mercredi 1 janvier 2020

Décembre 2019














Mourir pour Dantzig ?
Plutôt crever !








Dimanche 1er

Dix heures. – Eh bien voilà : comme je le craignais plus ou moins, cette pauvre Conjuration des imbéciles m'est tombée des mains avant même que je fusse arrivé à la moitié de ses quatre cents pages. Bien sûr, c'est assez drôle, au moins durant les cent premières pages. Mais une fois qu'on a compris que l'on se trouvait à l'intérieur d'un gigantesque asile d'aliénés à la taille de la Nouvelle-Orléans où se passe l'histoire, on comprend que, dès lors, on ne fera plus que tourner en rond. Et l'éditeur français (Robert Laffont) se moque de nous lorsque, sur le rabat de couverture, dans le paragraphe où il est censé nous présenter le roman, il convoque rien de moins que Rabelais, Swift, Cervantès et Dickens ! Pourquoi d'ailleurs s'arrête-t-il en si bon chemin, dans son intempérance ? Pourquoi oublier Dante, Shakespeare, Faulkner, Dostoïevski, Montaigne et Kafka ? Décidément, on a presque toujours tort de relire les livres qu'on a aimés jeune homme. (Je dis ça, en sachant qu'à la prochaine occasion je repiquerai tout de même au truc.)

À part ça, le réchauffement climatique continue d'exercer ses ravages, en faisant grimper le thermomètre jusqu'à la hauteur vertigineuse de trois degrés tropicalement celsius.

Quatre heures et demie. – Nous avons regardé, hier soir, la première partie du dernier film de Scorcese, The Irishman, sorti directement sur Netflix mercredi : c'est un très bon Scorsese, même si, en principe, les films de mafieux ne me séduisent guère. Mais c'est bien agréable de temps en temps, de retrouver un cinéaste sachant filmer, une caméra mobile, sinueuse, qui emmène véritablement le spectateur à l'intérieur du film, et donc de l'histoire. Nous regarderons la fin tout à l'heure (le film dure trois heures et demie…).


Lundi 2

Deux heures et demie. – J'en termine à l'instant avec Molière, ayant bouclé le cycle, comme il se doit, avec Le Malade imaginaire. Pour ne point que nous nous séparions trop brutalement, Poquelin et moi, j'ai ressorti le petit volume de Ramon Fernandez (Grasset, Les Cahiers Rouges) intitulé Molière ou l'essence du génie comique, dont je ne me souvenais même pas de le posséder. À compter de demain : Shakespeare.

Sept heures. – Hier matin, partant promener Charlus, nous trouvons le voisin d'en face parcourant sa pelouse d'un pas lent, les yeux obstinément fixés sur le sol, tournant la tête de droite et de gauche à mesure qu'il progressait. Après salutations réciproques, et question de la part de Catherine, il nous explique que son chien (Félix) a pris l'habitude d'aller voler les œufs frais pondus dans le poulailler puis, très délicatement, sans jamais les casser, d'aller les cacher un peu partout dans la propriété, laquelle n'est pas si petite que la recherche des œufs ne soit ensuite une simple formalité. De fait, ils, les voisins, doivent en perdre un certain nombre. Chez nous c'est plus simple : nos deux poules ont totalement cessé de pondre.


Mardi 3

Dix heures et demie. – Voilà déjà cinq jours que mon article à propos de Muray a été accepté et doit paraître sur le site ternétique de Causeur. Du coup, bien entendu, je vais voir deux fois par jour si, par hasard, il n'y serait point apparu depuis ma dernière visite. En vain. L'affaire tourne au gag, et je me fais l'effet d'être le narrateur d'À la recherche du temps perdu qui, pendant des années, ouvre chaque matin Le Figaro, pour voir si l'article qu'il a envoyé à la rédaction ne s'y trouverait pas. La différence avec moi est que, finalement, après un temps invraisemblablement long, et qui rend toute l'affaire comique, il finit par l'y découvrir. Il est vrai que j'ai encore quelques années devant moi avant de battre son “record de latence”.

– Dans un article paru dans Le Figaro en 1941 – en zone “libre” donc –, André Gide étrille littéralement Jacques Chardonne et son dernier livre paru. Il s'agit pour l'essentiel de chroniques que Chardonne avait auparavant publiées dans la NRF de Drieu La Rochelle. Dans sa note, le responsable de “l'appareil critique” nous dit que, à cette même époque, Drieu avait demandé à Gide d'entrer au comité directeur de cette nouvelle NRF “collaborationniste”, et que celui-ci hésitait beaucoup. C'est le livre de Chardonne qui l'aurait finalement dissuadé de paraître dans la revue, ne voulant pas que son nom soit rapproché du sien (j'ai l'impression, depuis deux ou trois lignes, d'écrire en pur charabia bloguesque !). Au-delà des circonstances particulières de cet éreintement, il m'a fait  plaisir, ayant toujours considéré Chardonne comme un écrivain précieux, vaporeux, tarabiscoté, fumeux ; “inutile et incertain”, comme disait Revel à propos de Descartes. C'est pourquoi je n'ai jamais été étonné de l'admiration professée pour lui par cette byzantine crapule de Mitterrand.

– J'ai ressorti, hier en fin d'après-midi, la cabane à graines. Les mésanges sont arrivées presque immédiatement, comme si l'une d'elles guettait aux avant-postes, chargée d'avertir toute la troupe. Ce matin, les deux premiers chardonnerets étaient là eux aussi.

Cinq heures. – Lu Les Corbeaux, la pièce d'Henry Becque (sa plus connue avec La Parisienne) : nette déception. C'est lent, bavard, les personnages parlent tous du même ton et il ne s'y passe finalement rien. Je veux dire qu'il ne se passe rien sur scène : on ne fait qu'y relater ce qui s'est passé, se passe ou se passera au dehors. Cela dit, j'ai peut-être fait du tort à Becque en le lisant tout de suite après mon “cycle Molière”…


Mercredi 4

Onze heures. – Comme j'en avais déjà eu vaguement l'intention hier, je viens de fermer les commentaires sur le blog. Hier matin, j'ai publié un petit billet “promotionnel” pour le livre de Rémi, Le Chevalier au cygne. Là-dessus, les habituels piliers du bar se mettent à jacter de choses et d'autres, sans que rien, dans leurs propos dénués du plus petit intérêt, ne laisse soupçonner qu'ils avaient lu le texte sous lequel ils “s'exprimaient”. Entre Mildred qui a de plus en plus tendance à se croire chez elle, Élie Arié qui prend mon blog pour une annexe de celui de Sarkofrance dont on lui a confisqué les clés, sans parler de Fredi Maque qui joue volontiers les mouches du coche et deux ou trois autres dont les propos sont généralement incompréhensibles, ça commençait à bien faire. J'ai, toujours hier, lancé une sorte d'avertissement sans frais. Ce matin, j'ai bien dû constater que tout avait imperturbablement continué comme si je n'avais rien dit, comme si je n'étais pas là. J'ai donc effacé tous les commentaires sous mes deux derniers billets (avec toutes mes excuses pour les rares personnes qui avaient écrit des choses intelligentes, voire seulement intelligibles) et muré la porte d'accès. C'est tout de même curieux, et aussi un peu déprimant, ces gens qui vous poussent à jouer, contre votre nature, les adjudants de caserne, et qui ne semblent pleinement contents que lorsque vous les envoyez au trou pour une semaine ou deux. Évidemment, ce sont les mêmes qui, je m'y attends, vont venir pleurnicher par himmel qu'ils ne comprennent pas, que je suis vraiment dur, qu'ils n'ont pas mérité ça, etc. Je ne répondrai évidemment à aucun message de ce type.

– Parution hier d'un article de M. D., le patron en second de Causeur, pour annoncer la parution du mensuel de décembre, avec Muray en couverture et sujet du dossier principal. Du coup, il me paraît tout à fait logique que mon propre petit article sur le même sujet n'ait pas pu être publié avant cette annonce. Ce qui, d'ailleurs, ne veut pas dire qu'il le sera.

Deux heures. – Je viens de commencer mon cycle shakespearien par Roméo et Juliette (simplement parce que c'est par cette pièce que s'ouvre le premier volume de la collection que j'ai). Je crois bien que je ne l'avais jamais lu, et j'ai été stupéfait de découvrir un consternant fatras, un verbiage ampoulé et absurde qui a, plusieurs fois, provoqué chez moi une sorte de spasme ressemblant à un fou rire nerveux – mais il y a-t-il des fous rires qui ne le soient point ? Tous ces implacables phraseurs deviennent à la longue si pénibles que, lorsque le couple vedette périt enfin de mort violente, le lecteur s'en trouve comme soulagé, apaisé. Prochaine lecture : Richard III. On verra ça demain.

Quatre heures. – Relisant les Interviews imaginaires de Gide (parus en 1941 et 1942 dans Le Figaro), je suis retombé sur un paragraphe qui m'avait déjà arrêté lors de ma première lecture. Je le copie ici. Gide vient de dire, à son interlocuteur fictif, que, malgré ses efforts répétés, il n'a jamais pu prendre plaisir ni même un vrai intérêt à Guerre et Paix. Que, pourtant, il dit avoir  lu d'un bout à l'autre dans sa jeunesse. Il poursuit alors :

« Je parle à présent de relectures. Tolstoï est un évocateur incomparable ; mais cette succession de dioramas (je ne songe qu'à Guerre et Paix) où tout est également éclairé, sans ombres et, partant, sans reliefs, sans clair-obscur, sans art, me plonge bientôt dans un morne ennui. C'est un aveu que je vous fais là ; un aveu craintif ; mais si je crois bon au temps de la jeunesse de forcer son admiration sans trop écouter son goût propre et d'apprendre à aimer ce qui mérite d'être aimé, et que l'on n'aimerait peut-être pas suivant sa pente, il n'est sans doute pas mauvais, parvenu à mon âge, d'oser avouer, à soi-même et aux autres : non, tout compte fait et refait, décidément je n'aime pas cela. Et de tâcher de s'expliquer pourquoi. »

Outre que je partage l'ennui éprouvé par Gide devant Tolstoï – et que j'étendrais, moi, à Résurrection et même à Anna Karénine –, je suis surtout frappé par ce qu'il dit des relectures “vespérales” et des révisions de jugement qu'elles entraînent, dans la mesure où j'en fais régulièrement l'expérience, dès que je me mêle de relire un roman que j'avais beaucoup aimé, ou cru aimer, trente ou quarante ans plus tôt. Quand à “tâcher de s'expliquer pourquoi”, c'est souvent une autre affaire.


Jeudi 5

Deux heures. – Cette nuit, un hôte aussi imprévu qu'indésirable s'est présenté chez moi. Je serais mieux de dire : en moi. Il s'agit en effet d'un gros bouton joufflu, dont l'amusante particularité est d'être placé juste à la pointe du coccyx ; si bien que, quelle que que soit la position que je tente de prendre, il est toujours là pour se rappeler à mon bon souvenir. Je ne sais quelle est exactement sa nature ; appelons-le “furoncle”, ça lui donnera un petit air de famille. Lui et moi nous fréquentons depuis 1977, première moitié de l'année. Si je puis être aussi précis à plus de 42 ans de distance c'est que, lors de notre première rencontre, après une nuit presque totalement blanche assez longuette, je m'étais résolu à aller demander aide et secours à l'infirmerie des cheminots de la gare d'Austerlitz. Où, en effet, on m'en a débarrassé – temporairement.

Si je m'étais rendu à cet endroit a priori saugrenu plutôt que dans n'importe quel service d'urgences, c'est que j'étais alors moi-même une sorte de cheminot. Je l'ai été d'octobre 1976 à mai de l'année suivante, ce qui me permet de dater avec une relative précision la naissance officielle de mon oncle Fur. Parisien de très fraîche date, afin de payer mon demi-loyer, rue de Patay, et la nourriture riche en graisses animales que j'ingurgitais, j'avais trouvé cet emploi, qui me faisait arriver à la gare souterraine du pont Saint-Michel (aujourd'hui RER) à six heures et demie du matin pour en repartir à neuf heures ; entretemps j'avais récolté les coupons détachables des banlieusards habitués, hormis ceux que l'on m'avait jetés à la figure, dans un accès bien compréhensible de mauvaise humeur matinale.

J'avais obtenu ce poste par un éhonté piston, celui du père de mon ami Alain Chambenoit, un genre de ponte de la SNCF locale. Pour ce qui est du fils, il avait à l'époque commencé des études de médecine, à Tours, qu'il a visiblement menées à bien puisque, si l'on feuillette virtuellement les Pages jaunes, on constatera qu'il a depuis des années le même cabinet (médecine manuelle, ostéopathie, médecine générale), sis à Issoudun, petite ville de l'Indre où je crois bien n'avoir jamais mis les pieds. Alain et moi ne nous sommes pas revus depuis environ 43 ans. Si vous habitez dans le coin, vous pouvez toujours aller lui dire bonjour de ma part – et tenter du même coup, en profitant de son possible attendrissement, de lui arracher une consultation gratuite.

Donc, en cette année scolaire 76 – 77, je passais deux heures et demie de chaque primo-matinée dans les courants d'air de la gare Saint-Michel. Le reste du temps, je ne faisais rien. Je m'étais inscrit en deuxième année de Lettres modernes à Jussieu (Paris VII, je crois bien), cloaque freudo-marxisant où je restai deux heures, le temps du premier cours auquel j'assistai, qui fut donc aussi le dernier. Naturellement, je ne soufflai mot à mes parents de cette désertion en rase campagne. Sorti de ma gare, je passais le reste des journées à somnoler – j'étais debout depuis cinq heures et demie – et à me morfondre, me demandant ce que je fichais là, dans ce deux-pièces peu engageant, mais pas taudis tout de même, alors que je disposais, chez mes parents, d'une grande chambre bien éclairée et de repas équilibrés servis à des heures immuables. Je ne connaissais évidemment personne : bien qu'assez peu élitiste, ou ne sachant pas encore l'être, je m'étais basé sur les conversations de mes camarades  cheminots pour me dissuader de tenter d'établir avec eux des liens plus approfondis. Il y avait bien la présence de Denis Barthès,  mon colocataire, et ami depuis mon arrivée, en novembre 72 au lycée Pothier d'Orléans. Mais lui avait quitté la cité ligérienne une année avant moi, il suivait ses cours plus sérieusement que moi et avait eu le temps de se faire quelques amis tout neufs. D'autre part, il me l'a avoué deux ou trois ans plus tard, la perspective de passer ses soirées avec un gros légume semi-dépressif ne l'enchantait qu'à moitié, malgré la sincérité de son végétarisme. C'est pourquoi, dès l'année suivante, mon entrée au CFJ fut une sorte de bénédiction, même s'il ne me fallut pas plus d'un mois ou deux pour comprendre que le journalisme et moi-même resterions toujours radicalement étrangers l'un à l'autre – mais mon atonie était telle que l'idée d'exercer durant trente ou quarante ans un métier pour lequel je n'avais ni goût ni aptitudes ne me gênait nullement. Faire ça ou autre chose, n'est-ce pas ?

Pour revenir à mon année ferroviaire, il n'est pas exagéré de dire que les deux seuls événements qui la marquèrent un tant soit peu furent, et dans cet ordre, mon dépucelage à l'automne 76 et l'oncle Fur  quelques mois plus tard. Si je n'ai jamais revu la jeune Nadine qui collabora gentiment au premier des deux, l'oncle Fur, lui, n'a jamais cessé ses visites, heureusement de plus en plus espacées à mesure que je prenais de l'âge. Là, par exemple, je crois bien qu'il ne s'était pas présenté depuis une dizaine d'années – si bien que j'aurais pu le croire mort, si j'avais été d'une nature plus optimiste.

Enfin, il est là. Généralement, ses visites ne durent pas plus de deux ou trois jours. Mais Dieu que les heures paraissent longues en sa compagnie ! Comment le temps pourrait-il se montrer léger et bondissant lorsque, pour qualifier la moindre station que l'on fait sur une chaise ou dans un fauteuil, on hésite constamment entre deux adjectifs, assis et empalé ? Il faudrait peut-être voir si, à Évreux, la gare ne possèderait pas, en ses bâtiments, une infirmerie pour très anciens cheminots d'occasion…

Quatre heures. – Dans une étude sur Montaigne datant de 1928, alors qu'il parle de l'amitié avec La Boétie, Gide cite Sainte-Beuve citant une phrase de Pline le Jeune (ami des poupées gigognes, bonjour !). Cette phrase la voici : « J'ai perdu un témoin de ma vie… je crains désormais de vivre plus négligemment. » Je me souviens avoir été frappé par quelque chose de très approchant, au moment de la mort de Bernalin, en novembre 1985. L'impression, non : la certitude qu'une part de moi qu'il était seul à connaître allait descendre avec lui à la tombe, pour parler un peu emphatiquement, et que plus personne ne pourrait désormais la connaître, que moi-même je finirais sans doute par la perdre de vue. Privée de son terreau, ou de son tuteur, ou de son jardinier, elle allait s'atrophier puis disparaître. Et c'est probablement ce qu'elle a fait. Il est possible aussi que cette dimension inconnue qui aurait été la mienne n'ait jamais existé et que je sois seulement en train de me vanter, de me pomponner.

(Sinon, je viens de transformer en billet de blog le texte sur l'oncle Fur écrit juste avant. Je le laisse tout de même ici : ce sera pour ma mère, qui ne lit que ce journal, une fois que je l'ai transformé en livre pour elle.)


Vendredi 6

Trois heures. – Eh bien, gloire à lui, l'oncle indésirable m'a quitté plus tôt que prévu : dès hier soir. Ce qui m'a valu, ensuite, de dormir tel un bébé mes huit heures d'affilée.

– Confiné dans la Case pour cause de tornade blanche dans la maison, hier, je n'ai absolument aucune idée sur ce qui m'a poussé à tirer de son étagère le petit Sur Proust de J.F. Revel, déjà lu au moins deux fois. Je suppose que cela doit être de l'ordre du mouvement réflexe ; presque du tic nerveux. Pour m'en distraire, j'ai reçu en fin de matinée les 1200 pages du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale. À première vue, c'est-à-dire après lecture d'une vingtaine de pages, les défauts de M. Dantzig, déjà notés dans ce journal le mois dernier, semblent avoir eu une fâcheuse tendance à s'aggraver, ces quinze dernières années, en particulier son irrésistible propension à parler de moi-ma vie-mon œuvre à tout propos, et même hors de propos, ainsi que sa tendance à nous asséner des phrases “définitive” destinées à nous intimider et réduire au silence, mais qui, si on prend la peine de les examiner, ne signifient à peu près rien. Ou pourraient tout aussi bien être retournées comme des vêtements réversibles (je comptais donner un ou deux exemples de ces affirmations-massues, mais j'ai oublié le volume à la maison : on verra plus tard… ou jamais).

Entre Proust et Dantzig, j'ai aussi feuilleté le dernier numéro de Causeur, acheté uniquement parce que je savais y trouver l'article fait par Daoud Boughezala sur Michel Desgranges. L'article est bon, le reste du numéro m'a paru sans grand intérêt, malgré le “dossier Muray” qu'il contient, destiné à promouvoir le troisième tome d'Ultima Necat paru il y a un mois ou deux. Mais je suis fondé à penser que cela vient plutôt de moi que du magazine, qui ne m'intéresse plus à grand-chose dès lors que cela ressortit à l'actualité, qu'elle soit “sociale” ou “culturelle”. Culturelle encore moins, d'ailleurs : qu'est-ce que j'en ai à foutre de savoir si le dernier film de cette triste godiche de Karine Viard est simplement médiocre ou carrément à chier (seule alternative crédible pour un film français contemporain) ?

Cinq heures. – Dans ses filets, Dantzig ramène à la surface des poissons dont j'aurais cru l'espèce disparue depuis des siècles. Par exemple Thomas Bernhard. J'ai dû lire six ou sept livres de lui – peut-être moins –, il y a 35 ou 40 ans, à l'instigation de Carlos. Carlos a, ou avait dans notre jeunesse, un radar infaillible pour débusquer les écrivains emmerdants. De fait, je garde de Bernhard le souvenir d'un écrivain emmerdant. Mais presque guilleret si je le place à côté de Peter Handke, autre belle découverte de Carlos. Voilà qui, évidemment, donne très envie de relire et Bernhard et Handke. (« Mais enfin, bougre d'imbécile, tu as écrit, hier ou avant-hier, qu'il fallait se garder de relire les écrivains qu'on avait aimés en sa jeunesse ! – Qu'on a aimés, sans doute ; mais, là, il s'agit d'écrivains emmerdants : ce n'est pas la même chose… »)


Samedi 7

Midi. – Mon article “Muray et moi” est paru ce matin sur le site de Causeur. Ironie de la chose : il est réservé aux abonnés, ce qui fait que je ne puis même pas m'offrir le petit plaisir puéril de le relire, ni par conséquent celui de me désespérer à cause d'une faute d'accord ou de ponctuation que j'aurai évidemment laissé passer lors de mes successives relectures d'avant envoi !

Trois heures. – Je viens de proposer à M. P., de Causeur, un article sur le Dictionnaire égoïste de Dantzig, livre dont la lecture commence à m'horripiler au plus haut point. C'est un océan de mélasse bien pensante, un long coming out pédo-progressiste sombrant à chaque page dans l'auto-satisfaction la plus puérile, l'infatuation la plus tranquille. De plus, les quatre cinquièmes du livre parlent de tout et de n'importe quoi, sauf de la “littérature mondiale” que nous promet le titre, hautement mensonger de ce fait. Bref, si M. P. accepte le principe d'un article, c'est un étrillage en règle qu'il va recevoir. À moins que, d'ici lundi, j'ai perdu l'envie de consacrer deux heures à ce pitoyable guignol. Dont je n'arrive pas à comprendre comment il a pu tomber aussi bas, après avoir écrit un premier dictionnaire tout à fait excitant. Je sais bien qu'une douzaine d'années a passé entre les deux, et que la vieillesse est un naufrage, mais enfin, là, tout de même, M. Dantzig abuse du droit de couler à pic.

Six heures. – Ce doit être la première fois que Catherine assiste à une messe vespérale (au Plessis même) sans que je prenne un apéritif en l'attendant. Cette sagesse nouvelle m'effraie.


Dimanche 8

Onze heures. – La lecture du Dantzig m'est de plus en plus pénible, et son auteur de plus en plus antipathique. Depuis hier, je m'efforce de le lire “plume en main”, afin de noter les diverses choses qui pourraient me servir dans l'article que j'ai proposé à Causeur ; article que j'ai de moins en moins envie d'écrire, mon énervement d'hier s'étant transformé en un vague mais persistant dégoût devant tant de fadeur bienpensante. Il paraît que Dantzig ne rêve que d'Académie française. En attendant d'y entrer, si jamais il y entre, il est toujours assuré d'avoir sa place dans l'émission de Ruquier : il a tous ses papiers en règle, tous les visas de bonne conduite, son certif' homosexuel dûment tamponné (?), il sera reçu avec tous les honneurs qu'il mérite. Les deux petits Ruquier-Tinville de service lui feront même la génuflexion. Je sens que tout ça va se terminer prématurément dans la poubelle jaune.

Sept heures. – Comme je me trouve autant de bonnes raisons d'écrire une critique sévère du Dantzig que de raisons, tout aussi bonnes, de m'en abstenir, j'ai décidé… de ne rien décider et de m'en remettre au hasard. Si, demain ou après-demain, monsieur P. de Causeur me relance, je l'écrirai, sinon je m'abstiendrai ; je veux dire par là que je ne me rappellerai pas à son bon souvenir, comme il m'a demandé hier de le faire. C'est ce qui s'appelle, je crois, “prendre ses responsabilités”…


Lundi 9

Midi et demie. – Je me demande quel petit démon obstiné me pousse à persévérer dans ma lecture de l'indigeste pensum du triste pitre Dantzig, alors que je suis presque assuré de ne pas lui consacrer la moindre ligne, même pas sur le blog. Le pis est que, non seulement je continue de le lire, mais je persiste à cocher les phrases qui pourraient me servir si jamais j'écrivais l'article que je n'écrirai pas ! Du masochisme, vous croyez ? Ça se soigne ? Je viens de doubler la neuf-centième page quand même…

– Une chose qui me dissuaderait sans doute d'envoyer encore des textes à Causeur serait de continuer à lire les commentaires, plus ou moins nombreux selon les sujets, que chaque article suscite. Rien que les pseudonymes choisis par la quasi totalité de ces personnes suffiraient à faire fuir n'importe qui d'à peu près sensé. Or, je ne crois pas être fou. La qualité du site, de ce qui s'y publie, n'est pas étroitement liée à ces gens qui s'y retrouvent pour bavasser, c'est entendu. Mais tout de même : les lire, ou simplement savoir qu'ils sont là, devient un frein puissant.

– Voilà  quatre ou cinq jours, à vérifier, que j'ai fermé les commentaires sur mon propre blog : je m'en porte admirablement. Car chez moi aussi, ça prenait des allures de basse-cour (et non de basse cour).


Mardi 10

Dix heures. – Ouf ! j'en ai terminé avec le cuistre bouffi, l'infatué primordial. Il va de soi que son pavé est destiné à la poubelle jaune. Et je me retiens à quatre mains pour ne pas y envoyer à sa suite le premier Dictionnaire égoïste, que j'ai pourtant beaucoup aimé, et encore tout récemment. Mais je sais que je ne le rouvrirai jamais (à moins que si ?), tant la baudruche dantzigienne me sort par tous les pores. Un dernier exemple et j'en aurai terminé avec ce puits de bienpensance. Dans son article consacré à Susan Sonntag (phare de la littérature mondiale qui, c'est évident, méritait largement les six pages qui lui sont consacrées ; de même que Barack Obama, qui a droit à presque autant), Dantzig lui reproche d'avoir écrit que le communisme était “un fascisme à visage humain”. Il a raison : il faut être une oie stupide pour trouver un “visage humain” au communisme, surtout en 1982.  Mais ce n'est pas du tout cela que notre instituteur pour quartiers défavorisés lui reproche, pas du tout. Écoutons-le :

« Le communisme était une brutalité, le communisme était une bêtise, mais le communisme n'était pas un fascisme. S'il anéantissait ses ennemis, il n'avait pas l'admiration de la mort. »

Voilà. Pour M. Dantzig, le communiste aura été une bêtise (pourquoi pas une gaminerie ?) à qui on peut reprocher une certaine brutalité (pourquoi pas un excès de vitalité ? Une fougue mal contrôlée ?), mais c'est bien tout. Et s'il a malheureusement dû se résoudre, à contre-cœur, malgré cette horreur de la mort qui le distingue du méchant fascisme, à éliminer quelques dizaines de millions de personnes, c'est uniquement parce qu'elles étaient ses ennemis. C'était en quelque sorte de la légitime défense. Et Dieu sait s'ils étaient terribles, ces ennemis du communisme ! Trotsky, Zinoviev, Kamenev, le général Toukhatchevski : anti-communistes impénitents ! Varlam Chalamov, envoyé quinze ans en Sibérie pour avoir soutenu qu'Ivan Bounine était un grand écrivain russe : réactionnaire terrifiant ! Et Evguenia Guinzbourg donc ! Et tous les autres ! Tous des ennemis implacables de ces amis de la vie qu'auront été les communistes, c'est Charles Dantzig qui vous l'affirme.

Sale con.

Maintenant, il faut que je me trouve une lecture purgative, voire désodorisante, afin d'éliminer les derniers remugles laissés dans mon salon par cette prétentieuse et snob engeance. Pas facile. Une seule chose m'étonne encore : en 1200 pages, il n'a pas une seule fois flétri Les Le Pen père et fille (mais Marion a droit à une brève mention) : une distraction ? Ce sera, nul doute, pour le prochain volume, les 3582 pages de son Dictionnaire égoïste de la littérature galactique.

Trois heures. – Repris le Bloc-notes de Mauriac. Bouffée d'intelligence bienvenue, après les épaisses ratiocinations du petit marquis progressiste.


Jeudi 12

Deux heures. – Je vais écrire ici une chose que pour rien au monde je n'avouerais en public, bien certain, si je m'y risquais, de passer pour un irrécupérable abruti : Shakespeare m'emmerde. J'ai beau, depuis quelques jours, passer d'une pièce historique (Richard III, Henri IV) à une comédie (Peines d'amour perdues) à une tragédie (Hamlet), rien n'y fait, je m'ennuie toujours autant. Je vais m'obstiner encore un peu, tout de même, mais franchement, à moins d'un miracle…

– Je pense que je vais rouvrir les commentaires sur le blog-mère. Juste pour voir qui va s'en apercevoir d'abord, et au bout de combien de temps…

Sept heures. – Depuis un certain temps, le “compteur de visites” du blog-mère en affiche entre 800 et 1200 (dont je n'ai jamais cru qu'il puisse s'agir de visites réelles, mais c'est une autre histoire). Or, samedi dernier, 7 décembre, je suis brusquement grimpé à 4000. Il m'a fallu plusieurs jours pour comprendre que ce “pic” correspondait à la publication de mon article sur le site de Causeur. Ce qui m'étonne c'est que, sur ce même site, nulle part n'était donné de chemin d'accès à mon blog. Je suppose donc que les lecteurs de Causeur ont tapé mon nom dans leur moteur de recherche favori, ont fatalement atterri sur mon blog… d'où ils se sont empressés de fuir pour n'y plus revenir, si j'en juge d'après le même compteur de visites qui, dès le lendemain, affichait un gentil et pépère 813. Ça faisait du bien de se retrouver entre soi.


Vendredi 13

Midi et demie. – Abandonné Shakespeare, remplacé par Corneille : quand on est parti pour se faire du mal, n'est-ce pas…

Ravi de la belle victoire électorale de Boris Johnson, en Angleterre. Nos éditorialistes patentés vont pouvoir pleurnicher et piailler tout leur saoul, je pense que ça va être plutôt réjouissant de les lire. Ils vont encore se demander pourquoi le réel est toujours aussi méchant avec eux,  alors qu'ils représentent, non : qu'ils sont le Bien. Les peuples sont décidément incorrigibles, c'est à vous dégoûter de la démocratie.

Sept heures. – Tout à l'heure, himmel d'Élodie à sa mère. C'était une simple question, mais qui nous a laissés tous deux mi-hilares, mi-incrédules : « Est-ce que tu te rappelles un Simenon où il y aurait une ambiance de brumes ? » Sans commentaire, évidemment.


Dimanche 15

Trois heures. – Anniversaire de ma sœur : 55 ans, ce qui me paraît totalement irréel.

– Ma collaboration avec Causeur semble s'installer. Ils ont publié hier un texte à propos des Fous du roi de Robert Penn Warren. Pour contrebalancer un peu l'effet fâcheusement “intello” d'icelui, je leur en ai envoyé un autre, tout à l'heure, à propos d'un autre Robert : Rodriguez, l'un de mes cinéastes préférés, à qui nul intellectualisme outrancier ne peut être reproché. Pas de réponse des Puissances tutélaires pour l'instant. Il est vrai qu'on est dimanche, et que ces mêmes Puissances ont bien droit à quelque repos de l'esprit, sinon de l'âme. Si ces seigneurs ne se lassent pas trop vite de ma prose, je compte remanier pour eux un ancien texte concernant mes calamiteux souvenirs de réveillons de la Saint-Sylvestre, texte que je leur enverrai deux ou trois jours avant la date en question.

– Depuis trois jours, mes lectures de l'après-midi sont cornéliennes. Horace avant-hier, Cinna hier et Polyeucte en ce moment même : je me suis interrompu entre les deuxième et troisième actes pour avaler une tasse de café, tirer trois bouffées de pipe et venir noter ce qui précède. On dira ce qu'on voudra de Corneille : c'est quand même très “manche à balai dans le fondement”. Mais pas désagréable pour autant.


Lundi 16

Deux heures. – Je furetais tout à l'heure dans le coin des Pléiade, pour en extraire le volume contenant les Œuvres autobiographiques de Mauriac : disparu. Par une sorte de compensation, ou de consolation, je tombai sur celui qui contient les mémoires de Yourcenar, livre que j'ignorais posséder et que j'ai bien failli racheter voilà quelques mois. Tout content malgré la défection de François, je ramenai Marguerite au salon. Racontant cela à Catherine, elle me suggéra que, peut-être, les Pléiade étant normalement classées chronologiquement, Mauriac avait été rangé par moi “dans un mauvais siècle”. C'était possible en effet, j'y retournai donc voir… pour le trouver bien à sa place,  entre Julien Green et Paul Morand, où il m'avait échappé à l'œil un quart d'heure plus tôt. J'ai illico commencé à relire les Mémoires intérieurs.

– En commentaire chez Sarkofrance, la momie archéo-gauchiste Alain Bobards écrit ceci : « Pour éviter d’être taxé d’antisémitisme, ma conjointe est juive et des membres de sa famille ont été déportés ! » Ce n'est plus Bobards, c'est jobard. Comme si le fait d'avoir épousé une femme juive suffisait pour être à l'abri de toute pulsion antisémite : on dirait de ces racistes à l'ancienne mode qui, croyant se dédouaner à bon compte, vous assuraient qu'ils avaient un excellent ami nègre. Et je ne dis rien de l'obscénité qu'il y a à convoquer une escouade de déportés que l'on n'a pas connus pour s'en confectionner un genre de petite armure idéologique. Et puis, ce vocabulaire : “ma conjointe”… Qui parle de sa “conjointe” ? Qu'est-ce que c'est que ce langage d'employé de mairie ? Enfin, il y a la construction boiteuse de la phrase, qui semble dire que c'est afin de se protéger de l'antisémitisme que sa “conjointe” s'est faite juive et que ses parents ont choisi la déportation. On ne s'ennuie pas toujours, dans la blogoboule…


Mardi 17

Cinq heures. – Je pensais que Milan Kundera était le premier écrivain à avoir exigé que les volumes de Pléiade qui lui sont consacrés restent vierges de tout “appareil critique”, ce dont je lui lui étais, et lui suis encore, fort reconnaissant. Je viens de m'apercevoir que je me trompais, en ressortant de son rayon celui consacré aux essais et mémoires de Marguerite Yourcenar, qui lui est antérieur et n'en comporte pas non plus.

– Je viens de mettre, dans ma liste Netflix des films à voir, les trois Batman tournés par Christopher Nolan : la régression intellectuelle bat son plein.

– Est-ce moi qui ne comprends plus ce que je lis, ou bien si Jérôme Leroy en arrive à écrire n'importe quoi ? Dans son dernier article de Causeur, intitulé Grève : il est plus facile d'être de droite que d'être de gauche, je relève ceci : « Il est plus facile d’être de droite que de gauche parce que naturellement, on n’aime pas que son voisin soit plus riche que soi. On voudrait être comme lui et comme on ne peut pas, on veut qu’il soit comme nous. C’est la passion de l’égalité à l’envers, c’est le désir de nivellement par le bas. » Il me semble, moi, que ces trois phrases définissent parfaitement l'homme de gauche et non l'homme de droite. La passion de l'égalité et la haine du plus riche que soi ne font nullement partie des caractéristiques de l'homme de droite, ou bien j'ai rêvé ?


Mercredi 18

Trois heures. – J'apprends, par l'essai que lui a consacré Marguerite Yourcenar, que Mishima a plus ou moins fait l'écrivain en bâtiment, afin de gagner ses barquettes de sushis – si tant est que les sushis se fussent vendus en barquette de son temps. Voilà qui me le rend un peu sympathique, en tout cas moins antipathique qu'il m'a toujours été, sans que je sois trop capable de démêler le pourquoi de cette distance que je garde avec lui. Peut-être en raison de sa mort excessivement m'as-tu-vu-quand-je-défunte ; laquelle, mutatis mutandis, me fait penser à celle de Dominique Venner, se faisant sauter le caisson devant le maître autel de Notre-Dame. Un peu de discrétion, s'il vous plaît, Messieurs ! Glissez, mortels, n'appuyez pas…


Jeudi 19

Midi et demie. – Conduit ce matin Catherine à la clinique Pasteur, pour un examen routinier. Je la récupère d'ici une heure environ. Quand je l'ai laissée, peu après neuf heures, elle commençait à trouver l'affaire un peu saumâtre, vu qu'elle était à jeun depuis hier midi…


Lundi 23

Neuf heures et demie. – Diable ! trois jours sans venir traîner par ici. Sans regret, puisque je n'avais strictement rien à noter. Ce matin, je voudrais inscrire en ce journal un paragraphe trouvé dans les Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, second volet de ses remarquables mémoires, dont le titre général est Le Labyrinthe du monde. Le voici, ce paragraphe (le personnage prénommé Michel est son père, dont elle est occupée à évoquer l'enfance) :

« Plus je vieillis moi-même, plus je constate que l'enfance et la vieillesse, non seulement se rejoignent, mais encore sont les deux états les plus profonds qu'il nous soit donné de vivre. L'essence d'un être s'y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie. Le visage lisse de Michel enfant et le visage buriné du vieux Michel se ressemblent, ce qui n'était pas toujours le cas pour les visages intermédiaires de la jeunesse et de l'âge mûr. Les yeux de l'enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur de qui n'est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti. Et tout l'intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer. »

Pas mieux (comme on dit quand on essaie de masquer le fait que l'on n'a rien à dire). Si ce n'est que, même dans “l'entre-deux” dont parle Yourcenar, je n'ai jamais ressenti rien de ce qu'elle appelle “les ambitions de la vie”. J'ai eu tout au plus quelques rêveries. Voire des rêvasseries. Et il me semble m'être agité le moins qu'il était possible.

Trois heures et demie. – Ayant quelques emplettes à effectuer, je m'étais naïvement dit que, les faisant un lundi en début d'après-midi, j'allais ressentir le vertige des grands espaces désolés, quelque chose comme “mon nom de Venise dans Calcutta désert”. Je t'en fiche ! j'avais oublié que nous sommes à deux jours de la grande bouffe universelle. Résultat : tous les commerces ouverts et un monde fou partout… y compris, bizarrement, à la pharmacie. Que tous ces malheureux crétins s'étouffent avec leur foie gras frelaté et leur mousseux tiédasse, et toute leur progéniture derrière eux !


Mercredi 25

Onze heures. – Catherine vient de partir pour la messe de Noël. Il faut bien ça pour que je me souvienne que nous sommes en effet le jour de Noël (il y aurait bien les stupides et excessives illuminations de la maison voisine, mais comme elles sont en place depuis la mi-novembre elles ne signifient évidemment plus rien, si tant est que, etc.). Nous n'avons strictement rien fait que d'habituel hier soir, si l'on excepte les huit bouchées Mon Chéri que nous avalâmes chacun durant le film (fort médiocre). Et, sauf événement imprévisible, il en sera exactement de même la semaine prochaine.

– Mon article consacré à Cortazar (et merde pour l'accent tonique !) ne semble pas avoir eu l'heur de convenir à ces messieurs de Causeur : ils l'ont depuis cinq ou six jours et… rien. Évidemment, il n'avait qu'un rapport très lointain avec le tyrannique “esprit de Noël”. D'ici trois ou quatre jours, je leur enverrai un autre article, consacré au réveillon de la Saint-Sylvestre envisagé comme un pur cauchemar : celui-là au moins sera “dans l'actu”. S'ils le boudent aussi, c'en sera fini de ma très brève participation à leur site, ne tenant pas à me placer dans la position du solliciteur, moi qui ne leur ai jamais rien demandé.

– En ayant fini avec Marguerite Yourcenar, et ne sachant trop quoi lire ensuite, j'ai repris le premier volume Pléiade de Kundera ; ce qui est un peu idiot, vu que j'ai relu l'ensemble de son œuvre il y a à peine deux ans. Mais c'est la principale caractéristique de ses romans – en tout cas auprès de moi : sitôt lus, ils se dissolvent à peu près complètement dans la mémoire. Je veux dire : même à l'époque où j'avais encore ce qui s'appelle une mémoire. Je ne suis pas sûr que cette particularité soit à porter entièrement à leur crédit.


Jeudi 26

Une heure. – L'ultime roman de Kundera a été publié en 2014. Il s'intitule La Fête de l'insignifiance, et c'est un titre parfaitement justifié par l'insignifiance du roman lui-même. En réalité, non, il n'est pas insignifiant : c'est pire. L'impression qui se dégage de ce court texte (moins de cent pages de Pléiade), c'est celle de se trouver face à un jeune homme ayant des velléités de devenir écrivain et qui, ayant beaucoup lu Kundera, s'efforcerait de l'imiter, sans y parvenir bien entendu. Tous les “tics” sont là, mais outrés et tournant à vide. Les personnages sont, comme semble le vouloir le titre, totalement inexistants (il est vrai que les personnages n'existent jamais beaucoup chez Kundera, et c'est sans doute ce qui fait que, après lecture de l'œuvre, tous ses romans se mélangent et s'indifférencient dans la mémoire), il se passe encore “moins rien” que d'habitude, c'est très court et ça paraît bien long. Naturellement – je viens d'aller fouiller les entrailles de Google –, à sa sortie, tous mes ex-confrères de la presse ont mécaniquement enseveli cette pauvre petite chose sous des chapes d'éloges convenus. À moins que je sois le seul à n'avoir rigoureusement rien compris à ce chef-d'œuvre ? C'est toujours possible mais j'en doute fort.

Sept heures. – Ricané gentiment (?) en lisant sur Atlantico le titre suivant : La famille britannique qui s'est noyée dans une piscine “ne savait pas nager”. Je me suis retenu d'aller lire la dépêche lui correspondant, de crainte qu'elle n'en fasse évaporer le pouvoir comique, presque poétique à force de cocasserie.


Samedi 28

Onze heures. – La pantalonnade rebondit. Ce matin, Atlantico publie une nouvelle dépêche intitulée : Noyade en Espagne : les trois victimes savaient nager (famille). On est drôlement soulagé pour elles. Du reste, il est assez fréquent, à ma connaissance, que les gens qui sautent dans une piscine sachent nager. Sauf peut-être dans le petit bain, il faudrait vérifier. Je suppose que deux ou trois des grands reporters d'Atlantico sont déjà sur la brèche.


Dimanche 29

Dix heures et demie. – Assez longue promenade, à l'instant, avec Catherine et Charlus. Assez longue car le gel de la nuit a rendu praticables des chemins qui ne l'étaient plus depuis des semaines. Pas un souffle de vent, ciel élavé où flottaient encore quelques souvenirs légers de la brume nocturne. Catherine avait revêtu sa “doudoune” rouge fluo, crainte que les chasseurs ne la prissent pour une biche en vadrouille ; ce qui, en effet, ne s'est pas produit, ni moi pour un placide sanglier.

– Il faut toujours se méfier des citations que l'on lit ici où là, lesquelles sont, presque par définition, toujours arrachées à leur environnement, au fameux contexte. Par exemple, admettons que je poste sur le blog la première phrase du chapitre 22 de L'Ignorance, le troisième roman de Kundera écrit en français, qui traite de l'émigration, de l'exil, mais surtout du retour “au pays” après des années d'absence. Voici la phrase : Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est la voix qui nous incite au retour. Aussitôt, si nous sommes dans un jour où ils sont à peu près réveillés, mes douze lecteurs vont s'en emparer, de cette phrase ; certains pour l'approuver, d'autre pour s'inscrire en faux contre elle, d'autres encore pour la nuancer, émettre des réserves, etc. Mais tous seront d'accord pour penser qu'ils discutent d'une pensée de Milan Kundera. Or,  dans le roman, cette phrase est immédiatement suivie de cette autre : Cette sentence a l'air d'une évidence, et pourtant elle est fausse. Ils auront donc, mes chers douze, discuté d'une pensée qui n'a jamais été celle de Kundera.

C'est souvent bien pire, dans le cas des citations de romans, car on a tendance alors à attribuer à l'auteur des phrases, des affirmations que lui-même a placées dans la bouche de tel ou tel de ses personnages, avec lesquels il peut se trouver, lui, l'écrivain, en complète et radicale opposition. Si celui qui fait la citation ne le précise pas – et il le précise rarement –, le lecteur se retrouve à prendre pour une idée de Marcel Proust telle sentence qui, en réalité, a été proférée par Charles Swann voire par Odette de Crécy – ce qui bien sûr est absurde. Après, une fois que la citation fausse, ou du moins faussement attribuée, est mise en circulation, il est très difficile de revenir en arrière, de redresser le tir.


Lundi 30

Quatre heures et demie. – Je viens de finir de relire La Valse aux adieux : il se confirme que c'est, des romans de Kundera, mon préféré. À la fois virevoltant et mélancolique : si c'est une valse, alors ce doit être une valse lente, dansée dans le crépuscule par des couples qui ne se voient pas les uns les autres, avec un orchestre invisible, lointain.


Mardi 31

Une heure. –Publication tout à l'heure de l'article concernant les réveillons de nouvel an que j'ai envoyé à Causeur voilà deux ou trois jours. Si bien que je termine cette année en pleine gloire. Ou, au moins, sur une trajectoire nettement ascendante. Quo non ascendet ?, comme on disait chez les Fouquet…

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