mercredi 27 avril 2016

Mars 2016









PDV







Mardi 1er mars

Six heures vingt. – Nous voici donc bivouaqués à Valognes, petite ville assez laide – parce que beaucoup détruite par nos amis anglo-américains il y a déjà quelque temps – où nous sommes arrivés sous une pluie cinglante, laquelle vient seulement de cesser, sans doute momentanément. Comme il ne pouvait être question d'entreprendre de longues marches à pied au bord de la mer (laquelle, de toute façon, était à peine visible, par ce temps), nous avons patrouillé en voiture : Carentan, avant d'arriver à Valogne, puis Saint-Vaast et Bricquebec, tout cela par des routes de traverse. À midi, et j'en demande bien pardon à mes amis réactionnaires et américanophobes, nous nous étions rapidement sustentés au restaurant MacDonald qui se trouve agréablement situé en bordure du périphérique de Caen, pas très loin de l'entrepôt Ikéa et à un jet de pierre de l'hypermarché Leclerc local. En ce moment, nous attendons qu'il soit sept heures, c'est-à-dire une heure à peu près décente pour cingler vers le bar du rez-de-chaussée, lequel – comme le monde est harmonieux – jouxte la salle à manger, où m'attend (j'ai consulté les menus) une tête de veau maison à laquelle je compte régler son sort sans faiblesse. On aimerait vaguement aussi que, dans cette désolante région à cidre, il se trouvât en cave quelques vins blancs consommables. Demain, en espérant que le temps sera plus clément, nous monterons vers Barfleur, puis la pointe de La Hague ; et nous redescendrons par Barneville, pour faire plaisir à Messire Corto, bien que certains de n'y apercevoir aucune île anglo-normande. Pendant que je maudis l'ordinateur de Catherine et son clavier rétif (à moi rétif), elle lit le Journal de Maurice Garçon ; Bergotte, éreintée et rassasiée, dort au pied du lit.


Mercredi 2 mars

Cinq heures vingt. – La soirée d'hier fut courte mais en tous points réussie (cela expliquant peut-être ceci). Nous sommes descendus – sans Bergotte, laissée dans la chambre, et qui a été d'une exemplaire sagesse jusqu'à notre retour – vers six heures et demie au bar, lequel possédait une bouteille de Glenlivet dont Catherine s'est autorisé un verre, et moi le double. Puis nous passâmes à table, dans la pièce voisine, pour un dîner exemplaire : je n'aurais que des compliments à faire de ma soupe de moules au chorizo puis d'une sublime tête de veau gribiche ; quant à Catherine, si elle intervenait dans ce journal, elle ne tarirait pas non plus d'éloges sur ses huîtres chaudes gratinées ni sur les coquilles Saint-Jacques qui les ont suivies. Nous avons arrosé tout cela d'une superbe Montée de Tonnerre (chablis premier cru) qui gouleyait tout ce qu'elle pouvait. Et à neuf heures et demie nous étions au lit, jusqu'à six heures et demie ce matin. Il est probable que le programme de ce soir ne sera guère différent, sinon en ce qui concerne les plats choisis.

– Ce matin il faisait un temps idéal pour une journée de promenade, et le soleil a brillé presque jusqu'à la brune, hormis durant une heure, au moment du déjeuner, où il a plu, et même grêlé par endroit. Le problème était ce vent à désattirailler les cocus, qui, glacial et énorme, n'a cessé de nous pousser dans les reins ou, à l'inverse, de nous empêcher d'avancer. Comme nous nous sommes tout de même entêtés à aller à la pointe de la Hague, j'ai bien cru, en sortant de la voiture et en ouvrant le coffre pour Bergotte, que la tempête allait nous en arracher les deux portières concernées. Du reste, la chienne a sagement refusé de descendre de son abri, et nous sommes immédiatement repartis.

– J'ai oublié de noter une anecdote, hier. Alors que nous traversions Carentan, Catherine m'a fait arrêter devant une boutique de cartes postales, afin d'en acheter une de la ville, qu'elle a prévu d'envoyer vers le 12 ou 13 mai prochain. La raison en est que, le 14 de ce mois-là, tombe l'anniversaire de Ludovic ; lequel a rigoureusement interdit à sa mère de lui rappeler qu'il devrait, à cette date, se transformer en quadragénaire. Elle va donc simplement, au dos de la carte, lui écrire « Bon anniversaire ! Maman », ou quelque chose d'approchant, et sans faire aucune allusion à son âge nouveau. Mais, bien entendu, le recto de la carte porte en gros le nom de la ville qu'elle célèbre…

– Demain, retour au Plessis, par le chemin des écoliers, ou plutôt des contrebandiers.


Jeudi 3 mars

Cinq heures. – Quelle embellie ! À trois heures et demie, tout à l'heure, alors que nous sortions de l'autoroute pour rejoindre Pacy, appel du peintre sur le portable de Catherine. Je m'attendais déjà, sinon à une catastrophe, du moins à des nouvelles pénibles, du genre : considérable retard, grippe soudaine, etc. Or, c'était pour nous dire qu'il venait de terminer complètement le chantier et de remballer toutes ses affaires dans sa camionnette. Dix minutes plus tard, il nous accueillait sur la terrasse, ce brave homme providentiel, puis dans une maison absolument impeccable, où il ne reste plus qu'à remettre en place les meubles, les cadres et les bibelots.

– La journée avait été côtière dans sa première partie : redescente du Cotentin par son flanc est, plages du Débarquement, etc., puis nettement autoroutière à partir de Cabourg. Nous avons déjeuné à Dives-sur-Mer, au restaurant Guillaume le Conquérant, dont nous gardions un excellent souvenir, pour un dîner (ou un déjeuner ?) que nous y fîmes voilà une vingtaine d'années. Le restaurant est encore bien, mais il nous a semblé inférieur au souvenir en question ; ce qui n'est pas forcément à porter à son discrédit à lui.

– Mon frère a 56 ans aujourd'hui.


Vendredi 4 mars

Sept heures et demie. – Comme Suzanne m'avait appris qu'elle venait de commencer à lire le Chef-d'œuvre, je lui ai demandé, hier, comme une faveur, de me donner tout crûment son avis, en m'épargnant les compliments obligés et sans me masquer ses déconvenues. Voici ce qu'elle m'écrivait ce matin :

« J'ai tourné tout à l'heure la dernière page de votre roman.

Voici mes premières impressions à chaud:

Les cent premières pages ne valent pas le reste. Je ne sais pas ce que j'en aurai pensé si le roman avait été celui d'un inconnu, je n'aurais peut-être pas poursuivi ma lecture. J'ai passé mon temps à reconnaître le Didier Goux des blogs, je ne pouvais pas m'en empêcher, c'est inévitable mais fâcheux quand il s'agit de donner un avis de lectrice.
Ce que je reproche au début ? Une écriture lourde, des poutres apparentes, un Jonathan qui ne s'incarne pas, des personnages secondaires convenus, trop bien campés (Georges Alain, Valérie... même si G.Alain m'a bien fait rire, en fait, je riais en m'imaginant la tête du pauvre G.Alain, grand damné de la terre, lisant et se reconnaissant en faux Malien )

Poursuivant ma lecture, j'ai relevé  quelques fausses notes chez les adolescents. Jamais un djeune ne mettra un vieux jogging pour traîner chez lui, par exemple. La notion de vêtements pour sortir a disparu de cette classe d'âge chez les adolescents d'origine populaire, à l'extrême limite s'il faut repeindre un mur, ok, on se changera mais c'est vraiment à l'extrême limite. Aucun adolescent ne parlera de téléphone portatif non plus, pour un portable. D'ailleurs, personne n'en parle. Le téléphone portatif n'est-il pas, n'a-t-il pas toujours été, un téléphone fixe sans fil ? Bon, enfin, c'est un détail. Les amours de Tosca et Charlie sont charmantes et  réussies, c'est un fil agréable du roman.

Houellebecq... Exactement comme on l'attend. C'est presque dommage, mais l'exercice était périlleux et vous avez bien enlevé le morceau.

Les conneries moderneuses : je vous reproche d'avoir manqué d'imagination.  Ce qui arrive en ce moment avec l'égalité réelle et autres trouvailles est un cran en dessus de vos élucubrations somme toute gentillettes. Ce n'est pas votre faute, on ne peut pas imaginer que ce réel adviendra, encore moins lutter contre sans devenir fou.

Ce qui est beau: Evremont chez son père, Evremont quand il part... et beaucoup de passages, en fait. L'adoption du chien Charlus, l'inextricable immixtion du faux et du grotesque dans la vie quotidienne dès qu'on pose le pied dehors, l'entrelacs des relations de famille de la génération d'Entremont, avec la perception douloureuse de traîner ses dernières années dans un monde qui fout le camp, dans un  l'impossibilité d'une île, tout ce qui cousine avec le meilleur de Houellebecq sans en être  copie, et la fin...

Cette fin orchestrale est parfaite. »

Il semble donc désormais acquis que le premier tiers (ou quart, selon d'autres sources…) n'est pas à la hauteur du reste, laquelle ne doit déjà pas être spécialement stratosphérique. Défaut irritant pour l'auteur, qui se fustige pour n'avoir pas eu la lucidité de s'en apercevoir tout seul, et qui n'aurait probablement pas eu, de toute façon, le courage de réécrire ce tiers ou ce quart. Mais le pis est évidemment que ceux de mes chers confrères qui, par hasard ou désœuvrement, auront ouvert le livre, trouvant les deux premiers chapitres peu enthousiasmants, l'auront refermé et oublié immédiatement. Ce qui, un mois et demi après la parution, pourrait bien expliquer ce à quoi nous assistons, c'est-à-dire, comme je le disais à Suzanne dans ma réponse, à un réjouissant  “mix” entre Azincourt et Trafalgar. Je commence à m'en faire une raison, mais je pense qu'on n'est pas près de me voir me lancer dans un autre livre, de quelque genre qu'il soit : Les Exilés de la rue des Juifs vont sans doute devoir s'arranger de leur exil sans moi.

(J'ai reçu, hier, le numéro de mars de Causeur : rien de rien sur le Chef-d'œuvre. Ce livre va réussir l'exploit de s'attirer encore moins d'articles que n'en avait obtenu En territoire ennemi : balèze.)

– Sinon, j'ai passé ce matin mon scanner semestriel (lequel devient annuel à compter de maintenant) : pour autant que je puisse juger du commentaire des résultats, trouvés sur internet en tapant de petits codes amusants, tout semble nickel, et aucune rébellion ne paraît à craindre pour l'instant dans mes divers intérieurs, qu'ils soient thoraciques, hépatiques ou encore pelviens : de la bite aux poumons, je tiens une forme d'enfançon – à l'exception bien sûr du rognon manquant, dont je me suis, je dois dire, fort bien déshabitué : j'espère qu'il en est de même pour lui.


Samedi 5 mars

Sept heures et quart. – Ce matin, pendant que Catherine se la coulait douce au presbytère, j'ai pioché comme dix nègres et cinq bœufs (langage flaubertien) pour remettre le salon à peu près dans l'état où il était avant le passage de la tornade blanche : colonnes de disques, étagère, fauteuils, tiroirs, appareil à musique (système de son, en québécois) tableaux sur les murs, etc. Je n'étais pas mécontent de moi.

Dans l'intervalle, le bon et omniscient Dr Pluton, à qui j'avais envoyé hier mon compte rendu de scanner, me confirmait que mes organes devaient pouvoir durer encore un peu ; au moins ceux qui avaient été passés la veille à la loupe.


Dimanche 6 mars.

Sept heures et quart. – Reçu aujourd'hui deux critiques “privées” du Chef-d'œuvre, la première assez nettement plus louangeuse que la seconde. Elle émane, cette première, de Virgile Stark (pseudonyme), l'auteur de cet excellent Crépuscule des bibliothèques, dont j'ai parlé sur le blog au moment de sa sortie. La voici (j'ai enlevé les parties plus personnelles du mail) :

« Cher Didier,

Je tenais à vous dire combien j'ai aimé votre roman, que j'ai d'ailleurs dévoré en très peu de temps, me hâtant chaque soir d'y revenir et de suivre l'histoire d'Evremont, Jonathan, Charlie et Tosca (et Charlus). C'est écrit avec soin, élégance et originalité (votre talent pour rendre les choses vivantes et palpables est tout à fait saisissant), c'est construit avec ingéniosité et un sens aigu de la narration, c'est parfaitement maîtrisé à tous les points de vue.

Je ne savais pas du tout ce que j'allais trouver en ouvrant votre livre, à vrai dire ; et dès les premières pages j'ai été subjugué par sa tonalité sombre, son humour discret, sa vitalité. Les personnages sont immédiatement présents sous nos yeux, ils vivent et l'on s'attache très vite à eux. Peu à peu ce petit monde devient crédible ; l'immeuble, la rue, la ville s'animent et s'imposent comme le lieu unique d'une "comédie humaine" étonnamment proche et réaliste. Ce réalisme est également servi par une plume psychologique d'une grande finesse ; que l'on pense aux premiers émois de Charlie et Tosca, sur la rive, au ressentiment de Jonathan, au dialogue d'Evremont et de son père, à toutes ces notations concernant les subtilités du cœur humain, les petites faiblesses, les petites folies, les illusions, tout cela est décrit de façon minutieuse et souvent fort émouvante.

Bien sûr, j'ai adoré toutes les manifestations du Festivus que vous avez imaginées, et dont les interventions aberrantes, tout au long du récit, créent un arrière-fond étrange et inquiétant. La langue de l'homme d'aujourd'hui, dans ses aspects les plus ridicules et les plus idéologiques, est donnée à entendre au lecteur avec un talent enviable. Je me suis dit à plusieurs reprises que vous aviez peut-être écrit le roman que Muray n'était pas arrivé à écrire. C'est sans doute le premier qui propose une peinture aussi réussie de ce post-monde infernal et orwellien dans lequel nous vivons, si dur à saisir, à caricaturer (tant il est déjà une caricature), à dramatiser. Rien que pour cela je pense que votre roman est une grande réussite. D'autre part, le personnage de Jonathan, par ce qu'il a de profondément subversif, montre avec quel courage vous tentez de parler du monde tel qu'il est, sans craindre les foudres du politiquement correct. (A quelques reprises je me suis dit : "il fallait oser !")

L'apparition de Houellebecq est extrêmement bien menée également, très convaincante. Et l'embarquement de tous ces personnages dans un même navire, portés par des flots amers, par un Vouloir qui semble tous les dépasser, jusqu'au dénouement final, tragique et dérisoire, transporte le lecteur dans une magnifique et grotesque aventure, dont il sort bouleversé.

En ce qui me concerne, j'ai hâte de lire votre prochain roman, et je vous avoue que je ne serais pas contre une sorte de suite... mais vous n'y songez peut-être pas du tout.

Bien à vous »

Il va de soi qu'un tel avis, aussi clairement et roidement exprimé, ne peut faire qu'un très grand plaisir à l'auteur qui le reçoit, surtout lorsqu'il est au beau milieu de la phase « Mais qu'est-ce qui m'a pris, mon Dieu, d'écrire ce foutu roman ? ». Pour un peu, il se sentirait presque prêt à croire de nouveau à… Heureusement, la seconde critique arrive quelques heures plus tard, telle la douche froide revigorante après l'émollient bain de vapeur. Elle émane de Marco Polo, ce professeur de philosophie, commentateur régulier du blog, souvent ironique, caustique, volontiers “provocateur” mais en finesse (la plupart du temps…) et dont l'un des traits caractéristiques est d'afficher un dédain indulgent pour le genre romanesque, position assez courante, je crois, chez les “philosophes”. Comme il s'est déjà plaint à plusieurs reprises de ne jamais avoir les honneurs de mon journal, on peut dire qu'il a bien fait de rédiger la critique que voici :

« Ok.

Les bons points d'abord :
Je n'ai pas vu de fautes et il n'y a presque pas de coquilles (celles que j'ai vues sont insignifiantes). C'est important, ça, pour un auteur, alors je vous félicite.

Le personnage de Jonathan est intéressant. A mon avis, c'est le plus intéressant de la bande (parce qu'Evremont ne m'a pas convaincu). Ah ! il y a aussi Houellebecq, bien sûr, qui est franchement réussi. J'ai lu toutes ses interventions avec son visage en tête et tout collait parfaitement; l'impression de réalité est saisissante, et s'il lit votre roman il devrait en être troublé, je pense.

J'ai aimé également certaines descriptions, les passages autour du fleuve, les trouvailles drolatiques (commandos-paillasse; mère moderne qui "gère" à donf; les lesbiennes frontistes; les noms de rue politiquement corrects...). Le coup des mots et formules en italiques fonctionne bien dans le genre clin d'œil (c'est la patte ou l'influence de M. Desgranges, si je ne m'abuse).

Maintenant, si vous m'y autorisez, je voudrais pointer ce qui m'a paru moins réussi.

Les premiers chapitres sont assez lents, et en vérité, à part la première colère de Jonathan, qui met un coup de fouet, je crois que le roman ne commence vraiment qu'au bas de la page 215. Je n'ai pas été convaincu par les discours et les portraits de Charlie, de sa meuf, d'Evremont et du Black tombeur de blanches. Je crois que vous n'avez pas voulu charger Evremont et en faire un vrai réactionnaire. C'est un tort, car en fin de compte il manque d'épaisseur. Il fait des phrases mais à part ça, ses pérégrinations sont un peu creuses. Le passage chez le père, par exemple : très bonne restitution d'une ambiance lourde et particulière, mais on ne voit pas ce que cela vient faire dans le roman, comment ça s'intègre. On dirait un aparté. Pourquoi se barre-t-il ? Ce n'est pas clair. La fuite finale non plus, d'ailleurs. Est-il un loser ? Un type incapable de s'installer dans la vie ? On dirait bien, mais alors pourquoi l'avoir fait si gentillet ? Il commence par trouver Jonathan très bête et pourtant il devient en quelque sorte son ami avant même que celui-ci ait montré sa face intéressante. A tout prendre, et je vais vous paraître sévère, je crois que le Régicide est plus profond, dans son décalage, plus inquiétant et plus intéressant.

Je ne comprends pas non plus pourquoi tout le monde est si gentil, d'ailleurs. L'épicier Kabyle, le p'tit Arabe trop mignon calqué sur Gavroche, sa meuf. Tiens, au passage, je crois franchement impossible qu'une lycéenne sorte avec un collégien (l'inverse arrive). J'aime bien la coloc de Valérie, au contraire, qui a un peu plus de raison d'être et donne toute sa dimension tragique au destin de Jonathan, lequel passe à côté du bonheur comme un con. Heureusement quand même que Jonathan est un grand malade, parce que tous les autres sont si doux, si cools, si attentionnés, qu'on se croirait parfois dans la petite maison dans la prairie sans la fille Olson (je sais, c'est vache ce que je viens de dire : c'est juste pour vous taquiner).

Comme je n'ai jamais écrit de roman mes conseils pourront vous paraître ridicules, mais je crois que vous vous êtes à la fois trop retenu et trop étalé. Trop retenu sur Evremont, qui est fantomatique, et trop étalé sur des personnages secondaires qui me semblent ne rien apporter. La "première fois" des deux gamins, franchement, c'est de l'eau de rose allongée de miel... Et puis que font-ils là, au fond ? Pour le Black, d'accord, il fallait un détonateur à Jonathan, et le coup des Blanches en pâmoison est réaliste, mais après vous en faites une sorte de mec sympa sans rôle à jouer.

C'est sans doute trop sévère, et je me lâche un peu parce qu'il ne doit plus y avoir grand monde sur ce fil. Je ne voudrais pas vous casser la baraque. Et puis j'ai tout lu, quand même, alors que je dois me farcir un roman tous les quinze ans en moyenne, ce qui est plutôt flatteur pour vous. Je dis les choses comme je les ressens, ne m'en veuillez pas. Vous devriez persévérer en chargeant un peu plus le personnage-pivot. Il faudrait qu'il cache un vrai mystère, qu'il nous accroche davantage.

Sinon, bravo quand même. C'est une aventure, ce roman, et si vous ressuscitez Jonathan dans une suite, je retire toutes mes critiques illico. »

Avantage collatéral de ces deux critiques plutôt copieuses, et que chacun pourra constater : elles ont pour effet de remplir ce journal à moindre frais. Autre conséquence : elles me permettent de vérifier une fois de plus ce trait assez ridicule de mon caractère, qui consiste à donner, dès qu'il est question de moi, entièrement raison au plus sévère des censeurs, même si, en face de lui, se tenait une armée de mille laudateurs inconditionnels. C'est pourquoi Marco Polo n'a eu aucune peine à effacer en une seconde les effets bénéfiques que m'avaient procurés les appréciations louangeuses de M. Stark. Il ne les a bien sûr pas effacés totalement. Disons que, les deux cohabitant et semblant bel et bien inconciliables, je me persuade que l'un des deux doit forcément se tromper à propos du Chef-d'œuvre et de moi, de moi écrivain. Et, tout naturellement, une pente irrésistible me conduit à donner raison à Polo. Lequel ne devrait d'ailleurs pas trop plastronner de cette victoire ; car si, demain, se présente un critique dix fois plus sévère que lui, c'est ce dernier que je hisserai sur le pavois. Allez donc vous mêler d'écrire des romans, et de les soumettre à l'avis de lecteurs, quand vous êtes affligé d'une infirmité pareille…

– Sinon, comme j'étais rendu à l'année 1869, dans la correspondance de Flaubert, et que paraît L'Éducation sentimentale le 17 novembre de cette année-là, je me suis mis à relire ce roman, que je n'ai pas cessé d'aimer ni d'admirer depuis la première lecture que j'en fis, à l'automne 1975. Il est d'ailleurs amusant de noter que, au moment de cette parution, Flaubert doit encaisser nettement plus de critiques incendiaires que de louanges, mais que, à ma différence, il semble s'en foutre royalement. Il est vrai qu'il ne tient pas de journal pour y venir pleurnicher, lui.


Mercredi 9 mars

Sept heures dix. – Pas grand-chose à noter. Hier, pour la première fois depuis un peu plus de trois ans, j'ai passé une journée entière à FD, le matin avec ma casquette de rédacteur, l'après-midi en ayant récupérer exceptionnellement mon vieux galurin de rewriter : j'avais oublié à quel point ce travail est devenu fastidieux, en ce qu'il n'est quasiment plus différenciable de celui d'un simple secrétaire de rédaction ; lesquels secrétaires, en outre, repassent derrière, ce qui fait un peu double emploi. Bref…

– J'ai terminé juste avant le dîner L'Éducation sentimentale : après cette troisième lecture (au moins), mon admiration pour ce roman est intacte. Je trouve notamment prodigieux d'avoir réussi à bâtir une œuvre aussi cohérente, solide dans ses moindres parties, alors que Flaubert l'a volontairement dépourvue de tout centre de gravité, du moindre pôle d'attraction un peu efficace, et ne l'ayant peuplée que de personnages falots, velléitaires, ballottés par les événements, incapables de vouloir vraiment quelque chose, à l'inverse des personnages balzaciens. Admirable aussi de tisser ensemble sa “comédie” sur son fond historique, sans que se voie la moindre couture, les événements réels étant là essentiellement pour rendre perceptible l'écoulement du temps (le roman se déploie sur 27 ans), en marquer les ralentissements et les précipitations. Toujours aussi étonnante, bien qu'archi-connue, cette énorme faille temporelle qui sépare le dernier paragraphe de l'avant-dernier chapitre du premier du dernier (non mais quelle phrase, je te jure ! Il fallait oser…), ce gouffre qui s'ouvre entre : « …et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. » et « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il eut d'autres amours encore., etc. » Et quel tour de force que de bâtir tout un roman autour d'un individu aussi pâle, aussi veule, aussi inintéressant que Frédéric Moreau ! À mon tableau d'honneur des personnages de roman antipathiques et méprisables, il figure à la meilleure place, juste à côté de Lucien Chardon dit de Rubempré – c'est tout dire.


Vendredi 11 mars

Sept heures et quart. – Les choses paraissent s'arranger au mieux (de mes intérêts personnels) du côté de FD. La vente du journal semble bien remise à une date ultérieure, mais la direction générale a décidé de lancer un nouveau plan de départs volontaires, ciblant essentiellement les gens qui, comme moi, sont là depuis longtemps et donc, dans la logique du système, trop payés. Les négociations avec le comité d'entreprise vont démarrer incessamment et, d'après mes renseignements, devraient durer jusqu'en juin, pour des départs effectifs à partir de septembre. Or, c'est le 30 septembre que j'atteindrai les fameux 166 trimestres donnant droit à une retraite pleine. La seule question qui me reste à régler est de savoir (ce sera fait mardi) si je fais bien partie des “riches” dont on souhaite se débarrasser. Mais il y a vraiment très peu de risques que je n'y sois pas. En attendant, il va falloir que je prenne rendez-vous avec un spécialiste des questions de retraite, à la caisse du même nom, à Évreux, car ma situation devient vraiment très particulière et va sans doute demander un peu de doigté si je ne veux pas perdre sur un tableau ou sur un autre. Je compte m'occuper de cela dès la semaine prochaine.

– Poursuivi mes lectures flaubertiennes, en “panaché” : d'une main la correspondance, de l'autre le livre qu'il écrit à la période où je suis rendu : pour l'instant, La Tentation de saint Antoine, pas lue depuis des décennies et commencée à midi.

– Également produit 6500 signes sur ce troupeau de chanteurs qui s'autoproclament les Enfoirés. Amusant à écrire et bien entendu sans le moindre intérêt.


Dimanche 13 mars

Sept heures dix. – Journée entièrement grisâtre, en dépit du soleil qui régna sans partage et du nouveau mail fort sympathique et encourageant reçu de Virgile Stark. Je fus notamment très heureux d'apprendre qu'il avait vendu mille cinq cents exemplaires de son Crépuscule des bibliothèques, livre qui méritait au moins ça. Son prochain livre, me dit-il, aura pour thème les ravages provoqués par internet (sur les cerveaux de ses adeptes).

Pour ce qui me concerne, la grisaille qui m'a enveloppé dès le saut du lit était provoquée par le fait que je ressens confusément le besoin de me mettre à quelque chose – et, donc, a priori, à mes Exilés –, mais que, d'autre part, je me sens le cerveau désespérément sec ; aridité aggravée par cette certitude qui ne me lâche pas, de la parfaite vanité de mes petites tentatives littéraires. Et ce n'est certes pas le Flaubert des années 1870 – 1873 qui était fait pour me requinquer.


Mardi 15 mars

Trois heures vingt. – Je ne suis pas allé à Levallois pour rien, dans la mesure où j'en rapporte d'excellentes – ou au moins prometteuses – nouvelles. D'abord, Philippe B. m'a confirmé que, pour ce qui est du plan de départs volontaires (PDV, dans le langage des gens qui le mettent en place), les salariés âgés de plus de 58 ans seraient tout particulièrement “ciblés” ; ce qui tombe excellemment, puisque je ne demande qu'à l'être. Ensuite, il m'a affirmé que, n'ayant aucune envie de me voir quitter totalement FD, il mettrait tout en œuvre pour pouvoir continuer à me faire travailler, sous un statut différent, pigiste ou assimilé : je lui ai garanti que, s'il parvenait à “vendre” cela à la direction, il pourrait en effet compter sur moi. Enfin, je me trouvais face à un petit problème assez ridicule. Ayant pensé que FD serait vendu ce printemps, je n'ai pas pris un seul jour de vacances (ah, si, deux : pour aller dans le Cotentin) depuis le début de l'été dernier. Or, FD ne l'étant finalement pas, vendu, me voici obligé de prendre six semaines de vacances avant le 31 mai. Sachant à quel point j'allais plonger tout le monde dans la dépression la plus sévère (sans parler du surmenage de quelques-uns) si je disparaissais durant tout ce temps, j'ai proposé à Philippe de prendre des vacances fictives, pour apaiser l'administration, durant lesquelles je continuerais à travailler normalement. Contrepartie : je ne mettrai plus les pieds du tout à la rédaction d'ici la fin de l'été. Proposition acceptée avec un empressement tel que je me suis dit aussitôt que j'aurais bien dû pousser mon avantage un peu plus loin et négocier une absence jusqu'à la fin de l'année.

Ce niagara de bonnes nouvelles va probablement justifier un petit apéritif conjugal, sur les coups de six heures.


Mercredi 16 mars

Sept heures et quart. – Un mail de Brice m'a appris que Philippe B. avait confirmé officiellement ce que je savais déjà, à savoir que les négociations vont commencer entre la direction du groupe dont je suis l'un des humbles rouages et les représentants du personnel, lesquelles devraient durer jusqu'en juin (j'ai cru comprendre que, pour se mettre en conformité avec la loi qui encadre les PDV, il était obligatoire que ces simagrées se répètent un certain nombre de fois et durent suffisamment longtemps pour paraître sérieuses). Ensuite interviendra la suspension estivale, et, en septembre, les choses sérieuses commenceront, c'est-à-dire les négociations individuelles, celles que j'attends. Avec un chèque au bout, que j'espère bien joufflu.

– J'ai lu une centaine de pages (soit un gros tiers) du roman d'Isabelle G., mon “amie” québécoise, qui me l'a envoyé hier en pdf. (Si je mets amie entre guillemets, c'est que, bien que la connaissant depuis près de quarante ans, je ne parviendrai jamais, je crois, à la considérer comme une amie, au sens courant du terme.) Il s'agit d'un groupe de réfugiés colombiens venant s'installer dans un petit village du Québec profond, une situation que, je crois, Isabelle avait eu l'occasion d'étudier un peu avant de se lancer dans ce roman, mais en tant que journaliste. Il y a des qualités dans ce livre, notamment une capacité à faire des dialogues vivants et savoureux (qualité dont je crains, pour ma part, d'être assez dépourvu). L'écriture aussi, assez classique et sage, mais point du tout désagréable à l'oreille. Il y a également des faiblesses et un défaut. Les faiblesses viennent de ce qu'Isabelle, pour un premier roman, a choisi un mode de narration assez “casse gueule” : celui qui consiste à tout écrire à la première personne, mais en changeant de narrateur à chaque chapitre. Elle n'y réussit qu'à moitié, dans la mesure où tout le monde parle de la même voix, c'est-à-dire comme Isabelle G. Quant au défaut, il est celui que je redoutais au vu du sujet, même si elle n'y tombe pas de façon trop lourdaude. Il est provoqué par le poids de l'idéologie “remplaciste” (langage rinaldo-camusien), dont on sent que l'auteur est, au moins partiellement, imprégné. Du coup, on voit que, entre ses villageois “ouverts à l'autre” et ceux qui restent “repliés sur eux-mêmes”, elle a choisi son camp dès le départ, avant même d'écrire la première ligne. Or, c'est le péché majeur pour un romancier, que de défendre une partie de ses personnages contre l'autre partie ; un péché dont il paie en général le prix fort. Mais, n'ayant lu qu'un tiers du livre, je préfère en rester là pour ce soir, ne voulant pas être injuste.


Jeudi 17 mars

Sept heures vingt. – J'ai, dans ma vie, lu ou entendu un certain nombre d'oraisons funèbres, dans des styles souvent fort différents ; mais celle que j'ai découverte cet après-midi sur un blog (vers lequel je ne donnerai pas de lien, ne voulant pas accabler ce pauvre garçon) m'a fait osciller entre le rire nerveux et la béance pure et simple. Il s'agissait, pour l'auteur, de saluer la mémoire de sa défunte grand-mère. Après un premier paragraphe somme toute assez classique, on y tombait sur cette phrase : « Mamie, tu resteras cette incarnation du socialisme qui m’a tant fait rêvé et qui m’a encouragé à ton insu à rejoindre les rangs de ce parti dont tu étais si proche. » Et toute la suite du texte était de la même eau, mutait brusquement en un hommage à Mitterrand, avant de bifurquer vers le jardin potager. J'étais à deux doigts de mettre la phrase que je viens de citer sur mon blog “Modernœud”, mais je me suis dit que ce serait tout de même un peu roide, et je me suis abstenu ; tout en me reprochant cet excès de scrupule.

– J'ai lu une grosse cinquantaine de pages du roman d'Isabelle G. : mon opinion se confirme à son sujet, aussi bien dans les critiques que dans les louanges que j'aurai à lui faire, une fois la dernière page tournée.

– J'ai également torchonné six mille signes à propos de Renaud. Titre de travail : « Renaud, jeté en prison ! » Je devais tirer ma tartine d'une anecdote puisée dans le Télérama de cette semaine, où il raconte que, voilà une dizaine d'années, arrêté bourré au guidon d'un scooter dans je ne sais quelle île grecque, il a passé vingt-quatre heures en cellule. Parfois, je me demande si je n'ai pas, moi, passé toute ma vie professionnelle à gâcher le petit talent qui m'avait été octroyé par les fameuses fées du berceau. Margaritas ante porcos

On pourrait imaginer une nouvelle un peu truculente, dans laquelle on verrait un mousquetaire du roi se technicolorer le museau à grandes rasades de cocktail exotique. On intitulerait ça : Margaritas ante Porthos. Comme dirait l'autre : une fois qu'on a le titre, n'est-ce pas, le plus dur est fait.


Vendredi 18 mars

Sept heures dix. – J'avance de plus en plus lentement dans la Correspondance de Flaubert, pour la raison que je me suis mis à la panacher avec celle des œuvres dont il est question dans les lettres. Flaubert annonce à ses correspondants qu'il vient de commencer Bouvard et Pécuchet (août 1874) ? je vais chercher le volume et le rapporte au salon ; il en termine le premier chapitre ? je le lis ; il abandonne le roman pour écrire La Légende de saint Julien l'Hospitalier ? je lis ce conte ; il enchaîne sur Un cœur simple ? moi aussi ; etc.

J'ai vécu, par ailleurs, une expérience étrange, cet après-midi, lorsque j'en suis arrivé au mois de juin 1876, et que George Sand est morte. Durant une longue minute, j'ai dû m'arrêter de lire, envahi que j'étais par une véritable tristesse, une sensation assez intense de never more, exactement semblable à celle que l'on éprouve en apprenant la mort d'un être cher, ou simplement connu, même si on ne l'a pas vu depuis longtemps ; et il m'a semblé comprendre que, à ce moment-là, c'était les sensations de Gustave que j'endossais, du moins celles que je lui prêtais parce qu'elle transparaissaient dans ses lettres du moment. Conséquence inattendue : cela m'a donné l'envie d'une petite excursion de deux jours du côté de Nohant ; alors que, pourtant, la littérature de George Sand ne m'enthousiasme nullement, hormis peut-être ses mémoires familiaux (Histoire de ma vie, je crois bien ; mais j'ai la flemme de me lever pour aller chercher le volume sur son rayonnage).

– J'ai fini le roman d'Isabelle G. La fin est terriblement décevante, assez proche du naufrage même ; non parce qu'elle l'aurait bâclée, mais parce que son parti pris idéologique s'est cruellement vengé d'elle en devenant hégémonique et en faisant du dernier chapitre une morale, laquelle est, en outre, d'une banalité très “à l'eau de rose multiculturaliste”, si je puis dire. Je compte, demain, écrire une critique plus structurée de ce livre afin de la lui envoyer, puisqu'elle attend cela de moi ; probablement que je la recopierai ici : je ne pense pas que cela puisse la déranger, dans la mesure où je ne cite pas son nom ni le titre du roman – et que, en outre, il y a très peu de risques qu'elle lise ce journal. De toute façon, si jamais elle trouve mon appréciation trop dure, voire injuste, elle pourra toujours se venger sur mon malheureux Chef-d'œuvre, que je lui ai envoyé en début de semaine…


Samedi 19 mars (60 ans…)

Deux heures. – J'ai passé plus d'une heure, ce matin, à rédigé le mail que je devais à Isabelle G., suite à la lecture de son roman. Cela m'a pris autant de temps, parce que d'une part je ne voulais pas être trop dur avec elle, et parce que d'autre part il me semblait lui devoir la vérité – en tout cas la mienne. J'espère qu'elle ne s'en attristera pas trop. Comme je l'ai dit hier, je le reproduis ici, pour mémoire et parce qu'elle y est inidentifiable, ainsi que le roman lui-même. Voici :

Ma chère Isabelle,

Nous y voici donc ! Avant toute chose, ceci : quand je te donnais le choix, hier, entre une vraie critique ou seulement des compliments, cela ne signifiait nullement, si tu avais prudemment préféré la seconde option, que j'aurais été malhonnête avec toi ; je me serais simplement contenté de mettre en valeur les louanges très réelles que j'ai à te faire, en maintenant sous le boisseau les critiques, voilà tout.

En préambule, je dirais que j'ai cru déceler ton roman de belles qualités, un problème et un défaut ; que l'on va examiner dans cet ordre, si tu le veux bien.

La première chose – et probablement la plus importante – est que tu sais écrire, que tu utilises une langue fort agréable, élégante même, qui ne tombe jamais dans l'excès, le pathos forcé, etc.  Je trouve tes dialogues particulièrement bien venus, vivants, naturels, vifs. Et il me semble (mais, là, c'est un avis de maudit Français…) que tu as parfaitement su équilibrer cette langue somme toute classique avec les éléments de parlure québécoise : tout cela est fort réussi et rend le roman très agréable à lire, voire gouleyant, d'autant plus que tu possèdes un sens du rythme sans faille, dans la façon dont tu conduis les différentes scènes.

Deuxièmement, l'histoire : elle est solidement menée, bien construite, d'une progression à la fois logique et nécessaire. (Je ferais toutefois une petite réserve sur le chapitre 8, celui des enfants, qui me semble constituer une sorte de “trou d'air”, dans la mesure où il ne s'y passe pas grand-chose, et où les quelques révélations qui y sont faites sont déjà connues du lecteur – mais c'est très secondaire.) Tu réussis à brouiller suffisamment tes pistes pour parvenir à surprendre le lecteur à chaque “tournant”, mais sans jamais en rajouter dans le côté “coup de théâtre” facile.

L'ambiance d'un petit village québécois me paraît également bien mise en valeur (toujours d'un point de vue de Français, qui n'a jamais fichu les pieds dans vos neiges quasi éternelles…). Mais elle aurait pu être encore meilleure, tu avais visiblement les capacités de faire beaucoup mieux : on verra plus bas pourquoi tu te l'es, en quelque sorte, interdit.

Enfin, et ce n'était pas la moindre des difficultés, tu réussis très bien, dans tes parties à multiples personnages, à maintenir l'équilibre entre eux et à rendre ces scènes-là particulièrement vivantes ; ce qui n'est jamais le plus facile.

Bon, ça suffit comme cela pour les roses : passons aux épines…

J'ai évoqué un problème et un défaut. Commençons par celui-là. Le problème, qui est d'ordre structurel, vient de ce que, à mon avis, tu as visé un peu haut pour un premier essai. Écrire un roman à la première personne  est une tentation naturelle pour un romancier débutant, j'en sais quelque chose, mais c'est une tentation très piègeuse, dans la mesure où, si cela paraît plus facile qu'à la troisième personne, c'est en fait beaucoup plus délicat, car il devient nettement plus malcommode de dessiner les différents personnages, à commencer par le narrateur lui-même.

Or, toi, tu as mis la barre encore plus haut, en changeant constamment de narrateur ! C'est évidemment une chose possible à envisager, mais en se rendant bien compte dès le départ que cela va effroyablement compliquer les choses, puisque l'auteur devra trouver une langue particulière, et bien caractérisée, pour chaque “intervenant”, sans tomber pour autant dans le tic de langage superficiel. Et c'est ce que tu ne parviens pas à faire (j'y aurais échoué tout autant, si cela peut te consoler…) : tout le monde, ici, s'exprime comme Isabelle G., ce qui crée un effet de brouillage et d'aplatissement des reliefs chez les différents personnages. Et cela donne au lecteur l'impression d'une complication peu utile, d'un effort supplémentaire qu'on lui demande sans qu'il en perçoive bien le bénéfice.

Puisqu'on en est aux questions de structure, je pense que tu as eu tort de commencer le roman par ce long chapitre “colombien” : je crois que le livre aurait gagné en intensité dramatique si ce qui y est exposé avait été distillé peu à peu au fil des chapitres. Sa suppression m'a paru d'autant plus s'imposer quand je suis arrivé à la conclusion de l'histoire, pour constater que, finalement, les drames purement colombiens restaient tout à fait étrangers à l'intrigue centrée sur le jeune Emilio : dans ces conditions, imposer ce long détour au lecteur (qui, en outre, doit se moquer un peu des problèmes de FARC et autres…) me paraît assez inutile. Mais je comprends aussi pourquoi cela t'a semblé nécessaire, à toi. Et cela m'amène tout naturellement à ce que je considère comme LE défaut de ton roman, pour ne pas dire son “vice”.

(Là-dessus, le critique éprouve le besoin d'un café et d'une cigarette ; il te dit donc : « à tout de suite »…)

Dans l'un de ses essais critiques, Milan Kundera a écrit que le roman était « ce territoire où le jugement moral est suspendu » ; un siècle plus tôt, Flaubert ne disait pas autre chose, lorsqu'il affirmait en gros que, dans un roman, les opinions de l'auteur ne devaient jamais transparaître, que seuls les personnages avaient droit de cité. C'est cette “règle d'airain” que tu as enfreinte, et tu en paies le prix très lourd.

J'ai senti le piège dès le début (j'excepte le chapitre colombien initial), en ceci que ta volonté (à toi, l'auteur) de démontrer, de prouver, de promouvoir est visible : tu as envie de faire partager au lecteur ta conviction que l'installation de la petite communauté colombienne à X. est une bonne chose et que ceux des habitants qui les voient arriver avec méfiance voire hostilité ont tort. C'est un point de vue qui est évidemment tout à fait recevable, et tu as, en tant que citoyenne québécoise, le droit de penser ce que tu veux à ce sujet. Mais, si tu possèdes ce droit en tant que telle, tu ne l'as plus dès que tu prétends devenir romancière. Or, là, le lecteur sent bien que tout est jugé d'avance. En caricaturant un peu (mais à peine…), on voit que, par une sorte d'abus d'autorité “divine”, tu as dès le départ séparé tes personnages en deux groupes, les réfugiés et les réprouvés : toute ton attention et tes prévenances vont aux premiers, que leurs souffrances passées rendent en quelque sorte intouchables, tandis que les seconds, coupables de ne pas suffisamment, et avec assez d'enthousiasme à ton goût, “s'ouvrir à l'Autre” (et on le sent, ce A majuscule, dans la façon dont tu en parles…), n'ont droit qu'à ton mépris ou, au moins, à ta déception.

Je disais que tu payais ce “vice” au prix fort. Tu le paies en petite monnaie tout au long du roman, d'abord : chaque fois que tu reviens directement sur ce sujet qui te tient à cœur, tu cesses durant quelques paragraphes d'être romancière pour réciter une leçon, un catéchisme. Tu le paies aussi par le fait que tes Québécois “de souche”, tes réprouvés idéologiques, manquent cruellement de relief et de vie. Ce qui est logique : pour qu'un personnage vive, il faut que son créateur l'aime beaucoup, qu'il existe une empathie forte et réelle entre l'un et l'autre. Or, pour toi, on sent bien qu'ils ne sont que des repoussoirs et que, dès que tu en fais s'avancer un sur le devant de la scène, c'est uniquement pour mieux mettre en valeur, presque aussitôt, ceux qui ont droit à toute ta tendresse, à savoir les rescapés. Un peu comme dans les émissions “de débat” à la télévision française, on invite un “réactionnaire” au milieu de cinq ou six “progressistes”, uniquement pour pouvoir le clouer aussi vite que possible au pilori et recommencer à se congratuler entre soi. Mais enfin, jusqu'aux deux derniers chapitres, ce “vice de forme” n'était encore pas rédhibitoire : c'était juste quelques taches de gras sur un linge blanc, le lecteur pouvait passer outre. Il n'en va pas de même pour la fin, malheureusement.

Je ne sais pas si tu as lu les livres de René Girard, mais toute la conclusion de ton roman me paraît relever directement de ses thèses à propos du bouc émissaire. La grande différence est que lui tente de démontrer que, depuis l'avènement du christianisme, le mécanisme du bouc émissaire a été dévoilé et est donc devenu inefficace. Or, chez toi, il redevient efficace (même si, bien sûr, tu ne fais pas de lui un coupable) : Emilio meurt, victime de l'intolérance des habitants du village (évidemment…) et, aussitôt, il se transforme en une sorte de nouveau petit dieu protecteur, à l'ombre duquel tous les yeux se dessillent ; on tombe spontanément dans les bras du voisin, toutes les rancœurs et les différences s'abolissent ; et chacun se trouve lavé de ses aveuglements passés, en une sorte de transfiguration collective, laquelle culmine en l'église du Précieux Sang (nom lourdement transparent, soit dit entre nous), au moment du sermon puis du petit discours de Sabrina, lesquels sonnent aussi faux l'un que l'autre  parce qu'ils ne font qu'illustrer platement la volonté de l'auteur de “boucler” sa démonstration – de l'auteur qui, pour finir, abdique presque totalement son côté romancier pour redescendre au niveau du propagandiste.

Et, parvenu au mot “fin”, le lecteur doit faire un réel effort pour se rappeler que tout ce qu'il a lu avant était infiniment supérieur, plus riche, varié, coloré, ondoyant, que cette conclusion qui a presque la grisaille d'un tract.

C'est d'autant plus navrant (de mon point de vue) que, je le répète, ton roman déborde de grandes qualités ; j'ai même été surpris, puis charmé, de les trouver chez quelqu'un qui, à ma connaissance, ne s'était encore jamais essayé au roman : du premier coup, tu as surmonté sans effort apparent la plupart des difficultés qui se présentent immanquablement au “débutant”, contourné fort élégamment presque tous les écueils. Ce qui t'a manqué, peut-être, c'est de sortir plus complètement de toi-même, pour ne plus te soucier que de suivre et de faire exister tes personnages. « Comprendre et ne pas juger » : telle était la devise de Georges Simenon, romancier jusqu'au bout des ongles. Je crois que nous (toi, moi, tous les autres) devrions nous répéter cent fois cette maxime avant d'écrire la première ligne d'un roman.

Je m'aperçois, au moment de t'expédier ce mail, qu'il risque de te “cueillir” au saut du lit : j'espère qu'il n'assombrira pas trop ta journée… Mais il m'a semblé que je te devais la vérité de ce que j'ai pensé de ton livre ; et puis, après tout, dis-toi que ce n'est jamais que l'avis d'un lecteur lambda, qui peut se tromper cette fois-ci comme il s'est trompé bien souvent dans ses jugements littéraires.

Enfin, si cela ne suffit pas, tu auras encore la possibilité et la joie vengeresse, d'ici quelque temps, de déchirer à belles dents ma propre tentative de roman !

Je t'embrasse,

Didier

Diable ! Je n'avais pas vraiment conscience, avant cette reproduction, d'en avoir “tartiné” autant… Mais enfin, à la relecture, il me semble que ce texte reflète sans exagération, dans un sens ou dans l'autre, ce que j'ai pensé du roman. Advienne ensuite que pourra.

Il me reste à aller mettre au frais la Montée de tonnerre qui va accompagner, dans un peu moins de cinq heures, mon entrée peu triomphale dans le sexagénariat.

Trois heures. – Je crois que je viens de trouver la “colonne vertébrale” de mes futurs et très hypothétiques Exilés, alors que j'étais occupé à lire Un cœur simple, et sans que cela ait le moindre rapport avec ceci. Une structure en trois parties, avec un début, un milieu et une fin. Cela paraît un peu stupide à dire comme cela (tout roman est censé posséder un début, un milieu et une fin), mais je me rends compte que c'était précisément ce qui, jusqu'à présent, me manquait et, par conséquent, m'empêchait d'aller plus loin. Je n'avais jusqu'ici qu'un cadre (le double immeuble de la rue des Juifs), mais pas de tableau dedans. Or, je crois que le tableau commence à se dessiner, au moins dans ses très grandes lignes. Si j'écris cela et que je ne le rate pas trop, mon immeuble devrait être quelque chose comme une miniature symbolique de la France d'aujourd'hui et de demain (là, ça fait carrément prétentieux !). Au moins, ayant fixé mes trois parties, je vais pouvoir avancer et tenter de bâtir une sorte de plan de l'ensemble – si j'en suis capable. Travail difficile dans la mesure où, en même temps, il faut que naissent les personnages, de façon un peu moins sommaire que ce que j'ai pu noter jusqu'ici. En tout cas, m'en voici un tantinet ragaillardi.

Cinq heures et demie. – Bon, contrairement à mes crainte, Isabelle n'a pas mal pris ma tartine ; ou alors c'est la reine des dissimulatrices, ce que je ne crois pas. Voici ce qu'elle me répond :

Mon cher Didier,

Tout d’abord joyeux anniversaire!

Et merci infiniment pour cette critique sincère, approfondie et inspirante que tu as su présenter avec tant de délicatesse que non seulement ma journée n’est pas assombrie mais elle est éclairée! J’ai eu des tas de critiques, bien sûr, mais la tienne est - vraiment - dans une catégorie à part.

COMPRENDRE ET NE PAS JUGER : je viens d’écrire la maxime de Simenon en lettres de feu au-dessus de mon ordi et sur un petit carton désormais affiché dans mon bureau, sur lesquelles j’ai aussi inscrit les pensées de Kundera et de Flaubert. Merci de m’avoir rappelé cette vérité essentielle qui m’a de toute évidence échappée. 

Mon deuxième roman est aussi à la première personne - mais avec une seule narratrice. Je n’arrive tout simplement pas (pour l’instant en tout cas) à écrire à la 3e personne : écrire au je est ma façon de me distancier de l’écriture journalistique.

Le hic dans tout ça ? C’est que je ne me sentirai sans doute pas de taille à faire une critique aussi intéressante de ton roman.

Je t’embrasse et te dis encore merci

Isabelle

Du coup, j'ai “écopé” des trois premiers chapitres du futur roman en question, à charge pour moi de faire des observations, si possible intelligentes et constructives ; ce dont je m'acquitterai dès demain, si je n'ai pas exagéré sur le chablis ce soir.


Dimanche 20 mars

Cinq heures et quart. – Ma première journée dans la soixantaine aura été exclusivement flaubertienne : Un cœur simple ce matin, puis de nouveau la Correspondance (1877), et enfin Hérodias (conte qui, décidément, m'emmerde, au contraire des deux autres du volume). Tout à l'heure, ainsi que Catherine en a décidé ce matin, constatant que nous n'avions pas tout bu hier, nous allons achever notre Montée de Tonnerre, “pour ne pas laisser perdre”.

La journée de demain risque d'être moins agréable. Le matin, je suis censé me rendre à Évreux afin d'y obtenir un rendez-vous ultérieur avec un conseiller de la caisse de retraite ; et, l'après-midi, je suppose que mes Puissances tutélaires vont m'accabler de travail, vu qu'il n'a pas dû s'écrire grand-chose jeudi et vendredi, pour cause de grève dans le groupe L.A. Je me soutiendrai en me rappelant que je suis dispensé de m'y rendre mardi.

– Les trois premiers chapitres, assez courts, du roman d'Isabelle G. m'ont paru prometteurs. Je tâcherai de lui faire, demain, une critique de détail.


Lundi 21 mars

Sept heures dix. – Après avoir écrit six mille signes à propos de Mireille Mathieu (sa mère vient de mourir), je n'avais plus l'esprit assez libre, m'a-t-il semblé, pour relire les trois chapitres d'Isabelle et lui en faire une critique circonstanciée et constructive ; je lui ai donc dit que je remettais ça à demain. Je compte le faire demain matin, c'est-à-dire avant que ne me tombe dessus un nouveau pensum.

– Ce matin, je devais aller à la caisse de retraite de l'Eure, à Évreux. J'appréhendais un peu, mais tout s'est bien passé. Il est vrai que j'ai eu de la chance : à mon arrivée, il n'y avait qu'une personne entre la dame de l'accueil et moi, mais, quand je suis ressorti de là, vingt à vingt-cinq minutes plus tard, ils étaient six ou sept à faire la queue derrière moi. Sinon, je me retrouve avec un petit formulaire tout bête à remplir, afin d'officialiser mon droit à prendre ma retraite à 60 ans, c'est-à-dire quand je veux, depuis samedi (mais, dans la réalité, je dois attendre le 30 septembre, si je veux avoir mon “plein” de trimestres). De toute façon, tout cela est subordonné à la bonne marche du PDV, lequel est pour l'instant entravé par la grève que les syndicats ont déclenchée chez L.A. : déjà le Journal du dimanche n'a pas paru cette semaine et, désormais, ce sont Elle et Paris-Match qui sont menacés de non parution. J'espère que ces consternants nuisibles ne vont pas faire capoter l'affaire, mais je ne crois pas qu'ils le puissent, ni même le veuillent sérieusement : ils montrent leurs muscles avant le début des négociations, voilà tout. Enfin, j'espère…

– J'ai abandonné Flaubert peu avant la fin de 1879, qui est sa dernière année complète de vie. Je me souviens que j'avais fait la même chose lors de ma première lecture : je ne voulais pas aller jusqu'à la dernière lettre. Pour rester dans l'époque et dans le milieu, j'ai commencé Tourguéniev. J'ai également lu l'introduction aux Mémoires de Madame Roland, livre qui est arrivé ce matin.


Mardi 22 mars

Sept heures et demie. – Comme je le prévoyais plus ou moins, la grève chez L.A. s'est interrompue dès hier, parce que les syndicats avaient suffisamment montré leurs gros biceps comme ça. En outre, il ne s'agissait tout de même pas d'empêcher la sortie d'Elle et de Paris-Match (“Pas casser l'outil de production, camarades !”), c'est-à-dire d'embêter vraiment M. Arnaud. Bien entendu, la direction a fait deux ou trois concessions minimes et sans la moindre conséquence, de façon à ce que les guignols puissent garder la tête haute et poursuivre leur pavane. Le principal, à mes yeux, est que le processus se poursuivre, et il en est question.

– Lu trois ou quatre nouvelles de jeunesse de Tourguéniev. Ce n'est pas mal, pas mal du tout même, mais enfin, si on le compare à Gogol, qui le précède, et à Tchékhov qui le suivra, il n'y a pas, pour l'instant, de quoi crier au génie. On va voir ce que cela donne avec les Mémoires d'un chasseur.

– La campagne – dispendieuse – de propagande antiraciste lancée par l'État sur les ondes qu'il contrôle a commencé il y a deux jours. Avec les massacres de Bruxelles de ce matin, j'ai l'impression que ce petit bourrage de crâne va rester un peu lettre morte. Seraient-ils vraiment stupides, ces musulmans, à contrarier ainsi les efforts de leurs timides alliés ? Ou bien ils auraient déjà compris que ces moutons ne sont que quantité négligeable et décidé de faire comme s'ils n'existaient pas ?


Mercredi 23 mars

Sept heures vingt. – À peu près rien fait aujourd'hui, sinon me livrer à la première tonte de l'année ; et me pourlécher des diverses déclarations de nos imbéciles assermentés (Clémentine Autain, Bruno Le Roux, Emmanuelle Cosse, qui mérite davantage son nom que son prénom, Charline Van meschoses (la pitoyable chroniqueuse de France-Inter dont je ne retiens jamais le nom), et d'autres encore. Je ne souhaite jamais la mort violente de personne, mais j'avoue que, là, face à de tels sommets dans la stupidité ou l'ignominie (il y a des cumulards), j'ai un certain mal à me retenir. Il y a des exemplaires d'humanité rampante  que l'on prendrait plaisir à voir empaler, puisque ce semble être désormais le dernier moyen pour les faire tenir debout et droits.


Jeudi 24 mars

Sept heures vingt. – Je crois que le temps ne sera pas long d'ici que je n'abandonne Tourguéniev : ça se lit facilement, ce n'est pas désagréable, mais j'ai beau me battre le flanc je ne vois rien d'autre à en dire.

– Après avoir fini, ce matin, ma relecture du Chef-d'œuvre (“avec les yeux” d'Isabelle G…), voilà que j'ai rouvert En territoire ennemi (sous prétexte que je le lui ai également fait parvenir, mais en pdf) : je me demande si je ne suis pas en train de sombrer dans la plus navrante des imbécilités gâteuses. Je ferais mieux de commencer à m'intéresser de plus près à mes Exilés.


Lundi 28 mars

Sept heures dix. – J'ai bien failli “sécher” ce journal pour la quatrième journée consécutive. Je n'ai pas de raison précise pour cela (ni pour y revenir d'ailleurs…) ; simplement, une sorte de vide, qui fait que rien ne semble avoir de prise sur moi, accrocher mon regard ou mes tympans, de ce que je vois, lis ou entends. Les journées se passent sans m'en apercevoir ; je lis un peu de La Bruyère le matin après le premier café, puis dans la journée des nouvelles de Tourguéniev, paresseusement, sans goût particulier ni déplaisir ; je n'écris rien, hormis quelques feuillets pour FD, et ne songe pas une seconde à en faire davantage ; le pis est que je ne m'ennuie nullement et ne trouve pas cet état désagréable : je me laisse emporter par un courant très lent, comme une branche morte par une rivière de plaine. Le fait de devoir, demain, accompagner Catherine à Levallois va-t-il me réveiller un peu ? J'en doute fortement. Je n'émerge que le soir, devant la télévision ; et encore, pas beaucoup. La pluie qui tombe par larges intermittences depuis cette nuit me convient très bien. Je ne parviens même pas à m'énerver de la stupidité ratiocineuse des blogueurs de compétition ; c'est dire.


Mardi 29 mars

Sept heures et demie. – Isabelle G. m'annonce qu'elle vient de finir mon roman (j'ai donc désormais une lectrice canadienne : ma gloire internationale est en marche et ne s'arrêtera plus). Elle m'en dit ceci :

« Cher Didier,

Voici mes modestes petits commentaires en vrac :

J’ai trouvé tes personnages très vivants, tu as su leur insuffler une âme, une justesse, qui font qu’on ne les oublie pas une fois le livre refermé. Et puis ils sont tout en nuances, ni tout blanc ni tout noir (sans mauvais jeu de mots).

Les dialogues sont très vivants, on embarque complètement.
Une petite chose qui m’a agacée de temps en autre : certains personnages - les ados notamment - s’expriment parfois comme des « vieux » /ont des pensées de « vieux ».

Ah oui et aussi un mini point noir (décidément!) : p. 106, je trouve le laïus de Jonathan peu crédible : il n’avait pas d’amis, voisins etc noirs ou arabes avant d’aller à l’école? impossible qu’il se dise que ses parents l’ont inscrit à l’école en Afrique (sauf bien sûr s’il ne fait que répéter ce que ceux-ci lui on dit)  (Amusant, soit dit en passant, que ton propos de fond soit pratiquement l’exact inverse du mien, même si tu réussis mieux que moi à voiler tes opinions derrière celle de tes différents personnages)

Intéressante ta façon de changer de temps de verbe sans crier gare - du passé simple au présent par exemple - et « bizarrement » ça fonctionne super bien. En revanche, j’ai parfois été déroutée lorsque tu passes d'un personnage/action/lieu à un autre qui n’est pas à côté (exemples: p.59-60; p. 66) (je ne sais pas si je m’exprime bien à ce sujet);  me semble qu'une séparation plus marquée serait bienvenue.

Bien vue, et tout en finesse et en humour, ta critique de notre société jovialiste, politiquement correcte et citoyenne -  j’ai souvent souri en te lisant (l’ "assistante picturale auditive", quelle trouvaille!)

S’il y a quelques répétitions qui aurait pu être sucrées (Evremont qui répète un peu trop souvent qu’il a envie d’être seul), et quelques tics d’écriture,
il y a surtout de jolies formulations, et de très beaux moments dans ton roman - je retiens notamment la scène de non-dits entre Evremont et son père: remarquable! Et aussi: celle du souvenir de Brigitte dans sa petite robe jaune.

Tu as vraiment un talent fou pour décrire les petits détails des pensées des uns et des autres, leurs mimiques, leurs silences.  Et un style bien à toi, j’ai hâte de lire les prochains. »

À quoi je viens de répondre ceci :

« Ma chère Isabelle,

Ce que tu me dis de mes adolescents est très certainement vrai. Le fait qu'ils s'expriment comme des vieux ne me gêne pas tellement (moins qu'un “langage jeune” qui serait déjà démodé au moment où je serais en train de tenter de l'écrire…) ; qu'ils aient des pensées de vieux est sans doute plus ennuyeux.

Pour ce qui est de Jonathan, je dirais deux choses pour ma défense. La première est que son enfance remonte à une quinzaine d'années et qu'il l'a vécue dans une petite ville du centre de la France. Il est donc fort probable que, en effet, il ait eu une enfance "monocolore" ; et que ça ait changé en arrivant au lycée.

D'autre part, tout ce que dit Jonathan sur ce sujet est toujours outrancier, dans la mesure où, tu l'as compris (j'espère, sinon c'est que j'ai raté mon coup…), son “racisme” n'est rien d'autre qu'un abcès de fixation, une manière de rejeter sur d'autres, faciles à identifier, son immense frustration sentimentale et sexuelle. (Je crois me souvenir que, à un moment, à son sujet, Evremont parle d'un “racisme de compensation”, ou quelque chose d'équivalent. D'autre part, tu as raison : il est probable que, par son environnement “petit blanc”, il a toujours baigné dans ce type de discours, même si ce n'est pas dit.

Enfin, Jonathan n'exprime nullement mes opinions, pas plus qu'Evremont ou… la mère de Tosca ! Disons qu'il y a de moi dans Evremont, il y a de moi dans Jonathan (de façon un peu plus compliquée) : si on parvenait à mixer les deux, peut-être s'approcherait-on en effet de moi. Et encore : mon idée de départ, pour Jonathan, c'est qu'il est ce que j'aurais peut-être pu devenir si j'avais eu son âge en ce moment, plutôt qu'il y a trente ans et des poussières.

Apparemment, mon deuxième chapitre aurait pu être travaillé davantage : tu n'es pas la première à te plaindre des passages rapides de Jonathan à Charlie, et retour. J'ai peut-être eu tort, tout simplement, de supprimer, à la relecture, les lignes de “blanc” que j'avais d'abord laissées dès que je passais de l'un à l'autre.

Quant aux temps verbaux, en relisant le roman (en même temps que toi, en gros), j'ai trouvé, moi, que j'aurais pu faire beaucoup mieux, qu'il y a des endroits où ça “sonne” un peu gratuit, et d'autres en revanche où une rupture aurait été la bienvenue.

Terminons sur mon “assistante picturale auditive”. Si, en effet, l'expression est de moi (mais sait-on jamais ?), la chose existe : je ne sais plus dans quel musée (Rouen, peut-être bien), Catherine et moi avons en effet rencontré un aveugle qui se faisait guider de salle en salle par une jeune femme, laquelle lui racontait les tableaux.

Enfin, voilà. Un grand merci à toi pour m'avoir lu avec autant d'indulgence… et tant mieux si j'ai pu te faire passer un moment agréable. »

– Nous avons fait un rapide aller-retour à Levallois en fin de matinée, Catherine ayant un rendez-vous de longue date avec mon dermatologue. Le dit médecin et moi avons, à son initiative, entamé une petite discussion à propos de La Bruyère, dont j'avais emporté le livre en prévision d'un séjour prolongé dans la salle d'attente (qui n'a pas eu lieu), cependant que Catherine attendait avec plus ou moins de patience que l'homme de l'art veuille bien se pencher sur son cas – ce qu'il a fait aussitôt après. Repassant par FD, je me suis fait refiler la “nécro” d'Alain Decaux, laquelle fut expédiée dès notre retour ici. Pour rester dans le ton, nous allons tout à l'heure regarder les Secrets d'histoire de Stéphane Bern, consacrés ce soir à Louis II de Bavière. Demain, si je suis courageux, ce serait bien que je brise le destin de la poissonnière de Monaco, j'ai nommé la princesse Stéphanie ; dont le destin, rappelons-le pour mémoire, fut brisé par une petite pipe extra-conjugale, pratiquée dans l'iode et les germes de mycose de je ne sais plus quelle piscine, avec l'active et enthousiaste participation du sieur Ducruet Alain, son époux, et d'une semi-péripatéticienne dont le nom m'échappe totalement pour le quart d'heure.


Mercredi 30 mars

Sept heures vingt. – Publié ce matin le journal de février. Un lecteur, Renaud Léger, met en commentaire un extrait de Chateaubriand, destiné à me “consoler” de la parfaite mévente du Chef-d'œuvre, en se plaçant, comme je l'avais fait moi-même dans le journal, sous l'angle financier de la question. Or, je n'ai nul besoin d'être consolé, dans la mesure où, non seulement je n'ai jamais pensé sérieusement que je pourrais gagner de l'argent avec ce livre – ni d'ailleurs avec aucun hypothétique autre –, mais encore parce que je n'ai, à vrai dire, aucunement besoin d'argent, surtout depuis que se rapproche et se solidifie la perspective d'assez juteuses indemnités du côté de FD. Mais, même sans elles, je me suis aperçu (avec une certain surprise, au début) que je me contentais fort bien du peu dont je dispose chaque mois, alors que, quand j'en gagnais le double, j'étais sans cesse à courir après les rabiots. Ce n'est évidemment pas que je devienne sage ; plutôt que je me ratatine.

– En prévision des dix mille signes, voire plus si affinités, que j'écrirai demain à propos de ces deux guignols, je me suis cet après-midi plongé dans la documentation concernant Stéphanie dite de Monaco et son ex-mari Daniel Ducruet. Cela m'a considérablement rajeuni, puisque l'affaire que j'évoquais hier remonte à l'été 1996, période de ma “montée en puissance” au sein de la rédaction de FD – interrompue volontairement par ma démission de décembre 1997 – et aussi de notre malencontreux déménagement, du Giennois vers les Ardennes, d'où nous avons décampé au bout de trois ou quatre mois. Je travaillais alors cinq jours par semaine, et assez nettement plus que huit heures journalières, écrivais quatre BM chaque année et m'apprêtais à lancer la série L'Empire des sectes, dont j'avais prévu de sortir cinq romans par an, bien entendu sans pour cela arrêter les BM : quelle belle santé j'avais…


Jeudi 31 mars

Quatre heures. – Grégoire Arnoult, qui avait déjà rendu compte élogieusement d'En territoire ennemi dans Politique Magazine, récidive avec Le Chef-d'œuvre. Voici ce qu'il en dit :

« Didier Goux est un blogueur bien connu d'une « réacosphère » en déclin. Lui tient bon. II alimente ses blogs sur un rythme qui force l'admiration. Le plus fréquenté est peut-être celui nommé Didier Goux bis dans lequel il éreinte et se moque – toujours avec finesse et un solide sens de l'humour – des différents avatars de la modernité. Et puis il y en a un autre, plus personnel, c'est son journal de blog. ll y narre ses pérégrinations entre sa province et Paris, ses rencontres avec d'autres blogueurs – de bords idéologiques différents – et ses lectures récentes C'est sur cette plateforme que l'on apprenait, voilà quelques mois, qu il envisageait la possibilité d'un roman, aujourd'hui publié aux Belles Lettres sous le titre Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq. C'est du bel ouvrage pour un homme qui se définit comme « écrivain en bâtiment ».
L'histoire se déroule dans une ville imaginaire de province,  Montcosson. Evremont – qui fait furieusement penser à l'auteur – y a trouvé refuge depuis plusieurs années. L homme est un taciturne dont la misanthropie n'est jamais loin. Alors qu il entre dans son rade habituel, il fait la connaissance, bien malgré lui, d'un jeune homme, Jonathan, quelque peu agité du bocal, écorché vif dont la colère contre la société se transformera peu à peu, en haine profonde contre l'humanité. Un réac qui tourne mal, en somme. Plus loin, Evremont sera le témoin privilégié de la naissance d'un couple d'adolescents improbable, formé de la douce et directive Tosca et du naïf et serviable Charlie – en réalité Mohammed-Charles. D'autres protagonistes, tantôt loufoques, tantôt tragiques, composent le reste d'une galerie de personnages riches en variété. Didier Goux a la délicatesse et l'art de les rendre tous attachants A travers son personnage principal, Evremont, l'auteur livre en creux une critique lucide mais fataliste de la société où Ubu est en passe de devenir roi. Et Michel Houellebecq dans tout ça ? Eh bien, l'auteur de Soumission y fait une apparition remarquée et déterminante. L'influence de Philippe Muray, aussi, se fait souvent sentir, quand il décrit une manifestation absurde contre le staphylocoque doré ou quand il fait surgir une brigade de clowns. Qu'importe, il y a bien pire comme source d'inspiration. Surtout, Didier Goux est bien meilleur romancier que le génial concepteur d' Homo festivus. Au loin on entend les clameurs du public. ll réclame déjà, un nouveau roman. En attendant, lisez Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq. »

Le piquant de l'affaire est que cet article est illustré par une reproduction de la couverture… d'En territoire ennemi. Une bévue qui a dû énerver M. Arnoult bien plus que moi, qu'elle a plutôt fait sourire.

Sept heures et quart. – Donc, avec ce mois de mars, se referme aussi le tombeau au-dessus du Chef-d'œuvre. J'ai décidé, il y a quelques jours de m'en moquer ; et, à ma propre surprise, je commence à y parvenir assez bien. Comme disait fréquemment Gide : passons outre.

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