mercredi 1 mai 2019

Avril 2019











DANS LA JUNGLE AMAZONIENNE









Lundi 1er

Midi. – J'ai terminé mars avec Flannery O'Connor, je viens ce matin de commencer avril avec Édith Wharton : Chez les heureux du monde. Et j'attends incessamment un fort volume de Carson McCullers : on ne devrait pas tarder à assister à de beaux pugilats de filles dans mes rayonnages ; d'autant que, dans sa correspondance, Flannery confesse détester les livres de Carson. Ça va chier… Pendant ce temps, Céline (nous parlons de Louis-Ferdinand) continue d'occuper mes primes matinées avec son Guignol's Band, sans risquer la moindre concurrence femelle.


Mardi 2

Trois heures. – Carson McCullers est arrivée par la diligence de ce matin. Je l'ai prudemment dirigée vers le salon, sachant que Flannery O'Connor était revenue bivouaquer dans la Case, afin d'éviter autant que faire se peut les heurts violents entre ces deux dames du Sud profond. Au pire, je me dis que j'ai toujours la ressource de faire appel à Édith Wharton – qui a l'âge d'être la grand-mère des deux autres - pour jouer les médiatrices et les baumes apaisants, dans le cas où il leur viendrait l'envie de se prendre aux cheveux. Et Louis-Ferdinand de ricaner dans son coin…

– Commencé ce matin un écrit lucratif (un autre m'attend juste derrière) : j'ai de plus en plus de mal, je dois dire. Surtout lorsque je tombe sur un sujet particulièrement charlataneux, comme c'est justement le cas.


Jeudi 4

Deux heures. – Le français tel qu'on le postillonne désormais, notamment dans les entreprises de presse. Les salariés de l'une d'entre elles ont tous reçu, voilà quelque temps, le himmel suivant :

"Chers toutes et tous,
En février dernier, nous avons annoncé le lancement d’ateliers collaboratifs à destination de l’ensemble des collaborateurs de Bullshit Publishing, Fucking Media et Asshole Digital [ndgm * : les noms ont été changés…]. L’objectif est d’imaginer ensemble notre futur et co-construire notre projet d’entreprise à 3 ans.
Cette démarche de dialogue interne se déroulera pendant 3 mois, d’avril à juin. Elle sera rythmée par 3 grandes étapes :


Pour la première étape, nous vous invitons à participer à des ateliers collaboratifs autour de 5 thématiques-clés pour notre vision d’entreprise :

Culture d'entreprise

Comment faire pour insuffler souplesse et fluidité, travailler autrement, faire émerger et tester plus vite les projets ?

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Nouvelles formes de monétisation
Quels nouvelles idées et nouveaux formats (datas, CRM, études, vidéos, événements, services, etc.) pour les annonceurs et les agences ?

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Nouveaux territoires, nouveaux horizons
A partir de nos forces, imaginer de nouvelles sources de croissance et définir de nouvelles stratégies de partenariats…

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Réenchanter le print,
surprendre le client
Que pouvons-nous inventer pour continuer à recruter des lecteurs, à les engager et à les fidéliser ? Comment se réinventer, tester de manière simple de nouvelles idées pour les surprendre, et reprendre du plaisir à exercer notre métier ?

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Complémentarité des rédactions

Comment ajouter de la valeur à nos marques en misant sur la complémentarité des compétences ? Quel modèle unique et qualitatif imaginer pour Cocksucker France ? Quels projets-tests lancer ?

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Les ateliers sont organisés sur la base du volontariat, chaque collaborateur peut s‘inscrire à l‘atelier de son choix (dans la limite de 12 personnes par atelier). Ils seront animés par un de vos collègues, formés pour être guide d'atelier. Afin d’enrichir les débats, les groupes seront au maximum composés à l’image de notre entreprise en termes de diversité des métiers et des filiales.

INSCRIVEZ-VOUS


« Nous sommes à un moment clé : nous avons la possibilité de nous transformer radicalement tout en restant nous-mêmes, d’inventer des projets qui étonnent, d’explorer de nouveaux territoires, de nouvelles façons de travailler. Les transformations ne vont pas se faire par des ruptures brutales, il s’agit plutôt d’un lent processus évolutif et collectif. 
Nous comptons sur votre participation et vos idées ! 
Nous nous réunirons régulièrement avec les membres du Comex pour étudier vos propositions : les pistes de solution les plus intéressantes seront mises en œuvre et vous pourrez continuer à y contribuer. 
Merci pour votre engagement ».

Gudule Quedlagueule [ndgm * : nom et prénom ont été changés…]
Directrice Générale COCKSUCKER FRANCE

* ndgm = note du gars moi-même.

Quand je pense que j'ai passé quelque 35 ans dans la presse, sans jamais avoir pu devenir guide d'atelier, une intense frustration me submerge.

– Sinon, Céline continue à échauffer et secouer mes commencements de matinées (Guignol's band II), cependant que Mrs Wharton lutte l'après-midi – et pas toujours avec succès – contre mes accès de somnolence. À propos d'Édith Wharton, je suis de plus en plus d'accord avec la remarque que fait Hector Bianciotti dans son avant-propos au volume ; à savoir que, lisant ses romans, on se prend à rêver sur ce qu'aurait pu faire Henry James avec les mêmes sujets. Autant dire que ce qu'on lit est tout à fait bien, intelligent, souvent drôle, mais que cela n'accédera jamais au “premier rayon”. Je vais terminer celui que j'ai commencé hier (Le Temps de l'innocence), qui est le second que je lis, et j'en resterai là, je crois. (Cela dit, c'est le second de ce volume. Car, j'avais déjà lu et relu Ethan Frome, roman qui, non seulement tranche violemment sur les autres par son ton, son atmosphère, le milieu dans lequel il nous plonge (on est fort loin de la high society new-yorkaise), mais se révèle en outre nettement supérieur comme réussite littéraire.


Vendredi 5

Quatre heures et demie. – Connais-tu Willa Cather, aimable lecteur égaré par ici ? Moi non plus. Je n'avais même jamais entendu prononcer son nom, ni lu. Je viens de le découvrir en faisant une rapide recherche à propos d'Édith Wharton, dont je sors tout juste (si je puis dire). Il s'agit d'une romancière du Sud, une de plus. Comme je suis justement, depuis quelques semaines, plongé dans les écrivains américains femelles, j'ai aussitôt commandé non pas un mais deux romans de Mrs Cather, selon ma ridicule et dispendieuse habitude. (Il faudra bien que j'essaie un de ces jours de comprendre pour quelle(s) obscure(s) raison(s) je ne puis presque jamais me résoudre à n'acheter qu'un seul livre des écrivains dont j'ignore tout.)

Et je vais une fois de plus m'attirer les ronchonnements de Messire Étienne, mon Normando-Corrézien de référence, sous prétexte que je ne parle que de livres et de leurs auteurs. Mais qu'y puis-je, si je ne fréquente personne d'autre ?


Dimanche 7 avril

Onze heures. – Je suis occupé à lire Carson McCullers, romans et nouvelles, réunis dans un volume de cette très pratique et peu  dispendieuse collection qui s'appelle La Pochotèque. Il n'y aurait aucune critique à lui adresser, à cette collection, si ces dirigeants n'avaient cru bon de faire appel aux funestes services d'une certaine Marie-Christine Lemardeley-Cunci pour établir cette édition, c'est-à-dire, malheureusement,  de la consteller de notes comme autant de chiures de mouches sur un mur laqué blanc. J'en ai lu beaucoup, dans ma vie, de ces épais cuistres universitaires qui viennent faire leurs besoins le long des œuvres. Mais des aussi sottement satisfaits d'eux-mêmes, des si gonflés de leur propre vacuité, que Mme Truc-Chose, rarement. Ses notes, par lesquelles elle se garde bien de nous apprendre quoi que ce soit d'utile ou simplement d'intéressant, ne sont que plats et sots commentaires, redondances et fioritures ternes, que l'on dirait destinées à des semi-débiles de classe de seconde dans un département difficile. Un exemple ? Après le fragment de phrase suivant : Dieu sait si le gouvernement fédéral a fait assez de mal au Sud, la Mère Poncif place la note suivante : « Par tradition le vieux juge est hostile à toute intervention du gouvernement fédéral dans les affaires du Sud » ; chose que, bien entendu, aucun lecteur n'aurait compris sans la judicieuse intervention de notre cuistresse. Un autre exemple ? À la phrase Mais le cœur des petits enfants est un organe très délicat est accroché la note suivante : « ici encore le cœur est perçu de manière très physique comme un organe fragile, siège de l'âme et des sentiments. »  Un dernier, allez : dans La Ballade du café triste, McCullers parle à un moment de la douceur rêveuse de la neige. Note de notre mal blanc : « Comme dans Frankie Addams, la neige est associée à la douceur. » Je pourrais en citer vingt autres, encore plus stupides. Je suis allé voir qui pouvait bien être cette pauvre baudruche au nom improbable. J'ai été ravi d'apprendre, par sa fiche Wiki, qu'en plus d'être un stérilet universitaire, elle était également l'une des marionnettes politiques de Mme Anne Hidalgo, qui l'avait parachutée en piqué sur Paris à l'occasion de je ne sais plus quelle élection, au cours de laquelle notre ectoplasme notulifère s'était pitoyablement vautrée. Carson McCullers et moi en avons ricané avec un charmant ensemble.

Cinq heures. – Finalement, j'ai transformé mon “coup de boule” ci-dessus en billet de blog. Avec toutes mes excuses à ceux qui lisent le blog ET ce journal (quelle idée aussi…).

– Voilà au moins deux semaines que je ne vois plus aucun volatile entrer dans le nichoir dit “du grand volet”, alors que j'avais vu, précédemment, un couple de charbonnières y apporter mousse et brindilles, dans le but manifeste de s'aménager un coquet chez-soi. Que faire ? Laisser tout en plan revenait à interdire à un autre couple de venir nicher ici, car la mésange est délicate et se refuse à squatter comme le premier zadiste venu. Mais, d'un autre côté, prendre le risque de déranger madame en pleine couvaison… Finalement, Asmodée bardé de courage, j'ai soulevé délicatement le toit de la cabane de bois verni… et y ai découvert un nid de construction bien avancée, mais visiblement abandonné. Je l'ai donc jeté, de façon à faire place nette pour de nouveaux arrivants éventuels. Et, après ça, on va quand même me taxer de haine envers les migrants !

– Lors d'un récent échange de himmels, Pierre me dit que Pascale, sa femme, après lecture de mes derniers billets de blog, a acheté le volume des œuvres complètes de Flannery O'Connor et qu'elle est depuis plongée dedans. Eh bien, j'en ai été fort content, d'avoir servi à ça. Comme disait Vian dans son Tango interminable des perceurs de coffre-fort : « Vrai, ça fait plaisir, un résultat quand on travaille. »


Mardi 9

Neuf heures. – En début d'après-midi, première visite chez “mon” nouvel oculiste (pour les moins de 50 ans : ophtalmologiste… ou logue, je ne sais jamais). Il tient boutique à Neuilly-by-the-Seine car, dans cette France en voie rapide tiers-mondisation, il devient tout à fait puéril de prétendre trouver un médecin spécialisé en province (ou en région pour les moins de, etc.) : la plupart, submergés, vous font attendre un rendez-vous entre six mois et un an… quand ils ne refusent pas tout bonnement les nouveaux patients. Bref, quand le Dr Rivière, de Levallois nous a avertis, Catherine et moi, qu'elle allait atteindre son delta et se perdre dans l'océan, en un mot : prendre sa retraite, le problème s'est posé de son remplacement, dans toute son acuité (visuelle évidemment). C'est moi, je crois bien, qui ai eu l'idée de demander au Dr Jobbé-Duval, cardiologue de son état, s'il n'aurait pas, à Neuilly où il officie, un voisin œillologue recommandable ; et il nous en a tout de suite sorti un de son chapeau, celui-là même qui me recevra à deux heures et quart, sauf s'il fait partie de la catégorie honnie des médecins-toujours-en-retard. Ponctuel ou non, il est temps qu'il me regarde au fond des yeux car, depuis quelque temps, j'ai acquis la certitude fallacieuse que les éditeurs font désormais exprès, pour m'emmerder, d'imprimer leurs livres en des caractères de plus en plus petits et pâlichons : c'est un symptôme que j'ai déjà connu plusieurs fois.

– Lectures en cours (pour faire plaisir à Maître Jacques…) : toujours Céline le matin, puis Carson McCullers (plutôt décevante lorsque, comme moi, on “sort” de Flannery O'Connor) ; et, en fin de journée, quelques-unes des lettres de Céline à la NRF, lecture hautement réjouissante s'il en est.

Quatre heures. – Eh bien, il n'est pas mal du tout, ce nouvel oculiste (j'ai toujours tendance à lui attribuer deux c à celui-là ; comme s'il avait partie liée avec l'occultisme…), dont il faudra par ailleurs que j'apprenne à me souvenir du nom : de quelque chose… C'est-à-dire qu'il est très bien, selon mes critères personnels : 1) il était quasiment à l'heure : à peine eu le temps de lire deux lettres de Céline à Paulhan, dans la salle d'attente ; 2) il ne parle pas, sauf s'il a quelque chose à vous dire à propos de vos yeux et leur plus ou moins bon fonctionnement. S'il avait son cabinet à Évreux plutôt qu'à Neuilly, il serait parfait.


Jeudi 11

Dix heures. – Terminé Guignol's band il y a une petite demi-heure. Je pensais passer ensuite à Mort à crédit, en “sautant” Féerie pour une autre fois, lu il n'y a pas si longtemps (je dirais cinq ou six ans, comme ça, à vue de mémoire…). Mais, finalement, non : je vais m'y replonger dès demain matin. Du coup, Mort à crédit devient Mort en sursis.

– Depuis hier, je suis en butte à des problèmes bloggeresques et googliens : non seulement plus aucun blog ne me “reconnaît” comme étant Didier Goux, ce qui est légèrement perturbant, quoi qu'on en dise, mais en plus, dès que je veux ouvrir l'un de mes propres blogs, une fenêtre Google s'ouvre, pour me demander mon adresse himmel – là, ça va – et, naturellement, un satané mot de passe ; c'est là que les réjouissances démarrent. Bien entendu, je n'ai aucun souvenir de ce que pourrais bien être le mot en question. Heureusement, tout est prévu : il suffit de cliquer sur “Mot de passe oublié ?”… en principe… Après réception par himmel d'un “code de confirmation” et inscription d'icelui dans la case idoine, l'impavide fenêtre me demande d'entrer, puis de confirmer mon nouveau mot de passe. Sauf qu'elle refuse, tout aussi impavidement, la demi-douzaine que je m'évertue à lui proposer ; sans d'ailleurs me fournir la moindre raison pour ces refus successifs. Google, dans sa grande bonté, finit par m'en proposer un, évidemment impossible à retenir, et presque autant à noter, dans la mesure où il ne s'inscrit pas entièrement dans la case oblongue où il vient d'apparaître. Mais enfin, il fonctionne : joie ! pleurs de joie !… tout cela, c'était hier. Ce matin, ordinateur rallumé, il a fallu reprendre la procédure da capo, dans la mesure où j'étais redevenu un parfait inconnu durant la nuit. Petit progrès : j'ai trouvé, cette fois, comment noter le nouveau mot de passe. Et, bonheur ineffable, je suis redevenu Didier Goux sur les blogs environnants (Jacques Étienne, Fredi Maque, etc.). On verra ce qu'il en sera au prochain rallumage de la bête.

– Sinon, hier, Catherine sous le bras, je suis allé chez le marquis et la marquise Lissac de Pacy (vieille famille de la région) pour y faire emplette de nouvelles bésicles. Il faut absolument, dans ces cas-là, que nous soyons tous les deux : moi pour des raisons évidentes, et Catherine pour décréter de ce qui me va et ne me va pas. Hier, petit miracle : la première paire essayée fut la bonne ; ce qui, je crois, de mémoire de bigleux sexagénaire, ne s'était encore jamais produit.


Vendredi 12

Sept heures. – Sur un coup de tête, je viens de commander le Jean-Christophe de Romain Rolland : 1500 pages tout de même ; pour un livre fleuve que je me souviens d'avoir lu, peut-être seulement en partie, vers 17 ou 18 ans.

– Sinon, je reviendrai demain sur deux biographies de Céline, que je viens d'avaler presque à la suite. (Je le note ce soir pour m'en rappeler demain…). Pour le moment, une seule remarque : la peste soit des Céliniens et de leurs livres inutiles !


Samedi 13

Huit heures et demie du matin. – Revenons donc à mes deux biographies d'hier soir. La première est signée d'un certain Émile Brami et s'intitule Céline à rebours. Je l'ai achetée sur les conseils de l'ami Beboper, conseils que j'aurais été bien avisé de ne point suivre. Si le livre s'appelle ainsi que je viens de le dire, c'est que son auteur, n'ayant sur Céline rien à dire qui n'ait déjà été écrit cinquante fois, a eu cette idée mirobolante : raconter la vie de son personnage en commençant par la fin et en rembobinant l'écheveau. Cela apporte quoi ? Rien. C'est un truc. Un gimmick. De plus, je n'ai pas trouvé que le livre soit si bien écrit que l'a jugé Beboper. Mais enfin, c'est, de ce point de vue-là, à peu près correct.

Il n'en va pas de même pour le Céline, entre haines et passion de Philippe Alméras, gros volume qui traîne dans ma bibliothèque depuis des lustres et que j'ai repris ces jours-ci. Celui-là est écrit en moldo-valaque universitaire, ce qui rend sa lecture assez pénible. Cela donne des phrases comme celle-ci : « Le terme de séquence que j'ai proposé pour l'analyse des pamphlets leur va d'autant mieux qu'il n'y a pas de solution de continuité du “roman” au “pamphlet” [Chose que, si ma mémoire est bonne, Philippe Muray avait dire avant lui], dans sa neutralité et sa connotation de film, cela bouge constamment et de mal en pis. » Ou comme cette autre : « On a souvent rapproché le sort de Drieu et de Brasillach de celui de Céline. L'un et l'autre ont trouvé des refuges, etc. » L'un et l'autre ? Alors qu'il vient de citer trois noms ? Ça n'a l'air de rien, pris isolément, mais multipliez ce genre de lourdeurs de style et de fautes de langue par cinquante ou cent : l'œil finit par ne plus accrocher à la page, la lecture devient quasiment impossible. D'autant que, pour épaissir son volume, M. Alméras ne répugne pas aux digressions oiseuses. Était-ce bien la peine, par exemple, de nous débobiner la biographie du père d'Elizabeth Craig, maîtresse de Céline à qui Voyage au bout de la nuit est dédié ? Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Le livre fut publié par Robert Laffont en 1994, centenaire de la naissance de Céline : un “coup” éditorial, donc. Il se range dans une collection qui s'appelle (s'appelait ?) comiquement Biographies sans masque. Ce qui semble sortir du même tonneau pléonasmique que la vérité sans mentir ou encore un ciel pur sans nuage. À moins que M. Laffont n'ait considéré qu'avant son intervention toutes les biographies n'avaient pour but que de conserver leurs différents masques aux personnages qui en étaient les sujets.

Bref, je le répète : la peste soit des Céliniens et de leurs gloses, que Belzébuth se saisisse à jamais des Brami et des Alméras !


Lundi 15

Onze heures. – Qu'est-ce qu'on s'amuse ! Et vive l'informatique, ma mère, vive l'informatique ! Ce matin, ouvrant ma boitamel, je découvre trois himmels, arrivés entre 8h32 et 8h33 (rangs serrés donc), émanant d'Amazon. Ils étaient pour me dire que, conformément à ma demande, l'adresse himmel et le mot de passe de mon compte avaient été modifiés. Naturellement, je n'avais rien demandé de tel. J'ai d'abord cru à un attrape-nigaud comme tout un chacun en reçoit plusieurs fois par jour. Mais non : me rendant sur le site d'Amazon, il m'a bien fallu constater que je n'avais effectivement plus accès à mon compte : perdu je me retrouvais, dans la jungle amazonienne. Il s'en est suivi un échange de courriers électroniques et de coups de téléphone, d'abord avec Amazon pour les alerter sur la question, puis à je ne sais quel centre bancaire afin qu'ils annulent tout de suite ma carte Visa – car je suppose que le plaisantin qui a piraté mon compte Amazon ne l'a pas fait uniquement pour se renseigner sur mes lectures. Pour le moment, aucune commande suspecte n'apparaît sur mon compte bancaire, mais je ne perds pas l'espoir de me voir, dans le courant de la journée ou demain, ponctionné d'un juteux montant, auquel je tâcherai de faire opposition si la chose est possible (en principe, avec la carte dorée, je crois que oui).

La plaisanterie ne s'est pas arrêtée là. La carte bancaire dûment annulée, Catherine m'a conseillé, par précaution, d'aller changer mon mot de passe sur les deux ou trois sites commerciaux, du genre PriceMachin, où j'ai un rond de serviette, ainsi que celui de ma boîte Orange, ce que fis instantanément, en bon époux docile… pour m'apercevoir quelques minutes plus tard, que je ne pouvais plus envoyer ni recevoir de himmels, pas plus avec le nouveau mot de passe qu'avec l'ancien, à moins de faire le détour par mon compte Orange. Je ne sais si on me suis bien : moi-même, je ne comprends à peu près rien à ce que je suis en train de raconter. Enfin, nous en sommes là. Du coup, la matinée a passé très vite. 


Mardi 16

Dix heures et demie. – Notre-Dame de Paris  en proie aux flammes : parfait symbole de ce qui nous attend… ce qui est déjà là… Le Monstre sur le seuil de Lovecraft… On pourrait épiloguer et filer les métaphores à l'infini… Est-il besoin ?

Mais je suppose qu'il va bien se trouver une poignée d'imbéciles pour créer illico un “hashtag” du genre #jesuisnotredame, ou quelque chose d'approchant. Sauf que, cette fois, les imbéciles en question seront plutôt à droite qu'à gauche : la belle affaire…

Deux heures. – Chez Anastase Sarkoff, pendant ce temps, Élie Arié note que Notre-Dame a résisté à la guerre de cent ans. On voit mal comment elle aurait pu faire autrement que d'y “résister”, considérant : 1) qu'aucune de ses batailles ne s'est déroulée à moins de cinquante kilomètres de Paris, 2) que lesdites batailles se réglaient à coups de flèches d'arcs et d'arbalètes, plus quelques bombardes primitives, 3) que tous les belligérants étaient de fervents chrétiens qui, pour rien au monde, ne s'en seraient pris à un édifice religieux, dans la mesure où, alors, chrétien signifiait forcément catholique, puisque nous étions avant la naissance de l'église anglicane et surtout avant cette ridicule pantalonnade souvent appelée “protestantisme”.  D'autres commentateurs, autour de lui, s'indignent déjà des lauriers qu'on ne manquera pas de tresser aux riches donateurs, du genre Arnaud et Pinault (orthographe non garantie pour ces joyeux duettistes de la reconstruction), qui, bien entendu, dans l'esprit inébranlable de ces chevaliers de la révolution (je parle des commentateurs du Sarkoff) ne peuvent faire ces dons que pour économiser sur leurs impôts… qu'ils ne paient déjà pas, comme chacun sait. Bref, enfourchant l'événement, tout le monde s'est remis à sa petite partition habituelle et machinale.


Mercredi 17

Une heure. – Il me faut l'avouer, j'ai flanché sur les cent dernières pages de Féerie pour une autre fois : parcourues au triple galop. Pour tenter , assez piteusement, de me faire pardonner des mânes furibardes, j'ai englouti d'une traite les Entretiens avec le Professeur Y, qui par bonheur n'occupent que quatre vingts pages de leur volume Pléiade. J'ai bien fait : plus qu'un véritable entretien, il s'agit d'un court roman tout à fait irrésistible de cocasserie. Demain matin : Mort à crédit.

– Sinon, je n'ai pas encore noté les plus récents changements dans nos “plans vacances”. Il n'est plus question désormais (mais attendons le prochain contrordre…) de nous rendre en Espagne au début de juin ; ce qui m'arrange bien, hormis pour ce que cela va nous priver de la soirée sanfloraine avec Pascale et Pierre. La raison est que nous allons récupérer durant trois semaines, en juillet, Malena, la petite-fille de Catherine. Et que cette dernière, la grand-mère, s'est dit, avec raison, que ce serait bien de l'emmener, elle, la petite-fille, en Espagne, puisque c'est là qu'elle est née et qu'elle a passé les dix premières années de son existence (à peu près : je ne tiens pas les comptes). Du coup, évidemment, il ne pouvait plus être question de Catalogne le mois précédent. Et comme j'ai énergiquement refusé d'envisager le voyage en voiture avec ces deux bavardes à mon bord, les filles iront là-bas en avion et je resterai tranquillement à la maison avec Charlus et les chats ; ce qui, est-il besoin de le préciser, me convient à merveille. En outre, il y a de grandes chances pour que ce double voyage aérien nous revienne moins cher que le périple initialement prévu, compte tenu de nos habitudes relais-et-castelliennes.

– Côté finances, aucun achat suspect n'a été à déplorer depuis le piratage de mon compte Amazon. Et comme il y a plus de quarante-huit heures que la carte bancaire lui correspondant a été annulée, je pense que nous pouvons être tranquilles. Le résultat tangible, pour le moment, est que je n'ai plus ni carte – mais Catherine a la sienne –, ni compte Amazon – mais j'ai toujours le vieux compte Fnac, en cas d'irrépressible besoin d'achat.

– Deux nouveaux écrits lucratifs m'ont été commandés hier : le spectre de la ruine s'éloigne à nouveau…

Sept heures. – Je ne sais pas si j'ai toujours été un monstre froid de nature, ou si je suis en train, l'âge aidant, de virer au légume trop longtemps bouilli, mais il me faut reconnaître que l'incendie qui a endommagé Notre-Dame ne soulève en moi qu'une infinitésimale émotion, pour ne pas dire moins. J'ai beau essayer d'en être touché, convoquer les siècles passés, les grandes heures du moyen âge, faire donner les Te Deum et les Dies irae, etc., rien à faire : je demeure désespérément serein. En fait, je suis beaucoup plus sensible aux âneries convenues qui éclosent un peu partout à propos de cet incendie.


Jeudi 18

Sept heures. – On annonce à grand son de trompes que “les abeilles des ruches de Notre-Dame de Paris sont sauvées”. C'est en effet une grande et heureuse nouvelle, dont la Chrétienté tout entière doit je suppose se réjouir (ainsi que ces abrutis d'écolos, pour une fois main dans la main avec les catholiques : l'histoire a parfois de ces ironies), et moi avec eux. Mais une question demeure malgré tout en suspens, d'une manière qui ne va pas tarder à devenir angoissante : qu'en est-il des punaises de la sacristie ? Des grenouilles du bénitier ?


Vendredi 19

Dix heures et demie. – Tout à l'heure, j'ai fait l'ouverture de la mairie de Pacy, pour y retirer ma carte d'identité toute neuve. J'ai pu constater – c'est écrit au dos – qu'elle restera valable jusqu'en 2034 ; je me suis dit in petto, et néanmoins fort distinctement, que ce serait, selon toute vraisemblance, ma dernière carte d'identité. On a beau jouer les esprits forts, ça provoque tout de même un petit pincement, pas précisément agréable. J'ai tenté de reprendre le dessus en me disant qu'après tout il pouvait très bien se produire que je perdisse celle-là et que, donc, il me faille en faire établir une nouvelle, rendant l'actuelle innocemment pénultième : ça n'a fonctionné qu'à demi.

– La chaleur semblant faire mine de s'installer par ici, j'ai changé  quelque peu l'ordonnancement de mes journées : désormais, la marche aura lieu dès neuf heures du matin, neuf et demie à la rigueur. J'ai inauguré le cycle aujourd'hui : le premier résultat tangible est que, au retour, je n'ai plus aucune envie de me mettre à mes petits écrits lucratifs, ainsi qu'il était prévu que je le fisse.

– Je me disait hier, parvenu aux environ de la centième page de Mort à Crédit, que ce roman-ci et Nord étaient vraiment mes deux préférés de leur auteur. Une ou deux heures plus tard, reprenant les Lettres à la NRF de ce même auteur, que découvrai-je, dans une brève missive adressée à Céline par Roger Nimier ? Hmm ? Que ces deux livres étaient également les favoris de Marcel Aymé. Le roi n'était pas mon cousin…


Samedi 20

Quatre heures. – Je comptais passer un certain nombre d'après-midis (au moins six ou sept, vu l'épaisseur du livre) en compagnie du Jean-Christophe de Romain Rolland. Las ! comme on disait dans les temps historiques : j'ai eu beau le manier avec autant de précaution, de délicatesse et d'indulgence qu'il m'était possible, peu avant la deux-centième page, le roman est tombé en poussière entre mes mains. Il y avait longtemps que je n'avais pas lu une chose sonnant aussi constamment faux, une construction à ce point artificielle, dont on aurait omis de retirer les échafaudages avant de l'ouvrir à ses locataires. Voilà un littérateur, Rolland, qui a bien mérité son Nobel. Et, pour moi, encore 25 euros foutus en l'air. Heureusement que j'ai Mort à crédit le matin, pour ne pas tout à fait désespérer des écrivains français.

– Il y a une couple d'heures, prenant mon quatre ou cinquième café dehors, j'ai eu la chance d'assister à la relève de la garde au nid de pigeon qui a été édifié dans le cerisier. Monsieur (ou Madame) est arrivé bruyamment, a sautillé de branche en branche jusqu'à la fourche où se trouve l'aire (devenue invisible en raison du feuillage qui va s'épaississant comme c'est sa nature) ; Madame (ou Monsieur) s'est alors dressée sur ses pattes et s'est extraite de ladite fourche, tandis que Monsieur (ou Madame) prenait sa place sans barguigner. Enfin, Madame (ou Monsieur) s'est envolée en direction du petit bois, sans doute pas mécontente (ou mécontent) de se dégourdir un peu les ailes, et salivant à l'idée qu'elle (ou il) allait bientôt se colmater le gésier.


Dimanche 21

Onze heures. – Se lever de bonne heure présente d'indéniables avantages (sinon, pourquoi le ferais-je ?). Ainsi, aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, j'avais déjà :

– lu cinquante pages de Céline (Mort à crédit), de 6 à 8 (petit-déjeuner compris),
– fait une heure de marche dans la campagne ensoleillée et encore fraîche, de 8 à 9,
– écrit cinq mille signes lucratifs, à partir de 9 h 30.

La question qui maintenant se pose : qu'est-ce que je vais bien pouvoir foutre durant tout ce qui reste de journée ? (Question purement rhétorique : je ne m'ennuie jamais ; sauf, parfois, souvent même, quand je suis en compagnie.)


Lundi 22

Dix heures. – Quand on me demande ma taille – ce qui n'arrive pas tous les jours –, je réponds sans hésiter et avec une grande force de conviction : « 1,88 m ! » C'est un mensonge. Un mensonge bénin, puéril même, mais un mensonge tout de même. Longtemps j'ai mesuré 1,87 m ; ce qui me satisfaisait tout à fait. Soudain, aux alentours de ma vingtième ou vingt-et-unième année, je suis passé à 1,89 m. Avec l'assurance stupide que donne la jeunesse, j'étais bien certain de conserver cette taille jusqu'à mon dernier jour. Or, voilà cinq ou six ans, lors de ma dernière visite médicale “du travail”, la doctoresse, après m'avoir dûment toisé, m'a annoncé le résultat de son relevé : « 1,87 m ! » J'ai protesté vigoureusement, invoqué l'erreur humaine, un matériel déficient, une pression atmosphérique particulièrement perturbatrice… au point que la doctoresse m'a fait remonter sur l'échafaud – sans doute afin d'avoir la paix avec cet énergumène qui la retardait dans son planning. J'ai eu beau me redresser, m'étirer au maximum, faire jouer toute mon élasticité vertébrale, le verdict fut confirmatoire et implacable : 1,87 m. Je l'ai assez mal pris. Un peu comme une offense personnelle. Une mesure vexatoire gratuite. Et j'en ai conçu une sorte de sentiment d'humiliation, assez léger, certes, mais tenace. Au point que c'est seulement au début de cette année que je me suis résolu à adopter une position médiane : je mesurerai désormais 1,88 m, et bien audacieux celui qui chercherait à me contredire ! Ma décision fut provoquée, ou au moins facilitée, par le fait que, après ma fonte de ces deux dernières années, mon poids est désormais stabilisé à 88 kg (sauf durant la semaine qui suit un retour d'escapade hôtelière…). Et il m'a semblé que peser 88 kg pour 1,88 m, cela vous posait son homme. Ça dénote le petit gars sérieux et responsable, qui ne traite pas son IMC par-dessous la jambe. Néanmoins, par prudence, je fais toujours un léger crochet lorsque, sur mon chemin, j'aperçois une toise.


Mardi 23

Deux heures. – Ce pauvre Anastase Sarkoff n'en finit pas de décliner. Il termine son bredouillage du jour par « Les blancs bourgeois font chier. », ce qui est pousser au ridicule la haine de soi, puisque c'est exactement ce qu'il est, de naissance et pour toujours, un “blanc bourgeois”. Mais c'est évidemment une haine minuscule, une micro-haine, une haine pour jouer, qui n'entraînera jamais, pour lui, la moindre conséquence mesurable. Un simple petit trépignement d'enfant gâté, qui n'appelle que le sourire. Là-dessus, l'un de ses commentateurs les plus stupides, un nommé Charles Michael, renchérit : « L’arnaque des philanthropes milliardaires me fait nettement plus « caguer »… » Des gens qui donnent spontanément plusieurs centaines de millions d'euros pour Notre-Dame, cela devient, dans l'esprit embrumé de ce microcéphale, des “arnaqueurs”. Qui arnaquent-ils, en faisant ce don ? Évidemment on n'en saura rien, l'affirmation se suffit à elle-même. Comme conclut son intervention un autre commentateur, aussi asilaire que celui-ci : « Salauds de riches ! » On attend d'une minute à l'autre, et avec une certaine impatience, la décisive intervention de M. Arié…

– Terminé Mort à crédit ce matin, roman extraordinaire, décidément. Je lirai Casse-pipe demain, sans doute en une seule fois, vu sa minceur.

– Catherine sera donc espagnole du 27 juin au 7 juillet prochain, en compagnie de Malena qui, elle, nous sera tombée du Canada deux jours plus tôt, et y repartira le 15.


Vendredi 26

Deux heures. – Il paraît que, hier, le président de la République française a fait du bruit avec sa bouche devant un micro et une caméra. D'après la rumeur de ce matin, il n'aurait à peu près rien dit d'important, ni même d'intéressant : c'est proprement stupéfiant de sa part.

– Ce qui se produit, lorsque comme moi on le relit après tous les autres livres – pamphlets exceptés – de Céline, c'est que Voyage au bout de la nuit apparaît, par comparaison, comme un roman assez sage, presque classique dans sa forme (classique, il l'est évidemment, mais d'une autre manière). Comme si Céline avait entrevu une sorte d'aven Armand inconnu, mais qu'il se retenait encore d'y sauter à pieds joints pour l'explorer de fond en comble ; ce qu'il fera dès la seconde moitié de Mort à crédit, qui devient pour cette raison une sorte de roman-laboratoire, de roman-forge : le creuset où l'on voit littéralement le nouveau style en train de prendre forme et vie.


Samedi 27

Deux heures. –  Sous l'influence de Matthieu Galey, dont je relis le journal depuis une couple d'heures, j'ai tiré de leur rayonnage les mémoires du cardinal de Retz, ce que j'ai déjà fait cinq ou six fois, ces vingt dernières années : je ne pense pas en avoir jamais lu plus d'une centaine de pages. Mais, chaque fois, pensant vaincre, je reprends da capo.

Quatre heures. – Et justement, dans le journal de Galey, je tombe sur cette entrée de novembre 1955 (il a 21 ans) : « Fini Voyage au bout de la nuit. Je suinte de tristesse ; l'humanité entière me dégoûte et moi-même avec, quel bouquin ! Ce qui m'étonne le plus, cachées parmi les points de suspension, c'est d'y trouver soudain des envolées à la Chateaubriand, pleines, compactes, comme des gemmes dans une gangue d'argot. » C'est tout à fait exact : dans ce premier roman, Céline reste encore accroché par bien des fils à la langue classique de l'écrivain ; ce n'est qu'à partir de Mort à crédit, et surtout de Guignol's Band, qu'il larguera définitivement les amarres. De même, ici, il respecte encore plus ou moins le pacte balzacien du réalisme, du possible, du crédible. Ensuite, en pratiquant sans cesse cette “montée aux extrêmes” qui est peut-être sa marque de fabrique, il s'en séparera radicalement. Rien n'est plus éloigné, en effet, de Céline que cette volonté d'être cru, ce souci d'être vraisemblable, qui, à des degrés divers, anime tous les romanciers avant lui, au moins depuis Balzac. C'est comme s'il refermait une longue – et riche – parenthèse, pour renouer avec le roman picaresque, avec le Cyrano des États de la lune, avec le Cervantès du Quichotte. Et cela, grâce à cette façon qu'il a, partant d'une situation presque anodine,  de monter en vrille à une vitesse folle, et surtout de continuer à monter après la frontière invisible où n'importe quel autre écrivain se serait arrêté.


Dimanche 28

Dix heures. – Dans une dérisoire tentative de faire croire que mon blog n'est pas encore au stade ultime de l'agonie, je viens de transformer l'entrée qui précède (on lève un peu les yeux… voilà !) en billet, non sans l'étoffer imperceptiblement. Il me semble que je fais cela de plus en plus souvent, si bien que les douze lecteurs de ce journal vont finir par protester qu'ils sont volés comme dans un bois, avec ces bis repetita qui prolifèrent. D'un autre côté, comme ils ne paient pas…

– Me suis occupé, hier après-midi, de ma déclaration de revenus “en ligne”. Ce fut vite fait : tout étant déjà prérempli, comme ils disent, je n'ai eu qu'à ajouter, dans la petite case idoine, les sommes versées au jardinier, à la femme de ménage ainsi que l'obole offerte par Catherine à l'association diocésaine locale. Bilan de l'opération : à compter du 15 janvier prochain, le fisc prodigue devrait nous rendre 637 euros. Fugitive sensation d'opulence imméritée…

Onze heures. – Galey visite régulièrement Jacques Chardonne – chez lui, à La Frette –, en ces années soixante où je suis arrivé. Le 23 mai (Saint-Didier…), celui-ci lui fait l'affirmation suivante, à propos de la télévision : « Pour les écrivains, paraître est se prostituer. C'est dégradant. Et puis, ce sont des gens qui ont besoin d'être rassurés. Moi pas ; je suis sûr de ma valeur. J'ai les suffrages du petit nombre qui compte. Si on a du talent, ceux qui comptent le savent toujours. Et ceux-là seuls valent qu'on écrive pour eux. Tout le reste c'est du commerce ! » Fort bien, parfait ! voilà une théorie capable, si on la fait sienne vraiment, de consoler n'importe quel écrivaillon aussi obscur que médiocre : « Je n'ai vendu que cent cinquante exemplaires de mon roman, d'accord… mais uniquement à “ceux qui comptent” ! Et tant mieux si personne ne songe à m'inviter à la télévision, vu que je refuserais avec hauteur de m'y rendre ! » J'ai peur que les quelques lambeaux de lucidité qui me restent m'empêchent de camper solidement sur ce genre de positions.

Deux heures. –  Petite chose assez étrange : en reprenant le premier volume du journal de Matthieu Galey, j'ai constaté que, lors de ma première lecture, j'en avais corné une dizaine de pages, comme je le fais habituellement pour retrouver facilement, plus tard, les passages qui m'ont plu, amusé, choqué, etc. Je n'y suis pas allé voir d'entrée, préférant retomber sur ces passages “dans leur contexte”. Eh bien, jusqu'à présent, sur les quatre ou cinq pages que j'ai ainsi rencontrées, pas une fois je n'ai été capable de découvrir pour quelle raison elles avaient été marquées. Rien, pas le plus petit indice, aucun paragraphe pour m'accrocher si peu que ce soit. À croire que ce volume a en fait été lu par quelqu'un d'autre.

Toujours est-il que, parce que Galey ne cesse de le croiser et de le rencontrer (ils vont, notamment, assez souvent ensemble chez Chardonne), j'ai décidé de retenter ma chance avec Jacques Brenner, dont j'avais commencé à lire le journal (cinq forts volumes tout de même) sur les conseils de Michel Desgranges, mais abandonné dès le début du tome II. Je suis sûr d'avoir plus ou moins dit pourquoi cet abandon ici même, mais quand ? L'année dernière, très probablement : pas le courage de faire une recherche plus précise.

Dix minutes plus tard. – Finalement je viens de la faire, cette recherche : c'était le 4 octobre 2017. J'ai bien fait, puisque je sais désormais que j'ai refermé le volume à la deux-centième page : je reprendrai donc à ce même endroit.


Lundi 29

Deux heures. – Créer une association pour la sauvegarde des écrivains que plus personne ne lit. L'appeler Amnésie internationale.

Sept heures. –  Je voulais noter ici une savoureuse anecdote trouvée dans le journal de Galey… et j'ai oublié le livre dans le salon : flemme d'y retourner. Je tâcherai d'y penser demain. Si jamais j'oublie, lorsque je relirai ce journal d'ici quatre ou cinq ans, je me demanderai peut-être pour quelle obscure raison j'avais, lors de mon passage précédent, corné cette page-là…


Mardi 30

Onze heures. – Revenons donc à mon Galey d'hier soir. Voici ce qu'il note, le 17 janvier 1978 : « Viviane Forrester, charmant bas-bleu qui sévit dans les gazettes littéraires, va voir Kundera, réfugié à Rennes. D'un air extatique, elle lui dit : “J'aimerais tellement apprendre le tchèque.” Surprise de Kundera : “C'est une langue difficile que j'ai eu beaucoup de mal à apprendre moi-même. Et puis ça ne peut servir à rien – quelle drôle d'idée !
– Oh, c'est que je voudrais tellement lire Kafka dans le texte !” »

– Ce matin, dernier scanner de contrôle, près de six ans après la disparition de mon rein gauche. Résultat ce soir ou après-demain (pour cause de premier mai). Comme d'habitude, je transmettrai les codes d'accès au bon Dr Pluton, pour qu'il me dise si j'ai des chances de voir l'année 2020.

– Les oisillons sont nés dans les deux nichoirs occupés, celui du cerisier (charbonnières) et celui du petit volet (bleues). Ils doivent même commencer à devenir un peu gros et voraces, car les va-et-vient nourriciers des parents se sont nettement intensifiés depuis hier ou avant-hier. Il ne nous reste plus qu'à guetter l'envol de la nouvelle génération. Après, il faudra grimper à l'échelle, décrocher les nichoirs, en virer les vieux nids, passer un coup de balai rapide et raccrocher le tout en prévision de la seconde couvée de la saison : on ne dirait pas, mais c'est du boulot, la vie à la campagne.

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