dimanche 1 novembre 2020

Octobre 2020

 

 

 

 

 

 

 LE RETOUR DE GEORGES S.

 

 

 

 

 

 Jeudi 1er

 

 Neuf heures. – J'aime beaucoup, lisant Montaigne, tomber sur des mots disparus, soit complètement (à ma connaissance), soit partiellement. Ainsi, tout à l'heure, les verbes fantastiquer et niaiser. Le premier semble bien s'être totalement évaporé dans les airs, tandis que le second n'est plus utilisé – mais alors, très couramment – que par les Québécois. Ou encore, il y a quelques jours, le mot exercite, pour désigner l'armée ; lequel m'a évidemment rappelé le ejercito des Espagnols. Ma mémoire étant ce qu'elle est, je devrais les noter au fur et à mesure de leur rencontre.

 

– Dans un peu plus d'une heure, départ pour aller déjeuner chez les Desgranges.

 

 

Vendredi 2

 

Onze heures. –Entre autres choses, Michel m'a donné hier le numéro 2 de Front populaire, la revue lancée par Michel Onfray. J'ai commencé par lire son long éditorial, qui est une sorte de programme gloubi-boulga partant un peu dans tous les sens en brassant du lieu commun. J'ai parcouru plus que lu environ le premier tiers du reste : cela ne m'incite pas à envisager d'acheter les numéros suivants. Payer de ma poche pour apprendre que la publicité formate les esprits et que les journalistes répandent essentiellement la pensée dominante, merci bien.

 

Michel m'a aussi offert trois livres de Nassim Nicholas Taleb que viennent de rééditer les Belles Lettres. Voilà un homme dont le nom me dit très vaguement quelque chose et qui semble pourtant être mondialement connu et lu. Après ça, il se trouvera encore des naïfs pour s'extasier à propos de ma “culture”…

 

Sinon, les deux trajets furent fort agréables, les travaux pénibles sur la nationale 12, qui duraient depuis à peu près la fin du Moyen Âge, sont enfin terminés. Et trajets en musique : Charles Trenet à l'aller, Lester Young au retour, ce dernier d'abord accompagné par Teddy Wilson, puis en duo avec Roy Eldridge.



Samedi 3


Dix heures et demie. – Depuis hier, lu la première partie (150 p.) du Hasard sauvage de Nassim Nicholas Taleb, auteur déjà évoqué hier. C'est une lecture intellectuellement stimulante, et même agréable, à condition de ne pas se laisser décourager par le premier barrage. Car l'auteur, ancien “trader” s'appuie beaucoup sur ce qui l'a occupé essentiellement durant une vingtaine d'années, à savoir les marchés financiers, la bourse, etc., autant de domaines dans lesquelles je suis d'une ignardise totale et irrémédiable. Il faut donc “passer outre”, comme disait Gide quand une chose l'emmerdait, et l'on trouve sa récompense en s'apercevant rapidement que Taleb s'appuie sur ces exemples à caractère financier, voire boursicoteur, à seule fin d'élargir sa vision des êtres, de leurs rapports, réactions, travers cognitifs, and so on. Évidemment, comme souvent avec ce type de livres, la question est : que m'en restera-t-il une fois tournée la dernière page ?


Par ailleurs – mais ça tourne à la marotte chez moi –, il me semble que la traductrice (Taleb écrit en anglais), Mme Carine Chichereau, n'est pas aussi parfaite qu'on l'aurait désirée. Je sais bien que désormais tout le monde le fait (non, pas moi !), mais je continue à m'agacer de cet emploi “anglicisant” du verbe initier, ainsi que du remplacement tout aussi anglicisant de l'avenir bien français par un malencontreux futur anglo-saxon. Troisième exemple : l'emploi du mot expertise à la place d'expérience ou de compétence. On rencontre ainsi l'expression “domaine d'expertise” qui, en français, n'a rigoureusement aucun sens. Enfin, si, tout de même, l'expression peut avoir un sens, mais évidemment pas celui que notre traductrice lui prête ici. Le “domaine d'expertise” ne peut guère être autre chose que le domaine où s'exercent les compétences d'un expert donné.

 

Parfois, les bourdes de Dame Chichereau prennent un côté saugrenu, presque prudhommesque. Ainsi dans cette phrase (p. 138) : « En effet, recherches et avancées dans un domaine complexe ne mènent à rien si elles ne sont pas étayées par des bases solides. » Si réellement, Carine C. prétend étayer quoi que ce soit au moyen de sa base, ce n'est pas à elle que je confierai l'édification ou la réfection de ma maison. Peut-être croit-elle aussi que l'on peut, sans danger, baser un édifice ou un raisonnement sur des étais ? Alors que, dans la phrase citée, il lui aurait été si simple d'écrire : «… si elles ne reposent pas sur des bases solides. »

 

Autre fantaisie de traduction. Soit la phrase (c'est moi qui souligne) : « Sur mon bureau se trouve une machine qu'on appelle un Bloomberg (du nom du fondateur légendaire, Michael Bloomberg). » On peut concevoir une machine, on peut la créer, la fabriquer, on peut même la commercialiser, mais on ne peut certainement pas la fonder. De toute façon, c'est sans importance puisque, d'un même élan, Mme Chichereau nous affirme que Michael Bloomberg n'a jamais existé. En effet, légendaire n'est pas, comme elle semble le croire, synonyme de glorieux ou d'illustre : Romulus est le fondateur légendaire de Rome, mais Octave est le fondateur glorieux de l'empire romain ; Thésée est le fondateur légendaire d'Athènes, cependant qu'Alexandre est le fondateur illustre d'Alexandrie. (Je sens que Mme Chichereau va finir par me haïr…)

 

Enfin, bon : ce ne sont là que vétilles – mais vétilles agaçantes –, et c'est avec plaisir et gourmandise que je vais poursuivre ma lecture – après une tasse de café, toutefois. 


Six heures. – Sur le site de Causeur, un article fort louangeur à propos d'un roman de Jérôme Leroy, par ailleurs rédacteur en chef de ce même Causeur, mais ce ne peut évidemment être qu'une coïncidence.  Sérieusement, je n'ai jamais compris comment on pouvait manquer d'amour propre et de sens du ridicule au point d'admettre, voire de solliciter, ce genre d'encensement “en circuit fermé”. C'est ce qui m'a toujours fait ressentir un certain mépris pour la personne de Jean Daniel, grand habitué de ces lauriers-là.



Lundi 5


Onze heures. – Ah, j'ai l'air malin, vraiment ! Alors que je ne cesse, et encore il y a une couple de jours, de vitupérer les ceusses qui utilisent le mot expertise à la place d'expérience, voilà que, ce matin, je l'ai retrouvé employé dans ce même sens… par Montaigne, qui parle d'une “expertise bellique” pour désigner une “expérience guerrière”. Par conséquent, il faudra dorénavant, quand je rencontrerai cette foutue “expertise” dans un texte quelconque, que je me persuade que l'auteur, loin d'être un semi-analphabète, est au contraire un fin lettré pour qui la langue de Montaigne n'a plus le moindre secret. Cela dit, je ne lui accorderai aucun satisfecit tant qu'il ne m'aura pas prouvé qu'il utilise également “bellique” quand il veut dire “guerrier” : il faut être logique, tout de même !


– Depuis hier, lu environ cent cinquante pages des Habits Noirs de Paul Féval, l'auteur du plus célèbre Bossu. C'est dire que je n'en suis qu'au tout début, l'œuvre entière occupant huit volumes d'environ 350 pages chacun. Les premières dizaines de pages ne m'ont guère convaincu, c'est le moins que je puisse dire. Reprenant le volume ce matin, j'en étais à me dire que j'avais sans doute eu tort de me fier à l'enthousiasme de Michel Desgranges et que j'avais dépensé vingt euros en pure perte. Ce qui n'aurait d'ailleurs été qu'un juste retour des choses, lui, Michel, ayant déjà dépensé nettement plus que cela, à cause d'écrivains que je lui avais vantés (Canetti, Sarraute, entre autres) et dont il a acheté les livres qu'il a trouvés fort mauvais et abandonnés.


Bref, alors que je me disais cela, j'ai soudain, quasiment d'une page sur l'autre, basculé à l'intérieur du récit, sans que rien n'eût laissé prévoir un tel retournement. Je suis arrivé à un endroit où celui qui semble devoir être le personnage central du récit est enfermé à tort dans une cellule de la prison de Caen et vient d'apprendre sa condamnation à vingt ans de travaux forcés. Dans la cellule d'à côté, un cabaretier condamné à mort pour meurtre, creuse inlassablement la paroi mitoyenne. et, bien sûr, la veille de son exécution, finit par déboucher dans la cellule du héros. Or, ce cabaretier sait énormément de choses sur les gens – les fameux Habits noirs – et les machinations qui ont conduit son voisin de geôle là où il est. Si bien que le lecteur a l'impression de se retrouver en compagnie d'un nouveau couple Edmond Dantès / abbé Faria, ce qui est assez amusant. 


En tout cas, me voilà bien installé dans cette lecture. Irai-je au bout des trois mille pages de l'ensemble ? C'est une autre question, d'ailleurs sans grand intérêt.



Mardi 6


Neuf heures. – J'ai dit hier que telle scène des Habits Noirs m'avait fait penser à Dantès et à l'abbé Faria au fond de leur cachot du château d'If. Quelques dizaines de pages plus loin, je suis tombé sur cette phrase, ou plutôt ce tronçon de phrase (c'est moi qui souligne) : « C'était un brun, coiffé de cheveux noirs ébouriffés sous son chapeau de paille en ruine, dont les bords avaient deux ou trois échancrures de plat à barbe ; » On aurait beaucoup de mal à me faire croire que ce plat à barbe pût avoir été mis là par hasard, et non comme un clin d'œil explicite à Don Quichotte, prenant un simple ustensile de mêmes type et usage pour le casque d'or de Mambrin.



Mercredi 7


Onze heures. – Comme je le fais chaque matin, je viens d'aller dire un petit bonjour à nos comptes bancaires, afin de vérifier s'ils ont toujours le pied alerte et de bonnes grosses joues roses. Surprise : profitant de mon inattention de la nuit, les finances publiques m'avaient versé la somme de 546 €, sans daigner ni m'en avertir, ni me dire à quoi cette soudaine générosité correspond. Elles m'avaient déjà fait un coup semblable, ces chères filles publiques, il y a environ trois mois. Si ça continue sur cette lancée, nous allons finir par payer des impôts négatifs.


Et, aussitôt, de nouveau, ce sentiment d'être chanceux, presque favorisé des dieux, tout à fait hors de proportion avec la modicité de la somme, laquelle, en outre, n'est nullement un cadeau mais un simple remboursement. Rien n'y fait : me voilà tout jubilant de cette “aubaine”. Si ce cher Trésor public me ponctionnais le double de ce que je lui dois, puis me rendais le trop perçu par petites sommes chaque mois, eh bien je serais content douze fois par an.


Trois heures. – Tontine. La dépense d'énergie supposée pour ce faire va justifier la part que je vais m'octroyer sous peu du crumble aux pommes de Catherine.


– Commencé, avant-hier, à regarder la première saison de Boardwalk Empire, série “mafieuse” plus ou moins pilotée par Scorsese : plutôt bien, même si certaines scènes très secondaires nous ont semblé s'étirer un peu trop. 



Jeudi 8


Dix heures. – Dans l'essai de ce matin (II, 10 : Des livres), Montaigne parle de ses lectures mais aussi de sa façon de lire. Et je trouve ceci, qui me convient tout à fait : « Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement, ou, si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre […] Les difficultés, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux. » Où l'on voit que Montaigne aurait probablement pratiqué la “poubelle jaune” si ce sympathique récipient avait existé de son temps.


Dans le même texte, il revient sur son manque de mémoire, qui semble bien, quoi qu'il en dît, l'agacer autant que moi le mien : « Pour subvenir un peu à la trahison de ma mémoire et à son défaut – si extrême qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme récents et à moi inconnus, que j'avais lus soigneusement quelques années auparavant et barbouillés de mes notes [bienvenu au club, très cher !] –, j'ai pris en coutume, depuis quelque temps, d'ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ai achevé de le lire et le jugement que j'en ai tiré en gros, afin que cela me représente au moins l'air, et idée générale que j'avais conçue de l'auteur en le lisant. » Et voilà une pratique que je ferais bien de suivre.

 

D'autre part et chemin faisant, Montaigne m'a donné l'envie de lire enfin Diogène Laërce. Je dis “enfin” parce que ce livre, acheté voilà des mois sur les conseils de Pierre Moulier, avait été rangé sitôt reçu – je ne saurais dire pourquoi. Évidemment, pour le lire, il faudrait déjà que je remette la main dessus, le verbe “ranger” ayant ici, dans cette bibliothèque, un sens on ne peut plus vague. (Eh bien ! je viens de les trouver du premier coup, ces deux minces volumes Garnier-Flammarion ! Je n'en reviens pas.)


– À propos du “cadeau” fait hier par le Trésor public, Catherine a découvert ce matin qu'il devait s'agir d'un genre de trop perçu (ça, je m'en doutais bien) relatif non à nos revenus mais à la taxe d'habitation.



Vendredi 9


Dix heures. – Du Montaigne de ce matin (De la cruauté, II, 11) : « Celui qui, d'une douceur et facilité naturelle, mépriserait les offenses reçues, ferait chose très belle et digne de louange ; mais celui qui, piqué et outré jusqu'au vif d'une offense, s'armerait des armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance et, après un grand conflit, s'en rendrait enfin maître ferait sans doute beaucoup plus. »


Il me semble être tout à fait dans le premier cas, bien que ne sachant si c'est par “douceur et facilité naturelle” : les insultes et tentatives d'offense qu'il m'est arrivé de subir, en réalité je ne les ai nullement subies, elles glissent sur moi comme l'eau sur les plumes du canard, sans que j'y sois d'ailleurs pour rien : aucun effort à produire pour cela, je regarde tout naturellement mon insulteur avec l'espèce d'amusement condescendant que l'on accorde à un enfant qui trépigne et se roule par terre, faute d'être capable d'exprimer autrement sa contrariété.

 

Du reste, après un coup d'œil rétrospectif, je m'aperçois que, sauf oubli de ma part – qui n'aurait rien d'étonnant, compte tenu de ce que je viens de dire –, et en ne considérant que ma vie d'adulte, je n'ai jamais été réellement insulté ni offensé “dans la vraie vie”, comme il convient de dire. En revanche, cela m'est arrivé souvent et copieusement depuis que je traîne mes semelles dans la blogoboule, l'absence physique aggravée par l'anonymat ayant les effets “libérateurs” que l'on sait. C'est d'ailleurs pour être passé en mode de communication virtuelle que je sais être tout à fait indifférent aux insultes et inaccessible à l'offense : il y a seulement 12 ou 13 ans, m'aurait-on posé la question que j'aurais été sans doute incapable d'y répondre. Les blogs m'auront toujours servi à ça. 


– Je lis sur le blog de Guillaume Cingal que le prix Nobel de littérature vient d'être attribué. Il se félicite chaudement de ce qu'il le soit à une femme, bien sûr, mais regrette vivement que la bande de Suédois inutiles ne couronne pas davantage d'autrices – je lui emprunte son jargon – engagées (engagées dans quoi ? par qui ?) et surtout africaines. Je me souviens d'avoir écrit un jour, plus ou moins sur le ton de la plaisanterie, que l'on avait créé ce prix de littérature, ainsi que celui dit “de la paix”, uniquement pour que quelques Africains puissent figurer dans la liste des Nobel. Peut-être faudrait-il aller plus loin et les leur réserver ? C'est un commentaire que je me suis prudemment dispensé de faire à la suite de l'article de Cingal, on s'en doute…



Samedi 10


Dix heures et demie. – Sur un blog quelconque, où un esprit malin m'a fait atterrir il y a quelques minutes sans que je lui eusse rien demandé, l'un des commentateurs, à propos de je ne sais plus quoi,  ramenait sur le tapis la vieille ironie rebattue à l'encontre des gens qui garnissent leur appartement ou leur maison de livres “achetés au mètre”, qui ne sont jamais lus par personne et ne sont là que “pour la déco” ou pour tâcher d'impressionner les gogos qui viennent en visite. 


Premier point : tout le monde sent bien que sous la moquerie se cache une vantardise. Ce que le moqueur essaie d'instiller dans notre esprit, c'est que, lui, il fait bel et bien partie de la petite élite qui possède des livres pour leur contenu et non pour en faire parade. Ce qui reste à démontrer. D'autre part, qu'est-ce qui prouve, qu'est-ce qui lui prouve, que les gens qui achètent des livres “au mètre” ne profitent pas de ce qu'ils sont là pour les lire, fût-ce seulement de loin en loin, quand ils n'ont rien de plus urgent à faire ?


Enfin, si la fonction première d'un livre est effectivement d'être lu, pourquoi nier qu'il peut être aussi un élément de décoration ? Est-ce que les vrais lettrés, les authentiques amoureux de la culture cachent leurs livres à la cave ou au grenier au lieu de les exhiber dans leur salon ou bureau, dans leur entrée voire dans leur cuisine ? Non, n'est-ce pas ? Les enferment-ils dans le secret de profondes armoires ou les rangent-ils sur des rayonnages offerts aux regards ? 


Et même si, effectivement, il existe des gens chez qui le côté décoratif des reliures a nettement pris le pas sur le contenu des pages qu'elles enserrent, en quoi cela serait-il plus indigne que d'accrocher à ses murs des tableaux que personne ne regarde, tellement on est habitué à les savoir là “depuis toujours” ? On pourrait, au lieu de se moquer d'eux, voir le côté positif de cette “pulsion livresque”, se dire que, finalement, elle traduit une forme de respect pour la littérature ; respect si grand, même, qu'il se hausse jusqu'au culte et va jusqu'à interdire à ses desservants d'en profaner les reliques. 

 

Deux heures Dans Jouer sa peau, Nassim Taleb commence son septième chapitre en établissant une distinction nette entre deux types d'inégalité : « La première est celle qu'on tolère, comme celle qui existe entre sa propre compréhension et celle de gens considérés comme des héros – Einstein, Michel-Ange […]. La deuxième inégalité est celle qu'on trouve intolérable parce que le sujet qui en bénéficie nous ressemble comme deux gouttes d'eau, sauf qu'il a su profiter du système et s'est consacré à la recherche de profits […]. »


Cette séparation que Taleb marque assez nettement (elle est explicitée et développée dans les paragraphes qui suivent ce début) me paraît correspondre tout à fait à la différence que, de son côté, René Girard  établissait entre médiation externe et médiation interne. C'était il y a soixante ans, dans Mensonge romantique et vérité romanesque. La médiation externe de Girard correspondrait plus ou moins à l'inégalité tolérable de Taleb : c'est celle dans laquelle il ne peut y avoir aucun conflit, ni même aucun contact réel, entre l'individu et son modèle : celui qui s'efforce de modeler ses pensées et ses actes sur ceux de François d'Assise, par dévotion envers ce saint, celui-là ne pourra jamais ressentir rien qui ressemble à de la jalousie vis-à-vis de son modèle, bien trop éloigné de lui pour qu'il y ait “concurrence”.  En revanche, si ce même homme convoite la même femme que son ami et échoue à obtenir ses faveurs, ou si son voisin d'en face s'offre une voiture plus luxueuse que ce que lui-même peut se payer, là on entre dans la médiation interne de Girard, c'est-à-dire dans une inégalité intolérable selon Taleb, laquelle risque fort d'engendrer envie, ressentiment, rancœur, conflit, violence.


Et je me demande si Taleb a lu Girard. Vu la piètre estime dans laquelle il semble tenir les universitaires en général, c'est loin d'être certain. Penser à lui poser la question, la prochaine fois qu'on le verra… 



Dimanche 11


Onze heures. – Entre le premier livre de M. Taleb (Le Hasard sauvage) et les suivants, nous avons changé de traductrice : Mme Chichereau Chantal a cédé sa place à Mme Rimoldy Christine. Avons-nous gagné au change ? Non point. D'abord parce que la seconde se tord les pieds – et les nôtres avec – dans les mêmes ornières langagières que la première : emploi de “au final” à la place de “à la fin” ou de “finalement”, mise du verbe “initier” à toutes sauces, avec préférence pour celles que le mot fait tourner ou surir, utilisation erronée de “éponyme”, etc. La nouveauté est que Mme Rimoldy ne craint pas, çà et là, de se hasarder jusqu'aux dangereux confins de l'analphabétisme pur et simple.  Ainsi, dans ce paragraphe où M. Taleb traite de la malnutrition, c'est sans sourciller qu'elle parle d'enfants malnutris.  Et c'est sans mollir davantage qu'elle remplace l'expression “point final” par celle dénuée de tout sens de “point barre”. Il est d'ailleurs curieux de voir que, pour une fois qu'elle pourrait l'utiliser à bon escient, ce “final” qu'elle semble tant chérir, elle se garde justement de le faire.


Qu'on s'entende : je ne reproche nullement à Mmes Chichereau et Rimoldy de n'avoir qu'une connaissance approximative de leur propre langue (du moins supposé-je que le français est bien leur langue) ; ce que je leur reprocherait, c'est d'avoir choisi malgré tout de gagner leur vie comme traductrices plutôt que de faire boulangères, voyantes extralucides ou call-girls, pour ne citer que les trois métiers qui me viennent spontanément à l'esprit. Je sais bien qu'à notre époque il est devenu presque impossible de rencontrer un cul-de-jatte qui ne soit pas fermement résolu à gravir l'Everest (yapadréson), mais tout de même. 


On me dira peut-être que les fautes que je signale sans me lasser ne sont finalement pas si graves et qu'elles ne doivent pas entraver tant que cela une lecture des livres où elles s'étalent. Sans doute, mais il se trouve que, moi, elles m'agacent prodigieusement. C'est même pour celle raison que je les note ici : pour tenter de m'en désagacer. Ça ne marche qu'à demi.


Avec tout ça, je viens de terminer le dernier des trois livres de Nassim Nicholas Taleb que je possède, il me faudra attendre ma prochaine visite à Michel Desgranges pour en avoir d'autres. D'un autre côté, une pause de quelques semaines ne pourra pas faire de mal à mon esprit en légère surchauffe.



Lundi 12


Dix heures. – Au fond, j'ai sans doute tort de m'acharner comme je le fais sur ces malheureux traducteurs : ils ne font que glisser le long d'une pente qui est partie de beaucoup plus haut qu'eux, et il y a déjà un long moment. Ainsi ai-je été abasourdi ce matin, relisant Julien Gracq, de le voir employer à trois ou quatre reprises, et dans des textes différents, le mot “décade” alors que, très manifestement, il voulait parler de décennie. D'une façon plus anecdotique, j'ai relevé aussi, à deux reprises, le fautif déclancher à la place du correct déclencher. Mais il est possible, là, qu'il s'agisse d'une faute purement circonstancielle : à cette époque, mon enfance s'en souvient, sévissaient les publicités pour les piles Leclanché, et moi-même je crois bien avoir, dans ma prime adolescence fait plusieurs fois la même faute que Gracq, par imprégnation dirons-nous.


– Je suis décidément fort loin de partager l'enthousiasme de Michel Desgranges pour Les Habits noirs de Paul Féval ; tellement loin, même, que je viens de les abandonner avant même d'en avoir terminé la première partie, celle qui porte le même titre que le cycle tout entier.  Féval a une façon de conduire son récit toute en tarabiscots, en circonvolutions si abondantes qu'elles en paraissent vite artificielles, comme s'il voulait tenter de faire passer pour très compliquée, foisonnante, une intrigue finalement assez simple, voire un peu bébête. Il serait amusant de lire en parallèle les trois cents premières pages de ces Habits noirs et, par exemple, Le Comte de Monte-Cristo : on verrait que si Féval se perd et s'ensable dans ses méandres inutiles, Dumas, lui, file droit au but.


Après ça, rouvrir un roman de Simenon, Le Testament Donadieu en l'occurrence, a été un vrai bonheur.



Mardi 13


Dix heures. – J'arrive à la fin du Testament Donadieu. Comment peut-on encore se livrer à de pieuses génuflexions devant les romans d'un Sartre, d'un Camus, d'un Gide, d'un Mauriac, alors que Simenon existe ? C'est pour moi un mystère. Gide, encore lui, avait entièrement raison de dire de Simenon qu'il était, comme romancier, le plus grand de tous. Cela dit, il faudrait savoir si, ce disant, Gide était sincère : avec lui, on ne peut jamais être sûr…

 

Donc, à moins d'imprévisible bifurcation vers autre chose, embardées dont je suis assez coutumier, je crois que je vais rester avec le Belge un petit moment. Déjà surgissent d'autres titres, que j'ai envie de relire : Les Anneaux de Bicêtre, La Neige était sale, Betty, La Fuite de monsieur Monde… 


Trois heures. – C'est très bien de descendre à la boulangerie vers deux heures de l'après-midi pour acheter son pain “meunier” de la semaine : tout le monde ayant fait ses courses le matin, on est tout seul dans la boutique. Sauf que, aujourd'hui, il n'y avait plus de meunier ! Seulement son fils et l'âne, dont je n'avais rien à faire. Je serai quitte pour y retourner demain, avant même l'aurore aux doigts de rose.


Six heures. – Commencé Les Anneaux de Bicêtre.



Mercredi 14


Onze heures. – Je songeais hier soir, je ne sais plus à propos de quoi, à cet anonymat quasi général qui exerce ses ravages sur internet, et permet à tout un chacun de se sentir preux chevalier tout en demeurant douillettement pelotonné derrière son écran. Et voilà que, tout à l'heure, dans le Montaigne matutinal (II, 17 : De la présomption), je tombe sur ceci : « C'est une humeur couarde et servile de s'aller déguiser et cacher sous un masque, et de n'oser se faire voir tel qu'on est. » À la réflexion, d'ailleurs, je me demande si, en prenant le mot “masque” en son sens propre, on ne pourrait pas appliquer la phrase à ces muselières à élastiques que nous nous plaisons tant à arborer ces jours-ci.


Six heures. – Relisant une biographie de Montaigne qui traînait ici, j'apprends (ou réapprends…) que Gaston de Foix était marquis de Trans. Il a eu de la chance : vivant à notre époque, il se retrouvait marquis des LGBTQI, ce qui aurait sans doute un peu nui à son prestige personnel.



Jeudi 15


Onze heures. – Le camarade Musseb écrit ceci sur son blog : « nos élites constateraient que le masque est bien porté partout, même dans les coins où il n’est pas obligatoire (vu et vérifié ce week-end à la boulangerie d’un village de l’Eure-et-Loire : 100% du port du masque) » En dehors du fait que le département d'Eure-et-Loire n'existe pas (contrairement à celui d'Eure-et-Loir…), je pense que ce Musset badine : à Pacy-sur-Eure, petite ville située à portée de fusil de l'Eure-et-Loir, il n'y a pas une personne sur deux pour porter la muselière sur les trottoirs, à la terrasse des cafés, etc. Quand j'y suis moi-même, les gens que je vois sortir des différents commerces s'empressent de se débarrasser de la muselière en la portant “en faux col” sous le menton, ainsi que je le fais moi-même.


– À part ça, je me sens un peu fiévreux depuis hier fin d'après-midi. Depuis que, ce matin, je l'ai dit à Catherine, le spectre du petit Chinois flotte sur la marmite… comme j'avais bien prévu qu'il ferait. Quant à moi, je n'ai même pas fait usage du thermomètre, me souciant assez peu de savoir si j'ai plutôt 37°9 ou plutôt 38°2.



Vendredi 16


Onze heures. – En m'éveillant – à six heures et demie, après huit heures de sommeil sans même ouvrir un œil –, j'ai d'abord eu l'impression que la fièvre d'hier s'était tout à fait envolée. Et puis, non, elle a progressivement réapparu, mais fort discrète, presque agréable en raison de cet état un peu flottant, nimbé, qu'elle crée toujours lorsqu'elle se maintient dans les frontières du raisonnable. Si j'en ai lâchement profité pour couper à la marche matinale, cela ne m'empêche nullement de lire Le Bourgmestre de Furnes, roman remarquable, publié en 1939, alors que Simenon, pour quelques années encore, faisait partie de “l'écurie” gallimardienne.


Une heure. – Cette fois encore, comme toujours quand je relis un ou plusieurs romans de lui, je me demande comment on peut mettre en parallèle Simenon et Balzac (que ce soit, d'ailleurs, pour glorifier le premier ou, au contraire, pour tenter de l'écraser sous le poids de la comparaison). La vérité est qu'ils sont radicalement différents, dans leur essence même de romancier, si je puis dire. Les personnages de la Comédie humaine sont tous mus par une volonté, un désir, ils sont tout entiers tendus vers un but. Cette volonté peut-être un moteur, donc se révéler positive, ce désir peut tourner à l'obsession et devenir terriblement destructeur. Mais enfin, ce sont avant tout des hommes et des femmes de puissance et d'énergie. Chez Simenon, les personnages sont au contraire, pas toujours bien sûr mais souvent, des êtres de fuite, des statues factices qui, à un moment donné (au début du roman, c'est-à-dire) se mettent à vaciller sur leur socle de guimauve. À partir de là, ils n'ont plus que deux perspectives : soit sauter à bas de ce socle et s'enfuir, soit se laisser dissoudre avec lui… et disparaître également mais d'une autre façon. Et quand ils donnent l'impression d'avoir un but et de marcher vers lui, c'est en fait à la manière dont un morceau de bois mort se dirige vers la mer :  simplement parce que le fleuve l'y conduit et qu'il n'a pas assez de force pour s'opposer au courant.


En revanche, on peut tout de même trouver un point commun entre les deux romanciers. C'est que, lorsqu'ils se mettent à écrire un roman, on sent bien que ce n'est pas eux qui possèdent une histoire, mais qu'ils sont possédés par elle. Peu de romanciers, peut-être même aucun autre, donnent à ce point cette impression, qui peut aller jusqu'à provoquer un léger malaise chez le lecteur, la sensation d'assister à quelque chose de vaguement diabolique qu'il ne devrait probablement pas voir. Comme un genre d'exorcisme effectué publiquement.



Samedi 17


Onze heures. – Du Montaigne de ce matin (De la liberté de conscience, II, 19), cette phrase d'ouverture du chapitre : « Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. » Tout le Père Goriot de Balzac semble sortir de ces deux lignes.


– Catherine me disait tout à l'heure que la fonte de certains glaciers avaient permis de mettre au jour des témoignages de la vie préhistorique qui, s'ils n'avaient pas été pris dans la glace, auraient été totalement détruits par le temps. Et elle me faisait remarquer que personne ne soulignait le fait suivant, pourtant évident : si ces objets se trouvaient là, dans le glacier, cela veut dire qu'à l'époque de leur abandon, il n'y avait pas de glace du tout à cet endroit. Mais noter cela, même discrètement, serait contrevenir au dogme climatique et vaudrait sans doute le bûcher à l'impertinent blasphémateur ; bûcher qui aurait pour effet de réchauffer encore un peu plus notre atmosphère à l'agonie et de noircir d'une suie épaisse le petit museau chafouin de Miss Greta.


Six heures. — Parce que l'un de ses confrères en Éduc' Nat' vient de se faire proprement égorger par quelques musulmans dont il avait probablement froissé la sensibilité, le professeur Cingal de l'université de Tours s'est livré à la tâche qui était évidemment la plus urgente et essentielle : nous sommer de ne pas faire d'amalgame entre ces islamistes probablement saisis de démence chaude et, je cite sans retouche, les « centaines de milliers de musulman·es convaincu·es de leur identité française et des "valeurs de la République" ». Il a raison, on ne le répétera jamais assez : pas d'amalgame, bordel ! L'amalgame c'est la haine, l'amalgame c'est le racisme, l'amalgame c'est le fascisme, la décapitation n'étant qu'une incivilité un peu excessive. Et je ne sais pourquoi – car ça n'avait vraiment rien à voir –, je repensais à ces braves Français qui, durant les jeunes années quarante s'émerveillaient de ce que pussent être si corrects et si bien élevés, si scrupuleusement polis, ces Allemands tirés à quatre épingles qui sillonnaient alors les rues de leurs villes. Je me suis souvenu qu'alors, à ceux qui leur objectaient que tous les Allemands n'étaient pas des nazis et que beaucoup aimaient sincèrement la France, les mauvais coucheurs répondaient en gros que le but était de les foutre tous dehors et qu'on ferait ensuite, seulement ensuite, le tri entre les bons et les mauvais. Mais, à cette époque, les gens, et particulièrement les résistants, étaient d'impénitents amalgameurs. 

Juste après, je me suis demandé si l'emploi de l'écriture “inclusive” était de nature à rendre particulièrement enviable cette identité française que le Pr Cingal brandissait et si elle était transposable à la langue arabe. 

Enfin, j'ai décidé de penser à autre chose, car je me sentais devenir bêtement ironique.



Dimanche 18


Dix heures et demie. – Lu les deux tiers des Inconnus dans la maison : aussi bon que dans le souvenir que j'en gardais (pour une fois que j'ai un souvenir de quelque chose…). Le début, surtout est remarquable, mais je crois qu'on pourrait en dire autant de presque toutes les “entames” de Simenon. Ce roman-ci se déroule tout entier à Moulins, où vous n'êtes jamais allé (et encore moins dans le Moulins des années trente). Vous commencez à lire le premier chapitre : au bas de la deuxième page, vous avez l'impression d'être né dans cette ville et de ne l'avoir jamais quittée, tant elle vous est devenu familière, en sept ou huit paragraphes.


Voilà qui m' a donné grande envie de revoir le film tiré de ce roman. Je parle du vrai, celui de 1942, tourné par Henri Decoin avec Raimu dans le rôle principal, et non la pantalonnade commise cinquante ans plus tard par Georges Lautner, avec un Belmondo qui semblait toujours se croire dans Le Guignolo, ou peu s'en faut. Malheureusement, je n'en ai trouvé aucune édition à moins de vingt euros, ce qui m'a semblé un peu excessif pour une simple soirée de cinéma. (C'est idiot, dans la mesure où il m'arrive régulièrement de dépenser autant pour des livres que j'abandonne au bout d'une trentaine de pages, m'apercevant que je m'étais fourvoyé en l'achetant “chat en poche”. Mais bon…)



Lundi 19


Onze heures et demie. – À propos de Simenon, on trouve, en quatrième de couverture du volume troisième de son œuvre romanesque complète, une appréciation émise par Denis Tillinac. Ce devait être quelque part dans les années quatre-vingt : il l'avait alors publié dans le Figaro Magazine, lequel est né en 1978 (j'y ai travaillé six ou sept mois en 1979) ; et, d'autre part, l'édition que j'ai date de 1988. Bref, voici la chose : « Georges Simenon trouve sa place dans le panthéon des lettres françaises modernes : la première à mon gré, ex-æquo avec Proust… Son œuvre prolonge Pascal, résume les convulsions de l'art moderne et annonce toutes les apocalypses… » Est-ce que ce ne serait pas un tantinet exagéré ? J'aime beaucoup Simenon, mais enfin, le mettre à la hauteur de Proust… et convoquer en sus ce pauvre Pascal qui n'en peut mais ! Enfin, comme Tillinac a précisé “à mon gré”, le voilà couvert, si je puis dire. Ce qui est une bonne chose pour lui car, comme chacun le sait, dans les romans de Simenon, “il pleut tout le temps”.



Mardi 20


Dix heures. – G. Cingal s'indignait hier de la différence de traitement (par les médias et le gouvernement, supposé-je) qu'il perçoit entre l'affaire Samuel Paty et les suicides d'enseignants. En effet, de quel droit ferait-on une différence entre une mort volontairement donnée, à soi-même donnée, et une décapitation ? C'est de la discrimination injustifiable, bien dans les manières de l'extrême droite fascisante ! Donc, si je suis correctement la pensée cingalienne, il y aurait lieu, là, pour le coup, de pratiquer un vigoureux amalgame, qu'il nous interdit formellement par ailleurs. J'ai l'impression que ce pauvre amalgame va devenir d'un maniement de plus en plus délicat.


– Je viens de terminer La Neige était sale, roman finalement moins exceptionnel qu'il n'était resté dans mon souvenir. J'azurais été mieux inspiré d'en conseiller un autre à Fredi Maque, qui doit être occupé à le lire en ce moment. Les Inconnus dans la maison, par exemple, ou encore Le Voyageur de la Toussaint.



Mercredi 21


Trois heures. – Il y a une couple d'heures, venant de terminer Le Petit Saint, il m'a semblé que ce roman en tous points superbe méritait bien un billet de blog. Et je me suis lancé ainsi :




« On fait souvent de Georges Simenon, et parfois pour le lui reprocher, la remarque que ses romans seraient tous couleur de muraille, de préférence une muraille noirâtre et détrempée de pluie. En somme, disent ceux-là, si le romancier avait dû choisir un titre englobant toute son œuvre, comme Balzac l'a fait avec sa Comédie humaine, il aurait pu choisir quelque chose comme : Deux cents nuances de gris.

« Ce n'est pas faux. Ce n'est pas totalement vrai non plus. Il existe, dans cet ensemble immense, quelques romans où se glissent d'autres couleurs moins déprimantes. Il en est un, surtout, qu'après avoir un peu cherché je ne trouve qu'un adjectif pour le qualifier : et c'est lumineux. Il date de 1964, a été écrit en Suisse, à Épalinges, et s'intitule Le Petit Saint.

« Que raconte-t-il ? La naissance, puis l'éclosion, puis la floraison d'un grand artiste, d'un peintre aussi exceptionnel qu'inclassable. On le découvre alors qu'il a environ 4 ans, peu avant le début du XXe siècle, dans l'appartement pauvre de la rue Mouffetard qu'il partage avec sa mère, marchande des quatre saisons, et ses cinq frères et sœurs, dont quatre sont plus âgés que lui. L'unique chambre où il dorment tous est séparée en deux par un drap de lit accroché à une tringle, derrière lequel Gabrielle, la mère reçoit la nuit ses nombreux amants. Wladimir, l'aîné, dix ou onze ans au début de l'histoire, et sa sœur cadette Alice, les épient par un trou du drap, avant de pratiquer entre eux les caresses buccales dont ils ont vu leur mère et son partenaire du moment s'entre-gratifier. Face à cette scène, qui arrive dès le début du premier chapitre, le lecteur se dit qu'on va le plonger dans un univers à la Zola, avec lequel le petit saint éponyme va faire contraste, dans le genre : fleur-poussant-sur-le-fumier.

« Or, non. Ici, personne ne démérite, personne ne sombre, personne ne s'anéantit. Certes, les enfants dorment sur des litières, mais aucune trace de fumier, ni chez eux, ni chez aucun des personnages qui grouillent dans cette rue Mouffetard où se déroule l'essentiel de l'histoire… »

 

Et je me suis arrêté net, saisi par une sorte de crise d'aquoibonisme aiguë. À quoi bon, en effet ? Qui en a quoi que ce soit à faire, des romans de Simenon ou d'autres, de la littérature en général ? Parle-leur plutôt des microbes qui traînent ou de l'islam “politique” (comme s'il en existait un autre…) : voilà des sujets passionnants ! Mais ton gamin barbouilleur, né dans un Paris qui a complètement disparu, à la fin d'un siècle qui, pour les “générations d'avenir” ne doit pas être très différent du Moyen Âge, si toutefois ils savent ce que furent ces époques médiévales, ce dont je doute un peu. Bref, j'ai laissé tomber le clavier (c'est une image) et je suis retourné lire au salon. Un autre Simenon : Pedigree



Jeudi 22


Dix heures et demie. – Tout le monde continue à s'agiter autour du corps sans tête de ce malheureux professeur de Conflans. Ou, du moins, fait mine de s'agiter, parce qu'il le faut bien. Mais on sent déjà que le rendormissement est proche, dès que tout ce petit monde – politiciens, syndicalistes, journalistes, blogueurs… – aura été suffisamment bercé par les comptines du padamalgam (qui rime judicieusement avec Am stram gram) de rigueur. Et le réveil ne sonnera que lors du prochain plus-jamais-ça, qui ne devrait guère se faire attendre, subodoré-je.



Vendredi 23


Onze heures. – Ça continue un peu à pleurnicher dans les réseaux dits sociaux et ce qu'il reste de la blogoboule, à propos du décapité d'il y a quelques jours. « Adieu Monsieur le professeur, nous ne vous oublierons jamais », chantonne ce matin Miss Élodie : du Hugues Auffray pour faire barrage à l'islam, il fallait y penser… ça va trembler dans les mosquées salafistes, je sens ça…

 

– Sinon, c'est avec un certain étonnement (et une non moins certaine satisfaction, ne sortant jamais de chez moi que durant la journée) que j'apprends que le Petit Chinois aurait finalement des mœurs principalement nocturnes. Sinon, comment expliquer cette décision guignolesque de couvre-feu décrété ? De son côté, Nicolas a hâte que l'on reconfine tout le monde, et que ferme le pays entier… à l'exception des débits de boisson. Avec une honnêteté qu'il convient de saluer, il reconnaît tout de même être à peu près le seul  à camper sur cette position absurde. D'autant plus absurde, du reste, que s'il est vraiment partisan d'un confinement “dur”, il lui suffirait, pour être satisfait, de se claquemurer lui-même, unilatéralement, sans s'occuper de légiférer pour le pays voire le monde entiers. Quand Satan veut perdre les hommes, il commence par les rendre fous…


– Voir Guillaume Cingal déclarer péremptoirement (il se garde bien d'esquisser la moindre démonstration) que le terme “islamogauchisme” n'a aucun sens, c'est un peu comme si on entendait soudain Mimie Mathy affirmer hautement que les nains n'ont jamais existé. Ou Jérôme Cahuzac nous asséner que “politicien malhonnête” est une expression présentant une contradiction fondamentale dans ses termes.



Samedi 24


Dix heures et demie. – Je constate que, depuis déjà un certain temps (celui que met le fût du canon à refroidir…), je ne lis quasiment plus rien sur internet. Entre les délires covidiens des uns et les plus-jamais-ça des autres, qui se penchent gravement sur la question de l'islam “politique”, il y aurait de quoi devenir neuneu sans même m'en apercevoir. « Amalgame pour personne et muselière pour tous ! » : comment ne pas sombrer dans la déprime avec un tel programme ? Du reste, cette désaffection semble gagner du terrain, à l'instar du petit Chinois : même le valeureux GdC a, depuis plus d'un mois maintenant, renoncé à traquer les hordes nazies qui viennent jusque dans nos bras égorger nos filles et nos compagnes, c'est dire. Il n'y a guère que chez les In-nocents que l'on continue de ratiociner à perte de souffle ; mais même là, on sent comme un fléchissement, une foi qui s'effrite…


– Abolition du changement d'heure saisonnier ou maintien d'icelui ? Et, en cas d'abandon de cette ânerie, retour à l'heure d'hiver ou à  l'heure d'été ? La question est si importante, si cruciale, si primordiale que même à Bruxelles on hésite encore à la trancher. Je disais tout à l'heure à Catherine que, l'heure dite d'hiver étant la plus logique et la plus cohérente, ce serait donc, presque à coup sûr, celle d'été qui serait finalement choisie.  On pourrait donc se retrouver, l'été prochain ou le suivant, dans cette situation réjouissante, de journées se prolongeant jusqu'à près d'onze heures du soir… mais avec couvre-feu dès neuf heures. Et il s'en trouvera encore pour trouver ça cohérent, raisonnable, normal.


Sur ce, je retourne à Simenon qui, par comparaison avec ce que nous vivons désormais, prend des allures presque roboratives – voire pimpantes.

 

 

Dimanche 25

  

Dix heures. – J'ai lu les quelque deux cents romans “patronymiques” de Simenon dans les dernières années quatre-vingt et les premières quatre-vingt-dix. Ma mère, alors, était cliente d'une sorte de club du livre qui s'appelait – et s'appelle sans doute encore – France-Loisirs. Ce sont ces gens qui, vers 1988, avaient au la bonne idée de reprendre les œuvres romanesques complètes, parues auparavant chez Omnibus : vingt-cinq volumes, contenant en moyenne huit romans chaque, publiés à raison de deux par catalogue trimestriel. J'ai lu ces deux cents romans à raison de seize par trimestre, la totalité a donc dû m'occuper, par intermittence, environ trois ans.


Les reprenant ces jours-ci, j'ai pu constater que ces romans pouvaient être classés en trois groupes distincts. Il s'agit d'un classement tout personnel et qui n'a absolument aucun caractère littéraire, ni même d'appréciation qualitative. 


Le premier groupe, d'assez loin le moins fourni, est constitué par les romans dont l'histoire, ou au moins sa trame, m'est restée présente à la mémoire. La Neige était sale, Les Anneaux de Bicêtre, La Fuite de Monsieur Monde, Les Fantômes du chapelier en sont quelques exemples.


Le deuxième groupe, d'assez loin le mieux fourni, est celui des romans dont j'ai totalement oublié de quoi ils pouvaient bien parler, mais dont le titre m'est demeuré familier. Par exemple, si quelqu'un, au débotté, me dit : Il y a encore des noisetiers, ou bien : La Cage de verre, ou encore : La Marie du port, le nom de Simenon me viendra immédiatement aux lèvres, mais je resterai incapable de dire en quoi ces romans peuvent bien consister.


Enfin vient le troisième groupe, celui des romans dont même le titre m'est devenu absolument opaque. Ce fut le cas hier avec Le Bilan Malétras : j'avais beau chercher (chercher quoi d'ailleurs ?), ces trois mots me restaient totalement étrangers, comme si je les lisais pour la première fois. Or, je le redis, cela n'a rien à voir, cet oubli partiel ou complet, avec la qualité du livre lui-même. Par exemple, ce Bilan relu hier, donc, est un roman remarquable, et le personnage de Jules Malétras est certainement  l'un des plus énigmatiques que Simenon ait créés. Du coup, je me suis dit que, si je dois persévérer dans mes relectures simenoniennes, je devrais plutôt me concentrer sur les romans de la troisième catégorie. En espérant que, dans dix ans, ils auront sauté de la troisième à la deuxième catégorie, voire à la première. À moins que, d'ici là, Alzheimer ait accompli son office, et que ces deux cents livres aient tous versé comme un seul homme dans le puits sans fond du troisième groupe.


Midi. – D'un coup de baguette – ou de souris –,  j'ai transformé ce qui précède en billet pour le blog-mère. Je le laisse tout de même ici, où il ne gêne personne.


– La série Damages, avec Glenn Close dans le rôle principal, est vraiment excellente. Nous en sommes à la fin de la deuxième saison, sur cinq. Dernièrement, j'ai également acheté Band of Brothers, la série “guerrière” coproduite par Spielberg et Tom Hanks, ainsi que la totalité des saisons Soprano, que Catherine et moi avons soudain eu envie de revoir. Bref, tout cela en plus de Netflix, on a de quoi voir venir – mais voir venir quoi ?



Lundi 26


Dix heures. – Temps superbe, ciel d'un bleu profond et très lumineux, avec, comme presque toujours désormais, un fort vent d'ouest. Une voisine promeneuse de chien (elle a un husky), à Catherine qui, il y a quelques jours, lui parlait de ce problème du vent presque omniprésent, affirmait péremptoirement que cela datait de 1999 – je ne sais plus plus pour quelle raison précise, qu'elle donnait. Or, c'est totalement faux, puisque nous sommes arrivés ici en 2002 et que nous avons vécu d'assez nombreuses années avant que ne se mettent à souffler ces vents sûrs d'eux-mêmes et dominateurs. Ce qui prouve, une fois de plus, qu'il ne faut accorder qu'une attention distraite, méfiante, à tout ce qui relève de la fameuse “mémoire des anciens”, et savoir que quand on vous dit, au lendemain de n'importe quel phénomène atmosphérique sortant quelque peu de l'ordinaire, que “les vieux ne se souviennent pas d'avoir jamais vu ça”, il convient de prendre la phrase au pied de la lettre : en effet, ils ne s'en souviennent pas, ce qui ne veut pas dire que ça n'a jamais eu lieu, et parfois peu d'années auparavant. Ils ont simplement oublié. Ce que je dis ne doit pas être valable seulement dans le domaine météorologique, je le crains. Le témoignage humain, quel que soit le domaine dans lequel il s'exerce, ne vaut pas grand-chose, à moins d'être consigné “à chaud” et de pouvoir être recoupé avec d'autres portant sur le même sujet.


– Dans son billet du jour, Nicolas prévoit un nouveau claquemurage obligatoire pour le 6 novembre prochain : le voilà rendu à mi-chemin entre Nostradamus et Madame Soleil.


Trois heures. – J'étais environ à la moitié de Chez Krull lorsque, brusquement, quasiment d'une page sur l'autre, je me suis rendu compte que j'avais ma dose de Simenon, et qu'il valait mieux arrêter tout de suite plutôt que de m'en écœurer. Et c'est qu'est-ce que j'ai fait. À la place, repris la biographie d'Henri IV par Jean-Pierre Babelon. Je ne connais nullement cet historien, mais il se trouve que c'est son livre qui se trouvait là…



Mardi 27


Onze heures. – Petites nouvelles du néo-tiers-monde. Ce matin, Catherine devait se rendre à la Poste de Pacy, ce qui est toujours plus ou moins une épreuve. L'épreuve lui a été épargnée puisque, sur la porte de la dite officine, était apposé un panneau disant “fermé”, sans plus d'explication. S'adressant à un ouvrier qui travaillait là, Catherine a eu la (mauvaise) surprise d'apprendre que la réouverture du bureau était prévue pour le… 23 novembre.

 

– Terminé ce matin le livre second des Essais. Et continué à cheminer dans la vie d'Henri IV qui, pour l'instant, n'est encore que de Navarre. Me voilà donc en pleine guerre de religion – qui n'est “de religion” qu'en surface –, ce qui, finalement, ne me change guère de notre France actuelle, tant les protestants d'alors me font souvent penser aux musulmans d'aujourd'hui, avec leur façon d'alterner pleurnicheries et menaces, puis, dès qu'une de leurs exigences a été satisfaite, de se dépêcher d'en présenter une autre, plus importante. La seule différence est que nous n'avons aucun Blaise de Monluc, ni Henri de Guise à leur opposer. Quant à une éventuelle Saint-Barthélémy, on peut toujours attendre.


Six heures. – Vu tout à l'heure l'ultime épisode de Treme, la série créée par David Simon – déjà auteur de Sur Écoute (The Wire) –, centrée sur la Nouvelle-Orléans et quelques-uns de ses habitants, durant les quatre ou cinq ans ayant suivi l'ouragan Katrina. Je ne sais pas si c'est LA meilleure série que j'ai jamais vue, c'est en tout cas la plus chaleureuse, et aussi l'une des plus subtiles. À l'issue de cette quarantaine d'épisodes, il s'installe chez le téléspectateur conquis (en clair : chez moi) une sorte de vague tristesse nostalgique, à l'idée qu'il vient de quitter définitivement des gens dont il a l'impression qu'il les connaît depuis des années. C'est une sensation à laquelle chacun peut être confronté dans sa vie, mais qu'il ne m'avait jamais été donné de ressentir devant une simple série télévisée. 



Mercredi 28


Onze heures. – Alors qu'un nouveau claquemurage se profile, apparemment pour après-demain, c'est demain que je dois aller passer la journée (la mi-journée en fait) chez les Desgranges. Catherine, toute à son obsession fantasmagorique du virus (ni elle ni moi ne connaissons personne qui l'ait attrapé), aimerait bien que j'annule cette sortie, mais il n'en est pas question. À moins que, finalement, le claquemurage prenne effet dès ce soir : en cette époque de démence collective, on peut s'attendre à tout et n'importe quoi, avec une nette préférence pour le n'importe quoi.



Vendredi 30


Trois heures. – Nous voilà donc reclaquemurés pour une durée incertaine (je suppose que le petit Chinois va avoir l'élégance de cesser officiellement ses fantaisies quelques jours avant Noël pour ne les reprendre qu'une fois le premier janvier passé et les dindes digérées). J'ai craint un moment que, cette fois, on nous dispense de produire une “attestation de déplacement dérogatoire”, pour employer l'inimitable jargon administratif. Heureusement, non : la passion paperassière de notre belle France nous a bel et bien regratifiés de cette petite cerise de ridicule sur le gros gâteau absurde du claquemurage. Et j'espère fermement que les blogueurs vont se remettre à tenir leurs “journaux de confinement”, lesquels étaient pour moi une source presque constante d'hilarité, ou au moins de bonne humeur. Je me demandais également s'il convenait de se remettre aux fenêtres et balcons pour applaudir dans le vide à heures fixes…

 

– Je suis revenu hier de chez Michel Desgranges avec un quatrième livre de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile, sous-titré : Les Bienfaits du désordre. Je l'ai commencé dès ce matin, passant outre la légère gueule de bois consécutive à notre apéritif dînatoire d'hier, lequel était censé célébrer nos 26 ans de mariage. Catherine a fini sa demi-bouteille de champagne ce matin, avec son verre de jus d'orange. L'irruption de Taleb m'a conduit à abandonner provisoirement Henri de Navarre, juste au moment où, Henri III venant de se faire assassiner par Jacques Clément, sa destinée allait enfin s'accomplir. 


Hier, malgré les bouchons annoncés un peu partout, mes deux trajets se sont effectués sans encombre,  même si, en effet, la circulation était nettement plus dense qu'un jeudi de modèle courant. À l'aller : Duke Ellington (en trio) ; au retour : Ben Webster.



Samedi 31


Dix heures. – On vient de frôler l'incident ; que dis-je ? La catastrophe, l'effondrement, la déroute citoyenne : on est parti promener Charlus… sans notre attestation de déplacement dérogatoire ! C'est ce qui s'appelle terminer le mois dans une situation de péril maximal, non ? J'en suis encore tout tremblant.


– Eh bien, voilà, les “diaristes de confinement” sont de nouveau au taquet. Enfin, les plus rapides d'entre eux, à commencer par Nicolas, qui s'occupe de pompe à bière, ce qui est, en effet, une façon de se concentrer sur l'(essentiel. Le camarade Musseb a lui aussi dégainé très vite, mais dans le genre à la fois pâteux et m'as-tu-vu-que-je-fais-du-style qui est en quelque sorte sa marque. Quant à l'ineffable René-Paul, il tremble tellement de trouille que toute attaque contre Macron – notre parapluie antiviral – lui semble désormais relever du blasphème, voire du sacrilège. C'est la grenouille qui demande un roi. Ou plutôt qui, l'ayant, vit dans l'épouvante qu'on ne le lui retire. Et c'est sur cette note burlesque que nous allons clore ce journal.


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