vendredi 1 novembre 2019

Octobre 2019









EVERGREEN








Mardi 1er

Deux heures et demie. – Ce matin à mon lever, s'abattaient sur le jardin – et probablement aussi un peu autour – des trombes équatoriales, voire moussoniques. Résultat, alors même qu'il venait de passer plus de huit heures enfermé, Charlus a catégoriquement refusé de mettre la truffe dehors, quelle qu'ait pu être son envie de pisser. Monsieur est un chien délicat. Depuis, le temps s'est plutôt arrangé, mais pas au point de passer la tondeuse comme j'en avais eu, hier soir, très fugitivement le projet.

– Continué la lecture du journal “non intégral” de Green, en sautant les descriptions de tableaux lors de ses (nombreuses) visites dans les musées, ainsi que les récits de ses rêves, chose que je n'ai jamais supporté chez aucun écrivain, ni dans les journaux, ni dans les romans. Je me demande d'ailleurs pourquoi.


Mercredi 2

Dix heures et demie. – Il y a longtemps que j'ai cette certitude que personne ne peut être absolument, parfaitement, totalement bilingue. Bien entendu, étant moi-même tout à fait monoglotte, pour parler comme Mauriac, je serais tout à fait incapable de fournir le moindre argument en faveur de ce que j'avance. Mais voilà que je tombe sur deux passages du journal de Green, lequel, comme on sait était à la fois citoyen américain et écrivain français, et a publié des livres dans les deux langues. Parmi les quelques-uns écrits en anglais, il y a Memories of Happy Days, des souvenirs publiés en Amérique en 1942 ou 43. Voici ce qu'il note, le 4 septembre 1944 :

« Traduit sept ou huit pages de Memories of Happy Days, mais je ne sais pas si je continuerai. Certaines naïvetés passent en anglais qui ne sont pas supportables en français. C'est que je ne suis pas la même personne dans les deux langues ; […] »

Pas la même  personne… Quelques années plus tôt, toujours dans le journal, il note que l'anglais, qu'il parle pourtant depuis son enfance, qui est, au sens propre, la langue maternelle, l'anglais donc, lorsqu'il l'écrit, lui fait l'effet d'un costume qui, certes, est parfaitement à ses mesures, à sa taille, mais qui, pourtant, ne serait pas vraiment le sien. Comme je n'ai pas la patience de rechercher ce passage, c'est l'idée que je donne ici et non les termes exacts. Douze jours après l'extrait que j'ai cité plus haut, Green revient sur le thème, en l'approfondissant un peu :

« Simplement pour tenir, je me suis contraint de continuer [ce “contraint de” aurait sûrement fait ricaner Léautaud…] la traduction de Memories of Happy Days en français. À tout coup, je suis arrêté par des difficultés sans nombre. Elles se réduisent pourtant à ceci : ma vraie personnalité ne peut guère s'exprimer qu'en français ; l'autre est une personnalité d'emprunt et comme imposée par la langue anglaise (et pourtant sincère, c'est là le bizarre de la chose). Cette personnalité d'emprunt, je ne puis la faire passer en français que fort malaisément : elle ne semble pas tout à fait vraie. « Je suis moins naïf que ça », suis-je sans cesse tenté de me dire en relisant mon livre en anglais. »

Peut-être, pour employer une métaphore immobilière, que quand on possède, même totalement, deux langues, l'une d'elle ne peut jamais être davantage qu'une résidence secondaire.


Jeudi 3

Une heure. – Les trois grands journaliers (diariste est vraiment trop laid, je ne puis m'y résoudre…) du premier XXe siècle sont, sans conteste me semble-t-il, Gide, Léautaud et Green, par ordre d'apparition au monde. Pour Green je triche un peu dans la mesure où son journal s'étend davantage sur la seconde moitié du siècle que sur la première, mais enfin… Dans le journal de Léautaud, pas une seule mention du nom de Julien Green. Celui-ci lui rend la politesse puisque, dans son propre journal, au moins jusqu'en 1950 où je suis arrêté, c'est comme si Paul Léautaud n'existait pas. Finalement, c'est le grand ancien, André Gide, qui sert de “pont” entre les deux cadets qui s'ignorent, puisqu'il occupe de nombreuses pages dans leurs journaux respectifs. Il en va d'ailleurs de même dans la réalité puisque Green rencontre très souvent Gide, lequel, lorsqu'il passe dans le quartier de l'Odéon, laisse rarement passer l'occasion de monter au Mercure de France afin d'y tailler une petite bavette avec Léautaud. Mais il manquera toujours un côté à ce triangle. Cela dit, on voit mal comment deux personnes aussi éloignées que Léautaud et Green auraient pu se trouver un terrain commun.

Je reste un peu avec Green, dont le journal, à la date du 27 février 1949, m'apprend une chose intéressante (une chose que tout le monde doit savoir depuis belle lurette : je fais le gars qui arrive de la lune, là). Justement, il rend compte d'une visite qu'il fait ce jour-là à Gide, chez lui. Ils se mettent à parler de Montaigne, plus précisément des différentes éditions des Essais, et encore plus précisément de la fameuse phrase à propos de La Boétie, “parce que c'était lui, parce que c'était moi”. Et j'apprends alors que, dans la première édition, seule la première partie de la phrase existait, que l'autre a été ajoutée beaucoup plus tard par Montaigne. Et Gide de conclure : « On nous cite cette phrase comme un beau cri du cœur. Il a mis trente ans à le pousser, son cri du cœur ! » Là-dessus, Green rentre chez lui pour se remettre à son étude du Cantique des Cantiques en hébreu, ce qui est une façon comme une autre d'attendre l'heure du déjeuner.

– Les ouvriers qui changent les canalisations d'eau de toute la rue sont arrivés ce matin devant notre portail : heureusement que j'avais pris la précaution de sortir la voiture dès sept heures ce matin, car à l'heure actuelle il n'en serait plus question. Notre levée d'écrou devrait avoir lieu dès ce soir.

Trois heures. – Je viens de rapporter au salon mon Bossuet “pléiadiforme” (problème : l'ai-je rapporté, puisqu'il s'agit d'un livre, ou aurais-je dû le ramener dans la mesure où je parle de Bossuet ? Bon, de toute façon, il est bel et bien au salon, qu'on ne vienne pas me chercher des poux !), en prévision de ma prochaine escale desgrangienne – ce sera le 17 –, Michel étant lui-même plongé dans ses œuvres depuis déjà quelque temps. Il faudrait au minimum que je me remette sa langue dans l'oreille, si j'ose ainsi m'exprimer. Et j'ai soudain l'impression d'être ce lycéen peu sûr de lui, qui compulse fébrilement ses notes de cours juste avant de franchir la porte le séparant de l'examinateur du bac…


Vendredi 4

Onze heures et demie. – Relisant tout à l'heure l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre (« Madame se meurt ! Madame est morte !), je me demandais avec un peu de tristesse – mais sur fond de beaucoup d'indifférence – combien de bacheliers d'aujourd'hui sont encore capables de comprendre la langue de Bossuet. Je ne dis même pas : l'apprécier, encore moins en jouir ; non, simplement comprendre le sens de chaque phrase. Je crois que je préfère ne pas le savoir. Pourtant, ils ne se rendent pas compte, tous ces pauvres jeunes gens abrutis d'idéologie égalitaire, de ce qu'ils perdent en restant dans l'ignorance de cette langue, si magnifiquement construite, architecturée, et qui se permet tout de même, malgré la solidité de ses moindres parties, d'avoir, souvent, la souplesse et les transparences d'un voile. Je vais encore lire l'oraison du Grand Condé, puis quelques panégyriques, avant de me risquer du côté de la polémique avec Fénelon à propos du Quiétisme. Malheureusement, dans le volume publié par la Pléiade ne figure aucune lettre de Bossuet, alors que, d'après Michel Desgranges, il s'agit d'une correspondance aussi passionnante que volumineuse. Je vais voir si je peux trouver un “choix de lettres”, mais j'ai de sérieux doutes quant à l'existence d'un tel livre ; en tout cas quant à sa disponibilité.

– Pendant ce temps, les ouvriers orange fluo continuent à défoncer la rue de l'Église pour la farcir de longs tuyaux d'un bleu pimpant.

Une heure. – Michel me disais hier, par himmel, qu'il venait de lire dans Valeurs actuelles un article très violent contre le Journal intégral de Julien Green. Je lui ai aussitôt demandé des précisions, voulant savoir contre quoi ou qui s'élevait l'article en question : la publication ? Les ayant-droits ? Le journal en soi ? Julien Green lui-même ? Comme il ne m'a pas encore répondu, à tout hasard je verse ici une pièce pour ce dossier. Il s'agit de l'entrée du journal “non intégral” datée du 27 juillet 1950. Green y dit ceci :

« Tout à l'heure, Robert m'a parlé de ce journal dont il a lu de grandes tranches dans le texte complet. Il y voit un livre dont il ne connaît pas d'équivalent parce qu'on y trouve tout l'homme passant d'un extrême à l'autre. Je voudrais beaucoup qu'on publie ces pages. Je crois qu'un jour ce sera possible parce qu'on supportera mieux la vérité que nous ne le faisons en 1950, mais il se peut que je me trompe ; il faut toujours faire un large crédit à la bêtise humaine. Dans l'état actuel du monde, ce journal paraîtrait effarant à ceux-là mêmes pour qui il est fait. Ce n'en est pas moins mon meilleur livre. (Je parle, bien entendu, du texte intégral.) C'est pour cela que je veux essayer de le sauver. Je ne crains que moi-même et cette manie que j'ai, tous les dix ou quinze ans, de brûler tous mes papiers. »

Je ne puis guère aller plus loin, n'ayant pas réussi à trouver l'article de Valeurs actuelles. Mais une chose semble certaine, au regard de ce qui précède : Green entendait bien que son journal non expurgé soit conservé afin d'être édité et lu, au jour où cela serait possible. Par conséquent, face à cette volonté affirmée par l'auteur lui-même, je ne vois pas bien contre quoi on pourrait venir récriminer. Attendons d'en savoir un peu davantage.


Samedi 5

Onze heures. – Eh bien, finalement, Julien Green consacre tout de même un paragraphe à Paul Léautaud, dans son journal. C'est le 2 avril 1955, et le moins que l'on puisse dire est que ça ne transpire pas l'enthousiasme. Voici : « La lecture du journal de Léautaud est une lecture déprimante s'il en fut. Il ne sait pas choisir. Tout le passionne qui le touche. Il raconte une longue histoire et vous tient en haleine pendant deux pages assez denses, on va toujours, on espère, on attend la récompense, le mot, la phrase saisissante qui justifiera l'effort qu'on aura fourni pour le suivre, mais il n'y a rien, rien. Ce qu'il rapporte de Gourmont est médiocre. Seul  m'a touché le récit de la rupture de l'auteur avec la femme qu'il appelle Georgette. » Quelques jours plus tard, Green fait une nouvelle allusion au même journal, pour dire qu'on y étouffe. Critique très curieuse à mes yeux, car s'il est un journal dans lequel il m'arrive d'étouffer (trop de démons, trop de Dieu, trop de curés, trop de jansénistes…), c'est bien celui de Green, surtout dans les années  1945 – 1955 que je viens de lire. En revanche, s'il en est un autre où j'ai toujours eu la sensation de respirer librement et à pleins poumons, c'est évidemment celui de Léautaud. Lequel, de toute façon, n'aurait sans doute pas supporté la lecture de celui de Green, si jamais il avait eu l'idée saugrenue d'y jeter un regard. Cependant, j'ai trouvé un moyen de les réconcilier, ne serait-ce que fugitivement. En 1955, Green passe une partie de l'été, seul, dans une maison assez retirée du Pays basque. Un jour d'août, il raconte tout le mal qu'il s'est donné pour sauver une hirondelle tombée dans le jardin, et combien, le lendemain matin, le fait de la voir s'envoler l'a rendu heureux : le geste lui aurait valu l'approbation du vieux bougon de Fontenay.

– Autre chose, suscitée par la même lecture. Un jour de ces mêmes années (j'ai omis de noter la page, et donc la date exacte me faut…), alors qu'il vient d'évoquer la mémoire de sa mère (morte subitement en 1914, lui-même ayant alors 14 ans), Green note que la disparition des êtres aimés doit être insupportable aux athées, alors que les croyants, eux, ont pour consolation la certitude que leurs morts les attendent (c'est moi qui souligne). Il me semble que, pour un croyant, la mort signifie l'entrée au Paradis (je laisse de côté l'Enfer, dont l'abbé Mugnier assurait que, s'il existait bel et bien, il était vide d'âmes), c'est-à-dire dans la glorieuse éternité de Dieu, le temps ne concernant que notre pauvre et transitoire monde sublunaire. Or, je ne parviens pas à voir comment des êtres, ou des âmes, qui ne sont plus soumis à l'écoulement du temps pourraient encore attendre. Je suppose que maint théologien a déjà résolu cette question depuis un paquet de siècles ; il n'empêche que, ignorant tout de leurs travaux, je reste embarrassé de cette contradiction, voire de cette aporie ; qui, par ailleurs, ne paraît pas du tout gêner Green – à moins qu'il n'y ait tout simplement pas songé en l'écrivant.

Deux heures. – Relire la magnifique oraison funèbre de Louis de Bourbon m'a donné la brutale envie de me replonger dans la biographie de ce grand prince (Condé, le héros foudroyé, Simone Bertière, Éditions de Fallois), que par chance je possède… et qui ne m'a pas joué le tour habituel de disparaître sans laisser de trace. Tout cela sans abandonner Bossuet pour autant (mais je le lis à dose homéopathiques), ni bien sûr Julien Green.

Quatre heures. – Amusante méprise que la mienne, notant plus haut le titre du livre de Simone Bertière : ce n'est pas du tout foudroyé qu'est le Grand Condé, mais bien fourvoyé ; ce qui est tout de même moins douloureux et, comme le démontre la vie de ce prince, moins définitif.


Dimanche 6

Dix heures et demie. – À la lecture de la biographie dont je parlais hier, je suis frappé par les ressemblances entre les débuts de carrière du Grand Condé, alors qu'il n'est encore “que” duc d'Enghien, et de Napoléon Bonaparte au moment où il prend la tête de l'armée d'Italie. Ni l'un ni l'autre n'a d'expérience à ce niveau (Bonaparte sans doute un peu plus tout de même), ils ont à peine plus de 20 ans, font preuve immédiatement de qualités multiples (tactique, stratégie, organisation, pénétration psychologique, rapidité de décision, etc.) et, de ce fait, volent de victoire en victoire : c'est Rocroi et Thionville versus Arcole et Rivoli. Évidemment, après ça, leurs destins divergent nettement. Je suppose que les historiens ont déjà, par dizaines et depuis deux siècles, abondamment souligné ce parallèle que j'esquisse : une fois de plus, je joue le rôle du gars tout juste arrivé d'Andromède, sa galaxie natale. Et je me demande si, dans ses divers écrits de jeunesse, Bonaparte a quelque part exprimé une opinion à propos de son illustre prédécesseur… dont il a fait ensuite assassiner, dans les fossés de Vincennes, l'ultime descendant direct, le malheureux duc d'Enghien. Ou bien, peut-être faudrait-il aller regarder du côté du Mémorial de Sainte-Hélène ?

Cinq heures. – Il m'ennuie un peu, Mr Green, depuis deux jours, et même pas mal : son journal de ces années cinquante n'est qu'une interminable procession de curés, qu'ils soient là sous forme de livres ou en chair et en os, de jeunes gens torturés qui viennent lui demander s'ils doivent renoncer au monde et à ses plaisirs pour se faire moines (comme si Green était le mieux placé pour leur répondre !), de saintes célèbres ou méconnues, etc. On deviendrait bouffeur de ratichons à moins. On m'objectera qu'il me suffit de refermer le livre et de passer à autre chose. J'y ai songé, mais je n'en ferai rien, et ce pour deux raisons. La première est que, dès le départ, j'ai décidé de relire ce journal intégralement, et que, donc, je me dois de m'y tenir. La seconde  est que je m'en souviens assez bien pour savoir que toutes ces vapeurs d'encens vont finir par se dissiper, au moins en partie, et que le journal va redevenir, sinon plus primesautier (on est quand même chez Green…), en tout cas plus ouvert sur le monde et moins obnubilé par les fins dernières. Et puis, quand j'en ai vraiment assez, je retourne du côté de Chantilly avec le prince de Condé, où ça swingue tout de même un peu plus.


Lundi 7

Quatre heures. – Il se dégage à la longue, du journal de Green de ces années où j'en suis (1960), un parfum puissamment comique. L'impression de voir le pauvre homme cloué à son fauteuil, chez lui, par le défilé ininterrompu des visiteurs. Il y a les prêtres évidemment, et ils sont fort nombreux, tous très intelligents il va sans dire, mais aussi les laïcs, très souvent jeunes (c'est là qu'on aimerait jeter un coup d'œil sur la version non expurgée du journal…). Ce sont ces derniers qui finissent par provoquer chez moi, par leur nombre, un genre de fou rire nerveux. Il y a celui qui a la foi mais a peur de la perdre ou de la voir s'affaiblir ; celui qui l'a, n'a pas peur de la perdre mais aimerait en avoir davantage ; cet autre qui ne l'a pas mais à qui elle manque terriblement ; le suivant ne l'a pas non plus mais, à lui, ça ne manque pas du tout (dans ce cas, qu'est-ce qu'il fout dans ce gigantesque confessionnal ?) ; un autre encore qui l'a eue, l'a perdue et aimerait bien la retrouver ; et, entre chaque visite, Green lui-même qui s'interroge sur son salut, la prière, le péché originel, les traductions françaises de la Bible, la valeur du jansénisme, la place de ses livres dans un univers en expansion, et ainsi de suite.  Quelle plaisir, ensuite, d'aller s'ébrouer en compagnie du prince de Condé, de Mme de Longueville, de Gaston d'Orléans, de Mazarin et du cardinal de Retz ! C'est la récré, quoi… la sortie du caté…

Cinq heures et demie. – Pourtant, en dépit de ces continuelles aspersions d'eau bénite dont le lecteur ressort dégoulinant, et dont on se demande comment le malheureux auteur ne s'y noie pas, on tombe çà et là sur un paragraphe prouvant que l'humour de Julien Green n'a pas été totalement étouffé par les soutanes. Par exemple celui-ci, de 1963 :

« Je range parmi les plus cruels raseurs de ce monde les habitués des courses qui parlent chevaux, les balletomanes fanatiques qui ne vous font pas grâce d'un jeté-battu, les wagnériens enragés qui s'arrachent la parole pour discuter, non de la musique, mais des mérites des interprètes, les personnes qui viennent de découvrir Proust et qui vous servent un copieux réchauffé du Temps perdu, enfin et surtout les nouveaux convertis, profonds à peu de frais après une lectures des œuvres complètes du Père Nénuphar, tout ruisselants de savoir et de vertu, hérissés de citations édifiantes, reprenant le prochain avec un sourire angélique qui justifierait un assassinat. Mais je manque peut-être de patience. »


Mardi 8

Trois heures et demie. – Je viens d'en terminer avec Monsieur le Prince. Mais, par contrecoup si je puis dire, le récit de sa vie m'a donné grande envie de me tourner du côté du cardinal Mazarin. Or, chance inouïe (la maison est une grande maison), je possède justement une biographie d'icelui, qui se trouve d'ailleurs avoir été écrite par la même Simone Bertière ayant signée celle du prince que je viens juste de porter au tombeau. (Les deux ont été éditées par Bernard de Fallois.) Je l'ouvrirai demain matin : d'ici là, je vais aller m'avaler les deux ou trois grands verres d'eau bénite qui m'attendent chez Julien Green.

– Ah ! puisqu'on parle de Green, j'ai oublié de noter, hier, que je lui avais trouvé un point commun avec Léautaud, à savoir la propension à croire et à raconter n'importe quoi, dès lors qu'il s'agit d'animaux. Le 9 octobre 1965, Green rentre de chez un orthopédiste qui, pour une raison sans intérêt ici, lui a confectionné des semelles spéciales pour ses chaussures. Il écrit alors sans sourciller : « Quand je suis rentré chez moi, ayant, grâce à ces semelles, grandi d'un centimètre, notre chat ne m'a pas reconnu et m'a regardé avec des yeux énormes. J'ai toujours pensé que les animaux ne nous voyaient qu'en silhouettes. » Mon vieux Julien, il y a des circonstances où il serait sage de s'interdire de penser quoi que ce soit. D'un autre côté, un franc éclat de rire, comme celui que je me suis offert découvrant cela, entre deux visites de curés pontifiants ou de jeunes cathos acnéiques, ça ne fait pas de tort…

– Restons dans les douces dingueries, avec le dernier billet de Dame Olympe, qui s'intitule avec un sérieux imperturbable : “Gestion des règles : des années 70 à aujourd'hui”. J'attends avec une certaine impatience mêlée d'inquiétude le jour où elle va s'attaquer à l'hémorroïde à travers les âges ou à la vision gréco-romaine de la fistule anale. C'est curieux, quand elle était venue prendre l'apéritif à la maison, un dimanche où ses affaires l'avaient amenée au Plessis-Hébert, c'est une personne qui, bien que féministe, m'avait parue tout à fait saine d'esprit et point sotte. Pendant que j'y suis, je ne résiste pas au plaisir de consigner ici l'unique commentaire qu'elle a récolté à propos de la gestion des règles (existe-t-il des écoles de gestion des règles ? un diplôme de gestion des règles ?) ; il est émis par une certaine Marion : « Pour avoir testé, les culottes menstruelles sont effectivement très confortables et absorbantes. Par contre je les utilise en complément d'une coupe menstruelle, donc je n'ai pas besoin d'en changer pendant la journée. »

Vous reprendrez bien une petite coupe menstruelle ? Allez, Justine tite coupe ! pour fêter votre admission à l'école de gestion des règles…


Mercredi 9

Deux heures. – Alzheimerisation galopante pour ce qui est de moi : j'ai quitté la maison pour venir ici noter quelque chose, une remarque qui me semblait piquante. Le temps de parcourir à vitesse normale les vingt-cinq mètres qui me séparaient de ce bureau et du clavier y trônant, pfuitt ! plus rien. Donc, voici :

                                          Ici, place réservée à une idée amusante et à venir.

– Commencé la lecture de Mazarin, le maître du jeu. Vu l'état de mon cerveau, je me demande si c'est bien nécessaire, et si je ne ferais pas mieux de me mettre au jardinage ou au tricot.


Jeudi 10

Trois heures. – Du journal de Julien Green : « Étrange de penser qu'à notre époque, la liberté de tout dire enfin conquise (que pourrait-on dire qui soit interdit ?), cette liberté se trouve maintenant en danger, parce qu'il faut penser comme le plus grand nombre, autrement c'est le silence et l'ostracisme. » Des lignes écrites en septembre 1973…

– Commencés le 16 du mois dernier, les travaux de remplacement des conduites d'eau potable ne sont toujours pas achevés. Pourtant, ils ne concernent (pour l'instant ?) que notre courte rue de l'Église. Mais enfin, comme il est coutume de dire : “on” a fait le plus gros.


Vendredi 11

Midi. – Julien Green relit assez régulièrement les livres de Pierre Loti, dont il s'étonne chaque fois qu'il soit à ce point méconnu en France, eu égard à ses talents, qu'il trouve très grands. Il a sans doute raison. Je n'ai, je crois, jamais lu une seule page de Loti, et sans doute devrais-je aller y voir. Mais je n'en ai aucune envie, sans être capable de donner le moindre commencement de raison à cette absence de curiosité. Multiplions cette sotte réaction par cent mille : voilà comment on fabrique un écrivain méconnu tout à fait présentable.

Sinon, dans ce journal – dont je “saute” maint paragraphe, reconnaissons-le –, me voilà rendu à l'an 1976, c'est-à-dire que je viens de balayer exactement cinquante années de la vie de son auteur. Il m'en reste vingt-deux. J'en profite pour consigner un autre reproche, anecdotique, certes, mais pas tant que ça en fait, que je ferais à Green : alors qu'il est régulièrement invité à des dîners ; que, dans ses divers voyages, il indique qu'il a déjeuné ou dîné dans tel et tel restaurants, jamais il ne prend la peine de nous dire ce qu'il a mangé, ce que valait la cuisine, quels genres de plats on y servait, etc. À chaque fois, j'en ressens une fugitive mais nette frustration.

Pendant ce temps, Catherine s'est attaquée à l'autobiographie du même auteur (quatre volumes réunis dans l'un de ceux de la Pléiade) : à l'heure où tout le monde est sommé d'être plus ou moins “vert” dans ses opinions et comportements, nous voici donc massivement Green – je sais : elle était facile.

Cinq heures. – Une des raisons pour lesquelles j'aime Léautaud : il ne voyage jamais. Si bien qu'on est dispensé, dans son journal, des interminables descriptions que les journaliers globe-trotters se croient obligés d'infliger à leurs lecteurs, sans être capable, le plus souvent, de faire mieux que n'importe quel guide touristique un peu sérieux. J'y pense parce que je sors tout juste d'une vingtaine de pages que Green, en 1976, consacre à Stamboule et à ses environs immédiats, et que je n'en peux plus de ces visites de mosquées, de grand harem du sultan, etc. Je me souviens que, déjà, quand je lisais de façon intensive le journal de Renaud Camus, je freinais des quatre fers quand approchait le moment de partir en voyage à sa suite, sachant les overdoses de monuments, châteaux et musées que cela allait entraîner. Et je ronronnais d'aise lorsque nous revenions à Paris, pour y reprendre notre bonne vieille routine dans les backrooms et les jardins de nuit.


Samedi 12

Midi et demie. – Expérience troublante, à propos de l'authenticité, de la véracité des souvenirs. À l'été 1978, Julien Green évoque un Paris estival, aux rues presque désertes de voitures. Il note ceci (c'est moi qui souligne) : « Je vois enfin les rues telles qu'elles étaient jadis, du temps de ma jeunesse avant l'encombrement et la puanteur actuels, lorsque mon père traversait le boulevard en lisant le journal. » Cette image du père pouvant traverser en toute sécurité le boulevard sans cesser de lire son journal, on la trouvait déjà, presque mot pour mot, dans le journal de Léautaud. Ce dernier précise que son père, Firmin Léautaud, se contentait d'empoigner d'une main la bride des chevaux d'omnibus pour les inviter à lui céder le passage, sans cesser sa lecture pour autant.

Fort bien, dira-t-on, voilà donc un fait avéré, puisque ces deux écrivains s'en souviennent et le notent sans s'être consultés. Oui, sauf que Léautaud et Green sont nés à près de trente ans d'écart. Ce qui fait que les souvenirs de jeunesse du second, 1910, disons, correspondent à la période où le premier se plaint déjà que l'on ne puisse plus traverser le boulevard en lisant le journal, comme Firmin Léautaud le faisait aux alentours de 1880 !

Je n'ai aucune explication à proposer, sinon deux hypothèses fort hasardées : soit nous sommes en présence d'une “légende urbaine” et personne, en aucun temps, n'a jamais pu traverser le boulevard en lisant le journal ; soit MM. Léautaud et Green pères étaient tous deux des êtres fantasques, totalement inconscients des dangers que leur faisait courir leur journal, dès lors qu'ils l'éployaient. En tout cas, je vois bien, relatant tout cela, quelle eau je puis apporter au moulin des progressistes, qui ne manqueront pas d'ironiser à propos de la qualité des souvenirs de nous autres, les c'était-mieux-avant. Comme je m'en fous, ils en resteront pour leurs frais.

Quatre heures. – Dans notre grande série “ces écrivains que les animaux rendent idiots”, ceci de Julien Green, en date du 21 décembre 1979 : « Éric me parlait de son parrain, grand garçon roux et batailleur, mais très bon, devenu apiculteur. Les abeilles l'adoraient, volaient vers lui et lui couvraient les bras et la poitrine. Il leur prenait leur miel sans difficulté. Elles savaient qu'il allait mettre autre chose dans leurs ruches. Il est mort d'un accident de voiture à trente-neuf ans. Le jour de sa mort, les abeilles ne sont pas sorties de leurs ruches. » Braves petits insectes, si intelligents et respectant la journée de deuil…


Dimanche 13

Dix heures et demie. – Pris hier la décision de ne plus acheter de nouveaux livres et de me contenter de lire ou relire ceux que je possède déjà : j'ai bien hâte de voir quel temps va m'être nécessaire pour la battre en brèche, cette décision pour le moins surprenante.

– Demain, demi-journée parisienne (levalloisienne serait plus exacte, topographiquement parlant) et dermatologique, pour Catherine et pour moi : tir groupé. Comme le Señor Météo prévoit un temps ensoleillé et fort doux (“l'été indien” des imbéciles qui ne savent pas de quoi ils parlent mais le disent tout de même), il est prévu que nous laissions Charlus ici, dans le jardin. Après tout, nous ne devrions pas être absents plus de trois heures, quatre au grand maximum.

– Toujours dans le journal de Green, 20 juillet 1981, je tombe sur ceci : « Je recopie mon Journal pour le prochain volume. Ce matin, j'en suis au moment où j'entre à la mosquée bleue d'Istanbul, et j'ai l'impression de la découvrir de nouveau. […] » Ah non, merde, par pitié, pas ça ! Je me la suis déjà tapée hier, et in extenso, la visite de la moquée bleue ! Sans parler d'une dizaine d'autres autour, ainsi que de trois ou quatre villes annexes de Turquie : ça suffit, je ne bouge plus de la rue Vaneau, moi !

Cela dit, il m'apparaît que, sur le plan touristique au moins, les journaux de Julien Green et de Renaud Camus sont harmonieusement complémentaires : dans une région ou un pays donnés, le premier ne visite que les églises et les abbayes (mais alors toutes, hein !), cependant que le second se rue sur les châteaux sans en omettre le moindre. Il reste à trouver un écrivain de talent qui, dans son journal, ne se préoccuperait que de nous faire connaître les hôtels et les restaurants ayant jalonné son parcours – et pas seulement pour se plaindre du bruit dans les couloirs et de la mauvaise éducation de ses voisins de table. Ainsi serait-on paré, si jamais nous revenait l'étrange désir de quitter la maison du Plessis pour aller voir ailleurs si on y est.


Lundi 14

Deux heures. – Ce matin, donc, double visite dermatologique à Levallois, laquelle s'est déroulée du mieux possible, puisque Catherine et moi avons échangé nos divers mélanomes malins et ricanants contre de banales verrues séborrhéiques, tellement inoffensives qu'elles en devenaient presque réconfortantes. De plus, les deux trajets se sont déroulés sans le moindre pépin circulatoire, si bien que, partis d'ici à dix heures, nous étions de retour à midi et demie, pour la plus grande satisfaction de Charlus qui gardait sévèrement le jardin où nous l'avions laissé. J'ai tout de même, à Levallois, mené un rude combat contre un parcmètre (pardon : un horodateur), lutte inégale dont je suis finalement sorti vaincu. J'ai pourtant bien cru l'emporter, puisque, une à une, patiemment, j'ai franchi toutes les étapes permettant d'obtenir la preuve tangible que j'avais bel et bien payé : entrer le numéro minéralogique de Soraya, choisir son mode de paiement, programmer le temps que l'on compte rester là, introduire la carte dorée, taper le code… Tout cela pour que, à la fin, toutes opérations accomplies avec un succès non discutable, la machine impavide refuse de me délivrer le moindre justificatif. Par chance, aucune hirondelle taxatrice ne semble être passée durant notre absence, donc pas d'amende à notre retour.

Refaisant, dans un sens puis dans l'autre, ce trajet que j'ai accompli des centaines de fois, au temps où je me rendais utile à la société en accroissant par mon travail les richesses du groupe Lagardère, j'ai mesuré toute la chance que j'ai, d'en être désormais dispensé. Même si la retraite implique toujours la mort à plus ou moins brève échéance, je persiste à la trouver nettement préférable au salariat, et même à toute autre activité lucrative, quelle qu'elle puisse être.

Cinq heures. – À force de passer mon temps avec Green journalier, j'ai fini par me dire que je pouvais bien redonner sa chance à Green romancier, même si ma dernière tentative, pas si lointaine, s'est soldée par un échec. J'ai donc ressorti le volume troisième de la Pléiade, celui qui contient Épaves, Le Visionnaire, Minuit, Varouna et Si j'étais vous… Je vais, dès demain matin, commencer par le premier cité.


Mardi 15

Deux heures. – Comme je l'annonçais hier, j'ai consacré ma matinée à la lecture d'Épaves. Une question court tout au long de ces deux cents pages de Pléiade, non du fait de l'auteur mais de celui du lecteur : Est-ce qu'il va finir par se passer quelque chose dans ce putain de bouquin ? La réponse, on s'en doute, est : non. Qu'on n'espère pas non plus se raccrocher aux personnages, tout à fait inexistants et dont les rares réactions devant tel ou tel micro-événement sont systématiquement fausse, ou absurdes, ou les deux. L'un des wagons de queue de ce train de Pléiade s'appelle “l'accueil de la critique”. Le maître d'œuvre de l'édition, un familier de Green nommé Jacques Petit – je le connais par le Journal – ne manque pas d'y flétrir l'aveuglement des critiques qui, à l'époque, ont mal reçu le chef-d'œuvre qui nous occupe. Il s'en prend notamment à Robert Brasillach qui, dans L'Action française du 7 avril 1932, s'est montré en effet assez sévère. Voici quelques-unes de ses appréciations (je les retranscris bout à bout, sans prendre la peine d'aucune liaison. Par flemme) : « Lorsque au bout de trois cents pages le héros a trempé sa main dans l'eau, c'est peut-être le premier geste que nous l'ayons vu accomplir.  On n'a jamais vu personne plus complètement amorphe, plus inexistante. Il faut bien dire que ce livre nous semble assez vide et que M. Julien Green nous a profondément déçu. Le roman se perd dans de fastidieuses descriptions, des analyses sans grand intérêt et des conversations interminables. Quant aux personnages, le vide de leur vie est si grand qu'on ne peut nous demander de nous y intéresser. Il faut bien dire la vérité : Épaves est un pastiche extraordinairement artificiel de Dostoïevski.  Pour ce qui est du style, on ne peut s'empêcher de songer à l'effort méritoire qu'accomplit un élève de troisième pour bien écrire ses narrations françaises. » Eh bien, je dois dire que je me trouve en plein accord avec Robert Brasillach (ce qui ne manquera pas de faire ricaner quelques-uns). J'ai songé plusieurs fois à Dostoïevski moi aussi, et à peu près pour en retirer la même comparaison. Le plus étonnant, d'ailleurs, que Brasillach ne pouvait pas savoir à l'époque, c'est que Green a attendu d'avoir 50 ans pour lire enfin le romancier russe. Un instinct de sauvegarde, probablement. Mais j'ai aussi souvent pensé à Simenon (qui, alors, n'avait guère que deux ou trois Maigret à son actif), à ce que lui aurait été capable de tirer de la même trame et des mêmes personnages. Green sous-Simenon et infra-Dostoïevski : l'addition est lourde. Le plus étonnant est peut-être que, malgré cette expérience fort ennuyeuse, je n'ai pas renoncé à lire, demain (même heure, même endroit), le second roman de la liste donnée hier. Mon obstination me surprend moi-même.

– Après ça, histoire de me distraire un peu, je suis aller tondre le jardin : on se défoule avec ce qu'on a.


Mercredi 16

Midi et demie. – Non, décidément non : les romans de Julien Green ne sont pas lisibles, en tout cas pas par moi. Je viens de passer ma matinée sur son Visionnaire, que j'ai finalement abandonné aux trois-quarts, juste avant de périr d'ennui. J'ai eu tout au long, et pareil avec le roman lu hier, l'impression tenace de voir un vieux monsieur, en costume trois-pièces et dûment cravaté,manier un stylo à plume de prix et traçant, sur de grandes feuilles blanches au papier légèrement brillants, de belles lettres régulières, en marquant avec beaucoup de soin les pleins et les déliés. Et sans jamais que, de cet exercice de calligraphie, ne jaillissent la moindre étincelle de vie. Les yeux glissent sur les paragraphes comme sur un mur nu et fraîchement ripoliné. Or, quand il écrivait ces deux romans, Green venait tout juste de dépasser trente ans…

Le pis est que, par une sorte de contrecoup, de choc en retour, c'est d'un œil nettement moins indulgent que je poursuis la lecture du Journal. Et je me demande si, celui-ci terminé (j'approche de 1990…), j'aurai encore suffisamment de ressort pour relire les quatre volumes de l'autobiographie. Bref, Green file un mauvais coton ; ce qui est bien le comble pour un Américain “sudiste”.

– Demain, déjeuner chez les Desgranges.

Sept heures. – Reçu tout à l'heure un himmel de monsieur D.,  de Causeur, me disant qu'il aimerait me publier régulièrement sur le site dudit Causeur : « Billets d'humeur, articles culturels, réactions à l'actualité :  vos envies seront les nôtres.  » Il me précise que cet “appel d'offres” fait suite à une rencontre qu'il a eue récemment avec Michel Desgranges. Comme je vois ce dernier demain, ainsi qu'annoncé plus haut, j'attendrai vendredi pour répondre à M. D., ou bien à lui téléphoner au numéro qu'il m'indique.  En attendant, son himmel a bien contribué à pourrir la fin de cette journée (J'y vas-t'y ? J'y vas-t'y pas ? En serai-je capable ? Pas capable ? Etc., ad lib…).


Vendredi 18

Une heure. – Catherine me cite le cas d'une femme, une Ardennaise qui plus est, qui avait trouvé très malin de prendre son bain avec, à portée de main, son téléphone portatif branché. Je suppose que, dans son esprit (?), il ne pouvait être question de manquer le moindre appel, sous peine de voir le monde s'enfoncer dans un effroyable chaos. Bien entendu, le dit appareil a fini par glisser dans la baignoire et par électrocuter son occupante, qui est morte à l'hôpital quelque temps plus tard : bien fait. On ne devrait pas avoir le droit d'être aussi con.

– La journée desgrangienne d'hier s'est fort bien déroulée. Il y a été longuement question de Fénelon, de Bossuet et de Mme Guyon. Et aussi de ces illuminés que l'on appelle les mystiques, notamment sainte Thérèse d'Avila et saint Jean de la Croix, que j'ai lus (très partiellement…) il y a longtemps. M'enquérant auprès de Michel de savoir s'il existait, à sa connaissance, une bonne histoire de la guerre civile américaine, c'est-à-dire qui fût autre chose qu'une bébête opposition entre les méchants esclavagistes du Sud et les gentils abolitionnistes du Nord, il m'a aiguillé sur Dominique Venner ou Jean Mabire (un doute subsistait). C'est le premier nom cité qui était le bon : son livre s'appelle Le Blanc Soleil des vaincus (titre assez pompeux et pas très bienvenu à mon goût). Il a été aussitôt commandé, ce qui m'a permis de rompre la promesse que je m'étais faite il y a deux ou trois jours de ne plus acheter de nouveaux livres. À tant faire que d'être parjure, j'ai aussi commandé une Histoire de l'émigration due à Ghislain de Diesbach, dont Julien Green me disait grand bien pas plus tard qu'avant-hier. C'est du reste également à Green que je dois mon envie subite de m'intéresser à la guerre civile américaine – dite en France et à tort “de Sécession”.

– Je suis censé téléphoner à M. D. tout à l'heure, après trois heures et demie.

Sept heures. – La conversation évoquée ci-dessus fut brève. Il est vrai que je suis toujours embarrassé de parler au téléphone, surtout quand je ne sais pas trop ce que mon interlocuteur s'attend à ce que je dise. Comme lui-même ne semble pas atteint par une faconde méridionale… Bref, nous sommes convenus du plus simple, que je lui ai moi-même proposé : lorsqu'une idée de texte me viendra et que je ne serai pas trop honteux du résultat, je le lui enverrai. S'il lui convient, il le publiera sur le site de Causeur, sinon, le texte rebuté atterrira sur mon blog comme jusqu'à présent. Dans la mesure où je ne ferai pas d'efforts particuliers pour “pondre”,  car se forcer est le meilleur moyen de n'arriver à rien, de mon point de vue ma situation reste à peu près inchangée, ce qui me convient parfaitement.

– On a souvent tort de dire ce que l'on pense, mais plus souvent encore de penser ce que l'on dit.


Samedi 19

Quatre heures. – Mon long compagnonnage avec Julien Green commence à me fatiguer. J'ai presque hâte que nous mourions.

– Sinon, ce n'est pas encore aujourd'hui que M. D. recevra de moi un article pour Causeur… En fait, mais je puis me tromper, j'ai comme l'impression que la perspective de cette espèce de tribunal dont j'attendrai chaque fois le verdict va avoir pour effet de tarir complètement le peu d'envie que j'avais encore d'écrire, ainsi que le prouve l'état de semi-léthargie dans lequel se trouve le blog. Ce qui serait déjà un résultat.

– J'ai, je crois, oublié de noter que j'avais tué le cardinal Mazarin il y a deux ou trois jours, et que j'avais décidé de prolonger mon périple dix-septiémiste en m'intéressant à Louis XIV. J'ai donc ressorti de son rayon sa biographie par Jean-Christian Petitfils (grimace de Michel Desgranges, qui préférerait me voir lire celle de François Bluche ; mais il se trouve que je possède déjà l'une et point l'autre…), ainsi que, pour faire bonne mesure, Le Siècle de Louis XIV de Voltaire et aussi La France de Louis XIV de Pierre Gaxotte – Gaxotte dont j'ai appris seulement aujourd'hui, par le journal de Green, qu'il était pédé ; ce qui, dois-je le préciser ?, ne change rien à mon envie de le relire.


Dimanche 20

Midi. – Contrairement à ce que j'écrivais hier, j'ai finalement commandé le Louis XIV de François Bluche et vais remiser sans regret celui de Petitfils, que j'ai trouvé, dans les premières pages, d'une partialité de mauvais aloi vis-à-vis de Mazarin. En attendant qu'arrive le Bluche, je vais sans doute patienter avec Gaxotte, tout en me gardant Voltaire pour la bonne bouche. Après tout cela, il ne me restera qu'à replonger dans Saint-Simon.

– Depuis la nuit dernière, ici : pluie, pluie et pluie.

– Les bons écrivains se servent de la langue ; les grands la servent.

Sept heures. – Julien Green est mort en fin d'après-midi, peu avant le dîner de Charlus et peu de jours avant son quatre-vingt-dix-huitième anniversaire. « Il n'a pas souffert », comme disent les imbéciles péremptoires, qui n'en savent rigoureusement rien. Je l'ai quitté sans grand regret, avec néanmoins un petit pincement au cœur : on venait tout de même de passer plusieurs semaines dans une étroite intimité…


Lundi 21

Sept heures. – Passé la journée entière avec Pierre Gaxotte. Ni lui ni moi n'avons eu à nous en plaindre : sa France de Louis XIV est un livre remarquable de clarté et d'élégance (même si, par tradition en quelque sorte, je me suis appliqué à ne presque rien comprendre aux chapitres purement “économiques”).


Mardi 22

Dix heures et demie. – Depuis ce matin, et peut-être même avant, dense brouillard sur le Plessis. C'est loin d'être désagréable, cet étrécissement immobile et silencieux du paysage familier. De plus, l'ouate en question fournit un excellent prétexte pour ne pas sortir de la maison, et aller plutôt s'attaquer au Siècle de Louis XIV de Voltaire, Gaxotte ayant fini de donner tout ce qu'il avait, entre le café de six heures et demie et celui de sept heures.

Sept heures. – J'ai, il y a deux heures, proposé mon premier article pour Causeur à M. D. À propos de “l'affaire Matzneff”. J'étais content d'avoir trouvé un sujet “en plein dans l'actu”, ce qui n'est pas toujours ma tendance naturelle. Sauf que, dans l'actu, je l'étais  même trop, puisque, apparemment, l'affaire a déclenché une polémique au sein de la rédaction et que, donc, mon article n'aurait fait que ranimer des ardeurs qu'il était plutôt préférable d'éteindre. Bref, avec toutes les précautions oratoires requises, j'ai été blackboulé ! Ce que j'ai d'ailleurs trouvé tout à fait normal, vu le contexte dont j'ignorais tout. Je vais mettre la chose sur mon p'tit blog, histoire que rien ne se perde…


Mercredi 23

Une heure. – Mon article sur Matzneff, rebaptisé billet en arrivant sur le blog, m'a valu un long commentaire critique de Marco Polo. Je suis d'accord avec certaines de ses objections et en totale opposition à d'autres. Mais, pour démêler tout cela, trier le bon grain et l'ivraie, il me faudrait écrire un second billet, sans doute plus long que le premier. Et, franchement… j'ai pas envie !

– Terminé le livre de Voltaire sur Louis XIV, ou du moins les chapitres que j'avais prévu de relire, ce qui doit représenter un tiers du volume, pas davantage. Comme le Bluche n'est toujours pas arrivé, j'ai chargé la Palatine et Saint-Simon d'occuper le terrain. Ils s'en tirent fort bien tous les deux. Et je vais sans doute leur adjoindre Mme de Sévigné, dont Michel Desgranges vient opportunément de me rappeler qu'elle existait, y compris dans ma bibliothèque et dans la Pléiade.


Vendredi 25

Trois heures. – Le Louis XIV de François Bluche est arrivé au courrier de ce matin (ainsi d'ailleurs que le livre de Dominique Venner consacré à la Guerre de Sécession), et je me suis jeté dessus avec l'appétit et la gourmandise d'un Africain polygame et multipater découvrant l'existence des aides sociales.  Michel Desgranges avait raison, si j'en juge d'après les cent premières pages : c'est nettement supérieur au livre de Petitfils sur le même sujet. Ne serait-ce que parce que Bluche rend au cardinal Mazarin les hommages qui lui sont dus.

En revanche, je chicanerais le même Desgranges à propos de cette Guerre de Sécession, dont il me disait que l'appellation en était impropre et, de plus, employée par les seuls Français. Je l'ai trouvée, moi, et à plusieurs reprises, utilisée par Julien Green, dans son journal. Et, dans ce domaine, il me semble constituer une sorte de référence pouvant être suivie. Nous garderons donc ce nom de Guerre de Sécession (en revanche, je ne sais pas du tout où y mettre des majuscules).

Cinq heures. – Tout de même, je le trouve bien sévère, M. Bluche, avec le Père Paulin, ce Jésuite qui était le confesseur du jeune roi au sortir immédiat de la Fronde. Il lui reproche (édition Fayard, p. 96) d'avoir instillé “dans l'esprit de son catéchumène le mépris du jansénisme et la haine de la Réforme”. Il me semble, à moi, qu'on ne méprise jamais assez le jansénisme ! Quant à la RPR, la Religion prétendue réformée, voilà des gens qui, depuis des décennies, ne cessaient de s'appuyer sur une revendication à peine arrachée pour en exiger immédiatement d'autres, souvent plus importantes encore. Ils ressemblaient un peu en cela, et toutes proportions gardées, aux amimusulmans d'aujourd'hui. Et ceux-là “tenaient” des places fortes – La Rochelle étant la plus connue – comme ceux-ci noyautent des villes de banlieue. La différence est qu'on ne risque guère de voir surgir demain matin un Richelieu, pour aller mettre le siège devant ces Rochelle-là. Mais, après tout, qui sait ?


Samedi 26

Dix heures et demie. – Il y a une petite heure, courte promenade champêtre (à peine une demi-heure) avec Catherine et Charlus. Cet après-midi, j'ai prévu de ramasser les déjections canines qui festonnent le gazon, puis de tondre le dit. Mais qu'est-ce qui me prend, de m'agiter comme ça ?

Pendant ce temps, Marco Polo, qui avait opéré un brillant retour en force en tant que commentateur du blog, Marco Polo a décidé de jeter l'éponge, face aux attaques en piqué de Messire Étienne, et aux ratiocinations sans fin ni cesse de M. Arié. Ce qui est la preuve, de sa part, d'une sagesse certaine. Moi-même, dès qu'un “débat” fait mine de s'instaurer, je rentre illico dans le silence, tel un bernard-l'ermite dans sa coquille d'emprunt, nonobstant les petits coups d'épingle dont Dame Mildred tente vainement de me percer le cuir.


Dimanche 27

Trois heures (ou quatre à l'heure d'hier…). – Il y a une dizaine de minute, la princesse Palatine s'est éteinte dans sa soixante-et-onzième année. C'était le 8 décembre 1722, sa dernière lettre étant du 29 novembre. J'avoue que je la quitte à regret, même si ses lettres “Régence” n'avaient plus le piquant de celles qu'elle a écrites sous le règne de Louis XIV, dont elle était, comme on sait, la belle-sœur. J'aimais beaucoup, en particulier, ses imprécations contre son ennemie intime, Mme de Maintenon, dite la Pantocrate, ou la vieille ripopée (une ripopée était, si l'on suit Littré, le “mélange que les cabaretiers font des des différents restes de vin”), voire, plus simplement, la vieille ordure. Comme il serait imprudent que je me sevrasse trop brutalement de ma dose épistolaire, je vais rouvrir les volumes contenant les lettres de Mme de Sévigné. Qui sait être fort drôle aussi, mais dans un genre moins “direct”.


Lundi 28

Dix heures. – Je ne crois pas avoir noté ici que, depuis une dizaine de jours, j'ai complètement abandonné la cigarette, pour ne fumer que trois pipes par jour. De son côté, Catherine a ramené sa consommation à cinq cigarettes quotidiennes. Nous nous en portons fort bien… et nos finances encore mieux.

– Comme je le disais hier, j'ai donc repris la lecture des lettres de Mme de Sévigné. Je les possède en Pléiade (bizarrement, seulement deux volumes sur trois), mais dans l'édition de 1953, que l'on doit à un homme dont j'ignorais tout : Gérard-Gailly, avec ce trait d'union qui d'emblée m'intrigua. C'est qu'il s'agit de son pseudonyme, son prénom étant Émile. Il s'agit d'un Belge, né dans les années 1880 et mort au milieu des années soixante-dix (il bénéficie d'une “fiche” wikitruc). Son introduction, qui fait tout de même près de cent pages format Pléiade, c'est-à-dire plus de deux cent cinquante mille signes, cette introduction est une merveille de clarté, d'élégance et, paradoxalement, de concision. Élégance du style, d'une langue vierge de tout soupçon de jargon universitaire ; clarté des explications qu'il donne de situations souvent assez embrouillées (le destin des lettres de Mme de après sa mort est à lui seul une véritable odyssée, fertile en rebondissements théâtraux et en conjonctions de hasards improbables) ; concision car, prodigieusement maître de son sujet, M. Gérard-Gailly nous délivre une quantité d'informations telle qu'il aurait sans doute fallu trois ou quatre cents pages à un “spécialiste” d'aujourd'hui pour nous en torchonner à peine la moitié.  Et, bien entendu, ses notes de fin de volume sont elles aussi irréprochables. Si seulement pouvaient en prendre de la graine les épais cuistres contemporains, qui prolifèrent sur les chefs-d'œuvre comme le gui sur le chêne… Mais je rêve éveillé, bien sûr : jamais ces bavards stériles n'accepteront d'abdiquer leur minable petit règne.


Mardi 29

Dix heures. – Rien de spécial à noter, en cette matinée uniformément grise (je parle du ciel…), sinon que nous devrions, ce jour, fêter nos vingt-cinq ans de mariage – de mariage “civil” –, et que nous ne fêterons rien du tout, noces d'argent ou pas noces d'argent. Il n'y a encore pas si longtemps, j'aurais sauté à pieds joints sur l'occasion pour décréter la prise d'un apéritif surérogatoire. Mais là, non : la vieillesse est un naufrage qui a ses bons côtés. Cela dit, l'endormissement de plus en plus rapide de la nature semble entraîner aussi le mien ; et j'ai la nette impression que ce n'est pas encore demain que j'irai encombrer de ma prose les colonnes de Causeur. C'est ce qu'on pourrait appeler une collaboration mort-née – ou, au moins, agonisant-née. C'est une simple constatation, dont je ne tire ni frustration, ni soulagement ; rien du tout.


Mercredi 30

Trois heures. – J'ai compté que, si nous nous tenons à notre consommation quotidienne actuelle, soit cinq ou six cigarettes pour Catherine et entre trois et quatre pipes pour moi, ce sont plus de deux cents euros que nous allons économiser chaque mois. Évidemment, il faut s'y tenir…


Jeudi 31

Dix heures. – De Catherine, hier : « Quand je pense que j'adorais mettre des foulards et que, avec toutes ces histoires, je ne peux plus en mettre, de peur de passer pour ce que je ne suis pas ! » Alors, moi : « Ça n'est que provisoire, rassure-toi. Patiente quelques années et tu seras, pour sortir de la maison, obligée de porter des foulards… »

Sur une si profonde pensée, je m'en vas relire ce journal d'octobre, afin d'en éliminer, non pas les âneries ni les notations inutiles, ce qui serait le réduire à une portion vraiment trop congrue, mais plus simplement les fautes de français et de frappe. Ce n'est déjà pas un mince travail.

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