mercredi 1 avril 2020

Mars 2020








JOURNAL D'UN DÉCONFIT NÉ








Dimanche 1er

Deux heures. – Commencé ce matin L'Éternel Mari, dont j'ai lu environ les deux tiers, à c't'heure – il est vrai que, pour une fois, Dostoïevski a fait court… L'impression amusant qu'il n'a écrit ce roman que dans le but  de justifier et d'authentifier les thèses de René Girard.

– Temps toujours aussi épouvantable. Cela dit, nous pouvons nous estimer heureux : par himmel, Michel Desgranges m'apprend que les vents de ces derniers temps ont abattu trois de leurs plus beaux chênes. Ils vont pouvoir dresser le bûcher d'Hercule…


Lundi 2

Midi. – À propos de ce virus chinois qui semble passionner plus ou moins tout le monde, je m'étonne qu'aucun de nos brillants penseurs post-modernes n'ait encore eu l'idée de nous schtroumpfer un petit raisonnement bien alambiqué dans le but de le relier directement au réchauffement climatique. Mais je suppose que, quelque part, quelques cerveaux en ébullition (encore un coup du réchauffement, cette ébullition…) y travaillent d'arrache-neurone.

– Commencé hier L'Adolescent, que j'ai déjà tenté de lire par deux fois, et deux fois abandonné au bout d'une centaine de pages, si j'ai bonne mémoire. Je  viens de doubler le cap de la deux-centième et “pour l'instant, ça va”, comme dit le type qui, etc.


Mardi 3

Une heure. – Anniversaire de mon frère : 60 ans. Ce qui, par association “spatiale” d'idées, me fait me demander si le virus chinois est déjà arrivé à Dubaï ou bien non. Ah, mais, il me semble me souvenir que, aux dernières nouvelles, ce brave corona n'aimerait pas trop les pays chauds. Je le comprends, moi non plus. Du coup, autre idée, peut-être qu'il suffirait d'attendre patiemment que le réchauffement climatique, l'inexorable et terrifiant réchauffement, ne nous débarrasse de lui de façon tout à fait mécanique. En attendant, je continue à m'en foutre comme de l'an 40.

– J'ai bouclé tout à l'heure la première partie de L'Adolescent, et je comprends mieux mes successifs abandons précédents : après plus de 350 pages, je ne sais toujours pas où je suis, ni encore moins où ce damné Fédor entend me conduire. Mais j'm'accroche, j'm'accroche…

Quatre heures. – Abandon de L'Adolescent ; reprise des Démons. Depuis le temps, je devrais le savoir, que les ados ne sont jamais fréquentables bien longtemps.

– Puisqu'on en est aux tentatives avortées : au vu du bulletin météo du jour, je comptais fermement me livrer, cet après-midi, à ma première tonte annuelle. La giboulée de grêle d'il y a une vingtaine de minutes m'a fourni une excellente excuse pour n'en rien faire.


Mercredi 4

Trois heures. – Charlus est passé ce matin entre les mains de la toiletteuse de Pacy : le voilà tout dépoilé… et sentant bon. Quant à moi, je vais bien aussi. Demain, c'est Soraya qui passera entre les mains de la sienne, de toiletteuse, pour une vidange et un grand ménage intérieur, celui dont elle a grand besoin et que j'ai la flemme d'exécuter moi-même. C'est une plaisanterie qui va encore nous coûter un demi-bras, mais tout de même moins que lorsque nous étions chez Volvo.

Les Démons : lecture à la fois capiteuse et gouleyante. J'espère ne pas sombrer dans le coma éthylique avant la fin de ces 1200 pages…


Jeudi 5

Onze heures. – La lecture continue des Démons de Dostoïevski produit une forte et prenante impression de grouillement, comme si l'on se retrouvait plongé dans un nid d'insectes, un nœud de serpents. Comme tout est, de plus, fort embrouillé, on pourrait, spécialement pour cette œuvre, forger une sorte de mot-valise et parler d'engrouillamini.

– Soraya est chez ses toiletteurs pour la journée. Je devrais la récupérer en fin d'après-midi, resplendissante de propreté et lestée d'une huile toute neuve. En attendant, pour passer les heures, je regarde la pluie tomber. Comme me le disait Catherine à mon retour du garage de Pacy : « En ce moment, je suis bien contente qu'on n'habite pas au bord de l'Eure ! » De fait, contrairement à Oblomov, notre rivière sort de son lit avec enthousiasme à la moindre occasion, et, depuis quelques jours, elle ne s'en est pas privée, transformant les prés de Saint-Aquilin en véritables étangs provisoires. Avec tout ça, pas question de tondeuse, évidemment.

Une heure. – Je reste quand même sidéré par la quantité de thé que peuvent ingurgiter les Russes dans une journée ; en tout cas ceux qui vivaient au XIXe siècle et dans les romans de Dostoïevski : pour les autres, je ne peux rien dire.

Quatre heures. – Récupéré Soraya : comme neuve (sauf que ces gougnafiers de toiletteurs n'ont même pas pensé à me vider le cendrier). Depuis l'année dernière, j'avais oublié à quel point, les premiers kilomètres, il est pénible de se rhabituer à la boîte de vitesse manuelle dont sont équipés les véhicules “de courtoisie”. Mais aussi à quel point les réflexes reviennent vite. C'était tout de même une plaisanterie à 242 euros TTC…


Vendredi 6

Une heure. – Anniversaire de Carlos, “jeune” retraité de la Garderie nationale : 64 ans. Comme moi dans treize jours… Je me demande comment se passe son exil volontaire en Nouvelle-Zélande, à celui-là. La Nouvelle-Zélande, franchement…

Trois heures. – Première tontine de l'année. Avec tout de même un peu de mal, l'herbe étant aussi épaisse qu'une intelligence de blogueur et, malgré le vent, plus humide que… non, rien. Je puis retourner à mes Démons l'âme sereine – si tant est que cela soit possible quand on lit Dostoïevski.

Cinq heures. – Il est d'usage, chez les éditeurs des Démons – et Markowicz n'y manque point – de publier en “annexe” le chapitre qu'on appelle généralement la “Confession de Stavroguine”. Pourquoi en annexe ? Parce que l'éditeur de Dostoïevski, invoquant la censure certaine, les ennuis à n'en plus finir, etc., a refusé catégoriquement de le publier, et que l'auteur a dû s'incliner. Elle raconte, cette confession, comment Stavroguine a plus ou moins violé la fille de sa logeuse, une gamine qui a tantôt 14 ans, tantôt 10 (distraction de l'auteur ?). Mais enfin, disons 14. Stavroguine, dans sa confession écrite, précise d'ailleurs qu'elle avait l'air nettement plus jeune. Bref, il la déflore et l'abandonne sans un mot. Peu de temps après, la gamine se pend, Stavroguine n'est nullement inquiété. Voilà les faits. Il est piquant de penser que la même confession, insérée aujourd'hui dans un roman, vaudrait probablement à son auteur les mêmes réactions que celles essuyées par Dostoïevski. Voire pires.


Samedi 7

Une heure. – Depuis une semaine ou deux, je m'étonnais de son silence, lui qui, d'ordinaire, ramène sa non-science sur tous les sujets qui passent à sa portée. Eh bien, ça y est : Sa Pontifiante Majesté Sarkofrance vient de livrer sa pensée à propos du virus chinois. Sa conclusion est à la mesure de son crétinisme, je vous la livre telle quelle : « En bloquant la Chine, ce virus a réduit la pollution. La planète respire alors les hommes suffoquent. Le scenario catastrophe est au contraire une bénédiction pour la Terre. » Espérons que la Terre pensera à nous remercier pour une telle bénédiction. Non mais quelle andouille, tout de même ! J'ai beau m'y attendre, j'en reste toujours un peu surpris.


Dimanche 8

Midi et demie. – Terminé Les Démons ce matin de bonne heure. Ensuite, pour ne pas quitter Dostoïevski trop brutalement, je me suis livré à la petite expérience que je médite depuis quelque temps (il doit en être rapidement question dans le journal du mois dernier, je crois bien), à savoir lire quelques pages de Crime et Châtiment, mais les lire en double, paragraphe par paragraphe, une fois dans la traduction de la Pléiade (1950) puis dans celle de Markowicz (1996). L'exercice devient assez vite lassant, mais il reste tout de même intéressant, dans la mesure où il saute assez clairement aux yeux que les traductions anciennes sont polies, rabotées, ripolinées, jardin-à-la-françaisisées, et que celle de Markowicz, toute rugueuse, hérissée, râpeuse, presque hoquetante parfois,  doit être nettement plus fidèle à l'originale, même si on ne dispose pas du texte russe pour s'en assurer (et, le posséderait-on, qu'en ferait-on ?)

Pourtant, dès le deuxième paragraphe du premier chapitre, une bizarrerie m'a sauté à la face. Phrase chez Markowicz (c'est moi qui souligne dans les deux citations) : « Son cagibi se trouvait juste sous le toit d'un haut immeuble de quatre étages et tenait plus d'une armoire que d'un logement. » Et maintenant, la même dans la Pléiade : « Sa mansarde se trouvait sous le toit d'une grande maison à cinq étages et ressemblait plutôt à un placard qu'à une pièce. » Qu'il puisse y avoir une ambiguïté, un flou, entre mansarde et cagibi, ou encore entre placard et armoire, je l'admets volontiers. Mais entre quatre et cinq ? J'ignore absolument tout du russe, mais je serais fort étonné que les noms de chiffres ne soient pas fortement et absolument différenciés. Alors ? Qui était saoul, le jour où il a commencé sa traduction ? Et, au bout du compte, elle a combien d'étages, cette putain de bâtisse où Raskolnikov loue son cagibi-mansarde ? C'est qu'ils vous gâcheraient facilement votre journée, avec leurs conneries !

Juste après ça, j'ai lu la pièce de Griboïédov, Du malheur d'avoir de l'esprit (plus souvent intitulée : Le Malheur d'avoir trop d'esprit), arrivée par courrier voilà trois ou quatre jours. Et, là, je m'en veux beaucoup d'avoir opté pour la traduction de Markowicz : qu'est-ce qui lui a pris, à l'André, de nous balancer du vers régulier (plus ou moins régulier…) et rimé (plus ou moins rimé…) ? Cela donne un ton faux à toute la pièce, une langue empruntée, artificielle, qui empêche – en tout cas moi – de s'intéresser vraiment à ce qu'on lit.

Comme il n'est pas question de quitter mes Russes sur cette mauvaise impression, le problème est : que (re)lire maintenant ? Qui aura les reins assez solides pour soutenir la comparaison avec Dosto ? Je ne sais pas si les gens se rendent bien compte, mais on vit là un moment d'incertitude terrible.


Lundi 9

Quatre heures. – De faux policier, m'apprend Catherine à l'instant, ont infligé une amende de 150 euros (par tête, supposé-je) à des touristes chinois qui portaient un masque chirurgical, au nom de la loi interdisant le voile intégral. Je dis : chapeau bas devant un tel débordement de créativité. Même si, au bout du compte, ça fait un peu gagne-petit.

– Commencé hier à lire le Tchevengour d'Andréï Platonov, écrivain russe de la période communiste (la plus pure : celle de Staline). Roman étrange, étrangement lyrique, tout en demeurant ancré dans le réel, celui du coup d'État bolchevique puis de la guerre civile. On y sent par moment quelque chose de ce “réalisme magique” dont les Sud-Américains revendiqueront la paternité quelques décennies plus tard. Après ça, je vais peut-être retenter ma chance du côté du Don paisible de Cholokhov, roman commencé et abandonné voilà déjà quelques années. Ou bien avec La Garde blanche de Boulgakov, qui avait subi le même sort, mais il y a moins longtemps je crois.

– Dans la blogoliste de Fredi Maque figure le blog d'un certain Bruno Dewaele, qui se proclame “champion du monde d'orthographe”. Outre le léger ridicule qu'il y a à se parer d'un titre aussi dérisoire, je m'interroge : comment peut-on être champion du monde d'orthographe ? De quelle orthographe ? De la française uniquement ? De toutes les orthographes de Babel ? La discipline est-elle reconnue aux Jeux olympiques ? Ce folklorique personnage a-t-il chez lui tout un mur de coupes et de médailles ?  Combien d'heures par jour s'entraîne-t-il pour rester au niveau ? Est-il parfois défié en combat singulier, genre Rocky face à Drago ? Que de questions qui resteront sans réponses, mon Dieu…

Quatre heures et demie. – Ah, je suis finalement allé proposer son nom à Dame Ternette : mais c'est que c'est une vraie vedette, notre Bruno Dewaele ! Avec site entièrement consacré à sa gloire. Et des articles comme s'il en pleuvait dans La Voix du Nord, journal dont il est visiblement le grand homme. Dans sa jeunesse, il semble avoir été un habitué – et un gagnant, évidemment – des dictées de Bernard Pivot, dont les vieux croûtons dans mon genre se souviennent encore vaguement. Je suis sûr que Bruno doit appeler Bernard Pivot Bernard-tout-court, ce qui ne pouvait qu'impressionner favorablement ses élèves du lycée d'Hazebrouck, au temps où les lycéens savaient qui était Bernard Pivot. Enfin… Sic transit et toutes ces sortes de choses.


Mardi 10

Onze heures. – Enfin un article sensé à propos, non pas du coronamachin lui-même, mais de la démence coronavirale qui semble désormais affecter beaucoup plus de monde que le petit Chinois malicieux dans ses œuvres. Je le mets ici en lien, pour pouvoir le retrouver plus facilement et le ressortir quand , d'ici quelques mois, tout le monde aura oublié le micro-Chinois maléfique.


Mercredi 11 mars

Une heure. – Pendant que le virus chinois continue de faire ses ravages, bien davantage dans les esprits en surchauffe que dans les hôpitaux, du reste, une bonne nouvelle est passée, me semble-t-il, presque totalement inaperçue : dix ans après le premier heureux gagnant, un second malade se retrouve guéri du virus du sida. Je suppose que si on en parle si peu, et à voix si basse, c'est pour ne pas risquer de gâcher la merveilleuse panique générale, qui semble faire revivre tous mes ex-confrères. Qui aura la bonne idée de les foutre tous en quarantaine dans leurs salles de rédaction respectives, ces valeureux croisés du confinement ? Bon, d'un autre côté, une guérison tous les dix ans, il n'y a évidemment pas de quoi hisser le grand pavois. Du reste, plus personne ne parle du sida : complètement has been, comme virus. Je suppose que, dans trois ou quatre ans, on ne parlera plus du tout du petit Chinois actuel. Corona quoi ? Corona rien !

Deux heures. – Deuxième tontine de la saison, seulement cinq jours après la première. Non que l'herbe ait soudain fait du zèle, mais la première était vraiment haute, pour cause de gazon trempé, et, du coup, profitant du vent qui souffle et assèche (plus ou moins…), j'ai décidé d'en refaire une autre, basse cette fois-ci. (C'est intéressant, hein ? On se croirait presque sur le blog de Messire Étienne, tout soudain… Smiley, le vieux, smiley !)

– Terminé Tchevengour juste avant le déjeuner. Roman souvent fascinant, parfois un peu emmerdant. Je le qualifierais d'onirico-lyrique, à tout hasard, bien qu'il soit tout de même ancré dans une réalité historique indubitable (mais comment je cause, moi ?) et même souvent assez dur. Mais enfin, je ne pense pas que je vais me précipiter sur les autres romans disponibles de Platonov. Pour rester dans la même région et à la même période, je vais m'embarquer d'ici quelques minutes sur Le Don paisible : fleuve au long court s'il en est : 1370 pages bien drues.

– Un “chapeau” d'article sur Atlantico, le site où la langue française n'est même plus un souvenir : « Une régime de “junk food”, de “malbouffe”, permettrait de réduire le contrôle de l'appétit grâce à l'influence du cerveau. » L'emploi du verbe “permettre” (acception positive) renforcé par le “grâce à” qui le suit donne d'abord à penser qu'il doit s'agir d'une très bonne chose pour nous. Néanmoins, l'emploi des termes junk food et malbouffe fait naître comme un début d'ébauche de soupçon. Et, en effet, on apprend dès le début de l'article ainsi “chapeauté” que c'est une très mauvaise chose pour notre organisme.  Il le fait exprès, le patron de cette officine de presse, de n'employer que des analphabètes ? À moins, évidemment, qu'il ne s'occupe de tout lui-même, titrage et chapeautage (ces deux mamelles du journalisme). Auquel cas, ce serait lui l'analphabète. Il ne serait d'ailleurs pas le premier à occuper de telles fonctions.


Jeudi 12

Deux heures. – À propos du virus malicieux, dans la série « S tous n'en mourraient pas, beaucoup devenaient cons », le blogueur nommé René Paul Henry vient de prendre une longueur d'avance. Quittant son domicile urbain pour sa villégiature de campagne, grande épopée des temps modernes, il écrit ceci : « Quand je marchais vers la gare, j'ai pensé à  ceux qui se sont mis sur les routes en juin 1940, pleins d'incertitude et d'aigreur, fuyant devant l'ennemi qui envahissait la France. J'avais le sentiment de vivre la fin d'un monde, ce qui sera peut-être le cas... ». En fait, coronamachin n'est nullement un virus : c'est un révélateur – inutile que je précise de quoi.

– À propos du Don paisible (dont j'ai lu environ 200 pages et qui, pour l'instant, me sied fort), je me suis soudain avisé que son traducteur se nommait Antoine Vitez. J'ai tout de suite pensé à un homonyme, n'imaginant pas  que la crapule communiste abreuvée aux subventions théâtrales d'État ait pu, un jour, se livrer à un vrai travail utile, enrichissant (au sens spirituel…) et de longue haleine. Et pourtant, si, c'est bien le même bonhomme ! Rappelons que notre Vitez n'a jugé bon de quitter le PCF qu'en 1979, au moment de l'invasion de l'Afghanistan. On se demande bien pourquoi : quand on a sans broncher “avalé” la Hongrie, Prague, Soljénitsyne, Sakharov et tutti quanti, ça n'aurait pas dû être trop difficile de siroter Kaboul en guise de digestif. Cela dit, histoire d'être mesquin jusqu'au bout, je soulignerai le fait que, parmi les romanciers russes du XXe siècle, notre stalinien des planches a choisi de traduire Cholokhov – écrivain officiel du régime soviétique –, de préférence à Vassili Grossman, Iouri Dombrovski, Varlam Chalamov, Alexandre Zinoviev, and so on. Mais je suis mauvaise langue : c'est sûrement un hasard…


Vendredi 13

Une heure. – D'après ce qu'a pu lire Catherine ce matin sur sa tablette magique, il serait question de réquisitionner les médecins retraités afin qu'ils viennent donner un coup de main dans les hôpitaux, où le personnel va forcément être débordé sous l'afflux des coronapatients. C'est une bonne idée, je trouve, de faire venir massivement des vieux dans les endroits où le virus malicieux est forcément le plus concentré. Les caisses de retraite risquent de s'en trouver grandement soulagées dans un proche avenir : toujours voir le côté positif des choses.


Samedi 14

Onze heures. – Anniversaire d'Élodie : 50 ans ! Lorsque nous nous sommes levés, vers sept heures, Jean et elle n'étaient pas encore couchés et s'employaient à “fêter ça” (à Québec, il n'était encore “que” deux heures du matin…).

– J'ai bien cru que j'allais devoir ramener Soraya au garage : depuis deux jours, le GPS nous refusait tout service, prétendant que nous nous trouvions “hors zone cartographiée”, ce qui était assez vexant. Ce matin, allant chercher du pain aux aurores, j'ai essayé de réinitialiser le bouzin, bien entendu sans le moindre succès. J'ai ensuite tenté de joindre le garage pour prendre un rendez-vous, lequel était d'autant plus urgent que la garantie de Soraya expire la semaine prochaine, je ne sais plus exactement quel jour. Mais, comme nous sommes samedi, personne n'a répondu à mes deux ou trois tentatives d'appel. Là-dessus, Catherine était à son tour descendue à Pacy pour s'y livrer à des dépenses inconsidérées (trois mangues, quatre boîte de Kleenex et deux paquets de café…). À son retour, elle put m'annoncer triomphalement que Soraya s'était “auto-réparée” et que le GPS fonctionnait de nouveau. Je suis allé faire un petit tour de vérification : c'était exact. Encore une chance que je ne me sois pas précipité avant au garage, je serais une fois de plus passé pour un parfait zozo.

– Bien que, comme d'habitude, je ne puisse en aucune manière avoir accès au texte original, il me semble que la traduction qu'a faite Vitez du Don paisible est au-dessus de tout éloge. Comme quoi, il peut arriver qu'un communiste serve à autre chose qu'à nuire à ses semblables.

– Sinon, Élodie devait aller célébrer ses 50 ans à New York avec son homme, tandis qu'Adeline s'apprêtait à partir pour Cuba avec sa vieille amie Alisa : tout cela a été annulé pour cause de rococovirus.


Dimanche 15

Deux heures. – C'est à peine si j'ose encore venir en ce journal ; et je le fais avec la peur au ventre, celle de m'y voir brusquement confiné par nos autoritaires sanitaires et de ne plus pouvoir retourner au salon.

Le bon côté, immédiatement perceptible, du rococovirus, c'est que, par contrecoup, l'urgence climatique semble ne l'être plus du tout, urgente. et même à peine climatique, pour tout dire. Au bout du compte, s'il y a un compte et s'il a un bout, le petit Chinois malicieux aura peut-être raison de toutes nos démences passagères, ce qui serait bien aimable de sa part. Seul pôle de résistance : le camarade Gauche de Combat qui, imperturbablement, continue à traquer le nazi sans s'occuper d'une autre pandémie que celle de sa chère peste brune. Il est vrai que, si ce garçon souffre d'une grave insuffisance, elle n'est nullement respiratoire.


Lundi 16

Onze heures. – C'est assurément un roman remarquable, ce Don paisible. Les personnages principaux, et même les secondaires, ont du relief, sont capables d'évoluer au fil du récit, sont attachants et bien différenciés malgré leur nombre et leurs noms impossibles à retenir. De plus, leurs destins individuels sont fortement et habilement intriqués dans l'histoire-avec-un-grand-h. Du reste, comme il s'agit de la lutte finalement malheureuse de ces pauvres Cosaques contre les bolchéviques, je ferais mieux de parler, en ce qui les concerne, de l'histoire avec une grande hache. Mais elle est bien là, cette histoire, qui emporte tout le monde et chacun, qui ballotte les personnages sans que, jamais, le lecteur ne les perde de vue. De plus, tout le roman (enfin, cela dit, je viens seulement d'en passer la moitié) baigne dans un climat de sensualité âpre. Sensualité entre les humains, bien sûr, empreinte d'une sorte de romantisme brutal, si je puis me permettre d'accoler ces deux termes, mais également sensualité des paysages, des saisons, des ciels, des travaux et des jours. Avec, unifiant le tout, cet immense fleuve, le Don, aussi immuable que perpétuellement changeant, telle la destinée des hommes. Il n'empêche : plus de 1300 pages, environ quatre millions de signes… ça frise l'impolitesse !

Deux heures. – En parallèle, parce qu'on ne peut quand même pas descendre et remonter le Don du matin au soir, j'ai repris depuis hier l'Histoire des codes secrets du physicien britannique (d'origine indienne) Simon Singh. C'est Bernard Touchais qui m'avait poussé à acheter ce livre, il doit y avoir une vingtaine d'années, d'une part parce que lui-même l'avait trouvé passionnant, ce qu'il est en effet, d'autre part parce qu'il pensait qu'il y avait là matière pour un scénario original de Brigade mondaine – lequel fut bel et bien écrit par moi (mais du diable si je me souviens de son titre).

– À propos des délires qui saisissent de plus en plus de monde, semble-t-il, à propos du virus chinois, je recommande la lecture de ce blogueur qui signe René Paul Henry : c'est une pure régalade. Lui, on le sent déjà bien installé dans la fin du monde, certain que le chaos et l'apocalypse campent déjà sur son paillasson. Ce matin, par exemple, il écrit ceci : « Quand j'avais un rhume, j'allais dans  un sauna en me disant que ça pourrait le faire passer. Respirer de l'air très chaud  pendant quelques vingt bonnes minutes m'a, semble-t-il, souvent soulagé...  Je dis ça, je ne dis rien, mais j'ai pensé qu'en cas, j'essaierai de respirer l'air chaud de mon sèche cheveux en espérant que ça serve à quelque chose... » Il est déjà bien amusant que cet homosexuel avoué (et bien entendu “fier” de l'être) nous dise aller dans les saunas pour soigner sa goutte au nez : j'en vois déjà qui ricanent dans le fond ! En outre, l'image de ce grand dadais en train de respirer son sèche-cheveux (mais qui utilise encore cet engin ?) m'a mis en joie durant un bon quart d'heure.


Mardi 17

Onze heures et demie. Ici, personne n'est encore mort, à l'heure où je mets sous presse. Ni même malade, d'ailleurs, ou bien on n'en sait rien. Le “confinement” ne change à peu près rien pour nous, vu que nous ne recevons personne ni n'allons nulle part. Tout juste si, d'ordinaire, nous sortons chacun une fois par semaine, pour le ravitaillement essentiel. Sauf que, ce matin, j'y suis bêtement allé, au ravitaillement, et suis revenu les mains vides, car tous les commerces ouverts étaient pris d'assaut, y compris les deux pharmacies où je devais faire renouveler des ordonnances. On retentera notre chance plus tard.

Il y a une demi-heure, je suis allé par les chemins afin de déconfiner le chien (on ne dit plus "promener", c'est complètement has been), lequel, sans souci des diverses contaminations possibles, s'est joyeusement roulé dans une grosse merde fraîche. Du coup, shampoing et confinage dans le jardin jusqu'à séchage complet de cet imbécile.

Une heure et demie. – Catherine vient de rentrer du Super U de Saint-Aquilin : il n'y avait pratiquement plus de clients… et pratiquement plus de marchandises non plus. Par chance, les rayons les plus dévalisés n'étaient pas ceux qui l'intéressaient le plus et, grosso modo, elle a pu rapporter tout ce dont nous avions besoin : nous voilà parés pour une bonne huitaine. D'ici une heure, je vais retenter une expédition à la pharmacie ; en espérant qu'elle ne sera pas entièrement vide de remèdes. À tout hasard, je vais partir avec un livre, si jamais je me trouve confronté à une queue de type soviétique.

Quatre heures. – Ma petite descente pharmaco-tabagique à Pacy s'est déroulée au mieux. Avant de partir, discipliné comme pas deux, j'avais pris soin d'imprimer et de remplir une “ attestation de déplacement dérogatoire”, afin de n'être pas importuné par la maréchaussée – laquelle est restée parfaitement invisible, comme je m'y attendais.

– J'ai oublié de noter ici que, voilà quelques jours, j'ai découvert sur Youtube une série de vidéos réunies sous l'intitulé “Science étonnante”. Il s'agit d'une vulgarisation fort bien faite, par un jeune physicien (jeune… il a tout de même passé 40 ans) nommé David Louapre. Depuis cette découverte, je me shoote à la mécanique quantique, aux théorèmes de Gödel et autres relativités, qu'elles soient restreinte ou générale. Je comprends tout ce qu'on me dit… et n'en retiens à peu près rien, ainsi qu'il était devinable


Mercredi 18

Midi et demie. – L'un des effets collatéraux (et hautement prévisibles) de nos réjouissances virales actuelles, est que, dans les salons de Dame Ternette, toutes les démences ont commencé à s'en donner à cœur joie. Par exemple, sur le forum des In-nocents, le survolté du bocal Francis Marche en est déjà à la grande peste noire de 1348. Et vas-y que je t'additionne les morts prochains, que je te jongle avec les chiffres des contaminés, etc. Tout cela bien sûr, avec l'aplomb et la certitude de celui-qui-sait : il affirme, il assène, il tranche, il décrète à tout va. C'est hautement réjouissant.

Quant à moi, je suis, aux aurores, allé chercher le pain pour une semaine. Et, pour l'instant, je suis toujours vivant. D'autre part, je n'ai croisé aucun ange du guet dans les rues de Pacy. Il est vrai qu'il était à peine plus de sept heures, et que j'étais rigoureusement seul dans les dites rues. En revanche, il m'a tout de même semblé plus raisonnable d'annuler la visite que je devais faire aux Desgranges la semaine prochaine. En premier lieu parce que je ne tiens pas à me faire contrôler aux carrefours par la maréchaussée, puis reconduit chez moi avec menottes aux poignets et masque au groin.

– Terminé l'Histoire des codes secrets. Repris les Mémoires d'Outre-Tombe, comme lecture de “contre-Don”, si j'ose ainsi dire. 


Jeudi 19 (64 ans à sept heures ce soir)

Dix heures. – Carlos m'a répondu : il est toujours à Auckland, leur vol du 1er avril a été annulé (un vol-poisson, sans doute). Mais il me dit qu'ils ont réussi à en “attraper” un dimanche prochain, et qu'il va évidemment le prendre… s'il n'est pas annulé lui aussi d'ici trois jours.

– Chez les In-nocents, le délire continue et s'amplifie (c'est peut-être bien une mini-pandémie). L'inénarrable Marche a brusquement abandonné la peste noire médiévale pour se tourner vers nos bonnes vieilles années quarante, dont il nous affirme avec ce ton doctoral qui n'est qu'à lui qu'elles sont à nos portes, et peut-être même déjà entrées. Et c'est le même Francis qui répercute la “prévision” d'un autre frapadingue, lequel voit une Italie dépeuplée quitter l'Union européenne et… se placer volontairement sous protectorat chinois. J'ai bien hâte de découvrir ses prédictions de demain.

– Il n'a pas fallu plus d'une vingtaine de pages de ses Mémoires pour que Chateaubriand me rempoigne complètement. Au point qu'il faut que je me gendarme pour ne pas planter là mes Cosaques du Don afin de me consacrer entièrement à lui ; ce qui serait très bête car, si j'abandonne, ne serait-ce qu'une semaine, Le Don paisible, je sais bien que je ne parviendrai jamais à renouer le fil.

Midi. – Un certain nombre de blogueur ont commencé, hier ou avant-hier, un “journal du confinement” : on va voir combien de jours ils vont tenir, avant de s'apercevoir qu'ils n'ont finalement rien de plus à dire que d'habitude. Car tenir un journal ou non ne dépend en rien, ou disons en pas grand-chose, des événements que l'on vit, mais plutôt du regard que l'on porte sur eux. Ainsi, le journal d'Amiel est-il intéressant bien que son auteur ait eu la vie la plus plate qu'il soit possible d'imaginer, alors que certains journaux dits “de guerre”, ou “de combattants” ne dégagent rien d'autre qu'un pesant ennui, alors même que leurs auteurs sont placés au cœur d'un maelström gigantesque.


Vendredi 20

Onze heures. – La maladie du “journal de confinement” semble, chez les blogueurs, se propager encore plus rapidement que le Chinois baladeur chez les vieillards essoufflés.  Cela me passerait presque l'envie de publier le mien, de journal, le premier du mois prochain. Ou alors en l'appelant Journal d'un déconfit né. Pour ce qui est du mien, de confinement, il se poursuit gentiment, dans l'alternative compagnie de Cholokhov (le matin) et de Chateaubriand (l'après-midi) ; lesquels se présentent à moi tout sourire, sans masque ni gants mais avec du style. Des anti-blogueurs, en somme.

– Hier, notre voisin qui, de par son travail (dont j'ignore à peu près tout) fait de fréquents séjours en Chine, m'a dit avoir appris par l'un de ses amis basé à Hong-Kong, que l'aéroport de cette ville serait de nouveau fermé à compter d'aujourd'hui. Or, quelques heures plus tôt, Carlos m'avait informé qu'il devait se rapatrier dimanche, par un vol comportant justement une escale à Hong-Kong. Je lui ai aussitôt expédier un himmel pour l'informer de ce que je venais d'apprendre : ce matin, aucune réponse de lui.

– Catherine m'apprend qu'Albert de Monaco vient d'être testé positif au petit Chinois. Ma première pensée, immédiate, instinctive et un peu déprimante : « Ah, ça, c'est bon pour France Dimanche ! » On croit sincèrement être affranchi d'une chose, et c'est pour s'apercevoir que, si les chaînes ont bien été descellées du mur, on continue de les traîner après soi. 

Deux heures. – Un effet positif de l'ermitage forcé : depuis trois jours, plus un seul appel téléphonique publicitaire. Il est fort possible que, les jours passant, on en découvre progressivement d'autres, des avantages. Si bien que, quand le confinement sera enfin aboli, il se trouvera des zozos pour réclamer à grands cris son prolongement, voire son instauration pérenne. 

– Nos sorties de la semaine prochaine (nous ne quitterons plus la maison d'ici là, sauf pour quelques déconfinages de chien dans la campagne) sont déjà dûment programmées, à savoir deux pour chacun de nous. Pour moi, mardi matin (boulangerie + labo d'analyses médicales) et jeudi matin (boulangerie + toubib) ; pour Catherine, mardi matin (labo en même temps que moi) et mardi midi (Super U). That's all.


Samedi 21

Onze heures. – Curieux, cette impression que j'ai, de voir beaucoup de gens (mais je parle là des seuls blogueurs, nettement prédisposés à cela) devenir brusquement fous. Ou, au moins, légèrement anormaux. Tout le monde y va de sa crise d'angoisse, de ses bouffées de chaleur ou de panique, etc., survenues simplement parce qu'ils sont sortis dix minutes acheter un pack de bière ou deux paquets de nouilles au supermarché du coin. Je vais finir par penser que je ne suis pas un humain à part entière, une sorte de brute épaisse et insensible, moi qui suis sorti trois fois depuis le début du claquemurage général… et n'ai strictement rien ressenti de particulier.

– Cela étant, en ce qui concerne nos sorties de la semaine prochaine, que j'exposais hier, nous avons réduit la voilure ce matin : comme nos visites au laboratoire d'analyse et ma consultation chez le Dr Dubruel étaient de routine, nous les avons purement et simplement annulées. Donc, au nouveau programme de la semaine à venir, plus qu'une sortie chacun : pour moi, une mardi matin très tôt (la boulangerie ouvre à sept heures…) ; pour Catherine, une également mais mardi midi, au Super U dont ce devrait être l'heure creuse. On verra bien si on revient en larmes ou tout suffocants.

– Passé ce matin ma millième page du Don paisible. Il est peut-être paisible, ce putain de fleuve, mais qu'est-ce qu'il est long ! Je commence à avoir hâte d'arriver à la mer d'Azov, moi…

 Deux heures. – Si, il y a tout de même une chose qui pourrait à la longue me pousser dans les bras de Dame Déprime, ce sont tous ces décervelés urbains qui, me dit-on, se mettent chaque soir à leur fenêtre ou sur leur balcon… pour applaudir. Ou, d'une façon plus générale, dans le but de faire du bruit. Il paraît tout de même difficile d'être plus con. Je ne leur souhaite pas d'attraper le Chinois, mais je n'en suis pas très éloigné.

– Tous ces diaristes d'occasion, avec leurs “journaux de confinement” ont au moins un point commun : aucun n'a annoncé qu'il allait mettre à profit le grand claquemurage pour lire enfin La Recherche, ou se remettre au latin, ou tâcher de comprendre vraiment la Relativité générale. Ce n'est pas parce qu'on est physiquement confiné qu'on va prendre le risque de se déconfiner l'esprit, de s'aérer l'intelligence – restons sérieux, quoi, merde ! Il est vrai que raconter minutieusement, mètre de linéaire par mètre de linéaire, sa dernière expédition au Carrefour Market ou au Leader Price, c'est autrement plus fun.


Dimanche 22

Onze heures. – Le petit Chinois commence à créer de sérieuses perturbations, notamment sous forme de distorsions temporelles. Ainsi, ce matin, dans la blogoliste de Nicolas, on trouve le billet d'un confino-diariste intitulé “Confinement jour 8” ; et,juste en dessous, le billet d'un autre confino-diariste intitulé “Cinquième jour”. Soit le premier, Seb Musset, s'est, par pur masochisme, confiné trois jours avant que cela ne devienne impératif, soit l'autre, René Paul Henri, a vécu trois jours de “latence mentale” avant de comprendre ce qu'on lui prescrivait de faire. Curieux. Je constate par ailleurs que Nicolas semble en être lui aussi au “jour 5”, alors que la charmante Élodie paraît, pour l'instant, être restée coincée dans son “jour 4” (mais, pour être tout à fait honnête, elle a prévenu dès le début du claquemurage qu'elle ne tiendrait sans doute pas bien longtemps le rythme d'un billet quotidien).

Sinon, hormis ces journaux de claquemurage, qui m'amusent encore un peu (et m'intéressent, même, moins pour ce qu'ils disent que pour ce qu'ils révèlent de leurs auteurs), je ne lis pratiquement rien de ce qui concerne le petit Chinois, lequel, à défaut de la population, a déjà contaminé l'ensemble des sites d'informations et des forums de plus en plus délirants. Je veux bien, n'y pouvant rien, que cette saloperie infinitésimale infecte mon corps si la fantaisie lui en prend, mais je refuse qu'elle commence par coloniser mon esprit.

– Par himmels, Catherine et Hélène Jégou, la sœur de Nicolas, décident chaque jour du thème du dessin qu'elles vont exécuter d'ici le soir ; dessin “spécial claquemurage”, c'est-à-dire devant être réalisé à l'intérieur de la maison. Ce thème est choisi par elles deux alternativement. Ce matin, c'était le tour de Dame Jégou, qui a opté pour “la garde-robe” ; ce qui a conduit Catherine à lui demander  de préciser ce qu'elle entendait par là. En effet, si en français de France, le mot désigne l'ensemble des vêtements dont on dispose, au Québec, il est utilisé pour l'armoire ou le placard dans lesquels sont rangés ces mêmes vêtements. On s'aperçoit tout de suite que le sens québécois est nettement plus logique. Garde-robe : l'endroit où l'on garde ses robes. Je suppose que, “dans le temps”, il avait aussi cette signification cher nous, laquelle a ensuite dû muter par métonymie.

– Je suis toujours dans mon Don paisible, mais j'ai entamé le dernier galop. Ça sent l'écurie…

Midi. – Affirmer que nous serions “en guerre” est évidemment absurde, le parallèle ne tient pas la route une seconde. Néanmoins, il se produit au moins une chose qui fait en effet penser à la guerre, notamment aux deux “mondiales” du XXe siècle : la certitude qui commence à se répandre que, dans l'après-virus, “plus rien ne pourra plus être comme avant”. Ce qui revient plus ou moins, mais sûrement plus que moins, à prendre ses rêves et ses désirs pour la réalité future.


Lundi 23

Neuf heures et demie. – Dès huit heures et quart, ce matin, Catherine, Charlus et moi étions dehors, en chemin vers la voie romaine… et dûment munis de notre ausweis (rempli au crayon à papier, de manière à pouvoir en gommer la date demain…). Bien nous a pris d'être si courageux, ou matinaux, car, à la moitié de notre tour, le vent s'est levé : pas chocho, le vent. Du reste, ce matin, l'eau était partiellement gelée dans l'abreuvoir des poules. Nous venions à peine de délaisser Charlus dans le chemin, que voyons-nous à l'autre bout d'icelui ? Une femme promenant son chien et marchant dans notre direction. C'était évidemment sans importance : le chemin et large et les champs praticables.  Très vite, nous la voyons s'arrêter ; elle nous a vus ; elle semble comme tétanisée. Et, soudain, nous la voyons obliquer dans le champ et s'éloigner rapidement, alors que nous étions encore à une bonne centaine de mètres d'elle. Pour le coup, j'ai eu l'impression de me retrouver dans un film de zombis, mais où c'était nous les zombis. Nous avons fait demi-tour pour aller prendre un autre chemin, afin de lui éviter la crise cardiaque de terreur.

– Je suis en train d'achever Le Don paisible, il doit m'en rester trente ou quarante pages. Roman remarquable, impressionnant même. J'ai failli en faire un billet de blog, puis y ai renoncé : à quoi bon recommander un roman de 1400 pages ? Qui ira s'y frotter ? Je sais bien ce qu'on m'objectera : ce temps de claquemurage est propice, justement, à ce genre de livres “fleuves”. C'est une illusion : les gens qui ne lisent pas d'habitude ne vont pas s'y mettre sous prétexte qu'ils sont consignés, car s'ils ne lisent pas d'habitude, ce n'est jamais pour les fausses bonnes raisons qu'ils donnent mais tout bêtement par manque de goût, défaut d'appétence. Ceux-là préféreront encore s'ennuyer plutôt que de se mettre à lire – les deux choses, d'ailleurs, devant être à peu près similaires dans leur esprit, même s'ils ne (se) l'avoueront jamais. Ou alors, ils vont lire les mêmes conneries qu'ils lisent durant leurs vacances d'été, du genre romans policiers ou autres de même ragoût. Bref…

Onze heures. – C'est en période de claquemurage qu'on se rend le mieux compte du bonheur – ou disons : du soulagement – que c'est de n'avoir pas d'enfant. D'une part parce que cela évite de se ronger les sangs pour eux, alors qu'on doit déjà se les ronger pour soi, et ensuite parce que, depuis une semaine qu'ils tournent en rond dans l'appartement, ils doivent être devenus plus prodigieusement casse-couille que je ne suis capable de l'imaginer. 

– Je mets ici, à la suite l'un de l'autre, les deux commentaires que j'ai laissés, le premier hier, le second ce matin, sur le blog d'Élodie Jauneau qui, elle aussi, tient un journal de claquemurage :

Le premier : « Il faut s'ôter de l'esprit l'idée fausse (et faussement rassurante) que l'être humain agit selon la raison. La plupart du temps, nous nous comportons selon l'habitude, la routine, etc. Survienne un événement un peu exceptionnel, ou dont on croyait le retour impossible, et immédiatement ce sont les pulsions primitives qui prennent le contrôle. Il y a la pulsion du stockage de denrées, la "pulsion d'exode" et d'autre. Il y a même ce qu'on pourrait appeler la "pulsion festive", celle qui, lors des grandes épidémies passées poussaient certaines gens à se plonger dans des orgies monstres, c'est-à-dire à jeter leurs dernières forces vitales dans un grand embrasement des sens, ce qui est une manière, un peu désespérée certes, de dire "merde à la mort". Bref, nous vivons un moment bien intéressant, je trouve. »

Le second : « Hier, dans mes histoires de pulsions primitives, j'en ai oublié une, essentielle. Nous l'appellerons : la “pulsion délatrice”, si vous le voulez bien. Catherine, qui lit la presse québécoise, me disait ce matin que, là-bas, chez nos "cousins", les gens avaient commencé à appeler la police quand ils voyaient des groupes se balader dans leur rue. Ou encore lorsqu'ils percevaient des éclats de voix et des rires chez leur voisin de palier, en principe célibataire. Je ne sais ce qu'il en est ici, de ce point de vue, mais je serais très surpris qu'on échappe à la pulsion délatrice. Si quelqu'un a des relations chez les policiers ou les gendarmes, ce serait intéressant de savoir… » 

– Pendant ce temps, chez les In-nocents, l'inénarrable Marche continue de débiter ses lieux communs et ses vérités premières (le vivant, c'est pas pareil que le non-vivant, figurez-vous, et un robot n'est pas un homme), dans cette langue pâteuse et obscure qu'il emploie lorsqu'il veut tenter de dissimuler sous des airs intelligents son enfonçage de portes ouvertes. On s'amuse bien, finalement. 

Une heure et demie. – Terminé Le Don paisible. Demain, journée “de tous les dangers”. Danger minime pour moi, qui vais aller chercher le pain de la semaine dès l'ouverture de la boulangerie, soit à sept heures, moment où je suis à peu près assuré de ne croiser personne. Danger un peu plus élevé pour Catherine, qui ira arpenter les rayons du Super U vers une heure, c'est-à-dire quand les autres claquemurés seront à table (du moins l'espère-t-on). Ensuite, plus de sortie avant la semaine prochaine.

(Je m'aperçois que j'ai écrit une connerie, avec mes risques minimes et plus élevés : il est bien évident que si Catherine ramenait le virus à la maison, je m'empresserais de le partager avec elle, ne serait-ce que par solidarité viro-conjugale – ou conjugo-virale. Et aussi par impossibilité de faire autrement.)


Mardi 24 mars

Onze heures et demie. – Ma sortie hebdomadaire (hors déconfinage du chien…) s'est déroulée au mieux : à sept heures dix du matin, Pacy était désert (ou déserte ?), la boulangerie aussi : il n'y avait que la vendeuse, derrière le grand pan de plastique transparent tendu au-dessus de la caisse, à hauteur des visages. Par exemple, je me demande par quelle aberration mentale j'avais réussi à me persuader que ladite boulangerie ouvrait ses portes à sept heures : en réalité, et c'est spécifié en toutes lettres (en tous chiffres plus exactement), elle ouvre à six heures et quart. Je le saurai pour la semaine prochaine, et m'y pointerai dès six heures et demie.

Catherine, elle, doit sortir tout à l'heure, vers midi et demie, quand les claquemurés seront à table, pour descendre au Super U ; et au Carrefour Market si jamais les rayons du précédent sont par trop vides ; et à l'Intermarché si, etc.

– J'ai commencé, hier, La Garde blanche de Boulgakov, que j'avais sans succès tenté de lire il y a quelques années. Eh bien, rien à faire : j'ai abandonné après une cinquantaine de pages. C'est d'autant plus bizarre que, ce livre-là excepté, j'aime beaucoup Boulgakov, et notamment, bien sûr, Le Maître et Marguerite, vrai chef-d'œuvre. À la place, et pour rester dans la tonalité russe et anti-communiste, j'ai repris les Récits de la Kolyma de Chalamov : 1400 pages serrées, j'ai de quoi voir venir.

Deux heures et demie. – Ayant réussi à éviter les attaques de zombis affamés, Catherine vient de rentrer saine et sauve du Super U. Mais ça lui a pris bien du temps, d'abord pour pouvoir y entrer, puis pour franchir l'unique caisse ouverte. Entre les deux, elle a dû revoir rapidement son menu de la semaine en fonction des produits disponibles dans les rayons. Mais enfin, grosso modo, l'affaire s'est déroulée sans heurt. Nous voilà donc reclus jusqu'à mardi prochain, hors les divers déconfinages du chien.

– À part ça, il fait un temps magnifique ; et l'herbe, que semble n'affecter aucun virus particulier, pousse avec une vigueur qu'on ne va sans doute pas tarder à lui envier. Le temps, celui qui passe, ne sera pas long avant que je doive déconfiner la tondeuse.


Mercredi 25

Dix heures et demie. – Depuis hier, ceux qui, parmi les blogueurs, twitteriens et autres facebookistes, se souvenaient de qui pouvait bien être Manu Dibango, se livrent à un concert (mini-concert : il ne faut rien exagérer) des lamentations à propos de sa mort par coronavirade. Il y a aussi la mort d'Uderzo, mais, lui, il a succombé à une simple et banale crise cardiaque : erreur de com' flagrante.  Voici par exemple ce qu'écrit un commentateur chez l'impayable Sarkofrance (lequel n'a pas encore osé accuser Macron de propagation préméditée du virus, mais ça peut encore lui venir) : « Une grande perte pour la musique ! Uderzo, aussi mais pour la BD. Quelle sale époque ! »

J'ai rencontré Dibango une fois, il y a très longtemps, quand je faisais une émission sur Radio 7 : il m'avait fait l'effet d'un homme extrêmement sympathique et drôle. Est-il pour autant “une grande perte pour la musique” J'ai comme un doute. Uderzo est peut-être bien une grande perte pour la BD, mais alors, là, je m'en branle complètement, même si je fus, dans mon enfance, lecteur assidu d'Astérix. Et j'aime beaucoup la conclusion de M. Gilbert Rats (c'est le commentateur) : quelle “sale époque” en effet, que celle où l'on voit mourir des hommes de 86 et 92 ans. Voilà une chose qui ne s'était encore jamais produite au cours de l'histoire, n'est-ce pas ? Salaud de Macron, tiens !

Deux heures. – Une expérience curieuse, que je viens de faire. Commencer par lire d'affilée une vingtaine de Récits de la Kolyma, soit une centaine de pages. S'interrompre, quitter son fauteuil, venir s'asseoir devant l'ordinateur. Là, parcourir les “journaux de confinement” que publient une poignée de blogueurs depuis une semaine. Ils apparaissent alors, ces blogueurs (et moi autant qu'eux évidemment) comme une bande de “bébés gâtés” pleurnichant sur des misères microscopiques et une situation qui aurait pris des airs d'authentique paradis, je ne dis même pas pour les occupants du goulag, mais plus largement pour tout “camarade” d'un pays communiste de haute époque. Je sais bien qu'on ne peut pas se satisfaire d'un état donné sous prétexte que, par le passé, d'autres humains en ont connu de pires. Mais tout de même : pendant un moment, le lecteur de Chalamov ressent un certain sentiment d'obscénité en envisageant de quoi il se plaint. (Envisager de quoi : c'est français, ça, tu crois ? Espèce de virus syntactique, va !)

– Les avantages du petit Chinois baladeur continuent néanmoins de se manifester : depuis une semaine, pas le moindre appel téléphonique publicitaire en provenance de telle ou telle centrale maghrébine. Et, chaque matin, quand nous prenons notre premier café sur la terrasse, Catherine peut s'émerveiller du bleu  parfait du ciel, lequel n'est plus zébré par les longues traînées blanches des avions, désormais absents.

Cinq heures. – Le souvent ridicule (parce que pompeux mais se donnant des airs cool) Seb Musset, l'homme qui a trois jours d'avance sur le confinement de tous les autres, est en train de basculer dans le délire prospectif et, bien entendu, vaguement apocalyptique. Et d'abord, comment peut-on s'appeler soi-même, de son plein gré, Seb ? Qu'est-ce qui peut pousser un homme à se parer d'un nom de cocotte-minute ? Tout de même, au milieu de sa petite apocalypse personnelle, un signe encourageant : il a découvert un escargot sur le mur de sa cuisine. Illico, il y a vu le signe d'un changement positif du climat à Paris. Brave garçon…

– Spectacle pitoyable d'un Jean-Jacques Goldmann à la voix en lambeaux, s'engouffrant dans le “créneau viral” avec une ritournelle dont les paroles feraient honte à un enfant de 14 ans moyennement doué, tant elles sont “ras les pâquerettes”. Comment peut-on être à ce point dénué à la fois de pudeur et de sens du ridicule ?


Jeudi 26

Une heure. – Julie, notre poule rousse, est plus ou moins en train d'agoniser. Enfin, pas vraiment, et c'est bien le problème, notre problème. Si elle agonisait réellement, la décision de la zigouiller aussi promptement et proprement que possible aurait été prise et aussitôt suivie de son effet létal. Non, là, parfois elle semble à la dernière extrémité, incapable de bouger ; puis, l'heure suivante, on la voit faire quelques pas, boire, manger une graine ou deux, picorer le sol. Donc, que faire ? Évidemment, cette andouille est incapable de nous dire si elle a mal quelque part, à combien elle évalue ladite souffrance sur une échelle de 1 à 10, si elle est pour ou contre l'acharnement thérapeutique, und so weiter. Donc, pour le moment, on expecte comme des bêtes.

– Himmel de Carlos hier, pour me dire qu'il a finalement réussi à rentrer de Nouvelle-Zélande et qu'il est venu se claquemurer dans la maison familial d'Ingré, cette maison où j'ai passé tant de soirées entre18 et 23 ans (approximativement), et ensuite de façon plus espacée jusqu'à la fin des années quatre-vingt, c'est-à-dire jusqu'à la mort de son père. La seule chose que je lui ai demandée, c'est s'il avait suffisamment de livres pour “tenir” ; question toute rhétorique car je ne doutais nullement de sa réponse positive.

– Sinon, j'attends avec une certaine hâte que le camarade Seb mette en ligne sa décoction mentale du jour. Pour avoir des nouvelles fraîches de son escargot.

Cinq heures et demie. – Cinq heures après la publication de mon long billet consacré à Chalamov (dont la moitié, certes, est constituée par la reprise pure et simple d'un autre billet, vieux de dix ans), aucun commentaire. J'ai l'impression que, désormais, tout blogueur parlant d'autre chose que du petit Chinois, ou des petits problèmes de sa petite vie de claquemuré, celui-là disparaît des écrans radars, comme on dit. La littérature, qui n'y occupait déjà pas une place très enviable, sort totalement des préoccupations humaines. D'un autre côté, le réchauffement climatique également : ceci compense en partie cela.


Vendredi 27

Onze heures. – Pour rester dans l'ambiance kolymesque actuelle, je viens de rapporter au salon Contre tout espoir, les souvenirs de Nadejda Mandelstam. Rien à signaler de nouveau, de mon point de vue, à propos du Grand Claquemurage.

Une heure. – Avec la psychose collective qui semble s'étendre, je m'étonne que nul olibrius n'ait encore accusé les Juifs de propager le virus exprès en empoisonnant les réservoirs d'eau potable. Je dis “les Juifs” par respect des coutumes ancestrales, parce que ce sont généralement eux les récipiendaires de ce type d'accusations. Mais on pourrait bien sûr imaginer des variantes, chacun ayant à cœur de promouvoir son petit bouc émissaire personnel. Pour les uns, ce serait l'extrême droite, pour les autres les musulmans “islamistes”, pour celui-ci la CIA, pour celui-là les “antifas”, pour cet autre le lobby LGBT, pour son voisin les cathos de la Manif pour tous, etc. On pourrait même, ensuite, organiser des congrès de boucs émissaires ; en vidéo-conférence évidemment.

– On ne compte déjà plus les articles de presse, les communiqués émanant de diverses “autorités”, qui nous annoncent solennellement que le petit Chinois est d'autant plus dangereux que l'on est vieux, faible, déjà malade, etc. Et on nous présente ça comme un scoop, une découverte presque hallucinante, tant il est vrai que, en temps ordinaire, les autres maladies contagieuses détruisent de préférence les organismes jeunes, sains et disposant de défenses immunitaires en béton armé.

– Le Grand Claquemurage ne rend pas forcément fou : il peut simplement rendre idiot ; ou mettre en lumière une sottise préexistante, on ne sait. Ainsi, à propos du confinement, un blogueur – dont la charité me commande de préserver son anonymat – écrit ceci, qui m'a plongé dans une sorte de jubilation courte mais intense : « Quand au football, les stades sont vides. Le ballon doit être triste lui aussi. » C'est sûr qu'il doit être triste, ce pauvre ballon. Et ce n'est encore rien, par rapport à la déprime des poteaux de but et à la mélancolie des sifflets d'arbitre. Sans même parler des pulsions morbides chez les chaussures à crampons.

Quatre heures. – Expérience étrange. Ayant finalement décidé de relire La Faculté de l'inutile le prodigieux roman de Iouri Dombrovski, j'ai voulu voir ce que j'avais déjà écrit tant sur l'écrivain que sur son livre. J'ai donc utilisé pour cela le petit moteur de recherche idoine, lequel, entre deux billets effectivement consacrés à Dombrovski et à son œuvre, a fait remonter des profondeurs une courte nouvelle n'ayant pas le moindre rapport avec le sujet. Nouvelle que je suis bien obligé d'admettre l'avoir écrite, mais dont je ne conservais rigoureusement aucun souvenir (elle date de 2009). Et le plus étonnant, presque inquiétant, c'est que, même après l'avoir relue, elle continue à ne rien m'évoquer du tout. Comme si je l'avais écrite en état de somnambulisme ou quelque chose d'approchant. Du coup,  je l'ai vaguement actualisée et remise sur le blog.


Samedi 28

Dix heures et demie. – Parmi les effets positifs du petit Chinois baladeur, il en est un que je souhaite ardemment voir survenir : que les gens perdent définitivement l'habitude de se serrer la main dès qu'ils se rencontrent. Et surtout, surtout, qu'ils renoncent à tous leurs putain de bisous !

Une heure. – Lu à l'instant un court article de Causeur, écrit, ou plutôt dicté par un homme qui se souvient de l'épidémie de grippe espagnole de 1918. Il s'agit de l'écrivain italien de langue slovène Boris Pahor, aujourd'hui âgé de 107 ans, survivant, en plus de la dite grippe, de trois ou quatre camps de concentration nazis, dont celui du Struthof, en Alsace. C'est d'ailleurs autour de ce camp qu'est construit un livre admirable que j'ai lu de lui et qui s'intitule en français Pèlerin parmi les ombres, sous-titré Nécropole, qui est le titre original (enfin : original mais traduit ; ça devient compliqué, mon affaire…). C'est un livre que je recommande avec chaleur. Je pense d'ailleurs que je vais le relire un de ces jours : un peu de camp nazi me changera de mon goulag actuel.

– J'apprends, par le site de l'In-nocence, que Renaud Camus est contaminé par le petit Chinois. C'est un intervenant du forum qui met en ligne un extrait de son journal, daté de jeudi (26 donc). Je vais tâcher d'avoir des nouvelles plus fraîches, par un ami qui est abonné à son journal quotidien.


Dimanche 29

Midi. – Je voulais profiter du passage à l'heure d'été pour “recadrer” un peu nos heures de repas, lesquels se prennent de plus en plus tôt. Mon idée était de déjeuner désormais à une heure plutôt qu'à midi et à déplacer le dîner de sept heures moins le quart à huit heures moins le quart. Mais Catherine a déjà commencé à torpiller le truc en déclarant qu'elle ne voulait pas dîner plus tard que sept heures et demie, afin de ne pas se coucher trop tard. Le problème est que, si on se couche aux mêmes heures qu'avant (autour de neuf heures et demie le plus souvent), on va immanquablement retomber, pour les repas, dans nos anciens horaires. Enfin… j'aurai au moins essayé…

Deux heures et demie. – Le camarade Musset Seb passe, auprès d'un certain nombre de blogueurs, pour un fin styliste. Voici un paragraphe extrait de ses toutes dernières macérations corticales (c'est moi qui souligne le meilleur) :

« Le plus étonnant dans cette crise de panique planétaire, où drame et absurde danse le tango sur le fil de plus en plus mince de nos certitudes, c’est le peu de cas qui est accordé aux causes de tout cela. Pathétiques moulinades de nos « puissants » a vouloir régler tout cela en branlant du patriotisme, de l’esprit collectif et du soutien ému au corps médical, notions qui leur font horreur le reste du temps.  »

D'un autre côté, nos puissants qui branlent du patriotisme, ce n'est pas dans un pot non plus, comme aurait dit Léautaud. Sans parler de ces “moulinades”, mot inexistant dans la langue française, que ce bon Musset a dû confondre avec des moulinets. Quel styliste, n'est-ce pas ? Et puis, on a un début d'explication quelques paragraphes plus bas, lorsque ce fin lettré clame son admiration pour Annie Ernaux, dont il profite du Grand Claquemurage pour lire pieusement l'œuvre complète. Admiration dûment motivée, cela dit, puisqu'il est arrivé une fois à Seb de croiser son idole littéraire dans la rue. Il y aurait même eu, croit-il pouvoir affirmer, “regards accrochés une demie seconde” (orthographe garantie d'origine). En revanche, toujours aucune nouvelle de l'escargot de la cuisine : je commence à être inquiet.

– Ici, depuis le début de la nuit dernière (évidemment, andouille : pas de la prochaine !), grand vent de nord-est. Par conséquent : claquemurage volontaire et pas de déconfinement du chien. Je continue à passer de Chalamov à Dombrovski, ce qui revient en fait à me transbahuter d'une prison communiste à un camp du même acabit. Et je pense que je vais avoir du mal à résister à l'envie qui m'est venue avant-hier et ne cesse de grandir depuis : celle de relire le Vie et Destin de Vassili Grossman. Lecture par défaut, on l'aura compris, n'ayant malheureusement aucun livre d'Annie Ernaux à me mettre sous l'œil.

Cinq heures. – Le Grand Claquemurage commence à prendre les allures mouvantes d'un rêve psychédélique : si Musset Seb en est déjà à son 16e jour, Nicolas, lui, vient à peine d'aborder à son 13e, cependant qu'Élodie s'essouffle en queue de peloton : 10e jour seulement !

– En notre époque coronavirale, nos amis motards sont nettement avantagés, qui peuvent aller pousser le caddie avec leur casque intégral sur la tête, visière devant la bouche. Y a de la veine que pour la canaille…

– Je viens tout juste de terminer La Faculté de l'inutile (Iouri Dombrovski, Fayard). Des quelques dizaines de romans que j'ai pu lire, dont le centre de gravité est la résistance à la broyeuse communiste, celui-ci est à coup sûr l'un des plus grands ; peut-être même le plus grand. Et, c'est décidé, je vais relire Vie et Destin.


Lundi 30

Onze heures. – D'après ce que je puis lire çà ou là (Saoula, petite ville côtière du Golfe de Guinée…), il semble que le Grand Claquemurage a pour effet secondaire de faire grimper les taux d'alcoolémie d'un certain nombre de confinés. Ce n'est nullement le cas ici. Je puis d'ailleurs noter ma consommation d'alcool de ces derniers temps avec une précision quasi pharmaceutique : depuis le 29 novembre 2019, j'ai bu très exactement 45 cl de Ricard – et en deux fois, encore.

– Certains esprits échauffés, dans la presse, nous annoncent, pour bientôt, une “pénurie mondiale de préservatifs”. Mondiale, la pénurie, mondiale ! Mais qu'est-ce que ça peut foutre, puisque, en principe, les célibataires frétillants de l'organe reproducteur sont censés être tous confinés chez eux et ne pas pouvoir approcher leurs congénères humains à moins d'un mètre ?

Mes journées, depuis hier, se passent pour moitié en Sibérie (Récits de la Kolyma de Chalamov) et pour moitié à Stalingrad (Vie et Destin de Vassili Grossman). Et, dès que le soir arrive, j'embarque Catherine et nous mettons le cap sur Gotham. Comment voudrait-on que je me sentisse confiné, avec des déplacements pareil ?


Mardi 31

Dix heures et demie. – Tout à l'heure, nous avons tenté de planifier nos déclaquemurages à venir. Catherine doit aller au ravitaillement demain matin, ainsi qu'à la pharmacie pour nos deux renouvellements d'ordonnances. J'irais chercher du pain pour une dizaine de jours samedi matin (entre six heures et demie et sept heures du matin). Jusque-là, pas de problème. Seulement, il faut aussi penser aux bestioles. C'est-à-dire passer à la clinique vétérinaire pour les croquettes de Charlus (et des chats par la même occasion), et pousser jusqu'à la jardinerie afin de récupérer un sac de graines à poules. La jardinerie n'est ouverte que trois matinées par semaine (j'ai déjà oublié lesquelles, mais Catherine a tout noté) : on passe commande avant de s'y rendre et ils nous préparent tout dans un caddie, sur le parking. Quant à la clinique, ils sont ouverts tous les jours, seulement il est nécessaire de les appeler avant, afin qu'ils nous fixent une heure précise de rendez-vous, exactement comme on le fait d'ordinaire pour une consultation. Tout cela est très bien, mais je crains que nous n'arrivions pas à grouper les deux en une seule descente à Pacy. Bref, depuis le surgissement du petit Chinois, “la vie est devenue plus gaie”, comme disait Staline à l'orée des années trente ; qui, en effet, s'annonçaient radieuses pour tout le monde.

Bon, cépatoussa : rendez-vous général le premier mai prochain, pour le journal d'avril. On comptera nos morts et il y aura open bar pour les survivants.

Deux heures. – Je pensais conclure ce mois sur mon petit gag précédent, et puis non. Juste après l'avoir noté, nous avons décidé d'aller à la clinique vétérinaire dès aujourd'hui (« Ce sera toujours ça de fait… ») ; rendez-vous nous fut donné pour onze heures et demie. J'allais partir quand Catherine a brusquement décidé de m'accompagner pour se débarrasser de la corvée pharmaceutique. Pendant qu'elle se trouvait à l'officine en question, j'ai traversé la rue et suis entré dans la maison de la presse, déserte, pour y faire l'emplette d'un nouveau magazine de mots croisés “muets” (il ne s'agirait pas de manquer de l'essentiel, n'est-ce pas ? Comme le disait à peu près Barrès : en période de crise, se replier sur ses minima). Attendant Catherine, j'eus le temps d'observer que les déconfinés semblaient, dans l'ensemble, respecter les consignes de sécurité, notamment de distances “interpersonnelles”, d'attente à l'extérieur des boutiques, etc. Nous avions déjà pris le chemin du retour quand j'eus l'idée de m'engager sur le parking du Super U : si jamais personne ne faisait la queue devant la porte, cela valait la peine de s'arrêter afin d'acheter les quelques produits, tous alimentaires, qui allaient bientôt nous faire défaut. Bonne idée : il n'y avait pratiquement personne, et courses furent faites en un temps record. 

Du coup, arrivant à la maison, nous étions tellement contents de nous-mêmes que nous sommes repartis illico (après nous être savonné les menottes…) déconfiner Charlus.

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