FIN DU MONDE
(ADORÉ)
Jeudi 1er
Neuf heures du matin. – Suite à l'intervention nocturne de je ne sais quel succube progressiste spécialement retors, je me suis éveillé ce matin avec, occupant presque tout l'espace de ma tête, une chanson de Jean Ferrat. Ce serait demi-mal s'il s'agissait de l'une de ces romances sentimentales fadasses dont il était coutumier. Mais non : c'est l'une de ses plus basses ritournelles militantes, dégoulinantes d'avenir radieux et de lendemains communistes qui chantent à pleine allégresse. De même, si la mélodie mélassoïde et les vers de mirliton qu'elle tente de soutenir se contentaient d'occuper ma cervelle, je parviendrais sans doute à m'en accommoder. Mais c'est c'est qu'ils prétendent en sortir et y parviennent ! Cela doit faire dix fois, ces trois dernières heures, que je me surprends à fredonner : Et la grande liberté au poing la rose / Et la grande liberté la rose au poing. M'en rendant bientôt compte, je m'agonis d'injures, suis même à la limite de me gifler, rien n'y fait : la ritournelle démoniaque revient quelques minutes plus tard. Je compte fermement sur les quelques heures que je m'apprête à aller passer chez les Desgranges, pour nettoyer cette écurie d'Augias qu'est devenue ma boîte crânienne. Si cela n'est pas suffisant, il faudra sans doute envisager un exorcisme.
Vendredi 2
Deux heures. –
 L'un des plus bornés commentateurs d'Anastase (et Dieu sait que la 
concurrence est rude…), écrit ceci : « A ce propos, hier, au journal de 
la Deux, il y avait un reportage sur 
les camping cinq étoiles . J’ai trouvé réconfortant que certains, ayant 
pratiqué ce type de camping, en étaient revenus aux deux étoiles parce 
que  « dans ces campings, on discute avec les voisins, on se fait des 
relations de vacances, ce qui n’est pas le cas dans les cinq étoiles où 
chacun reste de son côté  » . » J'ignore absolument quelles peuvent être
 les différences concrètes entre les deux genres de camping dont il est 
question. Une chose est certaine : l'idée même de devoir passer ne 
serait-ce qu'une nuit dans un terrain de camping m'a toujours fait 
horreur. Cela dit, le “deux étoiles” m'a tout l'air de constituer une 
horreur dans l'horreur, puisqu'il est question de “discuter avec les 
voisins” et de se “faire des relations de vacances” : abomination 
absolue, évidemment.
– J'ai eu besoin de toutes mes 
facultés intellectuelles pour venir à bout de mes différentes missions 
de la matinée. D'abord aller “faire l'ouverture” du Super U, pour en 
rapporter des packs d'eau minérale. Ensuite n'effectuer pas moins
 de trois aller-retour (dire que je ne saurai jamais comment mettre 
cette chose au pluriel !) à la déchetterie, Catherine ayant été prise de
 l'étrange et soudain désir de nettoyer notre sous-sol d'Augias.
–
 Sur les conseils de Michel Desgranges, j'ai commandé hier soir, retour 
de chez lui, deux romans de Donald Westlake, auteur dont je connaissais 
le nom, mais rien d'autre.
Samedi 3
Huit heures du matin. –
 Le 18 décembre 1906, Léautaud consacre l'entrée de son journal à Rémy 
de Gourmont, avec lequel il est très lié depuis quelque temps. Il évoque
 la maladie (lupus tuberculeux) qui l'a laissé défiguré, et du mépris 
qu'il sent dans son œuvre, consécutif d'après lui à la défiguration en 
question. Puis il note ceci : « Jean de Gourmont [le frère cadet de l'écrivain]
 m'objectait qu'il n'y a pas de mépris, un grand optimisme, au 
contraire. J'ai donné alors ma définition de l'optimisme de Gourmont. 
C'est l'optimisme d'un homme qui trouve que tout est bien parce que rien
 ne mérite d'être mieux. » Voilà un optimisme que je ferais volontiers 
mien.
Neuf heures. – Je viens d'ouvrir l'Apollinaire
 d'André Rouveyre. Je l'ai refermé après dix pages : poubelle jaune. 
Recevant le volume il y a une semaine, je m'étais étonné qu'il ne soit 
coupé que jusqu'à sa quatre-vingt-dixième page : aujourd'hui, je rends 
hommage à la ténacité du précédent lecteur, à jamais inconnu et 
probablement mort (il s'agit de l'édition Gallimard originale de 1945). 
Quelle écriture prétentieuse ! que de phrases complaisantes et ne disant
 rien ! On a, tout de suite, la certitude qu'Apollinaire n'est là que 
pour servir de prétexte à M. Rouveyre pour étaler ce qu'il doit penser 
être les beautés de son style. Quelle pitié ! À côté, de cette pâte trop
 sucrée, la moindre esquisse de portrait, les plus infimes parcelles de 
souvenirs écrites par Léautaud éclatent de vie, de naturel, et donnent 
l'impression que leur encre a eu à peine le temps de sécher avant 
d'arriver jusque sous vos yeux. Expérience malheureuse, donc, avec ce 
pauvre Rouveyre, qui mérite bien l'oubli dans lequel il est tombé. Pour 
illustrer ce que je dis de lui, voici le premier paragraphe de son livre
 :
« On voudrait en vain s'étonner des fêtes qui 
reprennent, des hardiesses qui se délivrent des bandelettes de 
l'angoisse ; c'est la renaissance de ceux qui ont échappé aux coups d'un
 sort forcené. On n'en croit pas ses sens, et les frémissements de la 
vie sont davantage ressentis et écoutés, dans leur éclat renouvelé pour 
nous, par une injustice que l'on accepte avec une sorte de remords. »
Voilà
 qui se passe de tout commentaire, il me semble, et ne fait naître 
qu'une seule question : qu'est-ce que ça veut dire ? Bien sûr, on peut 
toujours s'amuser de ces “bandelettes de l'angoisse” ou du “sort 
forcené”. Mais enfin, sur près de deux cent cinquante pages, on risque 
de s'en fatiguer vite.
Onze heures. – À quelques jours de là, 16 janvier 1907, Léautaud note une autre phrase qui, comme celle plus haut, m'interpelle au niveau de mon vécu. Il parle de Barrès avec son ami et co-auteur des Poètes d'aujourd'hui, Van Bever : « Je pensais en même temps au sentiment singulier qu'on éprouve à constater que des livres qui vous ont tant enchanté ne vous disent plus rien, vous déplaisent même, quand on les relit. » Je repense, moi, à la déception nette, éprouvée voilà un an ou deux, lorsque je me suis mêlé de relire Cent ans de solitude : livre jeté après une centaine de pages, que j'avais pourtant lu et relu avec enthousiasme entre vingt et trente ans (à la louche…). Quand le désenchantement est léger, on peut encore s'en accommoder, ne serait-ce qu'en le mettant au compte de la relecture elle-même, de ce que le livre était déjà connu et que ne pouvait plus jouer l'effet de surprise. Mais quand l'écart est si énorme, entre l'émerveillement passé et la désillusion présente, on en arrive à se demander si, quarante ans plus tôt, le livre n'a pas été lu par quelqu'un d'autre. Mais alors qui ? Et où est-il passé, ce quelqu'un d'autre ? Que lui est-il arrivé ? Dans quelle dimension est-il resté coincé à jamais ? (Et encore, à jamais, on n'en sait rien.)
Quatre 
heures. – Je viens de reprendre le volume de Pléiade consacré aux œuvres
 autobiographiques de Stendhal (décidément, ce Léautaud a une influence 
inquiétante sur moi) : Journal, Souvenirs d'égotisme et Vie de Henry Brulard.
 Volume en très piteux état, puisqu'il lui manque toute sa reliure ainsi
 que les 144 premières pages. C'était dans les années quatre-vingt, 
l'été. Je venais d'acheter le livre quelques jours plus tôt et l'avait 
emporté pour le week-end, chez mes parents, à La Ferté-Saint-Aubin. 
L'après-midi du samedi ou du dimanche, je m'étais sorti une chaise 
longue – qui devait plutôt être un siège articulé du genre Lafuma – et 
l'avait installée pour lire près des trois arbres qui donnaient de 
l'ombre, à droite de la maison quand on la regardait du portail ou de la
 route de Chaumont. À un moment, il a fallu que je me lève pour 
retourner à la maison. Pourquoi ai-je eu cette idée stupide de poser le 
livre dans l'herbe plutôt que sur le siège ? Toujours est-il que, à mon 
retour, quelques minutes plus tard, j'ai pu constater que les bergers 
allemands, en tout cas celui qui vivait là, avaient tendance à prendre 
au premier degré l'expression “dévorer Stendhal”. Je ne pus même pas 
engueuler le chien, puisque c'est moi qui, complaisamment, lui avais mis
 le livre à portée de crocs. Heureusement, seul le Journal avait souffert, et ce n'est pas ce que je préfère dans les œuvres rassemblées là.
Dimanche 4
Huit heures du matin. –
 On peut être très intelligent, avoir en outre un esprit critique 
exceptionnel, et, sur certains sujets, réagir comme un parfait gogo. 
C'est le cas de Léautaud dès qu'il est question de l'amour des bêtes. Je
 note au passage que, de nos jours, cet amour des bêtes a été remplacé 
par celui des animaux : je suppose que le mot “bête” est désormais 
ressenti comme insupportablement discriminatoire. Revenons à 
Monsieur Paul. Le 11 février 1908, dans son journal, il se met à parler 
du soin et des attentions qu'ont pour les dites bêtes Alfred Vallette 
[directeur du Mercure de France, où Léautaud est salarié depuis cinq 
semaines : il le restera jusqu'en 1941 ou 1942] et sa femme Rachilde 
[romancière à succès, totalement oubliée aujourd'hui]. Après deux ou 
trois considérations, il en arrive à écrire ceci : « Ils ont encore, 
dans leur salle à manger, une simple mouche fort bien apprivoisée, que 
les fenêtres ouvertes ne font pas du tout partir, qui vient manger dans 
la main. Que de choses mystérieuses cela évoque. Une simple mouche, 
s'apprivoiser ainsi, rester ainsi à demeure, venir ainsi manger tout 
comme une bête domestique. » Que Léautaud soit tout prêt à croire une 
fable aussi absurde, voilà qui ne m'étonne qu'à moitié : dans ce domaine
 “animalier”, il est toujours disposé à gober n'importe quoi (y compris 
des mouches, donc), pourvu que cela aille dans son sens. Mais Vallette ?
 A-t-il voulu, connaissant ses marottes, se moquer gentiment de Léautaud
 ? Ou bien croit-il lui-même à son histoire de mouche apprivoisée, ce 
qui serait quand même le plus beau ? On aimerait bien le savoir… et on 
n'en saura rien.
Lundi 5
Une heure. –
 Trouvé ce matin dans ma boitamel un message d'une dame Sophie B. C'est 
une amie d'Anna et Dominique Pluton, chez qui elle se trouvait ces jours
 derniers avec son mari. Tous les deux habitent Uzès, ville superbe que 
Catherine et moi connaissons assez bien, pour avoir villégiaturer
 durant environ dix ans à Lussan, à quelques kilomètres au nord de la 
dite ville. Passant en revue les livres se trouvant dans la chambre de 
l'Héritière – j'ai supposé, tout à fait gratuitement, qu'Anna et 
Dominique avait attribué cette chambre-là au couple –, Sophie B. a eu 
son regard arrêté par mon Chef-d'œuvre (je crois savoir pourquoi,
 mais là encore tout à fait gratuitement : ayant elle-même publié un 
livre aux Belles Lettres, en tant que traductrice, elle a dû être 
attirée par le nom de notre commun éditeur). Et c'est pour me dire tout 
le bien qu'elle en pense, le plaisir qu'elle tirait de sa lecture 
(lecture inachevée au moment de l'écriture de son message, d'où cet 
imparfait un peu étrange). Je mentirais si je disais que ses louanges 
m'ont laissé indifférent. Dans la foulée, Sophie B. nous invite à nous 
arrêter à Uzès, pour un café ou un déjeuner, si jamais nous nous 
hasardons un jour prochain dans l'extrême sud de la France. La chose 
n'est pas impossible, évidemment, et serait sûrement agréable. Mais 
pourquoi faut-il que nos deux duchés soient aussi éloignés l'un de 
l'autre ? De toute façon, pour envisager une expédition dans ces 
parages-là (Uzès + Pluton), il faudrait d'abord que se détarisse 
la source des écrits lucratifs. Or, elle ne semble pas en prendre le 
chemin. (D'un autre côté, n'est-ce pas, une source qui prend un chemin…)
– Reçu aujourd'hui le Fouché de Zweig. Il attendra quelques jours puisque, hier, sous la bénéfique influence de Michel Desgranges, j'ai rouvert Le Siècle de Louis XV de Gaxotte.
Mardi 6
Dix heures. – Je suis, depuis ce matin, dans un état d'esprit  assez Sic transit gloria mundi.
 La faute à Léautaud qui, en décembre 1913, dans son journal, se prend à
 méditer sur la mort de Jules Claretie, qui vient de se produire. Il met
 en parallèle sa remarquable carrière et ce qui restera de son œuvre 
abondante d'ici quelques décennies ; d'après lui : rien, en quoi il 
avait raison.  De fait, quelle production que celle de Claretie, et dans
 tous les genres : théâtre, roman, chroniques dans les revues, articles 
dans tous les journaux qui comptent, travaux critiques, etc. ; tout cela
 par dizaines de titres dans chaque genre. Et les honneurs qui vont avec
 : président de la Société des gens de lettres, remarquable 
administrateur (remarquable d'après Léautaud) de la Comédie française, 
membre de l'Académie française. Qu'en reste-t-il ? Je viens d'aller 
faire un tour chez l'Amazon, c'est édifiant : rien. Pas un livre 
disponible. D'occasion chez Price Minister ? Pas une édition postérieur à
 1930. Et encore : un seul volume. Tous les autres titres proposés 
datent des années 1880 – 1890, plus un ou deux de 1900. Il est vrai que,
 dans son cas comme dans celui de nombreux autres, la Première Guerre a 
joué son rôle de puissant “accélérateur d'oubli”. Encore Claretie a-t-il
 eu la bonne idée de mourir quelques mois avant elle, et donc de ne rien
 savoir du trou sans fond dans lequel il allait vite sombrer, lesté de 
tous ses livres. Une chance que d'autres n'ont pas eue. Par exemple Paul
 Bourget, à peine plus jeune que Claretie (1852 contre 1840), qui s'est 
prolongé, lui, jusqu'en 1935, et a donc eu le temps de voir sa 
formidable popularité décroître inexorablement après 1918. Et 
qu'aurait-il pu faire, ce malheureux Bourget, contre la montée au zénith
 d'un Proust d'abord, puis l'apparition d'un Céline ? Des écrivains qui,
 d'un coup (ou plutôt de deux), rendaient caducs tous ses livres. Allez 
donc vous remettre à écrire un roman, avec des pensées pareilles !
–
 Olivier C., du Monde adoré, vient de m'apprendre par himmel la fin du 
site internet pour lequel, depuis le début de l'année dernière, j'ai 
écrit près d'une soixantaine de missives d'information (News Letters,
 en français d'aujourd'hui), ce que j'appelais ici, par souci de 
confidentialité – laquelle est donc obsolète –, mes “écrits lucratifs”. 
Comme, de son côté, Philippe B. de FD ne s'est plus manifesté, j'en 
déduis qu'il va vraiment nous falloir apprendre à vivre comme des salauds de pauvres. C'est-à-dire, par exemple, en remplaçant les Relais & Châteaux par des Auberges de vieillesse,
 si tant est qu'une telle chose existe… et que nous vienne l'étrange 
idée d'y aller bivouaquer, ce qui m'étonnerait grandement. On restera 
chez nous, et puis voilà. On remplacera les chablis premier cru par des 
muscadet “Sèvres & Maine”, sans s'en porter plus mal pour cela. Et 
comme ma mémoire, déjà en loque, n'ira pas en s'améliorant, je cesserai 
totalement d'acheter des livres, me contentant de relire ceux que j'ai 
déjà, en pensant ne les avoir jamais ouverts.
Mercredi 7
Dix heures et demie. –
 Je vais récupérer Nicolas 1er, tsar du Kremlin-Bicêtre, à la gare de 
Vernon, à six heures moins le quart, pour peu que la SNCF respecte ses 
engagements horaires. Tout est en ordre pour le recevoir selon son rang :
 bière et vins sont au frigo, les fromages en vont sortir bientôt, la 
blanquette de veau n'attend plus que d'être doucement mise à réchauffer,
 le tiramisu est prêt. En outre, j'ai fait disparaître les mouches 
mortes jonchant les parquets, de manière à ce que l'hôte n'ait pas 
l'impression d'être reçu dans une bauge. J'ai même ramassé les merdes de
 Charlus ponctuant le jardin, bien que l'auguste visiteur ne soit guère 
du genre à aller spontanément gambader dans l'herbe. Il était au départ 
question qu'il nous arrive flanqué de son garde du corps nègre, mais 
celui-ci s'est honteusement défilé : il y a des remises en esclavage qui
 se perdent. Mais enfin, pour n'être que tripartite, la conférence 
promet d'être tout de même joyeuse, avinée, calorique et volubile.
Midi.
 – Tandis que j'écrivais le paragraphe précédent, il s'est, comme de 
lui-même, transformé en mini-billet de blog ; ce qu'il est en effet 
devenu aussitôt. C'est un processus toujours un peu curieux, cela : 
l'écriture qui, d'une phrase sur l'autre, sans que je comprenne bien 
pourquoi ni comment, se met à changer, à se faire, peut-être, un peu 
plus “m'as-tu vu” ; et, du coup, à ne plus tout à fait être adaptée au 
journal, du moins à l'idée que je m'en fais. Ce qui ne m'empêche pas de 
laisser le paragraphe à sa place.
– Le Siècle de Louis XV
 de Gaxotte est un livre remarquable et désespérant.  Remarquable par 
les qualités propres de son auteur, à la fois comme historien et comme 
styliste, et désespérant lorsque le lecteur voit s'étaler sous ses yeux 
toutes les erreurs, dont certaines tragiques, qui ont pu être commises 
dans ces années-là. Erreurs dont beaucoup – l'abandon de la Louisiane, 
la perte du Canada et des Indes notamment – sont largement imputable à 
l'action dissolvante, corruptrice, de cette clique souvent passéiste et 
obtuse que l'on a appelée les Philosophes. Clique qui a toutes les caractéristiques d'une secte.
Vendredi 9
Onze heures. – Depuis ce matin – mais, là, ça semble terminé –, il pleut. Je veux dire qu'il pleut vraiment
 : une pluie dense, lourde et rapide, comme pressée de finir son boulot 
ici pour pouvoir aller inonder plus loin. Du coup, c'est tout le jardin 
qui s'est empli d'odeurs végétales diverses, ce qu'il n'avait pas fait 
depuis des semaines.
– La soirée d'avant-hier, avec 
Nicolas, s'est parfaitement déroulée, en tout cas de notre point de vue 
de puissance invitante. Nous n'avons même pas bu excessivement (quatre 
bouteilles de mâcon blanc à nous deux, tout de même) et étions au lit à 
minuit. Nous nous sommes aperçus – avec bien de la peine : il a fallu 
que Catherine aille chercher son grand cahier, où elle note les 
événements “marquants” de notre paisible existence – que notre dernière 
rencontre remontait à sept ans. Cela ne nous a nullement empêchés de 
reprendre le fil comme s'il avait été dénoué d'hier. Il est vrai que, 
blogs obligent, nous n'avons jamais eu l'impression qu'il fût réellement
 rompu. La matinée du lendemain, d'hier donc, s'est écoulée gentiment et
 sans agitation excessive. Puis, après avoir à nouveau ingurgité 
quelques nourritures à haute teneur en graisses polyinsaturées, j'ai 
raccompagné le visiteur à la gare de Vernon, d'où le train partait en 
direction de Paris à 14 h 53 (en principe). Pour ce qui nous concerne, 
le reste de la journée s'est écoulé à petite vitesse, jusqu'à la séance 
télé du soir, au cours de laquelle nous avons renoué avec la série Mad Men, qui se déroule dans le milieu de la publicité et à New York, au tout début des années soixante.  
– Depuis deux ou trois jours, sur le conseil de Michel Desgranges, je lis Donald Westlake et m'en porte fort bien. Adios Shéhérazade
 d'abord, qui n'est pas un roman policier, mais plutôt un étonnant jeu 
de miroirs trompeurs : on a parfois l'impression de se retrouver dans le
 finale de La Dame de Shanghaï, lorsque les multiples reflets 
d'Orson Welles jouent à cache-cache avec ceux de Rita Hayworth. En 
outre, comme le personnage principal, et presque unique, gagne sa croûte
 en pondant un méchant roman porno par mois, on comprendra qu'il 
ait trouvé d'assez bonnes résonances en moi. Non seulement en raison de 
mon expérience personnelle en ce domaine, mais aussi à cause du 
personnage d'Evremont. Cela dit, le tâcheron en question écrit des 
romans de cent cinquante pages, et il met dix jours à les écrire, ce que
 j'ai trouvé nettement “petit bras” : à ma grande époque, je te vous 
aurais bouclé la même chose en trois jours. Depuis hier, je suis passé à
 un autre roman de Westlake, complètement policier celui-là, Dégâts des eaux.
 Il est copieux (plus de six cents pages), très drôle et bien rythmé. 
J'en ai lu environ le tiers. Parallèlement, parvenu à la fin de 1922, 
j'en ai soudain eu assez des jérémiades de Léautaud. Je  l'ai donc 
abandonné au profit de Galtier-Boissière. Ce qui  m'a fait faire un 
petit bond en avant, puisque son journal commence en 1940. Je n'en avais
 pas lu plus de trois pages quand, soudain, qui vois-je débarquer pour 
déjeuner ? Le “père Léautaud” en personne ! Il ne me lâchera jamais, 
celui-là.
Samedi 10
Onze heures. – Lors de ma dernière visite chez Michel Desgranges, nous nous sommes trouvés à parler du film de Carné, Les Visiteurs du soir, qu'Agnès et lui venaient de regarder et dont ils avaient été fort déçus, tout comme je l'avais été moi-même à l'époque fort lointaine où je l'avais découvert. Or, voici ce que notait Galtier-Boissière dans son journal, le 30 décembre 1942 :
« Au cinéma Madeleine, queues ininterrompues pour le film Les Visiteurs du soir qui
 a coûté des dizaines de millions. Gros effort de mise en scène, mais 
rythme beaucoup trop lent. Le château fort est tout neuf, sous prétexte 
qu’à l’époque il était nouvellement bâti ; mais on s’attend à voir une 
salle de bains avec w.-c. à chasse d’eau à la première porte ouverte. La
 presse a tellement crié au chef-d’œuvre que les braves cochons de 
payants n’osent pas dire qu’ils ont dormi aux Emmerdeurs du soir. »
Ce
 n'est donc pas le recul du temps qui a transformé ce “chef-d'œuvre” en 
pénible navet : ce l'était dès le départ. On aura beau dire : c'est 
rassurant. De toute façon, je vois mal comment on pourrait produire un 
chef-d'œuvre, ou même simplement un film regardable, en confiant le rôle
 principal à cette consternante potiche d'Alain Cuny.
Dimanche 11
Neuf heures du matin. –
 D'anti-allemand et anti-pétainiste qu'il était durant toute la guerre, 
le journal de Jean Galtier-Boissière devient, dès la Libération, d'un 
anti-communisme d'autant plus efficace qu'il est toujours d'une ironie 
cinglante. Toute personne idéalisant encore les FFI (les fifis) 
et continuant de vouer un culte à tous les ignobles personnages du PCF, 
les Thorez, les Duclos, les Aragon, et tant d'autres dont les noms ne 
méritent pas de ressortir des poubelles de l'histoire où ils sont 
enfouis, tous ces naïfs (au mieux) et crétins (au pire) se devraient de 
lire ce journal. Ils verraient, au jour le jour et suivant des faits 
bien précis, jusqu'à quel degré d'ignominie sont descendus les 
communistes. Là encore, je parle des dirigeants communistes, et 
non de l'immense troupeau d'imbéciles qui les suivaient sans piper, 
décervelés qu'ils étaient par une propagande de tous les instants, 
honteuse, grossière mais très efficace sur leurs esprits faiblards. Ils 
verraient, ces lecteurs, à quel point fut troublant (et parfaitement mis
 en lumière par Galtier) le parallélisme entre les méthodes de 
l'occupant nazi et celles  du “parti de la Résistance” cherchant à 
établir sa propre dictature. Et, accessoirement, à faire oublier, dans 
le tintamarre de ses surenchères, son engagement “collabo” entre 
septembre 1939 et juin 1941.
Onze heures. – Pour
 rester un peu avec Galtier, il faut dire que lui-même a constamment eu,
 face aux divers événements de cette époque, une attitude à la fois 
lucide et difficilement critiquable, même vue à près de quatre-vingts 
années d'écart. Par exemple, il voit tout de suite en quoi le fait, à la
 Libération, d'interdire les œuvres d'écrivains ayant manifesté leur 
accord plus ou moins grand avec l'occupant s'apparente exactement à ce 
qu'avaient fait les nazis durant quatre ans… avec ceux de l'autre bord. 
Voici ce qu'il écrit, le 1er septembre 1944, soit une semaine après la 
libération de Paris :
« Ainsi donc, sous l'oppression, 
ma librairie a vendu continuellement les livres interdits de la liste 
Otto, les traductions anglaises et russes, les auteurs juifs, les 
nouveautés saisies de Saint-Ex, de Pierre Hamp, de Fabre-Luce. Et 
aujourd'hui que la liberté nous est rendue, des écrivains jaloux 
voudraient m'empêcher de vendre le Courpière d'Abel Hermant, le Gilles de Drieu la Rochelle, ou le Kœnigsmark de Pierre Benoit ! Je ne marche pas. »
Ce
 pourrait d'ailleurs être, cela, une parfaite devise pour 
Galtier-Boissière : “Je ne marche pas”. Une attitude qui, encore 
aujourd'hui, surtout aujourd'hui, suffirait à le faire traîner 
dans la boue par tous nos vertueux censeurs post-modernes, toujours 
occupés à traquer furieusement le crypto-fasciste, le nazi imaginaire.
Cinq heures. –
 En 1945, Galtier affirme que Saint-Exupéry est “le plus grand écrivain 
contemporain”, ce qui me fait tomber de haut, sans élever le dit 
Saint-Exupéry d'un seul millimètre dans mon esprit : je reste sur mes 
positions. D'autre part, le même jour, Galtier écrit :
«
 Pendant l'Occupation, il y eut des milliers de héros et des centaines 
de vendus. Entre eux, l'immense masse de la population opposait à la 
propagande ennemie une force d'inertie qui, par son poids, annihila tous
 les efforts et toutes les ruses du collaborationnisme. Mac Orlan 
célébra jadis l'aventurier “passif” ; le résistant “passif” n'a pas 
encore eu son historien. »
L'analyse me paraît juste, 
même si, comme ça, au jugé, j'aurais tendance à en rabattre sur le 
nombre de “héros” et à augmenter légèrement celui des vendus : le 
pessimisme de l'âge sans doute. Je suis presque certain que je n'aurais,
 vivant à cette époque, appartenu à aucune de ces deux catégories. En 
revanche, je m'imagine très bien en résistant passif.
Lundi 12
Dix heures du matin. –
 Reprise de la marche, tout à l'heure, après deux à trois semaines 
d'arrêt presque complet : tous les petits muscles disséminés çà et là 
m'ont d'emblée fait savoir qu'ils étaient contre cette reprise. Tout de même, après un kilomètre, ils se sont un peu calmés.
Sept heures. – Terminé le Fouché
 de Stefan Zweig. C'est, me semble-t-il, davantage une étude sur le 
personnage, appuyée sur sa biographie, qu'une biographie à proprement 
parler, en ce sens que Zweig ne s'embarrasse pas de détails superflus ; 
ni même de détails pas superflus. Mais c'est une étude passionnante. 
Aussitôt après, j'ai rouvert le Sérotonine de Houellebecq : le 
changement est radical. Après environ 150 pages lues, mon sentiment est 
mitigé. J'ai un peu l'impression de lire un roman non pas raté, loin de 
là,  mais inutile. Surnuméraire. Si ça continue comme ça, il n'y aura vraiment que moi pour avoir écrit le chef-d'œuvre de Michel Houellebecq…
–
 Catherine a en projet, un de ces jours dangereusement prochains, de 
m'entraîner jusqu'à l'entrepôt Ikéa de la banlieue rouennaise. Je sens 
que je n'y échapperait pas. J'en serai quitte pour emmener Charlus, afin
 de me sentir moins seul dans le parking.
Mardi 13
Quatre heures. – Sur Atlantico, site d'actualités en ligne où la langue française ne subsiste plus qu'à l'état de vestige, ce titre : Affaire Jeffrey Epstein : cette épidémie de suicides dans les prisons françaises qu'il serait également bon d'interroger.
 Si quelqu'un, parmi mes douze lecteurs, a déjà vécu cette expérience 
consistant à interroger une épidémie, je serais ravi qu'il nous dise 
comment s'est passé l'entretien, quelles questions il a posées à 
l'épidémie concernée et les réponses qu'il en a obtenues. Si d'un même 
élan, il pouvait me dire à quoi renvoie cet “également” saugrenu, il 
aurait droit à toute ma reconnaissance.
– Sérotonine
 ne m'a pas paru meilleur à la seconde lecture, que je viens d'achever, 
qu'à la première. Plutôt moins bon, même. Bien sûr, on y retrouve le 
style de Houellebecq, ses ambiances, sa Weltanschauung. Mais 
l'histoire fout le camp dans tous les sens, les épisodes sont mal liés 
entre eux, les flashbacks pas toujours bien maîtrisés. Et, surtout, une 
fois le livre refermé, on se dit que l'on vient de lire un roman qui 
n'était pas nécessaire ; qui aurait pu tout aussi bien ne pas exister. 
J'ai lu les cinquante ou soixante dernières pages très distraitement.
Mercredi 14
Trois heures. – Tout à l'heure, commencé Le Sang noir
 de Louis Guilloux, lu il y a une paire (voire une triplette) de 
décennies, et dont je ne conserve, évidemment, aucun souvenir, sinon 
celui d'avoir aimé le roman.
– Ce matin, vidange de 
notre fosse (septique ? Toutes eaux ? Autre chose ? N'en sais rien) par 
des professionnels répondant au doux nom de Vidange de la vallée. (On croit presque entendre la voix de Fred Mella, entouré par ses Compagnons : « Vidaaange ! Au fond de la vallééée ! Comme égarée, presque ignooorée ! »).
 Depuis 17 ans que nous vivons ici, nous n'avons jamais rien fait, et ce
 réceptacle en béton a fini par trouver qu'on le négligeait, nous 
menaçant soudain d'odorants débordements. Lesquels se seraient 
immanquablement produits si je vivais seul en cette maison ; mais 
heureusement Catherine veillait. Il y a aussi une histoire de puisard 
introuvable – mais dont l'existence semble certaine –, qu'il faudra bien
 pourtant débusquer, si jamais il lui prenait la fantaisie de se 
boucher, sauf à retourner tout le jardin pour cela : perspective fort 
gaie. D'un autre côté, avec cette nonchalance fataliste qui fait une 
partie de mon charme, je me dis que si ce truc invisible et un peu 
mystérieux s'est tenu tranquille depuis 17 ans, il y a de bonnes chances
 pour qu'il continue à le faire, si possible jusqu'au lendemain de ma 
mort, ou au moins de mon départ en unité de soins palliatifs.
Jeudi 15
Trois heures.
 – Ce matin, messe pour Catherine, lecture pour moi : une Assomption 
sans surprise, donc.  Je ne vois pas ce que je pourrais noter d'autre, 
sinon que, deux cent cinquante pages après son début, Le Sang noir
 de Louis Guilloux ne suscite pas vraiment mon enthousiaste. D'un autre 
côté, il n'est pas non plus assez ennuyeux pour que je l'abandonne sans 
plus de façons. Je continue donc, cahin-caha, ma lecture, que je panache
 d'un peu de Galtier-Boissière pour me tenir éveillé.
Quatre heures. –  Pour cause de 15 août, j'ai mis tout à l'heure sur le blog le poème d'Apollinaire, Marie. Et, en relisant les deux derniers vers de la première strophe, Toutes les cloches sonneront / Quand donc reviendrez-vous Marie,
 c'est Marie Méo qui a surgi devant mes yeux, comme elle le fait de 
temps en temps, assez régulièrement, depuis sa mort, emportée qu'elle 
fut par le raz-de-marée qui a ravagé les côtes de la Thaïlande au tout 
début des années 2000. Depuis, je me sens vaguement triste, comme chaque
 fois qu'elle remonte à la surface de ma mémoire. Je sais que ça va 
passer… il suffit d'attendre un peu…
Vendredi 16
Deux heures. – Le Sang noir
 a finalement coulé dans la poubelle jaune. Après trois cents pages, 
soit à l'exacte moitié de ce roman lourd, bavard, aux personnages 
vraiment trop caricaturaux pour qu'on s'y intéresse. De plus, quand 
l'auteur s'essaie à reproduire une langue populaire, on songe aussitôt à
 son contemporain Céline, comparaison qui est loin de tourner à son 
avantage. Bref : exit M. Guilloux.
– En ayant fini avec le journal de Galtier-Boissière, j'ai poursuivi avec ses Mémoires d'un Parisien,
 qui commencent bien avant sa naissance (1891) et s'étendent jusqu'à la 
Guerre d'Algérie. Le premier chapitre est consacré à ses aïeux, surtout 
maternels, les Ménard. Et c'est là que je suis tombé sur une phrase qui 
me laisse encore fortement dubitatif. Nous sommes à l'été 1870, la 
famille Ménard est en villégiature à Saint-Valéry-en-Caux. Survient la 
guerre, le grand-père de l'auteur (dont la mère est alors une fillette 
de quatre ans) rentre précipitamment à Paris. Après Sedan, comprenant 
que les choses sont en train de tourner mal, il enjoint à sa femme – la 
grand-mère, donc – de passer en Angleterre avec le reste de la famille, 
ce qu'elle fait. Comment ils parviennent à être hébergés et à trouver 
des moyens de subsistance n'est pas le propos ici. Bientôt, c'est le 
siège de Paris par les Prussiens de Bismarck, toutes les communications 
deviennent impossibles. C'est alors que Galtier-Boissière écrit ceci :
«
 Ce n'est qu'au bout de cinq mois que ma grand-mère reçut enfin des 
nouvelles de son époux par pigeon voyageur ; c'étaient des lettres 
minuscules roulées dans les plumes des oiseaux (ma mère en avait 
conservé). »
Un pigeon voyageur a un instinct étonnant, mais il n'en a qu'un : celui de revenir à son pigeonnier natal,
 quelle que soit la distance dont il en est éloigné. La question que je 
me pose est donc la suivante : comment le grand-père Ménard a-t-il fait 
pour se procurer des pigeons nés non seulement en Angleterre mais en 
plus à l'endroit exact où avait finalement atterri sa famille ? La chose
 paraît si improbable que le premier réflexe est de se dire qu'il doit 
s'agir là d'une sorte de “légende familiale”, que Galtier perpétue (ce 
qui, au passage, jetterait une lumière douteuse sur ses souvenirs et 
leur fiabilité). Seulement, il y a la seconde partie de la phrase, et 
notamment la fin : « (ma mère en avait conservé) ». Apparemment – une 
note le signale dès la première page – Louise Galtier-Boissière (1866 – 
1957) était la “mémoire vive” et l'archiviste de la famille, et c'est 
grâce à elle que son fils a pu écrire ce premier chapitre, d'avant sa 
naissance. Par conséquent, si elle possédait bel et bien ces lettres, 
arrivées en Angleterre par voie colombophilique, leur existence ne peut 
plus être mise en doute. Si bien que le mystère de leur acheminement 
reste entier, au moins pour moi.
Dimanche 18
Dix heures du matin. –
 Hier soir ou ce matin – flemme de retourner vérifier –, Nicolas a posté
 sur son blog en demi-sommeil (et je suis gentil…) un billet à propos de
 la corrida, auquel j'ai ajouté un commentaire. Comme il oublie 
désormais deux fois sur trois de “valider” ceux qu'il reçoit, je le met 
ici pour mémoire :
« Pour m'être naguère penché un peu sérieusement sur la question (afin d'écrire un Brigade mondaine
 se passant dans le milieu tauromachique), je vous confirme que les 
taureaux destinés à l'arène ont une vie qui, comparée à celle des 
animaux voués à la boucherie (et je ne dis rien des poules pondeuses 
industrielles…), fait figure de véritable paradis. Évidemment, ça se 
termine mal. Mais n'en va-t-il pas de même pour la plupart d'entre nous ?
»
 Ce qui m'énerve un peu, chez les "anti", c'est leur seul et unique 
réflexe, qui consiste à interdire ce qui leur déplaît. Qu'ils fassent de
 la propagande, afin de dégoûter les gens de la corrida, très bien : 
s'ils sont efficaces, les arènes se videront et la corrida disparaîtra 
d'elle-même. Seulement, ça, c'est un vrai travail de longue haleine, et 
assez peu glorieux. Alors que se mettre en troupeau et aller brailler 
dans la rue pour réclamer toujours plus de lois et d'interdictions, ça, 
ça vous pose vraiment en héros combattant, n'est-ce pas ? »
–
 Après un mois de juillet africaniforme, nous sommes heureusement 
revenus à un authentique été normand : pluie et vent, température ne 
dépassant qu'à grand-peine les 20° frileusement celsius. Ce qui est, un 
peu, tomber d'un excès dans l'autre. Mais même si on aimerait bien un 
temps un peu plus souriant, on est ravi que le réchauffement climatique 
soit allé se faire pendre plus loin.
Mardi 20
Neuf heures du matin. – J'ai repris, avant-hier, le gros roman d'Anthony Trollope, Les Tours de Barchester,
 qui m'avait été, voilà quelque temps, recommandé par le Père B. Si je 
m'y suis replongé c'est parce que, de son côté, Michel Desgranges s'est 
mis à lire le susnommé Trollope, plus ou moins sur mon conseil, et qu'il
 semble s'en porter fort bien. Mon conseil, en l'occurrence, était un 
peu aventuré puisque je viens de me rendre compte, avec une certaine 
consternation, que, des sept cents pages du roman que je viens 
d'évoquer, je n'en avais en réalité lu que les cent premières, ou à peu 
près, avant d'abandonner le livre. Pourquoi cet abandon ? Cela m'est 
tout à fait incompréhensible, si j'en juge par le plaisir que je prends à
 le lire aujourd'hui. La seule explication que je vois est que, au 
moment où je le lisais, d'autres livres sont arrivés au courrier, que je
 n'ai pu résister à l'envie de délaisser Barchester à leur 
profit, comme il m'arrive souvent, et qu'ensuite je n'aie plus eu 
l'envie, ou l'occasion, d'y revenir. Du coup (?), j'ai commandé un autre
 roman de Trollope, intitulé en français Quelle époque !.
–
 Nos nouveaux voisins “de derrière”, ceux que j'ai baptisé “le gang des 
Volvo” (ils en ont trois !), ont édifié au fond de leur terrain – donc 
juste de l'autre côté de notre haie mitoyenne – une grand cage, ou un 
petit enclos, dans lequel ils ont mis des volatiles, lesquels nous sont 
invisibles en raison de la végétation proliférante, et dont ni Catherine
 ni votre serviteur ne parvient à identifier le cri. Évidemment, nous 
pourrions, tôt le matin ou à la nuit tombante, grimper sur l'escabeau 
pour jeter un coup d'œil par-dessus les obstacles végétaux. Plus 
sagement, nous avons décidé d'attendre que l'automne fasse tomber les 
feuilles et nous dégage ainsi la vue.
Sept heures. –
 Du crétin nommé Alain Bobards, commentateur chez mon étalon de 
post-modernité ravageuse, Juan Sarkofrance : « […] un véritable homme de
 gauche serait plutôt internationaliste, au sens humain du terme.  » Il y
 a des moments où je regrette presque d'être banni de cette taverne. Si 
je ne l'étais point, j'aurais demandé à l'auteur de cette bobarderie de 
nous préciser ce que pourrait être, dans son esprit enfumé, un 
internationalisme au sens animal du terme. Ou végétal. Voire minéral, 
qui sait ? Je suis sûr que ça l'aurait agacé, ce pauvre homme…
Jeudi 22
Dix heures. – Terminé ce matin Les Tours de Barchester,
 qui est vraiment un très bon roman (merci donc au Père B. pour me 
l'avoir signalé). Il y a quelque temps, Michel Desgranges me demandait 
si j'avais lu Thackeray, et, dans l'affirmative, mon opinion à propos 
d'icelui, notamment sur ce qu'on considère généralement comme son 
chef-d'œuvre, La Foire aux vanités. Je lui avais fait une réponse
 en demi-teinte : en gros, que je m'en souvenais comme d'un très 
volumineux roman dans lequel, après deux ou trois cents pages, je 
continuais à mélanger les personnages entre eux, à ne jamais trop savoir
 qui était qui. Y repensant, je me suis dit tout à l'heure que je 
l'avais peut-être lu (en réalité, je ne suis même pas totalement certain
 d'être allé jusqu'au bout…) dans une mauvaise période, voire presque à 
contre-cœur. Bref, je viens de la tirer de son étagère, cette Foire,
 et on va voir ce qu'on va voir ! Cela va m'occuper un petit moment, 
suffisamment pour laisser à un second roman de Trollope le temps 
d'arriver jusqu'ici.
Samedi 24
Dix heures et demie. – En ressortant, avant-hier, La Foire aux Vanités,
 j'y ai découvert, collé sur la page de garde, un post-it vert sur 
lequel était notée, d'une écriture que je n'ai pas identifiée, 
l'injonction suivante : « Didier : Rappeler Boris, après 17 h –  01 42 
53 70 51 – Mercredi 9 juin. » Le Boris en question, Hannoyer de son 
patronyme, ne se prénommait pas Boris mais Pierre-Marie. Trouvant ce 
prénom peu à sa convenance (combien il aurait été à la mienne !), il 
s'était rebaptisé Boris. Il était rewriter à France Dimanche et 
venait tout juste d'aborder la quarantaine lorsque je suis moi-même 
arrivé en ce glorieux service, fin 1982. Auparavant il avait été 
professeur de philosophie, mais pas plus qu'une année scolaire, je crois
 bien ; après quoi il avait fui bien vite l'Éducation nationale, qui 
pourtant était encore loin de l'état de déliquescence où on la voit 
aujourd'hui. C'était un compagnon fort agréable, cultivé, et très fort 
pour tout ce qui touchait à la langue française : lorsque survenait un 
point de désaccord entre nous, nous les rewriters, sur une question de 
grammaire, de syntaxe, de conjugaison, voire simplement d'orthographe, 
c'était presque toujours lui qui avait raison. Il y a une dizaine de 
minutes, pour voir, j'ai composé les dix chiffres indiqués plus 
haut ; c'est une voix féminine qui m'a répondu : « Le numéro que vous 
demandez n'est pas en service actuellement. Veuillez… » C'est dommage, 
j'aurais bien aimé prendre quelques nouvelles de ce pseudo Boris-là. 
J'espère qu'il vit toujours, mais n'est aucun moyen de le savoir.
Six heures. –
 La question qui, tout de même, doit tarauder bien des poules : « 
Pourquoi, pondant un œuf chaque jour, n'ai-je jamais de poussins ? »
Lundi 26
Midi.
 – Peut-être incitée par mon déplorable exemple du mois dernier, 
Catherine a d'abord relu la quasi totalité de mon journal, de 2009 à nos
 jours. Le “quasi” vient de ce qu'elle a sauté par-dessus l'année 2013, 
celle des opérations diverses et des enterrements variés. Comme cela ne 
semblait pas lui suffire, elle a ensuite repris En territoire ennemi, qu'elle a fait suivre par son “pendant” auto-édité : Retour au camp de base. Telle une droguée en manque prête à s'injecter n'importe quelle saloperie, elle vient finalement de relire Le Chef-d'œuvre.
 Dans la mesure où mes œuvres complètes s'arrêtent là, on peut espérer 
la voir, dès cet après-midi, reprendre une vie et des lectures normales.
– Je suis quant à moi sur le point – il s'en faut d'une petite heure – de venir à bout de La Foire aux Vanités.
 C'est assurément un roman remarquable, mais je dois avouer que je n'en 
aurais nullement voulu à Mr Thackeray s'il avait décidé d'en écrire deux
 cents pages de moins.
Je me faisais, une fois de plus,
 la réflexion que ce qui sépare vraiment le roman anglais du roman 
français, et qui n'est pas à l'avantage du premier, au moins à mes yeux,
 c'est l'occultation presque complète de toute sexualité, en particulier
 chez les héroïnes. On tombe amoureux, on soupire, on se fiance, on 
parle de mariage, de famille, de dot éventuellement, à l'extrême rigueur
 de “trahison” pour ne pas prononcer le mot d'adultère,  mais de désir et de ses assouvissements, il ne saurait jamais être question. Il y a là une sorte de trou noir,
 si je puis dire en l'occurrence, qui est tout de même assez 
dommageable, en tout cas pour un lecteur français. Il reste que les 
littératures romanesques anglaises et françaises planent assez nettement
 au-dessus de toutes les autres, au moins pour ce qui concerne la 
culture occidentale. Avec, en outsider, le roman russe.
Mardi 27
Trois heures. – Empoigné par la lecture (?) de Quelle époque ! (en v.o. : The Way We Live Now), je viens de commander trois autres romans d'Anthony Trollope, dont deux qui font suite aux Tours de Barchester, ou du moins appartiennent au même cycle romanesque. Total de la commande : 19,47 €, port gratuit : la littérature n'est tellement pas un plaisir ruineux qu'on se demande pourquoi nous sommes si peu nombreux à nous y adonner.
Jeudi 29
Quatre heures. –
 Reçu ce matin, par virement, le montant (612 €, après impôt…) de ma 
dernière pige pour le Monde adoré : cette fois, le spectre horrible de 
la misère va bel et bien étendre son ombre sur le Plessis-Hébert. D'un 
autre côté, il fait beau, les Lafuma sont confortables et la lecture de 
Trollope toujours aussi réjouissante : pourquoi se soucier du reste ?
Samedi 31
Onze heures. – Au fond, si l'on met en regard les deux romans de Thackeray et de Trollope, La Foire aux Vanités pour le premier et Quelle époque ! pour le second, on s'aperçoit que, tout différents qu'ils soient, ils pourraient parfaitement échanger leurs titres respectifs.
– Comme chaque année depuis la plus haute Antiquité, je sens un doux frisson de bonheur m'envahir (Quel trouble inconnu me pénètre ? sanglotait le ténor dans le Werther
 de Massenet), à l'idée que, dès ce soir minuit, nous laisserons 
derrière nous cet imbécile de mois d'août pour entrer d'un pas joyeux 
dans septembre, c'est-à-dire presque dans l'automne, ma saison bien 
aimée. Rien que pour cela, je suis content de mettre le point final à ce
 journal.
 
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