lundi 1 novembre 2021

Octobre 2021

 

 

 

 

 

VENT D'EST, VENT D'OUEST

 

 

 

 

 

Vendredi 1er

Midi. – Depuis quelques jours que je relis les romans d'Édith Wharton, j'ai plusieurs fois pensé à Proust. Non seulement parce que Chez les heureux du monde et Les Beaux Mariages se déroulent au sein de la haute société new-yorkaise (laquelle se transporte volontiers à Paris ou sur la Côte d'Azur), qui n'est pas sans rappeler les milieux où le Narrateur proustien évolue le plus souvent, mais surtout en raison du regard d'une acuité pouvant aller jusqu'à la cruauté qu'elle pose sur ses personnages, et la façon qu'elle a de dévoiler les dessous de la comédie qu'ils se jouent à eux-mêmes.  Vu qu'ils étaient contemporains, et que Mrs Wharton était parfaitement francophone, je me suis demandé s'ils s'étaient lus l'un l'autre…

La réponse est oui en ce qui concerne l'Américaine, qui non seulement a lu La Recherche mais a même écrit un texte sur son contemporain français ; texte que je n'ai, pour l'instant, pas réussi à trouver en “lecture gratuite”. Pour ce qui est de la connaissance dans l'autre sens, je n'en sais rien. Pour le savoir, il faudrait posséder un index de la correspondance générale de Proust – ce qui doit bien exister – et aussi, bien entendu, tous les volumes de cette correspondance, ce qui n'est pas mon cas : je n'ai ici que les 9 derniers des 21 tomes. Penser à demander le secours de Michel D. la prochaine fois que nous nous verrons… si je n'ai pas complètement oublié d'ici là. D'autant que ce n'est pas demain que je pourrai aller déjeuner chez lui, les visites quotidiennes de l'infirmière me consignant à la maison pour un temps que je suis bien incapable d'évaluer.

– Nous avons été sidérés, hier soir, Catherine et moi,  en constatant l'effondrement brutal et imprévisible de la série anglaise Peaky Blinders, entre la quatrième et la cinquième saison (pour l'instant dernière).  Quatre première saisons : excellentes, presque parfaites à tous points de vue. Cinquième saison : tout se passe, dans l'épisode et demi que nous avons supporté avec force bâillements, comme si le créateur-scénariste s'était  vidé de toute idée nouvelle et que, ayant signé un contrat pour une saison de plus, il s'efforçait maladroitement de remplir sa page blanche avec des bouts de scènes à la fois sans intérêt intrinsèque et sans lien entre eux. Pour aggraver encore cela, l'élégance des différents réalisateurs fait place à du maniérisme, comme si multiplier les bibelots et les fanfreluches allait suffire à masquer la pauvreté de l'ameublement. Bref, on a abandonné, sans grand regret, en nous disant que nous avions eu d'amples satisfactions avec les 24 (6 x 4) épisodes précédents.

– En plus de tout ça, il vente et pleut.

Six heures. – J'ai oublié de noter hier, le mois dernier donc, que j'avais de nouvelles lunettes accrochées aux oreilles ; lesquelles, c'est miraculeux, me permettent à nouveau de déchiffrer les sous-titres télévisuels sans être obligé de les ôter – phrase bancale s'il en est.

– Terminé à l'instant Les Beaux Mariages. Le portrait que dresse Édith Wharton de son personnage principal, Ondine Spragg, est l'un des plus implacables qu'il m'ait été donné de lire. Comme quoi, il n'y a que les romancières pour savoir parler des femmes comme elles le méritent ! Et je tiens nombre d'autres exemples de cela à la disposition de nos amies post-féministes actuelles…


Samedi 2

Six heures. – Même pas encore candidat officiel, Éric Zemmour a déjà réussi un incroyable – et très bienvenu – tour de force : éliminer presque complètement le petit Chinois en tant que “sujet d'actualité”. Cela fait toujours un étranger indésirable qu'il est parvenu à chasser, même si seulement des journaux, sites, télévisions et blogs. Débuts prometteurs, donc.


Dimanche 3

Onze heures. – Le fait divers comique du jour : « États-Unis : il gagne au loto mais se noie avec le ticket dans la poche. » C'est le gros problème des tickets de loto en plomb : ils vous attirent invinciblement vers le fond.

Une heure et demie. – Bousculade au portillon de l'admiration sanglotante, suite à la mort du nommé Bernard Tapie, ce parangon de vulgarité satisfaite et brutale. Cela reste curieux, et vaguement déprimant, ce forcené besoin des imbéciles à se fabriquer des idoles, et à les choisir systématiquement dans ce qui se fait de plus bas.


Lundi 4

Onze heures. – Je termine à l'instant mon “cycle” Édith Wharton, c'est-à-dire le dernier des cinq romans contenus dans le volume Omnibus dont je dispose : à l'exception de l'un d'eux, qui est aussi le plus court, ils sont absolument remarquables. Mrs Wharton me fait penser à un entomologiste avec qui on prendrait un apéritif sur une terrasse de fin d'été. Il vous désigne une grande et superbe libellule passant près de vous, vous fait remarquer l'élégance de sa silhouette, la grâce de son vol, la vivacité de ses mouvements, etc. ; et, soudain, sans la moindre préparation, il attrape l'élégant insecte au vol, le fixe au moyen de quatre épingles sur une planchette de liège et, d'un geste sûr, lui ouvre thorax et abdomen pour vous faire découvrir, presque malgré vous, tout se qui se passe, se produit, grouille à l'intérieur, sous cette si belle enveloppe. C'est le même type d'impression que l'on peut rencontrer en lisant Proust, à qui l'Américaine fait assez souvent penser, par sa lucidité aussi tranquille qu'implacable.

Après cela, je vais me lancer dans un autre cycle, consacré à quatre ou cinq écrivains japonais : l'un d'eux, Inoué, m'attend déjà sur la table du salon, les autres sont, comme on dit, “en voie d'acheminement”. Je suppose que l'ambiance va me changer assez radicalement de ma High Society new-yorkaise…

– Mon ex-patron et plus ou moins ami, Bernard Pascuito, publie chez Robert Laffont un livre consacré à Belmondo. Il fut un temps où, devant l'impératif de sortir très vite ce genre de livre de circonstance, il m'aurait appelé pour que je lui en écrive la moitié des chapitres… Cela dit, je suis bien content qu'il ne l'ait pas fait, car j'aurais encore été assez idiot pour ne pas savoir comment lui dire non, alors que, vraiment, je n'ai envie de rien moins. 

Si ça se trouve, Bernard a peut-être déjà commencé à “réunir la doc” pour son prochain livre consacré à Tapie. C'est incroyable comme je me sens loin de tout ce cirque, et sans aucune envie de m'en rapprocher.

Six heures. – Commandé à l'instant deux autres romans de Mrs Wharton : les Japonais n'en mènent pas large…


Mardi 5

Trois heures. – Happée au vol dans Je suis un chat de Natsume Sôseki, cette phrase : « Si on a le temps de tenir un Journal, pourquoi ne pas l'employer à dormir sur la véranda ? » La sagesse même… Lorsque je confectionnerai, pour ma mère, un “livre Blurb” de ce journal 2021, il faudra me souvenir de reprendre cette forte sentence pour la quatrième de couverture.

Six heures. – Suis passé au garage Ford afin d'y prendre livraison du volume Quarto (Gallimard) contenant un certain nombre d'œuvres – nouvelles, romans, essais – de Kenzaburô Ôé. Au moins, grâce à lui, on ne pourra plus me reprocher d'être sectaire et de ne lire que des écrivains “de droite”.


Mercredi 6

Dix heures. – Il faudrait bien que je donne un coup d'aspirateur dans la Case, ne serait-ce que pour éliminer tous les cadavres de mouches sous les deux fenêtres, si nombreux qu'ils commencent à prendre un aspect nettement génocidaire. (Je ne note cela que pour tenter de me culpabiliser et, donc, me pousser à l'action. Mais je sens déjà que ça ne va pas trop bien fonctionner…)

– L'info foldingue du jour (l'infoldingue ?) : « Certaines personnes touchées par le Covid souffrent des orteils. » La racine des cheveux n'en mène pas large…

Six heures. – Catherine vient de rentrer d'Évreux avec des dents et des bottines neuves. Celles-ci ont coûté nettement moins cher que celles-là, mais évidemment il ne faut pas compter que sécu et mutuelle nous les remboursent, même partiellement.

(Comme il fallait s'y attendre, je n'ai pas beaucoup fatigué l'aspirateur aujourd'hui…)


Jeudi 7

Trois heures. – Un lecteur et commentateur du blog-mère, qui signe “La Dive”, m'affirme aujourd'hui que, pour la première fois, il a eu la curiosité de “cliquer” sur le lien que, chaque premier du mois, je donne en direction de mon journal du mois qui vient de s'achever. S'il ne le faisait pas, dit-il, c'est parce qu'il croyait que cela ferait “double emploi” avec les billets publiés sur le blog. Quand je songe à ces innombrables pépites d'or fin dont ce malheureux s'est jusqu'à maintenant privé, à peu que le cœur ne me fend

– Je viens de passer au garage Ford pour y récupérer un livre de Shôhei Ôoka, écrivain japonais dont j'ignorais jusqu'à l'existence il y a encore une semaine. Son roman s'appelle Les Feux et est, nous affirme la quatrième de couverture, “considéré comme un des chefs-d'œuvre de la littérature japonaise de l'après-guerre”. On ira vérifier cela quand on en aura fini avec Kenzaburo Ôé, ce qui n'est pas pour demain, puisque je dois avoir lu environ trois cents pages du volume Quarto qui en compte un peu plus de mille quatre cents. Cela dit, il est toujours possible que je me lasse avant d'en voir le bout.

Quand je dis “on ira vérifier”, je me vante : je ne serai certes pas en mesure de vérifier quoi que ce soit, ignorant à peu près tout de la littérature japonaise de l'après-guerre, ce qui devrait me laisser hors d'état d'établir la moindre comparaison.

Six heures. – La longue nouvelle en deux parties d'Ôé qui s'intitule Seventeen m'a fait penser – au moins dans sa première partie publiée un an avant la seconde – à L'Enfance d'un chef (et aussi au Lacombe Lucien de Louis Malle), mais en moins didactique, voire moins scolaire. Cela dit, il doit y avoir à peu près quarante ans que je n'ai pas lu la nouvelle de Sartre, et il se peut que mon souvenir ne lui rende pas du tout justice. C'est pourquoi j'ai décidé de la relire, dès que j'aurai terminé celle du Japonais. 

Cette relecture est heureusement possible. Il y a trois ou quatre ans, lorsque j'ai fait subir à ma bibliothèque surencombrée un véritable holocauste, tous les livres de Sartre (et de Beauvoir) sont partis pour la déchetterie. Tous sauf le volume de la Pléiade contenant ses œuvres romanesques – dont Le Mur, donc. J'ai conservé cet unique rescapé pour deux raisons : 1) parce qu'il s'agit de la Pléiade et qu'une révérence un peu stupide m'a donné l'impression que je commettrais une sorte de sacrilège en le jetant ; 2) il m'avait été offert par Philippe Bernalin pour mon 26ème anniversaire, peu de temps après sa parution. Et je nous revois, partant tous les deux, par un train de nuit, pour Florence que je ne connaissais pas et dont, l'aimant, il voulait que je la découvrisse avec lui. Nous avons passé d'assez nombreuses heures, l'un face à l'autre dans ce compartiment de seconde classe ; lui dormant et moi commençant à relire le premier tome des Chemins de la liberté. C'était au printemps 1982. Nous avions toute la vie devant nous, la sienne allait durer un peu moins de quatre ans.

On me dira que nous voilà bien loin du Tokyo d'Ôé. Je répondrai que, partant de Normandie, évoquer Florence est déjà s'en rapprocher.


Vendredi 8

Onze heures. – Commencé comme prévu hier L'Enfance d'un chef… que j'ai abandonné après les vingt premières pages : c'est bien pis que dans le souvenir que j'en avais gardé, artificiel à en crier. Sartre fait le malin, son unique objectif semble être de nous montrer à quel point il est plus intelligent que la marionnette qu'il manipule. Et la seule chose qui transparaît vraiment, dès les premiers paragraphes, c'est le mépris teinté de haine qu'il éprouve pour son malheureux Lucien, et qui exsude de chacune de ses petites phrases sèches et grises.

Revenu bien vite à Ôé.

Midi. – Je découvre sur Google que Julian Fellowes, le créateur et auteur de Downton Abbey, dit s'être, pour cette série, beaucoup inspiré des romans d'Édith Wharton, que je lisais il y a peu. Warthon dont je reçois à l'instant un recueil de nouvelles, commandé voilà quelques jours. Fellowes était, avant cela, le scénariste et dialoguiste du film de Robert Altman, Gosford Park.


Samedi 9

Midi. – Tout à l'heure, Catherine m'a demandé si je ne pourrais pas lui trouver un coffret de DVD consacrés aux films d'Audiard et/ou de Gabin, afin qu'elle puisse le transformer en cadeau de Noël pour sa fille Adeline et son mari, qu'elle doit aller retrouver à Québec à la fin de l'année (si le petit Chinois y consent…). Je me suis aussitôt mis en chasse, et j'ai vite trouvé ce qu'il fallait : un coffret de six films dialogués par Audiard ET avec Gabin. On y trouve :

– Mélodie en sous-sol

– Le Gentleman d'Epsom

– Le Cave se rebiffe

– Les Grandes Familles

– Un singe en hiver

– Le Baron de l'écluse.

Comme c'est avec grand plaisir que nous-mêmes reverrons ces six petits bijoux, cela fait que le cadeau d'Adeline et Jérôme va d'abord être un cadeau pour nous.


Dimanche 10

Dix heures. – Je viens de lire, sur le site Contrepoints, un court article expliquant l'origine et la signification de notre @, que l'on penserait à tort d'une ébouriffante modernité. On le trouvera ici.

– Depuis qu'une infirmière – pas toujours la même – vient me visiter chaque matin, j'ai un peu l'impression d'avoir renoué avec une certaine forme de vie “sociale”. Vie sociale parfaite, puisque n'excédant pas le quart d'heure quotidien.

– Sinon, je suis depuis hier enfoncé dans la jungle des Philippines, avec le roman de Shōhei Ōoka, Les Feux. Le moins que l'on puisse dire est que les soldats japonais n'y sont guère à la fête. (D'un autre côté, ils n'étaient pas venus pour ça.) Après cela, je vais enchaîner avec Le Fusil de chasse de Yasushi Inoué, en attendant les deux livres de Kawabata commandés avant-hier à Herr Momosque.  Ensuite de quoi, je reviendrai sagement à Mrs Wharton, dont m'attendent un roman, Les Américaines, et un recueil de nouvelles dont le titre m'échappe présentement.

– La nouvelle amusante du jour : nous connaîtrions actuellement une pénurie mondiale… de vélos. Mondiale, la pénurie. Je suppose que l'internationale des écolos-déments ne va pas tarder à décréter un deuil collectif, une marche blanche, ou quelque chose dans ce genre. Ou alors, ils vont se mettre massivement aux véhicules 4x4 diesel : on ne peut jamais savoir comment va réagir un fou face à une contrariété violente et inopinée.

Trois heures. – Une autre information bouffonne : selon une savante Cosina (féminin du célèbre savant Cosinus, on l'aura compris) anglaise, par ailleurs directrice générale de l'agence britannique de sécurité sanitaire, “contracter la grippe avec la Covid-19 double le risque de décès”. Je ne suis pas médecin, mais je suis prêt à parier que si on chope en outre ceux de la variole et de l'hépatite, les risques seront alors quadruplés. Au minimum.

Six heures. – Le roman d'Édith Wharton que j'ai évoqué ce matin s'appelle en réalité Les New-Yorkaises – ce qui réduit assez nettement son champ d'action.


Mardi 12

Neuf heures. – Lorsqu'on lit des romans ou des nouvelles japonais, comme je le fais en ce moment, on ne s'extrait jamais tout à fait du climat d'étrangeté, légère mais tenace, dans laquelle ils baignent tous, plus ou moins – étrangeté qui, bien sûr, ne vaut que pour nous, qui ne connaissons pas, ou fort sommairement, la civilisation, la mentalité et les coutumes de cette civilisation. 

L'un des facteurs de cette étrangeté – de cette étrangèreté, pour reprendre le mot forgé par Renaud Camus – pourra sembler anecdotique, et de fait il l'est, mais il reste tout de même très “agissant”. Lorsqu'un personnage apparaît, il n'y a pas moyen, dès l'abord, de savoir qui il est, ni même comment il se nomme exactement. On sait que la langue japonaise – tout comme le hongrois et sans doute d'autres idiomes encore – indique toujours le nom de famille avant le prénom. Or, si certains traducteurs rétablissent l'ordre auquel nous sommes habitués, d'autres choisissent de respecter la règle d'origine. Si bien que, pour qui n'a pas en tête la liste des prénoms usuels japonais, il n'y a pas moyen de savoir quel mot est le prénom et quel le nom. Il n'y a plus qu'à attendre un hypothétique éclaircissement ; si, par exemple, un membre de sa famille ou un ami proche interpelle le dit personnage, on pourra alors supposer qu'il le fait au moyen du prénom. 

Ce n'est pas tout. Comme les prénoms nous sont radicalement étrangers, il n'y a pas non plus moyen, à l'entrée d'un nouveau personnage, de savoir s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Là encore, il faut prendre patience… et attendre que survienne le premier mot “genré” (nom commun différencié, adjectif, passé composé réclamant l'accord…) qui nous permettra d'attribuer un genre à cette personne flottant dans des limbes asexués. « Dans ma jeunesse, j'avais presque toujours vécu seul… » : parfait, c'est un homme ! « Avant d'intégrer l'université, j'ai d'abord été institutrice » : ah, une femme ! Etc.

Cet halo d'incertitude “identitaire” qui baigne les personnages, au moins durant un temps, contribue à ce climat d'étrangeté dont je parlais ; et, somme toute, c'est loin d'être déplaisant : le lecteur se sent un peu dans la peau d'un détective en quête d'indices…

Deux heures. – L'information que tout le monde espérait – et qui n'a que trop tardé : « Le nouveau Superman sera bisexuel dans sa prochaine aventure. » C'est sans doute ce qu'on appelle un krypton-pédé.

Pour ne pas être en reste devant tant de modernité ébouriffante, Lego vient de décider de supprimer les “stéréotypes de genre” de ses futurs jouets.  

– À part ces conneries, vous avons, tout à l'heure, récupéré chez l'estéthichienne de Pacy un Charlus métamorphosé en rat pelé.


Mercredi 13

Dix heures. – J'achève le gros  recueil de nouvelles (plus de sept cents pages) de Yasushi Inoué. Hier soir, j'ai commandé quatre autres livres – trois romans et un récit autobiographique – de cet écrivain que je trouve remarquable et très attachant. (Précision inutile ! qui serait assez idiot pour acheter quatre livres supplémentaires, d'un écrivain qu'il aurait jugé médiocre voire repoussant ?) J'ai par ailleurs, toujours hier, vu sur Toitube l'émission que lui avait consacrée je ne sais plus quelle chaîne de télévision il y a plus de vingt ans, dans le cadre de cette série, souvent bien faite, qui s'appelait Un siècle d'écrivains, que Catherine et moi suivions plus ou moins, selon que l'écrivain “du jour” nous intéressait ou non.


Jeudi 14

Dix heures. – Oublié de noter ici le pénible choc qui m'a été asséné hier. Peu avant midi, la factrice dépose quelque chose dans la boîte. J'y vais et découvre une grosse enveloppe expédiée par RecycLivres, l'un de mes principaux fournisseurs de lecture avec Herr Momosque. Cela arrivait presque miraculeusement car j'étais sur le point de tomber en panne de japonaiseries. Hélas… En éventrant la chose, j'ai eu la désagréable surprise de tomber sur un livre… de Marc Lévy ! Oser m'envoyer du Marc Lévy, à moi : je l'ai quasiment ressenti comme un crachat ou un soufflet – une souillure, en tout cas.  Évidemment, la bévue va être réparée et l'Histoire du Japon et des Japonais des origines à 1945, objet initiale de ma commande, m'a été aussitôt envoyé sans qu'il m'en coûte un centime de plus. Tout de même : je sens bien qu'entre RecycLivres et moi, quelque chose s'est brisé à jamais…

Du coup, la rupture du stock nippon étant effective, ce sont Mrs Wharton et ses New-Yorkaises qui sont revenues sur le devant de la scène.

Deux heures. – Et, bien évidemment, à peine avais-je traversé le Pacifique et toute l'Amérique que la factrice, décidément bien contrariante ces temps-ci, déposait deux volumes de Kawabata dans la boîte idoine…


Samedi 16

Onze heures. – Ce matin, renoué avec Inoué (oui, je sais : je l'ai fait exprès), après avoir passé la journée d'hier en la compagnie de Kawabata et de ses Belles Endormies. Des deux livres d'Inoué arrivés hier, j'ai commencé par Le Maître de thé. Roman, pour le coup, d'une radicale étrangèreté pour le petit Européen du XXIe siècle, ignorant à peu près tout du Japon de la fin du XVIe et de ce que peuvent représenter les cérémonies du thé. Tourner ces pages, parcourir ces chapitres me donne un peu la même impression que ces rêves où l'on circule de pièce en pièce dans une maison inconnue et construite selon des normes bizarres, à la fois séduisantes et vaguement inquiétantes.


Dimanche 17

Trois heures. – Aujourd'hui, dimanche calme ; demain, lundi de merde, pour cause d'aller-retour à Levallois-Plage où Catherine et moi avons pris deux rendez-vous groupés auprès du Dr D., oto-rhino-et la suite de son état, afin qu'elle nous vérifie les conduits auditifs. Ce pourrait être la devise des vieux couples : s'aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est consulter ensemble le même spécialiste médical.

Pour l'heure, je passe agréablement le temps dominical en compagnie de Kawabata : Tristesse et Beauté. Avant, ce soir, de refaire un tour du côté de Downton Abbey, dont nous regardons la sixième et dernière saison, sans une ombre de lassitude (rien que pour l'extraordinaire performance de Maggie Smith, dans son rôle de comtesse douairière, la série mérite amplement d'être vue).

Il va de soi  que la regarder en version originale (sous-titrée si, comme moi, l'anglais parlé vous échappe un tantinet…) est absolument indispensable, sous peine d'en perdre à peu près tout le charme.

Six heures. – Regardé le numéro d'Un siècle d'écrivain consacré à Claudel. L'émission était bonne et bien faite… mais le personnage de Claudel m'est resté tout aussi antipathique qu'il l'était jusqu'à présent. Raison de plus pour se remettre à le lire, sans doute : il ne s'en tirera pas comme ça !

Six heures et demie. – Commandé le premier tome (Pléiade) du journal de Claudel. Non mais…


Lundi 18

Dix heures. – Mes débuts de journées étaient déjà nettement assombris depuis que le camarade Gauche-de-combat avait décidé de renoncer à la délation de nazis pour se lancer dans la poésie. Et voilà que, depuis deux jours, le compte touiteur de Guillaume Cingal me reste obstinément inaccessible, ce qui veut dire que ma deuxième source de rigolade matutinale (deuxième par ordre d'intensité) est également tarie : que vais-je devenir, mon Dieu, que vais-je devenir si tous mes clowns favoris lâchent prise ?

Six heures. – Tout se serait passé admirablement si le Dr D. ne faisait pas partie de l'abominée race des médecins-toujours-en-retard : elle nous a ouvert sa porte à trois heures moins le quart, quand nos deux rendez-vous étaient prévus à deux heures – le premier d'entre eux tout au moins. De plus, elle se range nettement dans la catégorie des obsédées du petit Chinois : deux fois elle m'a demandé de couvrir mon nez de ma muselière, ce que je ne fais jamais. Question : qu'est-ce que ça peut bien lui foutre ? Si la muselière couvre ma bouche, je suis censé ne contaminer personne ; et si, moi, il m'indiffère d'être contaminé par le nez, en quoi est-ce son problème ? Ajoutons à cela qu'elle a saisi ma carte vitale avec un kleenex et que si elle avait pu me tendre mon ordonnance au bout d'une perche télescopique elle l'aurait fait à coup sûr. Bref, j'ai eu la nette impression de passer vingt minutes face à une sorte de Renépol femelle.  Cela dit, ce qu'elle m'a ôté de matière indésirable dans chaque oreille aurait probablement suffi à refaire tous les joints de notre douche carrelée ; donc, je n'ai pas fait le voyage pour rien, comme on dit.


Mardi 19

Dix heures. – Revenons un instant sur mon histoire de médecins-toujours-à-l'heure et de médecins-toujours-en-retard, en commençant par une précision : il va de soi que cette dichotomie que j'instaure vaut pour l'ensemble des gens. Mais il se trouve que les médecins forment la catégorie auprès de laquelle il est courant de convenir de rendez-vous précis et souvent fixés longtemps à l'avance : nul ne prenant rendez-vous avec son boulanger, il n'y a guère moyen de savoir si celui-ci est du genre ponctuel ou non. Par exemple, je me souviens de mon ami Denis qui, tout le temps où nous fûmes lycéens puis étudiants, ne fut jamais capable d'arriver à l'heure à nos rendez-vous – rendez-vous qu'il avait pourtant acceptés et parfois lui-même fixés.

La première explication qui vient à l'esprit, concernant les toujours-en-retard, est qu'ils n'ont pas conscience du temps ; ou que, en tout cas, la perception qu'ils en ont est fort différente de la nôtre, nous les toujours-à-l'heure. En réalité, l'explication est erronée, en tout cas insuffisante. Car si, réellement, ces personnes n'avaient qu'une conscience fort vague du temps et de ses repères, il devrait bien leur arriver, parfois, comme par inadvertance, d'arriver à leurs rendez-vous en avance. Or, chacun a pu le constater comme moi, c'est une chose qui ne se produit jamais. Il va donc falloir chercher ailleurs l'explication, s'il en existe une… j'en suis fatigué rien que d'y penser…

Deux heures. – Dans les romans japonais, lorsque l'auteur indique l'âge de l'un de ses personnages, il arrive fréquemment qu'il précise : “selon l'ancienne manière de compter”. Celle-ci – qui semble toujours être en vigueur chez les Coréens – fonctionne ainsi : à sa naissance, le nouvel humain est supposé avoir un an (pour intégrer le temps de la gestation ?). Ensuite, au premier janvier de l'année suivante, il aura deux ans, et ce, quelle que soit sa date réelle de naissance. Si bien qu'un nourrisson venant au monde le 31 décembre à minuit moins cinq se retrouvera avoir officiellement deux ans, cinq minutes après sa naissance. C'est ce qui s'appelle “prendre un coup de vieux”. 

– Commandé la tétralogie romanesque de Mishima, La Mer de la fertilité.


Jeudi 21

Neuf heures. – Hier, à cinq heures et demie, alors qu'il ventait comme à la Nouvelle-Orléans un soir de Katrina, coupure d'électricité. Le courant n'étant revenu qu'à minuit et demie – dixit Catherine, qui avait laissé allumée sa lampe de chevet –, notre soirée fut fort brève : à huit heures, j'étais au lit. (Auparavant, coup de chance, Catherine avait prévu de nous régaler de sushis, achetés le matin même, si bien que nous n'avions eu nul besoin de la cuisinière électrique, hors d'état de nous rendre le moindre service.) Résultat, j'étais parfaitement réveillé au milieu de la nuit, et après une courte lutte j'ai dû m'avouer vaincu et me suis levé. C'est comme ça que, à la profonde stupéfaction de Charlus, on se retrouve à lire du Claudel à trois heures et demie du matin.

– « Quand ils sont ensemble, les hommes s'écoutent ; les femmes, elles, se regardent. » Il s'agit d'un proverbe chinois, cité par Claudel, justement, dans son journal. Lui-même l'avait trouvé dans l'un des écrits du Père Huc, qui lui-même, etc. : la traçabilité des proverbes chinois est connue pour laisser souvent à désirer.

– Toujours chez Claudel, je suis tombé sur ce paragraphe, qui a éveillé en moi un écho certain, voire un élan de sympathie pour son auteur, à quoi je ne m'attendais pas ; il sera inutile, je pense, de préciser davantage (c'est Claudel qui souligne) : 

« Ces livres des grands auteurs tout garnis des notes de quelque pion, comme ces pièces de gibier où l'on trouve encore les grains de plomb du coup de fusil qui les a abattues. »

Deux heures. – Je subis de plein fouet une rupture d'approvisionnement en matière de littérature japonaise. Le Nippon fait faux bond ! Du coup, j'ai rouvert Le Général et son armée de Guéorgui Vladimov. Après tout, quand on a bivouaqué un certain temps du côté de la péninsule d'Izu, se retrouver dans la banlieue de Kiev c'est déjà se rapprocher de 'Europe de l'Ouest et de la Normandie.


Vendredi 22

Deux heures et demie. – Curieux titre, chez Causeur : « 61% des Français pensent que le “grand remplacement” est une réalité, et 67% s'en inquiètent. » Il y aurait donc 6% de Français qui nieraient la réalité du “grand remplacement”, mais qui s'en inquiéteraient tout de même ? Je suppose que le rédacteur de ce charabia a voulu dire que, parmi les 61% qui pensent qu'ils sont en train d'être grandement remplacés, il en est un sur trois pour s'en foutre. Je me demande, et avec inquiétude pour le coup, si Dame Élisabeth Lévy n'aurait pas embauché à Causeur l'un des titriers qui sévissaient jusqu'alors chez Atlantico

– Himmel déjeunatoire : Michel me proposait hier de leur faire visite la semaine prochaine, à quoi j'aurais volontiers souscrit… s'il n'y avait eu la visite quotidienne de l'infirmière changeuse de pansement et allumeuse de mèche. Comme, juste après cet épisode, je vais entrer dans une phase coloscopique – laquelle implique un régime alimentaire aussi strict que peu compatible avec les agapes desgrangiennes –, il m'a semblé plus simple et prudent de remettre l'escapade à après le 10 novembre, soit à mon retour de colo, comme on disait enfant.

– Je viens d'aller chercher au garage Ford Le Tournoi ou le Maître de go de Kawabata. Mais le Nippon devra attendre que j'en aie terminé avec le Slave Vladimov : je m'en voudrais d'allumer une seconde guerre russo-japonaise.


Samedi 23

Dix heures. – Je me suis quelque peu emmêlé les crayons, hier, en notant le titre du roman de Kawabata qui venait de faire son entrée ici. Le véritable est : Le Maître ou le Tournoi de go. Je suppose que mes douze lecteurs avaient déjà rectifié d'eux-mêmes cette bourde grossière.

– Hier soir, ayant décidé de rester avec le tandem Gabin-Audiard, notre choix s'est porté, dans le coffret, sur Mélodie en sous-sol. Mauvaise pioche, et grosse déception par rapport au souvenir que j'en avais gardé. L'action – si l'on peut même parler d'action – est languissante, Verneuil croit obtenir son brevet d'artiste en multipliant les cadrages chichiteux (et inutiles), et la musique de Michel Magne est parfaitement insupportable. Il y a aussi que la “carburation” ne se fait pas, entre la langue d'Audiard et Delon : rien à faire, le bel Alain a beau se démener, aucune de ses répliques ne sonne juste. Et, malgré mon peu d'enthousiasme pour Belmondo, je me disais qu'il aurait été bien meilleur que son frère ennemi dans ce rôle-là. Et puis, Gabin c'est comme de Funès : dans les films bâtis autour d'eux, quand ils ne sont pas à l'écran on s'emmerde un peu. Or, dans ce film-ci, Gabin est trop souvent absent de l'écran en question.  Bref, une soirée décevante, comme on aimerait en avoir  moins souvent.

– Si j'en juge par l'ensommeillement de ceux de ma blogoliste, et par la quasi absence de commentaires – je ne parle même pas de discussions – sur le mien, je crois pouvoir affirmer que les blogs ont leur avenir loin derrière eux et qu'ils sont sans doute assez proches du débranchement terminal. Un peu comme notre civilisation, en somme.

Deux heures. – Une nouvelle publicité vient de faire son apparition sur le site internet du Crédit mutuel, qui m'a littéralement soulevé d'indignation, tant elle balance de la nauséabonderie à pleins baquets. On y voit un jeune couple dont les deux membres sont, non seulement de sexes différents, mais également… tous les deux blancs ! Et blonds, en plus de ça ! Leur sourire satisfait, arrogant, sûr de soi et dominateur, dit clairement le degré de mépris avec lequel ils doivent considérer l'Autre et avec quel plaisir sadique ils  foulent sans doute aux pieds le vivre-ensemble, poussés au creux des reins par un irrésistible racisme systémique. Je suis, tel qu'on me voit là, à deux doigts de changer de banque.

– Commandé à l'instant un coffret de 12 films avec Ventura en vedette. Rien que du classique, des Tontons flingueurs à 100 000 dollars au soleil, en passant par Le Silencieux, Razzia sur la chnouf, etc.


Dimanche 24

Six heures. – Je sais bien que je ne devrais pas rire, ni même sourire… mais enfin, au point où en est ma réputation, tant pis, je la note malgré tout, cette information, à laquelle je ne puis m'empêcher de trouver comme un parfum de parodie : « États-Unis : Elle participe à un concours de mangeurs de hot-dogs et meurt étouffée. »


Lundi 25

Dix heures. – Hier soir, nous avons repris à son tout début la série intitulé en français À la Maison blanche (en anglais : The West Wing). « Série gauchiste ! », s'exclamerait sans doute Michel D. s'il se trouvait ici. De fait, le président et son staff sont clairement et fièrement démocrates, avec ce que cela suppose d'idées niaisement généreuses, combinées à une sorte d'arrogance naturelle vis-à-vis du reste du monde. Donc, oui, une série de gauche – et cependant excellente – à la mode américaine.

Mais il s'agit d'une gauche désormais révolue, préhistorique pour ainsi dire. Ou, plus exactement, pré-post-historique, si l'on veut bien m'autoriser cette monstruosité. Dès le premier épisode, la série accuse son grand âge et son obsolescence. Car, en 1999, année de la première saison, on pouvait encore composer un gouvernement dans lequel, à une exception près, tous les membres sont des hommes blancs, les femmes étant reléguées au rang d'assistantes, voire de secrétaires, cependant que les noirs sont totalement absent des postes importants, à l'exception d'un vieil amiral destiné à ne jouer que les utilités.

Il y a pis : parmi la dizaine de personnages principaux, pas un pédé, pas une gouine ! Et, bien entendu, pas l'ombre d'un transgenre à l'horizon.  Tous les LGBTQAZERTYUIOP peuvent aller se rhabiller dans le genre qui leur plaira : il n'y a ici aucun rôle pour leur petite troupe. Bref, une “chose télévisuelle” qui serait absolument impensable aujourd'hui, soit 20 ans après.

Trois heures. – Phrase, ou plutôt morceau de phrase, irrésistible chez ce bon Renépol (dont j'ai eu bien tort de me priver ces derniers temps, mais c'est la faute de Nicolas, qui l'a viré de sa blogoliste) : « … mon frère qui est ingénieur et par conséquent qui a les pieds sur terre. » (C'est moi qui souligne.) Un peu plus loin, décidément en grande forme, le frère d'ingénieur suggère qu'on devrait couper l'électricité à tous les méchants qui osent critiquer les éoliennes et leur pouvoir miraculeux. Brave garçon…


Mardi 26

Une heure. – Il y a une couple d'heures, j'ai risqué un pied dans La Mer de la fertilité de Mishima. Cycle de quatre romans, 1500 pages : pas sûr du tout que je ne m'y noie pas avant d'atteindre le rivage opposé…

Juste avant, comme pour me “mettre dans le bain”, j'ai relu l'essai de Yourcenar, Mishima ou la vision du vide. Sans avoir eu l'impression que cela allait m'aider beaucoup. 

Histoire d'assurer mes arrières, j'ai eu la prudence élémentaire – et fort peu coûteuse – de commander deux nouveaux romans d'Édith Wharton.

Trois heures. – Tonte du jardin, avec l'espoir – probablement appelé à être déçu – que c'était la dernière de la saison. J'ai empoigné la tondeuse dès après le café post-déjeunatoire, sachant bien que, si je m'octroyais une pause dans le fauteuil, ce serait pour m'endormir sur Mishima (!) au bout de trois pages, et que je n'aurais plus le moindre courage tondesque ensuite. On n'est pas plus sage.

Six heures. – J'ai abandonné Mishima après une soixantaine de pages. Non, ce n'est pas exact, je ne l'ai pas abandonné. Disons que je l'ai placé au congélateur, avec la ferme intention de l'en ressortir et de le consommer ultérieurement. Ce qui s'est passé, c'est que je me suis rendu compte être encore totalement plongé dans l'univers, à la fois spatial et mental, de Mrs Wharton. Me retrouver tout soudainement dans le Japon des années vingt a engendré chez moi une sorte de jet-lag littéraire : j'étais comme hébété, brumeux, erratique, ne comprenant à peu près rien de ce qui se passait autour de moi.

J'ai donc pris une décision qui m'a semblé sinon judicieuse du moins raisonnable : celle, en attendant les nouveaux romans de la New-Yorkaise, de revenir à Henry James, dont l'univers est assez proche de celui d'Édith Wharton, en tout cas moins éloigné de lui que le Japon post-Meiji. Reste une question : quel roman de James relire ? C'est épouvantable, de s'infliger à soi-même des suspenses pareils…

(La réponse vient de s'imposer d'elle-même, après un rapide balayage optique du côté de mes Américains : comme j'ai lu récemment un roman de Wharton intitulé Les New-Yorkaises, quoi de plus logique que d'enchaîner sur Les Bostoniennes de son ami James ? D'après Michelin, la distance entre les deux villes varie suivant le trajet emprunté entre 344 et 399 km. Temps de parcours par la route (car il n'est pas question que je prenne l'avion, on s'en doute) : entre 6 h 25 et 7 h 37, avec un trajet intermédiaire de 369 km et durant 6 h 56. C'est d'ailleurs celui-ci qui aura sans doute ma préférence car il passe par le Providence de Lovecraft et à moins de 30 km de Newport, cité balnéaire où les personnages de Mrs Wharton m'ont déjà entraîné à plusieurs reprises. Du reste, en quittant New York suffisamment tôt le matin, je pourrais être à Newport pour déjeuner ; par exemple au Jo's American Bistro qui m'a l'air tout à fait correct et dans mes prix.)


Mercredi 27

Six heures. – Avalé à grands traits et avec délice les deux cents premières pages des Bostoniennes d'Henry James. La première moitié d'elles se déroule lors d'une réunion de féministes “d'époque” (nous sommes peu avant 1880), celles que l'on appelait je crois bien les “suffragettes”. Les longs portraits que donne James de plusieurs des participantes, et aussi de quelques participants, sont évidemment remarquables ; mais ils sont aussi hautement jubilatoires pour nous, lecteurs du XXIe siècle, dès lors que nous nous mêlons de transposer ses personnages et de les installer parmi nous : il n'y a quasiment pas un mot à changer pour voir surgir, pitoyables de rage impuissante, nos post-féministes les plus asilaires : Caroline de Haas et Alice Coffin sont déjà chez James !

Je tâcherai, demain ou après-demain, de m'intéresser plus longuement à son héroïne centrale, Miss Olive Chancellor, “vieille fille” d'environ 25 ou 28 ans (James ne précise pas), dont la haine des hommes vient tout entière d'un lesbianisme dont elle-même n'a aucunement conscience mais qui suinte à chaque ligne dès lors qu'elle fait la connaissance de la toute jeune et atrocement séduisante Verena Tarrant. Bien entendu, comme son héroïne ignore tout de ses propres penchants, James se garde bien de nous les indiquer. Et c'est tout son génie, de faire en sorte que ce qu'il ne traite même pas par allusion éclate néanmoins avec autant de force.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais voilà qui, à moi, donne furieusement envie d'enchaîner sur d'autres romans du même écrivain. En commençant, parce que je suis un homme raisonnable, par les deux ou trois que je possède déjà.


Jeudi 28

Dix heures. – Scène extraordinaire, au chapitre XIX des Bostoniennes, où l'on voit Miss Chancellor acheter littéralement Verena à son père, l'échanger contre un gros chèque, avec la même facilité qui, quelques années plus tôt, présidait à l'achat d'une négresse esclave sur le marché. En réalité, d'ailleurs, il s'agit moins d'un achat que d'une location, d'un bail signé entre les parties contractantes, le gros chèque consenti par Olive Chancellor devant être renouvelé chaque année : c'est à cette condition qu'elle pourra indéfiniment loger sous son propre toit celle dont elle espère – sans se l'avouer ni même le savoir – faire sa proie. Bien entendu, toute la “négociation” a lieu sous le parapluie des grandes idées généreuses, du dévouement à la cause féministe mondiale, évoqués avec la même ardeur pompeuse par le père dévoyé et la tribade qui s'ignore. 

Deux heures. – Demain, en fin de matinée, visite à un anesthésiste, prélude à mon rendez-vous du 9 novembre avec le moniteur de la colo. En principe, les irruptions quotidiennes de l'infirmière panseuse (qui sont d'ailleurs devenues tri-hebdomadaires) devraient avoir cessé juste avant, comme si tout cela avait été établi et organisé de longue date par une sorte de divinité médecine.

Les Bostoniennes me ravissent de plus en plus. Tellement que je me demande comment j'ai pu à ce point en oublier ma première lecture. Enfin, non, je ne l'avais pas totalement oubliée : le thème principal m'en est revenu dès les premières pages.

– Le slogan de Renépol, placé en tête de son blog : « Vis ta vie : il y a du bonheur partout. » Très bien, très bien ! Mais à tant faire que de forger des phrases vides de sens, pourquoi pas : « Mange ta soupe : le ciel se couvre. » Ou bien : « Le silence s'épaissit : pense à rapporter le pain. » Ou encore : « Ferme tes yeux de l'intérieur : tu verras la beauté. » Etc.


Vendredi 29

Une heure. – Ce matin, donc, rendez-vous à la clinique Pasteur d'Évreux, avec un anesthésiste, prélude à mon rendez-vous du 9 novembre avec le moniteur de la colo. Notre rencontre était prévue à 10 h 50. La question que je me posais en arrivant était la même que d'habitude : allais-je tomber sur un médecin-toujours-à-l'heure ou sur l'un de ses confrères toujours-en-retard ? Évidemment, j'étais muni d'un livre (celui de James), mais tout de même…

Mon verdict est que je me suis retrouvé face à un “médecin-toujours-à-l'heure-mais-exceptionnellement-en-retard”. Sur quoi me basé-je pour une affirmation aussi saugrenue d'apparence ? Sur le fait qu'il m'a fait entrer avec seulement huit minutes de bourre… et qu'il s'en est excusé. Or, on le sait, les excuses ne font jamais partie des habitudes des toujours-en-retard. Donc…

Cet après-midi, tout à l'heure, diverses courses avec Catherine : plein d'essence au Super U, pharmacie pour nous deux, pressing, garage Ford, jardinerie pour la bouffe aux bestioles.

En bref : une journée à la con.

Trois heures et demie. – Récupéré chez Ford un coffret Gaumont contenant douze films avec Lino Ventura en vedette (sauf Razzia sur la chnouf, où c'est plutôt Gabin la vedette) : d'après le souvenir que je garde d'eux, il n'y a là que du bon. Mais, depuis que nous avons revu Mélodie en sous-sol, je me méfie des souvenirs en question…


Samedi 30

Dix heures. – Si l'on me demandait de résumer en quelques lignes le sujet des Bostoniennes, je dirais à peu près ceci : c'est l'histoire d'une jeune femme, Olive Cancellor, dont l'homosexualité est impitoyablement refoulée, “sublimée” dans un militantisme féministe d'autant plus acharné qu'il n'est là, au fond, que pour camoufler tant bien que mal sa haine des hommes et de leur pouvoir le plus dangereux, celui de la séduction qu'ils exercent sur les femmes. Elle va tomber violemment amoureuse d'une jeune fille, Verena Tarrant, qui, elle, est hétérosexuelle, ou du moins s'apprête à le devenir, dans la mesure où elle n'a pas encore été “effleurée par l'aile du désir”. C'est une nature généreuse, ouverte, qui ne demande qu'à se donner, mais ne sait pas encore trop à qui. Et, là dessus, survient le jeune homme indispensable, celui qui à qui est dévolu le rôle du chien dans le jeu de quilles, non seulement parce qu'il va, en tombant amoureux de Verena, “révéler” la jeune fille à elle-même, mais en outre parce qu'il étale sans vergogne des opinions réactionnaires, ou au moins très conservatrices, en tout cas nettement antiféministes.

Où le talent  de Henry James se montre prodigieux, c'est que lui-même, lui l'auteur, se comporte comme s'il ignorait absolument tout de l'homosexualité inexprimée d'Olive Cancellor et qu'il prenait pour argent content son dévouement à la cause des femmes, son “ardente amitié” pour Verena Tarrant, etc. Si bien que le lecteur, fort satisfait de cet état de chose qui l'élève à ses propres yeux, a vite l'impression étrange, étrange mais délicieuse, d'être le seul à se rendre compte de quoi il retourne exactement, le seul à discerner le mufle du désir, d'autant plus agissant sur les personnages qu'il reste tapi dans une inquiétante pénombre : c'est presque le monstre sur le seuil de Lovecraft.

Comment tout cela se termine-t-il ? Je n'en sais rien : il me reste environ quatre-vingts pages à lire…

Midi. – Dernière visite, aujourd'hui, de l'infirmière libre panseuse. Me voici donc avec quelques jours de répit médical devant moi, avant de me soumettre au régime alimentaire pré-coloscopal de rigueur. Puis, la colo elle-même, le 9 novembre. On se s'en sortira donc jamais ? Mais si, mais si ! et en plus, tu sais très bien comment…

Deux heures. – Reçu au courrier deux nouveaux romans d'Édith Wharton. J'ai eu de la chance car, les ayant choisi tout à fait au hasard parmi ceux disponibles (et pas trop chers…) en français, je viens de m'apercevoir qu'ils mettaient en scène les mêmes personnages, un roman faisant suite à l'autre.

Je viens, par ailleurs, de commander l'Histoire des Forsythe de John Galsworthy, écrivain jamais lu à ce jour. Cette saga anglaise occupe deux volumes de la collection Bouquins de Robert Laffont : prudemment, je me suis, pour le moment, contenté du premier d'eux.

Six heures. – Terminé Les Bostoniennes et enchaîné presque aussitôt (le temps d'un aller-retour à la Case pour y prendre le volume…) avec Portrait de femme, du même James. 


Dimanche 31

Dix heures. – Frappé par une remarque, trouvée tout à l'heure dans le Portrait de femme de James. Elle est prononcé par Ralph Touchett, fils d'un riche banquier américain vivant depuis 35 ans en Angleterre, si bien que lui-même, le fils, y est né et y vit. À une jeune Américaine “moderne” qui lui demande s'il trouve honnête de renoncer à son pays, il répond ceci : « On ne renonce pas à son pays, pas plus qu'on ne renonce à sa grand-mère. L'un et l'autre sont antérieurs à la possibilité de choisir : ce sont des composantes de l'être qui ne peuvent être éliminées. »

Voilà qui semble constituer une solide pierre lancée dans le jardin des apatrides de conviction et autres “citoyens du monde”. Il est vrai que, quand on se veut apatride, il est probable que l'on doive aussi nier posséder le moindre jardin, ce qui ôte toute raison d'être au jet de la pierre.

Une heure. – Et, comme chaque année à cette date, on tient à nous alerter sur les terribles dangers qui menaceraient nos équilibres physique et mental, du fait que nous venons de retarder nos réveils, montres et horloges d'une heure. La palme, cette fois, pour le peu que j'ai pu voir, semble revenir à cet article de Contrepoints, proprement apocalyptique. Cela va d'une baisse drastique des fonctions immunitaires à l'augmentation des crises cardiaques, en passant par la recrudescence des accidents de voiture mortels, les AVC léguminifères et les accidents du travail invalidants.

Parmi les conseils que donne l'article en question pour franchir au mieux ce cap diabolique, le plus bouffon semble être celui d'étaler sur une semaine le décalage de notre sommeil, en changeant l'heure du coucher de dix minutes chaque jour.

On se moque de qui, là ? Quel être humain normalement constitué se couche exactement à la même heure, à la minute près et tout au long de l'année, sans jamais faire la moindre entorse ? Même les enfants ne sont pas soumis à un tel régime ! Et puis, pourquoi ne pas étaler le décalage plutôt sur douze jours, par tranche de cinq minutes ? Ou sur un mois en décalant d'une minute quotidienne ?

Tout ce cinéma m'a toujours paru relever de la plus ébouriffante foutaise, et ce n'est pas encore cette année que je vais changer d'avis.

Pour en finir, je vais livrer au monde ma solution pour ne pas succomber au satanique décalage horaire. Hier soir, au lieu d'éteindre la télévision vers dix heures, Catherine et moi l'avons regardée jusqu'aux environs d'onze heures. Résultat : ce matin, je me suis levé à six heures et demie (nouvel horaire) comme d'habitude, et Catherine a fait de même peu avant huit heures comme d'habitude.

J'ajoute que, pour l'instant, nous n'avons eu à déplorer ni crise cardiaque ni AVC intempestifs. Il est vrai que la journée n'est pas finie…

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