue le morceau de tel compositeur, on se demande toujours à quel degré il faut prendre les lauriers qu'il distribue, au premier ou au second. Pour donner une idée de sa manière, voici ce qu'il dit d'un certain Émile Sauer dont, en mars 1903, le Concert Lamoureux vient de donner un concerto pour piano et orchestre : « Cet homme qui n'a pourtant pas l'air méchant a le concerto sans pitié ; par un artifice diabolique, il paraît devoir finir, mais il recommence des petites choses folles, pas gaies du tout, où, de temps en temps, intervient une valse infernale, pendant laquelle M. Émile Sauer projette des mains d'escamoteur, de façon à inquiéter les araignées mélomanes du plafond. Notez qu'il joue fort bien du piano, qu'il a une autorité incontestable sur les diverses façons de faire les gammes ; pourquoi se croit-il obligé d'écrire des concertos ? Est-ce la conséquence d'un vœu ? Ou bien est-il né comme cela ? » Par moment, on songe à Paul Léautaud quand il revêtait l'habit de Maurice Boissard, même si Debussy n'a tout de même pas son aisance de style ni son goût parfait en la matière.

– J'ai pleurniché ici, plus ou moins, tout le mois dernier, de ce que FD ne faisait plus appel à mes talents et semblait même déterminé à s'en passer définitivement. Or, depuis hier, ce sont trois articles que j'ai écrits, pour le numéro qui est en train de se boucler, soit pas moins de quatorze feuillets (21 000 signes). Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, que Philippe B. n'essaie pas de se passer de moi – et de la dépense qui s'attache à mes services – le plus possible, mais en tout cas qu'il n'a pas reçu, de la part de ses propres puissances souveraines, l'interdiction formelle d'y recourir.

– Voilà Catherine tout inquiète, s'étant persuadé que, depuis ce matin, Nana tousse… Je suppose que c'est cela qu'on appelle communément une “mère poule”.


Mercredi 2 août

Quatre heures. – Suivant le conseil de Jérôme Leroy, dans Causeur, j'ai acheté l'épais roman d'un certain Jean-Pierre Martinet, intitulé justement Jérôme. Apparemment, le Martinet en question (1944 – 1993) était une sorte de génie méconnu qu'il importait de redécouvrir urgemment, un maître de la noirceur absolue, à propos de qui il convenait de citer Céline et surtout Dostoïevski. J'ai tenu un peu plus de cent pages avant d'abandonner. Trop de noirceur tue la noirceur. À empiler les unes sur les autres le plus d'horreurs possible, à force de se rouler soi-même dans l'abjection, on finit par obtenir un résultat radicalement inverse à celui que, je suppose, on visait : le lecteur se met à pouffer. Il paraît que le malheureux auteur, mort d'alcoolisme et de frustrations diverses, si je comprends bien, a été réellement aussi désespéré que son improbable Jérôme : c'est possible, hélas, mais cela ne lui a pas donné, à mon sens, la capacité littéraire d'exprimer réellement ce désespoir. On me parle de Dostoïevski ; mais il y a, chez le Russe, des traits de lumière fulgurants, des personnages radieux, qui par contraste font ressortir les ténèbres dans lesquelles d'autres sont en effet plongés. Ici, tout n'est que noirceur, on baigne dans un baril de goudron liquide qui empêche de distinguer quoi que ce soit dans ce magma : combat de nègres dans un tunnel. J'ai eu l'impression de lire l'interminable imprécation d'un tout jeune homme, avide de “dire son fait” à une société dans laquelle il n'est pas parvenu à entrer et qui n'entend même pas ce qu'on croit lui hurler dans les oreilles. Ou encore de voir le guerrier géant d'Astérix chez les Normands, qui se demande “mais où est passé le barde ?”, alors que celui-ci, juché sur ses épaules, est entrain de lui marteler le crâne, les traits déformés par sa fureur impuissante. L'écrivain maudit a donc pris le chemin de la poubelle à couvercle jaune, ce qui est une façon, après tout, de ne pas faire mentir sa destinée.


Jeudi 3 août

Sept heures vingt. – Depuis mardi, environ quarante fois par jour, je me plante sur la terrasse et regarde Nana. A-t-elle bougé ? Respire-t-elle mieux ou moins bien ? Ah, elle se dirige vers l'abreuvoir ! Boit-elle ? Non, il me semble que non… À moins que… si, peut-être… Impossible à dire, je retourne m'assoir et lire. Et, un quart d'heure après, je recommence. Elle a mangé ? me demande Catherine. Difficile à dire, je ne sais pas… Mais il me semble qu'elle a bougé… Bon Dieu ! J'ai réussi à ne pas faire d'enfant durant les quarante et quelques années qui viennent de s'écouler : je ne vais quand même pas, maintenant, devenir le père d'une poule malade !

– Cela dit, les Mémoires de Berlioz sont passionnants, même lus entre deux observations gallinacéennes.


Vendredi 4 août

Neuf heures et demie du matin. – La saga des poules (la sagallinacée…) continue et même se corse salement. Dès son lever, Catherine est allée médicamenter Nana, en lui injectant dans le bec quelques millilitres d'eau dans laquelle est dilué le dit médicament. En revenant, elle m'assène : « Nana a perdu un œil ! » Moi : « Comment ça, perdu un œil ? » Et elle de m'expliquer que, d'un côté (j'ai déjà oublié lequel), il n'y a plus qu'un trou à la place où, en principe, aurait dû se trouver, et se trouvait effectivement au départ, un œil. Elle a bien vu que j'avais les plus grandes difficultés à avaler une fable aussi énorme. Cependant, à quelques dizaines de minutes de là, se rendant sur un forum de poulolâtres, Catherine a effectivement appris que lorsqu'une poule tombait malade (de certaines maladies précises, supposé-je), il leur arrivait fréquemment de voir l'un de leurs yeux se nécroser, voire les deux. Nous voilà donc avec une poule borgne… et bien évidemment toujours malade. Je pense que si, demain, après une nouvelle journée de traitement intensif, on ne constate aucune amélioration notable, il va bien falloir prendre des décisions extrêmes…


Samedi 5 août

Sept heures vingt. – Nana n'aura donc passé que peu de jours chez nous. Malgré notre ardent désir de trouver qu'elle allait mieux, il nous est apparu ce matin que son état, après trois jours d'antibiotiques, ne s'était nullement amélioré. Du coup, en début d'après-midi, Catherine l'a rendue à la jardinerie, avec l'idée d'en rapporter une autre.

(Mais, pour des raisons n'ayant rien à voir avec cette pauvre poule, je n'ai aucune envie de poursuivre. La raison s'en éclairera peut-être dans les jours à venir.)


Dimanche 6 août

Deux heures. – Je crois que j'ai un peu trop forcé, hier soir, sur l'apéritif sabbatique… Bref, pour en revenir à Nana, elle est donc repartie pour la jardinerie où, si son état ne s'améliore pas – et on ne voit pas pourquoi il s'améliorerait –, elle sera très logiquement tuée. La première idée de Catherine était de racheter exactement la même et de revenir avec. Mais le vendeur l'en a fortement dissuadé : il valait mieux, d'après lui, attendre de voir si l'autre, Odette, n'était pas contaminée par le virus ; auquel cas, en lui amenant une nouvelle compagne, nous risquions de tomber dans un cercle vicieux qui n'aurait pas de fin (je me demande soudain si ce n'est pas justement le propre des cercles vicieux de n'avoir pas de fin…). Conseil judicieux puisque, ce matin, Odette a commencé à donner à son tour des signes de maladie ; ils sont moins prononcés que dans le cas de Nana, mais c'est sûrement parce que, depuis cinq jours maintenant, Catherine mêle l'antibiotique à l'eau qu'elle ingurgite. Comme le traitement doit cesser demain, on verra bien ce qui se produit. Si elle venait à mourir également, il a été décidé que nous ne reprendrions d'autres poules qu'à la fin de septembre, quand Catherine rentrerait de ses vacances à Saint-Malo.

– Je suis, depuis ce matin, replongé dans le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq. Par une sorte de ricochet qu'il serait fastidieux d'expliquer, cela m'a poussé à commander deux volumes du journal de Dantec, écrivain dont je suis rigoureusement incapable de lire les romans. On verra.


Lundi 7 août

Cinq heures. – E bien voilà : Odette est morte à son tour. Il ne reste plus qu'à désinfecter entièrement le poulailler vide, de manière à ce que leurs remplaçantes de septembre n'attrapent pas le virus (si c'est bien un virus) à leur tour. On ne peut pas dire que notre première expérience soit bien encourageante, mais enfin…


Vendredi 11 août

Sept heures vingt. – C'est très intéressant, de relire, comme je le fais depuis quelques jours, les billets de blog que l'on s'est laissé aller à publier, entre 2013 et maintenant. D'abord parce qu'on se rend compte que neuf sur dix d'entre eux auraient gagné à n'être pas écrits. Mais, ça, je le savais déjà, depuis que j'avais passé au crible ceux de 2008 à 2013, pour composer En territoire ennemi. Le plus amusant est de balayer du regard les commentaires qui font suite à chacun d'entre eux : c'est une procession de fantômes. Certains sont encore là aujourd'hui : ils n'ont pas changé, ils disent les mêmes choses qu'alors ; comme, suppose-t-on, soi-même. Beaucoup ont disparu : on en regrette certains (Georges, Marchenoir…), on se félicite de la disparition d'autres, qui publiaient des tartines pesantes sous chaque billet, et dont on va oublier les noms : ceux-là, à les relire, sont aussi pesants et dormitifs qu'ils l'étaient à l'époque ; c'est leur malédiction personnelle, je suppose. Néanmoins, les uns comme les autres prennent place dans une sorte de temps incertain, dont on a la surprise de se retrouver un peu nostalgique. Et, pour ceux-là qui semblent évanouis, on se demande s'ils se sont simplement échappés dans un ailleurs ensoleillé (on n'y croit qu'à moitié, mais on le leur souhaite quand même), ou s'il leur est arrivé des choses plus pénibles et irrémédiables, dont personne ne nous aurait tenu au courant. En tout cas, à la relecture, leur silence est retentissant.


Dimanche 13 août

Sept heures dix. – Passé l'essentiel de la journée à lire Le Théâtre des opérations, journal “métaphysique et polémique” de Maurice Dantec pour l'année 1999. C'est un invraisemblable fatras. Deux images me sont venues, tandis que je bourlinguais entre ces pages chaotiques : d'une part celle d'un fleuve en crue qui emporterait tout sur son passage sans distinction ni choix, charrierait tout indistinctement jusqu'à l'océan, et d'autre part celle d'un gigantesque vide-grenier. On sent que Dantec n'est pas du genre à trier ce qui tombe de sa plume, ou plutôt s'écoule de son clavier ; et comme il a des idées, souvent sentencieuses, sur tout, cela donne cette espèce d'encyclopédie saisie de démence dont je viens d'avaler six cents pages (en en sautant un certain nombre tout de même). Il arrive que l'on rie, ou sourie, tant est comique sa propension à affirmer péremptoirement des choses impossibles à étayer ; comme par exemple son long développement à propos des complots successifs de la CIA pour cacher l'existence de l'extraterrestre de Roswell. Ou encore ceci :  « Comme l'esclavage, le rapt sexuel fut une condition essentielle de la survie de nombreux peuples, aux premiers âges de l'humanité. En effet, les systèmes claniques, vivant la plupart du temps en autarcie, se voyaient confrontés régulièrement au problème terrible de la consanguinité. La guerre, la mise en esclavage, avec le rapt sexuel comme finalité, devenaient alors une condition sine qua non de la pérennité du clan. »

En effet, on imagine très bien le chef d'un clan “aux premiers âges de l'humanité”, s'adresser ainsi aux demi-singes de sa tribus : « Les gars, l'heure est grave : à force de niquer toujours entre nous, on va finir par ne plus engendrer que des petits mongos. Il va être temps d'aller diversifier nos gènes dans la vallée voisine ! » La drôlerie atteint son paroxysme, si je puis dire, dans les deux dernières phrases de ce paragraphe, qui se trouve à la page 207 de l'édition Folio (c'est moi qui souligne) : « Il est probable que les Romains des âges légendaires enlevèrent les Sabines dans le but de revigorer un sang devenu trop familial. La guerre de Troie eut vraisemblablement les mêmes origines. »

Tout en admirant la prudence de ce “probable” et de ce “vraisemblablement”, le lecteur se dit qu'imaginer des australopithèques se préoccuper de leur génotype, alors qu'ils ne devaient même pas avoir fait le lien entre coït et génération, c'est pousser un peu le bouchon. Et, justement, page  364, Dantec vous donne raison (c'est toujours moi qui souligne) : « Ce n'est vraisemblablement qu'à un âge tardif (il y a moins de cent mille ans, sans doute cinquante mille) que l'homme et la femme comprirent le rapport plus qu'étroit qui unissait sexualité et reproduction. » Que ceci soit incompatible avec cela ne semble pas du tout gêner Dantec. Qui, de toute façon, n'est déjà plus là, mais en train de vous brosser un vaste tableau de la décadence de Rome et des premiers siècles du Moyen Âge, à moins que ce ne soit le séquençage de l'ADN ou la cybernétique qui s'en vient.

On ajoutera à cela que, pour un écrivain, il manie une langue lourdement pâteuse. Un exemple, pris à peu près au hasard entre mille : « Qui de nos jours s'est risqué à essayer d'établir la typologie psychologique tout à fait singulière de Jésus de Nazareth ? De nombreuses études ont, semble-t-il, cherché à cerner la modélisation d'une telle typologie dans les conditions sociales et culturelles de son époque, et il serait absurde de prétendre que l'environnement singulier dans lequel Jésus naquit et vécut, la Palestine juive romanisée par l'Empire, n'eut sur lui aucune influence. »

Je peux à la rigueur admettre d'un sociologue de modèle courant qu'il puisse envisager de “cerner la modélisation d'une typologie”, mais certainement pas d'un écrivain. De même que si je me résigne à ce que les journalistes et les blogueurs emploient une monstruosité syntactique comme “au final” ou utilise “éponyme”  en dépit de son bon sens, je ne le pardonne pas à Dantec, qui pourtant ne s'en prive pas.

Mais alors, pourquoi continuer à le lire, et même envisager de lire le second volume ? Parce que, dans cet énorme fatras, on trouve de nombreuses pépites, tout comme les chineurs attentifs peuvent découvrir de petits trésors dans le vide-grenier le plus bas de gamme. Pour ne pas avoir l'air d'être injuste, il faudrait que je trouve le courage, demain, de dire tout ce qui a pu me retenir dans ce volumineux livre (700 pages) ; qui, d'ailleurs, fascine peut-être aussi par ses boursouflures même.


Mercredi 16 août

Cinq heures. – Je continue ma lecture de Dantec, j'en suis aux deux tiers du deuxième volume, intitulé Laboratoire de catastrophe générale. C'est le même fatras boursouflé que le précédent tome, souvent assez délirant, partant dans tous les sens, rameutant tout à trac Jésus et les cyborgs, les grandes invasions et les neurosciences, Nietzsche et Thierry Ardisson, etc. Le tout dans une langue décidément peu agréable, et même assez mal assurée : il semble parfois ne pas tellement savoir le sens des mots qu'il emploie, comme par exemple lorsqu'il évoque un mur “aussi impénétrable qu'une impasse”. Je ne voudrais pas jouer les pions, mais enfin, il n'y a rien, à part une rue, de plus pénétrable qu'une impasse, à ma connaissance. En fait, on a l'impression d'un homme en perpétuelle état d'ébullition, pour ne pas dire d'ébriété, laquelle lui fait par exemple adorer le préfixe “méta” qu'il utilise quasiment une fois par paragraphe et à propos de tout et de n'importe quoi. (Si j'en faisais un billet de blog, je l'intitulerais sans doute Métarobe blanche, métaceinture dorée…) D'une manière générale, Dantec aime les préfixes “qui-font-riche” : méta, post, infra, sub, etc.  Le plus étrange, ce qui m'étonne moi-même, c'est que, bien qu'irrité par cette lecture, bien qu'en sautant des pages entières, je viens pourtant de commander le troisième et dernier volume, American black box. Il doit bien y avoir une raison…

– Parallèlement, je me suis attaqué (hier) à une autre trilogie, celle de James Ellroy qui commence par American Tabloid : roman foisonnant, parfois pénible en raison de ce style télégraphique auquel je ne suis guère habitué, et qui, surtout, traite d'un sujet – les Kennedy – auquel je ne suis jamais parvenu à m'intéresser. Malgré cela, je n'envisage pas, pour l'instant, de lâcher le livre.

– Pendant ce temps, tout ce que nos pays en phase terminale comptent de joyeux progressistes s'est levé comme un seul homme pour s'alarmer du raz-de-marée nazi qui, dans une ville du sud des États-Unis, a tué… une personne. Ils sont tellement occupés, ces gentils nounours en guimauve, à reformer les cohortes sacrées pour aller combattre l'hydre, qu'ils n'ont plus une seconde à eux pour enregistrer les voitures qui, en France, foncent droit sur les devantures des cafés, en tuant un homme par-ci, une fillette par-là. Il est vrai que ces véhicules-là ne sont pas conduits par des gestapistes mais par de simples “déséquilibrés”, naturellement plus à plaindre qu'à blâmer. D'ailleurs, avec un minimum d'effort conceptuel, nos angéliques racaillolâtres devraient réussir à établir que si, chez nous, certains malheureux en sont réduits à foncer sur les terrasses de bistrots pare-choc en avant, c'est parce qu'ils ont été littéralement rendus fous de terreur par la remontée du nazisme américain : coup double gagnant.

Face à leurs envolées avortées de poules caquetantes, dont chaque paragraphe est une insulte à l'intelligence, on perd jusqu'à l'envie d'argumenter, par exemple en faisant remarquer que rien ne serait arrivé à Charlottesville si les pressions conjuguées des gauchistes décervelés et des noirs vociférants (on pourra sans dommage inverser les deux adjectifs) n'avaient conduit au déboulonnage de cet homme remarquable que fut le général Lee ; et si, d'autre part, ces mêmes gauchistes décerférants et vocivelés, ne s'étaient pas lancés dans “contre-manifestation” qui n'était rien d'autre qu'une invitation pressante à la baston générale. À quoi bon discuter, objecter, contredire ? Affronter la bêtise à front de taureau armé de la simple muleta du verbe, voilà qui allait bien quand on était jeune. Aujourd'hui, les taureaux s'étant faits rhinocéros, il nous reste le rire qui finira bien par dissoudre leur corne ; et à passer loin d'eux pour éviter de marcher dans leurs bouses.


Samedi 19 août

Sept heures et demie. – J'aimerais que l'on nous voie, Catherine et moi, depuis quelques jours, entre six et sept heures du soir, lorsque nous nous asseyons sur la terrasse, un verre en main, et que nous nous mettons à faire la conversation à Odette et Nana, dont c'est le moment où elles se sentent aventureuses (sinon, elles passent l'essentiel de leurs journées sous le millepertuis, n'en sortant que pour rejoindre leurs deux gamelles, celle à graines et celle à eau). Nous devons être particulièrement croquignolets, avec nos “Poulettes ! Poulettes ! ” , et les dialogues que nous entamons, d'une voix stupidement guillerette, avec ces deux volatiles qui, la tête sans cesse en mouvement, nous guettent de leur œil parfaitement vide. Les vieux ont de ces amusements…

– Passé la journée à lire le recueil d'articles et de préfaces de Guy Dupré, Je dis nous. Il semble particulièrement marqué par la guerre de 14 et par l'affaire Dreyfus. À propos de cette dernière, je crois qu'il ferait pousser des cris d'horreur à nos gentils progressistes, si ces derniers avaient connaissance de son existence ; heureusement, leur totale inculture nous préserve de leurs criailleries vertueuses.


Dimanche 20 août

Sept heures vingt. – Ce soir et avant-hier, nous avons mangé du chou-fleur (faut-il un trait d'union ?) ; avant-hier, recette indienne : sauce au curry et œufs durs ; ce soir, le reste en gratin. J'aime bien manger du chou-fleur, car cela me ramène systématiquement à la maison de La Ferté et me rend mes parents jeunes (moi aussi, par la même occasion). J'ai passé les trente premières années de ma vie à détester (ou au moins à n'aimer pas) le chou-fleur. Cela n'empêchait pas, évidemment, ma mère d'en cuisiner, et les dîners où ce fucking légume était servi m'étaient évidemment pénibles, d'autant que j'avais alors un appétit gargantuesque qui s'en trouvait fort frustré (je me rattrapais plus avant dans la nuit, après lecture, lorsque je redescendais de ma chambre, vers trois heures du matin, pour engloutir les trois quarts d'un pain garni d'un camembert entier…).

Je me suis mis à aimer le chou-fleur (et les légumes en général) lorsque j'ai commencé à vivre avec Catherine et que j'ai compris que l'on n'était pas obligé de cuire ces choses durant des heures, jusqu'à ce qu'ils perdent tous goût et texture (penser à supprimer ce paragraphe quand j'imprimerai ce journal pour ma mère…). Il n'empêche que, depuis une paire de décennies, chaque fois que que je mange du chou-fleur, me vient l'image de ma mère tentant de me persuader que j'ai vraiment tort de n'aimer pas ça ; et aussi, dans la cuisine de La Ferté qui se reconstitue instantanément, telle qu'elle est dans le chapitre 5 de mon Chef-d'œuvre, la présence de mon père au bout de la table, dos à la fenêtre dont les volets de bois sont fermés, avec le chat du moment qui se prélasse sur la table à repasser, et la huche à ma droite, puisque de tout temps c'est à moi qu'il appartient de trancher de pain pour tout le monde, autour de cette table de fantômes.


Mardi 22 août

Sept heures vingt. – À cause de (ou grâce à) Michel Desgranges, je  me suis mis à relire Barbey d'Aurevilly : en alternance Les Diaboliques et ses articles de journaux. Pour ce qui est du premier recueil cité, c'est  effectivement très bien. Mais de là à trouver ça supérieur à Flaubert, je persiste à ne pas être d'accord.

Quant à ses articles de critique littéraire, il y a en effet une certaine flamboyance, y compris dans la mauvaise foi, laquelle est réjouissante quand elle rejoint la mienne (par rapport aux Misérables de Hugo, par exemple). Néanmoins, il me semble qu'il a une tendance à tourner indéfiniment autour du pot avant d'entrer dans le vif de son sujet. Dans les moins bons de ses articles, on a presque l'impression d'une sorte de Juan Asensio, mais qui, évidemment, écrirait dans un français étincelant au lieu de produire le magma bourbeux de l'autre zouave. Il y a aussi que, à cette époque, il convenait de réduire Zola en miettes selon les mêmes arguments convenus à base de scatologie, comme le faisaient les Goncourt, Daudet et quelques autres, et comme on en retrouve la trace jusque chez Kléber Haedens qui, ce jour-là, aurait mieux fait de reprendre un verre et de se taire. On reconnaît le critique à courte vue de la fin du XIXe siècle à ceci qu'il ne comprend rien à Zola, lequel reste, en dépit de ses faiblesses, l'un des quatre ou cinq grands romanciers de son siècle.


Mercredi 23 août

Onze heures du matin. – Décidément, James Ellroy et moi-même ne vieillirons point ensemble. Après avoir abandonné American Tabloid au bout d'environ 300 pages, j'ai voulu lui offrir une seconde chance, en relisant Le Dahlia noir, découvert à sa sortie en France, quelque part dans la seconde moitié des années quatre-vingt : je viens de le lâcher à son tour, après 150 pages ; toute cette littérature “efficace”  m'emmerde au plus haut point : poubelle jaune pour tous les deux. Je vais aller de ce pas me plonger dans le Volupté de Sainte-Beuve : comme je n'en attends à peu près rien, je ne m'expose qu'à de bonnes surprises.

Cinq heures. – Baptême du feu pour Odette et Nana, qui n'ont que très modérément apprécié le vacarme de la tondeuse à gazon fonçant droit sur elles ou peu s'en faut : elles se sont carapatées au fin fond du jardin de Catherine, se sont blotties derrière la haie, au plus profond qu'elles le pouvaient, et n'en sont toujours pas ressorties à l'heure où nous mettons sous presse. J'espère ne pas les avoir traumatisées à vie, ni avoir transformé en omelette rancie leur hypothétiques futurs œufs.

Sept heures. – Les D. sont des voisins parfaits. (Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je ne leur donne pas leur nom entier : il est si courant qu'ils seraient bien incapables de se retrouver ici, si jamais ils le tapaient dans la fenêtre Google.) Ils vivent juste de l'autre côté de la rue de l'Église, en face, depuis exactement 15 ans (phrase tout à fait manquée : eux vivent là depuis bien plus longtemps, et c'est nous qui sommes arrivés voilà 15 ans). Nous n'avons aucune idée d'à quoi ressemble l'intérieur de leur maison, vu que nous n'y avons jamais été invités. Lui (l'homme) sait à quoi ressemble le nôtre, d'intérieur, puisque nous lui avons vendu deux épaves de voitures, et qu'il lui a bien fallu venir ici pour signer les papiers de vente. Mais cela ne l'a jamais conduit à nous inviter chez lui, ce dont je lui sais infiniment gré, car, l'aurait-il fait, nous nous serions sentis obligés de dire oui et d'y aller. Les D. sont une famille attendrissante. Ils ont deux fils, que nous avons connus, l'un à 17 ans, l'autre trois ou quatre années de moins. Leur mère les engueulait volontiers, d'une voix perçante qui nous distrayait beaucoup. Puis, l'aîné est parti, s'est marié, a fait deux enfants. Il revient régulièrement ici et, en ce moment, l'aînée (car c'est une fille) est sous la garde de ses grands-parents, lesquels semblent raisonnablement gâteux de cette gamine blonde. Quant au fils cadet, il n'a pas quitté la maison, bien qu'il travaille : c'est peut-être une sorte de Tanguy, mais qui semble heureux de vivre encore chez ses parents, et eux qu'il soit encore là, avec eux. Il leur arrive, comme ce soir, de se chamailler, mais on sent dans tout cela une forme d'amour qui a bien l'air indestructible.


Vendredi 25 août

Sept heures vingt. – Je ne sais déjà plus, bien que ça ne remonte qu'à cet après-midi, pourquoi j'ai ressorti de leur rayonnage les deux volumes que je possède de Nicolas Gomez Davila (et merde pour ses trois accents toniques ! Je les les lui rajouterai peut-être à la relecture…). Toujours est-il que, le relisant, j'ai décidé d'imiter ces imbéciles antichrétiens qui se croient pourtant obligés de marquer le dimanche d'un sceau spécial, celui-ci en publiant une “pensée” (généralement une pure imbécillité émanant d'un politicien n'en ayant jamais eu aucune), celui-là en proposant une ritournelle stupide, généralement anglo-saxonne, etc. Il m'a semblé que la plus efficace méthode pour leur mettre le nez dans leur merde fadasse était encore de feindre de les imiter, mais en proposant des choses scandaleusement intelligentes. À partir d'après-demain, donc, je vais mettre en ligne chaque dimanche, sur le blog, douze aphorismes du Colombien, et cela s'appellera Nos dimanches Davila. À cette fin, j'ai commencé à le relire – avec un plaisir extrême – et à entourer d'un petit cercle de crayon les pensées que je vais infliger à mes lecteurs.

– Sinon, au bout d'une centaine de pages, j'ai compris pourquoi on ne lisait plus Volupté de Sainte-Beuve, et j'ai également remisé le fatras que constitue le troisième volume du journal de ce pauvre Dantec, qui en plus de se prendre pour un prophète omniscient, écrit un français presque aussi pâteux que celui de Juan Asensio, à qui ce pavé est plus ou moins dédié. Néanmoins, comme pour les volumes précédents, je suis allé jusqu'au bout, parce qu'on découvre dans ce magma assez fortement délirant un certain nombre de pépites qui méritent qu'on s'y arrête. Ce qui fait la différence essentielle entre Dantec et l'Asensio déjà nommé, lequel n'a jamais rien produit qui fût simplement lisible.

Il n'empêche : revenir à Davila après Dantec (je ne parle même pas de l'autre) donne une impression d'évidence, de clarté et de sérieux. Car ce qui reste de la lecture des deux mille pages du journal de Dantec, c'est une irrépressible envie d'éclater de rire et de reprendre un verre. Voilà encore un prophète dont il ne restera rien ; dont il ne reste déjà rien.


Dimanche 27 août

Sept heures vingt. – Comme tous les ans à cette période, je commence à en avoir marre de l'été (en réalité, j'en ai marre dès son commencement ; disons que, maintenant, je commence à en avoir sérieusement marre) : ça ne va pas bientôt finir, ces journées trop longues et trop chaudes, ces commerçants fermés, ces abrutis hilares et en shorts, ces bonnes femmes exhibant leur graisse dans des choses fluo coupées au plus près des bourrelets ? Est-ce qu'on ne va pas bientôt renvoyer tous ces enfants bruyants dans les locaux de la Garderie nationale sous la surveillance de leurs moniteurs à diplômes ?

– Repris les Considérations sur la France, de de Maistre. Et commandé deux romans d'Álvaro Mutis, sans doute à cause de Gómez Dávila.


Mardi 29 août

Cinq heures. – J'ai été requis dès dix heures du matin, hier, pour envoyer les traditionnelles pelletées de terre sur la dépouille encore chaude de cette pauvre Mireille Darc ; que, pour ma part, j'ai toujours trouvée absolument délicieuse, au moins quand elle faisait l'actrice chez Audiard, Lautner et Cie : la réalisatrice de documentaires sur “nos sœurs les femmes-qui-souffrent” m'attirait déjà moins, forcément.

– Sinon, voilà deux jours que je passe en compagnie d'Alvaro Mutis (et fuck l'accent tonique !), écrivain sud-américain qui, je crois bien, m'avait totalement échappé dans les années soixante-dix. Il est vrai – je m'en avise en écrivant – que, à l'époque, il n'avait encore publié que de la poésie ; or, je ne lis que rarement des vers (mais à l'époque si) et jamais de vers traduits. Toujours est-il que si on tient absolument à lire un romancier colombien, on aura intérêt à délaisser Marquez (et re-fuck pour…) au profit de celui-là. De plus, voilà un homme qui avait le savoir-vivre d'écrire bref : aucun des quatre romans composant le cycle de Maqroll le Gabier, son héros récurrent, ne dépasse les cent cinquante pages, dans la collection des Cahiers rouges de Grasset. Le premier roman du cycle s'intitule La Neige de l'Amiral ; il s'agit d'une sorte de quête dont l'objet perd de son intérêt, et même finalement toute pertinence, à mesure que l'on remonte avec Maqroll le fleuve amazonien enserré par la jungle et barré par la Cordillère. On pense évidemment au Partage des eaux d'Alejo Carpentier, bien que les deux livres soient radicalement différents. Le second volet de la tétralogie a pour titre Ilona vient avec la pluie : on y sillonne la mer des Caraïbes pour, au tiers du roman, arriver à Panama ; où je suis bloqué à l'heure de mettre sous presse. Et je n'ai pas encore fait la connaissance d'Ilona, alors qu'il pleut déjà à torrent ; mais j'ai bon espoir.

– Odette et Nana semblent se porter à merveille et, au bout de quinze jours ici, ont pris possession, petit à petit, de la totalité du jardin, avec une préférence assez marquée pour le potager de Catherine.


Mercredi 30 août

Sept heures vingt. –  Mon enthousiasme pour Álvaro Mutis croît à mesure que j'avance dans son œuvre (qui, heureusement pour ma bourse, est assez peu abondante). Je lui ai consacré l'entièreté de ma journée, finissant Ilona vient avec la pluie avant d'enchaîner directement sur Un bel morir,roman à la fin duquel meurt le héros récurrent, Maqroll le Gabier (mais j'ai cru comprendre qu'on le retrouvait tout de même dans les cinq autres livres de Mutis que je viens de commander, ou au moins dans deux ou trois d'entre eux). Rien que pour cette découverte que j'y ai faite, je suis content de m'être replongé dans les scolies de Gómez Dávila.


Jeudi 31 août

Sept heures dix. –  Rien à noter ici, en dehors du fait que je suis bien aise de voir ce stupide mois d'aout disparaître enfin. (Disparu aussi, le petit curseur vertical qui permet de savoir où l'on en est dans la progression de sa phrase, ce qui est assez pénible, mais heureusement ne dure jamais bien longtemps : espérons qu'il sera de retour en septembre.)

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