lundi 31 mars 2014

Février 2014










EN TERRITOIRE ENNEMI










Samedi 1er février

Sept heures et quart. – C'est avec un grand plaisir que j'ai lu, hier, la première partie des Destinées sentimentales de Chardonne. Mais aujourd'hui, parvenu à la seconde, mon intérêt a très nettement fléchi : ces deux personnages, Jean et Pauline, assez peu intéressants en eux-mêmes, deviennent vite fatigants lorsqu'ils se mettent à s'interroger à perte de vue sur le pourquoi et le comment de l'amour. J'irai tout de même jusqu'au bout, car les parties “bourgeoisie de province” sont nettement plus relevées, mais je crois que j'en resterai là en ce qui concerne Chardonne, qui me semble bien inférieur à Morand, à qui je l'associe par la force des choses depuis quelques semaines. Je ne sais plus si je l'ai noté hier, mais Venises est vraiment un livre très excitant et superbement écrit.

– Sinon, tout à l'heure, j'ai revu avec Catherine le deuxième volet de la série des Destination finale : ça ne vaut pas grand-chose, évidemment, mais il faut reconnaître que les scénaristes y font preuve d'une imagination méritoire lorsqu'il s'agit de trouver des moyens originaux de zigouiller leurs personnages.


Dimanche 2 février

Sept heures et demie. – Veillée d'armes : demain matin, retour à Levallois Mountains. J'ai décidé que le premier test, celui qui donnera sa couleur générale à la reprise, sera le suivant : ma place de parking sera-t-elle libre ou bien occupée indûment par un malotru ? Quoi qu'il en soit, je suis déjà accablé des gens bien intentionnés et amicaux qui vont défiler dans mon bureau ou m'arrêter dans les couloirs, pour s'enquérir de ma santé : rien que cela suffirait à vous dégoûter du cancer.

– C'est au grand galop que j'ai terminé Les Destinées sentimentales, roman décevant car assez ennuyeux. Mais, évidemment, le lire de plus en plus vite n'est pas le meilleur moyen de donner une seconde chance à un écrivain…


Lundi 3 février

Cinq heures. – Eh bien, comme je le prévoyais plus ou moins, j'avais grand tort de me faire une montagne de cette reprise : tout s'est passé à merveille. J'ai même eu d'excellentes nouvelles, du côté des “départs anticipés”, qui font que je pourrais me retrouver assez bien placé dans une course dont je pensais déjà être éliminé. Tout devrait se jouer dans les deux ou trois prochains mois.

Huit heures. –  Beau début de soirée, entre Catherine et moi, tel qu'il est difficile d'en parler : conversation autour d'un verre, quatuors de Mozart, impression de rajeunissement soudain ou, plutôt, d'un avenir redevenant possible, dont on n'avait plus idée. Je ne sais évidemment pas combien de temps durera notre vieillesse, qui a déjà commencé, mais je suis presque certain qu'elle sera belle, malgré les coups que nous allons prendre. Nous y sommes prêts, je crois, et presque disposés. Il se produira ce qui doit ; rien ne nous concerne plus que ce qui nous touche directement, je ne sais même pas pourquoi je continue à lire des blogs et des blogs. De gauche, de droite, ils m'indiffèrent : je m'éloigne.

Neuf heures. –  Nous parlions de FD, Catherine et moi, tout à l'heure. Je lui disais que rarement on m'avait donné à écrire un article comme celui d'aujourd'hui : trois feuillets et demi à partir de cinq lignes stabilobossées dans un magazine télé. C'est elle qui s'est demandée si ce “tour de force” n'était pas là juste pour voir si je restais le meilleur, après mes six mois d'absence. En riant, on s'est dit que, peut-être, il n'était nullement question de publier ce que j'ai écrit en une heure cet après-midi ; que le but était uniquement de tester si, un rein en moins, j'étais encore capable de “tomber” près de quatre feuillets à partir de quelques lignes. Et, en effet, je suis le seul à en être capable, arrivé à ce point.  Même Nathalie ou Anne ne peuvent me suivre sur ce terrain-là.

En suis-je fier ? Non. Content ? Même pas. Capable ? Ça oui. Donc, content ? Eh bien, oui. C'est bête ? Oui, c'est bête.

– Sinon, je me trouve excité à un point qui me consterne un peu moi-même, à l'idée que, pour la première fois de ma vie, je vais peut-être profiter d'une conjoncture. Je me souviens qu'en 2007 ou 2008, lorsque les derniers journalistes de FD que j'aimais se sont égaillés dans la nature, nantis d'un confortable petit matelas, je me souviens que j'ai détesté être trop jeune pour pouvoir les suivre, pour monter dans leur charrette.

C'est la dernière charrette qui se présente à moi. Si je ne puis pas grimper dans celle-là, je ne grimperai jamais dans aucune. Je ne tiens pas tant que ça à gagner de l'argent, je veux juste m'en aller, disparaître. On me dirait, demain matin : rentrez chez vous sans rien demander, on vous donnera de quoi ne pas mourir de faim, je dirais oui tout de suite – vraiment, je dirais oui.


Mercredi 5 février

Cinq heures. –  J'ai reçu tout à l'heure un mail de l'attachée de presse des Belles Lettres me disant que mon livre était arrivé et qu'elle tenait les exemplaires d'auteur à ma disposition. Le problème est que, juste avant, j'avais reçu un mot de Michel Desgranges, m'informant que l'imprimeur avait caviardé la moitié du texte de 4e de couverture et que, donc, les exemplaires étaient repartis chez lui, la sortie du livre étant de ce fait repoussée du 15 au 20 février. J'ai demandé des éclaircissements à la personne en question : déjà être obligé d'aller à Paris ne m'amuse pas du tout, mais si c'est pour y trouver un livre défectueux, voire pas de livre du tout…

– Il y avait, hier en fin d'après-midi une mini-réunion syndicale, à FD, à laquelle je n'ai pas assisté car elle avait lieu bien trop tard pour moi. D'après Brice, nos délégués auraient annoncé que les candidats au départ volontaire – ceux qui seront acceptés par la direction –, devraient toucher environ onze mois de salaire en plus de leurs indemnités légales, ce qui porterait le magot, en ce qui me concerne, à 26 mois de salaire brut, ce qui est beaucoup plus que ce que j'avais osé rêvé. 26 mois de salaire brut, cela nous permettrait de vivre trois ans, en continuant notre train actuel ; mais comme j'aurai droit à du chômage au bout de trois mois, l'affaire se révèle vraiment intéressante… à condition de pouvoir y grimper, dans cette fucking charrette ! Tout cela devrait être clarifié d'ici l'été, ou, en tout cas, avant la fin de l'année.


Vendredi 7 février

Sept heures vingt. – Profitant de ce qu'Adélaïde avait entrepris le ménage de la maison, nous chassant par conséquent jusque dans ce bureau, j'étais sur le point de lire la documentation concernant l'article que je dois à Enquêtes, lorsque j'ai reçu un appel d'Étienne T. me demandant si ça m'ennuyait de mettre celui-ci de côté et d'en écrire un autre, davantage d'actualité : un berger malinois de l'armée britannique pris en otage par ces malades mentaux de talibans, lesquels se sont empressés de diffuser une petite vidéo dans laquelle un barbu kalachniqué braille qu'ils ont capturé un espion américain, en désignant la bestiole du bout du canon. Et l'on voit le pauvre animal attaché à sa chaîne, semblant se demander ce qu'il a fait au dieu des chiens pour se retrouver obligé de fréquenter ces bruyants connards. L'article est prévu pour le numéro en cours, si bien que je dois le rendre dès demain, et avant deux heures de l'après-midi. C'est une bonne chose : ça m'évitera de tourner autour jusqu'à dimanche après-midi.

– Sinon, j'ai passé le reste du temps à lire le dernier numéro de Causeur et à commencer celui du Débat. Dans la revue en question, un très intéressant article dans lequel l'auteur (son nom m'échappe) montre de façon troublante que les antiracistes de profession, les progressistes à tout crin, les modernœuds asilaires n'ont fait que s'approprier les codes et les principes des nazis, mais en les inversant purement et simplement (pureté de la race ----> métissage obligatoire, culte de la terre et du passé -----> apologie de l'individu hors-sol et itinérant, etc.) ; très bien fait.


Samedi 8 février

Sept heures vingt. – Sans doute est-ce le fait de recevoir ce matin, au courrier, le “volume papier” du journal 2013 de Renaud Camus, j'ai décidé cet après-midi qu'il fallait que je me mette à l'édition de mon propre journal 2013 ; et que j'allais déserter Blurb pour passer chez Lulu (on en arrive vraiment à écrire de ces choses !), le volume que je tenais entre les mains ayant ma foi assez belle allure. Tout a très bien commencé, le temps que j'ai passé à 1) me créer un compte, 2) transporter un à un les douze fichiers Word dans le nouveau bazar. Cela marchait même trop bien, ce qui fait que je n'ai pas été surpris, et encore moins énervé, lorsque, à l'étape suivante, tout s'est arrêté, et que je me suis rendu compte que je n'avais aucun moyen d'effectuer les nombreux ajustements de mise en page que le texte réclamait, soit parce qu'il n'existait pas, ce qui m'étonne, soit parce que je ne l'ai pas trouvé, hypothèse nettement plus plausible. Plutôt que de m'arracher les cheveux et de pourrir son après-midi à Catherine en requérant son aide, j'ai immédiatement laissé tomber ; non seulement Lulu mais l'idée même de faire imprimer cette nouvelle année de journal : ça suffit comme ça. Je crois même que, lorsque En territoire ennemi sera paru, je le mettrai en annonce permanente sur le blog et en profiterai pour supprimer tous les autres. Je resterai l'auteur d'un seul livre, et que personne n'achètera jamais : c'est très bien ainsi.

L'auteur d'un seul livre, sauf que je me suis replongé aujourd'hui dans les nouvelles de Morand (La Folle amoureuse, puis Parfaite de Saligny) et que ce diable de vieillard m'a fortement donné envie de me mettre à ce projet de roman autour duquel je tourne depuis quelques semaines (mois…) J'ai même noirci quelques pages de carnet, une esquisse de portrait d'une jeune femme moderne.

– L'article que je devais rendre à Enquêtes vers deux heures cet après-midi l'a été dès dix heures et demie : m'étant levé relativement tôt, et sentant bien que je ne parviendrais pas à lire de manière satisfaisante avec l'esprit tout encombré du travail à faire, je me suis littéralement précipité sur ce clavier dès neuf heures, pas douché ni habillé ; à dix heures les trois feuillets étaient écrits, et une demi-heure plus tard je me trouvais en week-end. Il s'en est fallu de peu que la couronne de Procrastin 1er ne roule au ruisseau.


Mardi 11 février

Sept heures vingt. – Moral en demi-teinte depuis hier : il semble que mon adieu au monde du travail soit assez dangereusement compromis. Pour une raison assez simple, mais à laquelle, en bon inadapté social que je suis, je n'avais nullement songé : c'est très bien d'avoir le nombre suffisant de trimestres travaillés pour prétendre à la retraite ; mais il reste que, si je deviens chômeur longue durée, je vais cesser d'acquérir les fameux “points” de retraite, si bien que, à 62 ans, celle-ci risquerait d'être bien trop maigrichonne pour nous faire vivre tous les deux à peu près convenablement. Je viens d'écrire : 62 ans, et non 60. C'est l'une ces choses désagréables que j'ai apprises, également hier : si je cessais de travailler cette année, je perdrais automatiquement mes droits à entrer dans la catégorie “longue carrière”, et donc, adieu la retraite à 60 ans. Bon, j'ai un premier rendez-vous demain avec un “consultant” qui, en principe, devrait m'expliquer tout cela en long et en large. Mais j'ai d'ores et déjà l'impression qu'il va me falloir jeter l'éponge, et détourner tristement les yeux de cette charrette que je comptais prendre.

Le rendez-vous dont je viens de parler est demain à onze et demie, et à Levallois. Ensuite, à deux heures et demie, j'ai un autre rendez-vous, mais cette fois à Paris, boulevard Raspail, au siège des Belles Lettres – rendez-vous avec l'attachée de presse de cette digne maison, afin d'étudier avec elle le meilleur moyen de faire du lancement de mon livre un véritable triomphe. Autant dire que j'ai la nette sensation d'y aller absolument pour rien. Disant cela, je ne mets nullement en doute les capacités professionnelles de la dame, mais plutôt celles de ce bouquin à se vendre. Enfin, il paraît qu'il faut le faire. Et puis, en tant qu'auteur, je ne peux pas donner l'impression de me désintéresser totalement de l'affaire, ce qui n'est pourtant pas loin d'être le cas. Au moins reviendrai-je de cette équipée avec ce qu'il est convenu d'appeler mes “exemplaires d'auteur”, ce qui fera somme toute un excellent motif pour prendre quelques rasades d'alcool. Positivons, positivons, bon sang !


Mercredi 12 février

Huit heures et demie. – Ma  première pensée en ouvrant les yeux ce matin : oh, non, pas cette journée de merde, où je dois à la fois affronter une “consultante” pour mon éventuel départ du groupe Jean-Luc, et ensuite aller faire l'écrivain chez mon éditeur, où m'attend l'attachée de presse ! Eh bien, finalement, tout s'est admirablement passé. Avec la consultante (femme de mon âge, tout à fait sympathique et parfaitement claire dans ce qu'elle disait) d'abord ; on n'a pas perdu notre temps, ni elle ni moi, je ne suis pas tombé sur une sorte de robocop formaté, comme je pensais que cela allait être. Notre entretien a duré une demi-heure, j'en suis ressorti avec la certitude quasi absolue que je faisais fausse route, que j'allais tout bonnement rester à FD durant les deux ans qui viennent. Cette femme (dont le prénom est Catherine…) n'a jamais cherché à m'influencer dans un sens ni dans un autre, elle s'est contentée de pointer les éléments de ma situation (professionnelle, financière, etc.) Je suis ressorti de son bureau persuadé qu'il me fallait continuer à travailler. (J'y reviendrai demain ou plus tard.)

Là-dessus, me voilà embarqué dans une aventure telle que je ne l'avais plus vécu depuis plusieurs années : me rendre à Paris. Ma première idée, bien sûr, était de sauter dans un taxi et de me laisser conduire jusqu'au 95 boulevard Raspail, siège des Belles Lettres. C'était une idée de Parisien d'avant. Vu le bordel que semblent mettre ces abrutis (les chauffeurs de taxis) ces derniers jours, j'ai finalement choisi de prendre le métro.

(Quand on ne l'a pas emprunté depuis plusieurs années et qu'on est en train de devenir vieux, le métro se met à faire peur : j'y reviendrait sans doute, Catherine et moi venons de parler de tout cela…)


Jeudi 13 février

Midi. – Bon, où en étais-je ? Dans le métro. Là encore, tout s'est très bien déroulé, contrairement à mes craintes idiotes : pas de retard, pas d'incident et une place assise dans tous les cas de figure. Reste que, lorsqu'on s'en est déshabitué, c'est un univers particulièrement sinistre.

Arrivant (en avance) à mon rendez-vous, j'ai commencé par me perdre dans les étages du 95 boulevard Raspail sans jamais y trouver le moindre éditeur. C'est la charmante libraire du rez-de-chaussée qui m'a finalement indiqué que les bureaux se trouvaient en fait de l'autre côté du boulevard, au 88, ce dont personne ne m'avait averti (ou bien j'ai oublié). J'ai ensuite passé environ une heure et demie dans le bureau de l'attachée de presse, femme fort agréable ma foi, et c'est d'assez bonne grâce que je me suis plié à la corvée des dédicaces. Heureusement, il n'y en avait guère qu'une quinzaine. J'ai pris le risque (mesuré, de mon point de vue…) d'envoyer un volume à Juan Asensio, tout en sachant qu'il allait sans doute résister difficilement au plaisir de me démolir : en vérité, cette perspective m'amuse plutôt. Il pourrait d'ailleurs se montrer encore plus méchant envers moi, en ne faisant aucune allusion au livre.

Je suis donc revenu à la maison en apportant fièrotement mes dix “exemplaires d'auteur”, lesquels ont été, comme il se doit,  généreusement arrosés. Ce matin, j'ai transmis à l'attachée de presse les adresses de quelques blogueurs z'influents (dont Nicolas et Corto, ces frères ennemis) afin qu'elle leur expédie le bébé : on s'attend évidemment à un buzz monstre.

Je ne sais pas comment font les gens qui ont une vie sociale, professionnelle et mondaine intense, mais je suis rentré totalement lessivé de cette journée.


Vendredi 14 février

Huit heures. – Évidemment que j'ignore, ou que j'oublie chaque année, que le 14 février est la Saint-Valentin. Catherine aussi, d'ailleurs : il a fallu qu'Adeline lui passe un mail à ce sujet pour qu'elle prenne conscience de cette date capitale ! Naturellement, j'en ai profité pour proposer, après le repas des chiens, un “apéro Saint-Valentin”, que bien entendu nous avons pris. Qu'en dire de plus ? Sinon que nous avons réitéré notre volonté commune de ne plus bouger d'ici, d'oublier Venise, Florence, et même le Cotentin. La seule parenthèse que nous avons laissée ouverte, c'est Rome, parce que l'Amiral Woland s'y trouve et que c'est l'un des deux ou trois jeunes gens que nous sommes contents d'avoir connus : j'avoue que j'aimerais beaucoup aller passer une petite semaine à Rome, si c'était chez ce garçon-là.

Rome tient d'ailleurs une certaine importance dans mon imaginaire. (Cette phrase que je viens d'écrire est si sotte qu'elle mériterait de se retrouver dans mon blog “Modernœud”.) Je n'y fus qu'une fois dans ma vie – trois ou quatre jours, je suis incapable d'être plus précis –, en 1985, avec Philippe Bernalin, qui vivait ses derniers mois, et Jean-Michel Comte qui, à ma connaissance, est toujours vivant – mais ne jurons de rien. Nous sommes arrivés dans ma Simca 1100 bleu métallisé (la même avec laquelle André et moi, quelques mois plus tard, ferons le trajet Paris – Lyon, pour aller enterrer Philippe), nous nous sommes garés où nous avons pu, dans le centre de la ville, c'est-à-dire n'importe où. C'est à ça que je vois que je suis vieux : je n'oserais plus faire cela, j'aurais trop peur, ça me gâcherait la soirée, etc. À ce moment-là, je m'en foutais un peu.

Et nous découvrîmes Rome : ni Philippe, ni Jean-Michel, ni moi n'y étions jamais venus. (Dès le premier soir – rigolade –, Philippe et moi fûmes ravis que Jean-Michel soit avec nous, dans la mesure où, aussi ridiculement maigre qu'il fût, il attirait à lui tous les moustiques de notre chambre commune. – Il dormit mal, Philippe et moi fort bien.)

C'était en 1985, à l'automne. En ce qui me concerne, je savais depuis le printemps 1984 que Philippe allait mourir, à un moment ou un autre : les médecins de l'hôpital Saint-Antoine avaient rendu leur verdict, sans laisser la moindre place au doute. Je ne sais pas ce que savait Jean-Michel : nous ne parlions pas de ces choses, nous étions probablement trop jeunes, cela nous paraissait peu possible, je crois. Et, donc, cette promenade en Italie.

Notre troisième jour romain, Philippe se tordit de douleur intestinale, au réveil. La veille, parce qu'il adorait ça, il s'était bourré de ces glaces italiennes aux couleurs invraisemblables. Jean-Michel et moi avons alors échangé une sorte de regard. Lui ne savait rien (d'après moi), je ne savais rien (d'après lui). : on était entré dans cette phase de l'existence où on commence forcément à tricher, et on n'en savait rien, on était débutant dans ce triste métier.

Le lendemain, Philippe allait bien, la glace avait passé, on partait pour une brève escale à Florence, on redevenait jeunes, le cancer cessait d'exister. Jean-Michel et moi, tout de même, gardions cette mauvaise résonance. Et nous arrivâmes à Venise.

Là encore, première visite en ce qui me concerne, et je crois bien aussi pour Philippe (unique, donc, pour lui). C'est à ce moment que le cancer nous a tous rattrapés, mais surtout lui. Il a tenu jusqu'à la veille de notre départ, d'une certaine façon nous avons cessé d'être jeunes, d'être amis, d'être… ce soir-là. Comme je suis assez stupide, c'est Jean-Michel qui a pris en main la fin de notre jeunesse et, donc, le rapatriement de Philippe.

Mais non, je divague, il me semble : j'ai ramené tout le monde à Lyon, chez les parents de Philippe, à Caluire. Oui, c'est ça. Ensuite, au lieu de passer la nuit sur place pour ne repartir que le lendemain matin, je suis remonté illico dans ma voiture pour filer vers La Ferté, où j'ai dû arriver au milieu de la nuit, après m'être assez considérablement paumé sur des routes transversales et désertes, puisque je parle d'un temps d'avant le GPS.


Samedi 15 février

Sept heures et demie – Parce les gens et les journaux sont vraiment trop méchants et injustes avec ce pauvre gouvernement qui travaille d'arrache-pied pour nous conduire vers le bonheur, Nicolas et quelques autres satellites du parti socialiste ont créé un site destiné à mettre en lumière, si j'ai bien compris, les résultats positifs de cette équipe de mickeys : on leur souhaite bon courage. Ils ont choisi, pour ce cercle d'admiration convenue, le nom le plus ridicule qu'ils ont pu trouver : Stop bashing. Il me semble clair qu'il s'agit là d'une de ces idées mort-nées comme internet en accouche régulièrement. Je serais fort surpris que ce site présente encore une quelconque activité d'ici trois mois ; et j'ai l'impression d'être très généreux.

– Passé la journée à lire les nouvelles de Morand, lesquelles me séduisent de plus en plus, par leur nervosité, leur humour et la somptuosité précise de leur écriture. J'ai également commandé une biographie de Charles Maurras, publiée il y a quelques mois par un historien dont le nom ne me dit à peu près rien : Olivier Dard. Mon idée est, quand j'aurai lu et assimilé ce livre-là, de revenir au pavé de Pierre Boutang sur le même personnage, que j'avais commencé il y a un an ou deux et rapidement abandonné.

– Pour ce qui est d'En territoire ennemi, il est en vente sur le site de la Fnac, mais toujours en “à paraître” sur celui d'Amazon. Quant à Price Minister, ils en proposent déjà un, à 19,95 € au lieu de 23,50. Si bien que, lorsqu'on ajoute les 4,40 € de port, il revient à presque un euro plus cher. J'espère que personne ne se laissera prendre, parmi les foules qui vont se ruer – qui ont même probablement déjà commencé. À ce propos, j'étais très content de constater que le temps a été beau toute la journée, aujourd'hui : à cause des files d'attentes devant les librairies.


Lundi 17 février

Sept heures et demie. – Voilà, ça y est, j'ai fait, sur le blog, l'annonce officielle de la parution d'En territoire ennemi, ce qui m'a valu, presque aussitôt un “billet relai” chez Nicolas. De même, l'annonce a été faite sur le site des anciens élèves du CFJ et, demain ou après-demain, j'y aurai même droit à un bandeau publicitaire en tête de la page d'accueil.

Par ailleurs, j'ai demandé à l'attachée de presse de m'envoyer une douzaine d'exemplaires supplémentaires, car je compte en donner à quelques journalistes, notamment chez Lagardère, comme par exemple Jeudy, le patron du JDD et Martin-Chauffier, rédacteur en chef à Match. Pour Valérie Toranian, que j'ai connue toute jeunette, j'hésite un peu : l'esprit (si je puis dire) d'Elle est si éloigné de mon livre que ce serait évidemment un coup d'épée dans l'eau. D'un autre côté, qu'est-ce que je risque ?

– Sinon, cela fait le deuxième lundi de suite que je vais à Levallois pour rien, mes chefs n'ayant aucun travail à me confier. Cela agace particulièrement Catherine, alors que je m'évertue à lui expliquer qu'elle prend le problème à l'envers, au moins de mon point de vue : moi, à tant faire que d'y être allé, je préfère en repartir presque de suite, plutôt que de passer une heure ou plus à écrire quelques feuillets de sottises.

Une heure et demie du matin. – Je ne sais ce que j'ai à être aussi violemment ému chaque fois que je regarde un documentaire ancien, montrant des images des rues de Paris. Un début de gâtisme, peut-être. C'est le cas depuis une heure à peu près, un film tourné en 1927, Études sur Paris. Quand je dis : les rues… Ce sont les gens qui me bouleversent, tous ces gens morts, à quelques rares exceptions près : cette petite fille qui saute à la corde devant une boucherie de la rue Lepic, elle est peut-être une quasi centenaire ; du fond de son hospice, elle repense à ces images que je regarde. Mais les autres ?  Cet homme à la quarantaine, casquette sur la tête, visage rond, il est mort depuis un demi-siècle, si tout a bien été pour lui ; je ne saurai jamais rien de ce qu'il fut, il s'est fugitivement imprimé sur ma rétine en passant devant les grilles de Saint-Lazare ; personne ne sait plus rien de lui. À moins qu'un très vieux monsieur, quelque part, très loin ou à quelques rues de là, se souvienne encore de ce grand-père qu'il a un peu connu. Les gamins qui barbotent dans la Seine ; d'autres, fort sales, sur les terrains vagues de Montmartre ; les jardins ouvriers adossés aux fortifs ; les élégantes de la Madeleine et les conducteurs de charrette aux entrepôts de Bercy : tous disparus, sans laisser d'autres traces qu'une descendance qui file vers l'abîme. Même les cheminées d'usines, ces bosquets de briques, ont disparu. Ce qui reste, les monuments, les grandes artères qui ont traversé le temps sans presque de changement, du type Rivoli, semble frappé d'incongruité. Encore que Notre-Dame ou la Conciergerie se présentent non récurées, parées de la noirceur des siècles. Au fond, seuls ne changent pas les pigeons et les chiens.


Mardi 18 février

Midi. – Je me faisais la réflexion, en venant ici, à Levallois, que j'avais oublié de noter hier la principale information du jour, à savoir l'annonce que m'a faite Brice, dès mon arrivée au journal, de la mort de François Charlonnai, qui fut d'abord rewriter, puis chef de ce service et enfin rédacteur en chef, avant d'être repéré par le cancer, il y a trois ou quatre ans. Cet oubli n'est sans doute pas entièrement dû au hasard : j'ai toujours nourri des sentiments ambivalents vis-à-vis de François. D'un côté nous nous entendions bien, je prenais plaisir à déjeuner en tête à tête avec lui, ce qui arrivait très souvent à l'époque où je fréquentais encore L'Ambiance d'à côté. Mais en même temps, il ne me serait jamais venu à l'idée de prétendre que nous étions amis. Quelque chose me tenait à distance, chez lui. Peut-être le trop grand écart entre l'indépendance d'esprit qu'il se plaisait à afficher et son inconditionnelle soumission à tout supérieur hiérarchique quel qu'il soit. C'est assez difficile à démêler ; et, de plus, je n'en vois guère la nécessité.

De toute façon, il faut que je m'interrompe : l'Amiral Woland m'attend pour déjeuner.

Huit heures. – Eh bien, il était on ne peut plus agréable, ce déjeuner avec Woland. Et il est très probable que la sympathie qu'il nous inspire, à Catherine et à moi, fasse que nous allions passer quelques jours à Rome chez lui. On verra.


Vendredi 21 février

Sept heures et demie. – Deux jours sans venir, et rien de plus à dire ce soir. J'ai envoyé ou remis, ces jours derniers, les exemplaires que je devais à divers journalistes ou blogueurs ; Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres, a de son côté fait également les envois qu'elle devait. Par conséquent, il ne reste plus qu'à oublier l'affaire, puisqu'il est à peu près évident qu'il ne sortira aucun message de ces petites bouteilles à la mer – ce qui ne parvient nullement à m'attrister.

– Lectures : Maurras et Morand, en alternance. Du premier, j'avais commencé par Les Amants de Venise, mais j'ai laissé tomber le volume après le premier tiers. Non que ce que raconte l'auteur soit sans intérêt, mais je me fous comme d'une cerise de Musset et de Sand, en tout cas de ce qu'ils ont pu faire ou non ensemble. Je suis donc passé au second livre, beaucoup plus intéressant, dans lequel Maurras expose la genèse de ses idées et la naissance de l'Action française (le titre m'échappe en ce moment ; il y a “Flore” dedans…)

(Rajout du 1er mars : c'est Au signe de Flore, le titre…)

De Morand, la première nouvelle d'Ouvert la nuit, La Nuit catalane, qui ne m'a pas autant plu que celles de la maturité, lues il y a une semaine ou deux.


Samedi 22 février

Trois heures. – Catherine me signalait, il y a une heure, que deux personnes avaient laissé un commentaire sous mon livre, chez Amazon, et qu'ils étaient élogieux. Bien entendu, je n'ai pu résister à l'envie puérile d'aller y voir, tout en étant presque persuadé qu'il émanent de gens me connaissant, commentateurs du blog ou autres. Le premier a été posté par un certain Biniou :

« Écrivain lucide et désabusé, Didier Goux décrit notre monde à la dérive et en particulier son pays qu'il ne reconnaît plus. Son livre pince le cœur car il tranche avec le sirop habituel dans lequel s'engluent nos compatriotes… »

Le second est signé par une Madame Aristarque :

« Brillant, intelligent, décapant, ce recueil d'essais nous révèle un véritable écrivain qui porte sur le monde et les choses un regard acéré, loin de tous les conformismes et platitudes usuelles.
La langue est parfaite, inventive quand il le faut, la pensée fine et juste, ici règne l'esprit, et le meilleur. »

Comment voudrait-on que je continue à passer dans les portes, après cela ?


Mercredi 26 février

Sept heures et demie. – Ce matin, parce que je venais de reproduire sur le blog un extrait d'article signé par Gabriel Matzneff dans Le Point, à propos de l'Ukraine et de la Russie, Marchenoir est parti en vrille et s'est livré à une furieuse diatribe contre la pédophilie et les pédophiles, tout à fait hors de propos à mon sens. La pédophilie est pratiquement le dernier sujet sur lequel tout le monde paraît s'accorder dans la haine, de l'extrême gauche à l'extrême droite, en passant par toute la palette. Cette unanimité dans l'outrance continue de me sembler étrange, pour ne pas dire suspecte. Et je reste persuadé – mais c'est tout à fait intuitif et basé sur rien de solide – que, sur tous les enfants qui se sont un jour ou l'autre faits tripoter par un adulte, seule une minorité sera ensuite victime d'un “traumatisme”. De plus, assimiler systématiquement et catégoriquement tout geste pédophile à un viol, me paraît être une manière de signifier, à celui qui tente timidement d'apporter quelques nuances, que toute discussion est impossible, tout argument irrecevable, par décret sinon par nature. Du reste, le sujet ne me touchant en rien (je n'ai pas été la cible d'attouchements étant enfant, je n'ai pas de descendants pour qui je pourrais craindre qu'ils le fussent et je n'éprouve aucune attirance pour ces petits humains non terminés, c'est bien le moins que je puisse dire), et m'intéressant somme toute assez peu, je me refuse à perdre mon temps en discussions interminables, dont chacun sait bien qu'elles seront vaines, simplement parce qu'elles le sont toujours. Donc, basta !

– Je crois que je n'ai jamais autant peiné qu'hier pour écrire dix mille signes. Non seulement ce fut long et laborieux, mais avec en plus la conscience, presque à chaque paragraphe, que j'étais en train de produire de la merde en lingots. Du reste, je n'ai pour l'instant eu aucun écho du résultat final…


Vendredi 28 février

Huit heures moins le quart. – Comme je m'y attendais plus ou moins, après la publication de mon journal de janvier, Michel Desgranges m'a adressé une protestation vigoureuse, par laquelle il dit n'avoir jamais prétendu que mon journal était trop long. Il est fort probable qu'il ait raison : je suis un très mauvais “écouteur”, il est donc bien possible que j'aie compris tout de travers ce qu'il a dit, voire imaginé ce que j'ai rapporté de cette conversation. En revanche, ce qu'il dit à propos de la “forme journal” (qu'elle serait une excellente excuse pour ne pas écrire de choses plus fondamentales) est probablement vraie, au moins dans mon cas. Sauf que voilà des années que j'ai renoncé à écrire quoi que ce soit, et que cette renonciation m'a laissé très tranquille d'esprit. Et c'est lui, Michel Desgranges, qui m'a replongé dans ce mirage : devenir écrivain. D'où sort-il cela ? Je n'en sais rien, et lui non plus sans doute. Mais il réveille des fantasmes que j'aurais préféré laisser endormis à jamais.

– C'est Catherine qui a (fortement) suggéré l'apéritif que nous avons évidemment pris, alors que je n'y songeais nullement. Elle prend l'avion lundi prochain pour Québec, et cela a commencé de l'angoisser, ce que je comprends parfaitement (l'idée que je dois, moi, simplement l'amener à Charles-de-Gaulle, puis rentrer à la maison, m'est très douce…). Elle a, à la fois, grande envie de voir sa fille et ses petits-enfants, et aucune de quitter la maison : comment se tirer de cette contradiction ? Je suis bien content de n'avoir ni enfants, ni petits-enfants, ni descendants d'aucune sorte.

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