ESCALE À PORT-ROYAL
Mercredi 1er février
Sept heures dix. – Excellente idée qu'a eue Catherine – sans même m'en parler au préalable – de proposer à Anna et Dominique “Pluton” que nous nous rejoignions, le temps d'un week-end (qui pourrait d'ailleurs être, si je puis ainsi m'exprimer, un “week-end en semaine”), à mi-chemin de notre Normandie et de leur Provence. Dans une carte que nous avons reçue ce matin, Anna y souscrit d'enthousiasme. Du coup, cela a relancé mon envie de Berry, et plus précisément de Nohant, d'autant que la maison de la Bonne Dame se trouve justement équidistante des deux nôtres (en trichant un peu : les Pluton auront une centaine de kilomètres à parcourir en plus que nous). J'ai donc proposé à Dominique cette destination, qui semble lui agréer beaucoup, et j'y ai joint deux liens conduisant à des hôtels-restaurants, l'un à La Châtre, l'autre à Nohant, dans l'enceinte même du parc ayant appartenu à la baronne Dudevant – si j'ai bien compris. Comme Dominique est le seul de nous quatre qui travaille encore, c'était évidemment à lui de déterminer la période de notre double pérégrination : on s'achemine, aux dernière nouvelles qu'il me donne, vers la première quinzaine d'avril. L'avantage, pour Catherine et moi, est que nous pourrons en profiter pour inviter à dîner le père B., qui vit désormais tout près de là, depuis sa mésaventure lyonnaise. Nous hésiterons d'autant moins à le faire que je suis certain qu'entre les Pluton et lui la “carburation” se fera à merveille.
– N'ayant pas trop envie d'attaquer David Copperfield sitôt après avoir abandonné Oliver Twist, je flotte un peu dans mes lectures. J'ai repris tout à l'heure L'Art de raconter,
de Dominique Fernandez , dont je n'avais aucun souvenir (refrain
connu), alors que je dois pourtant bien l'avoir lu, après l'avoir
acheté, il y a une poignée d'années (le livre date de 2006). Je tâcherai
d'y revenir un de ces soirs.
– Demain, matinée
levalloisienne et médicale : j'ai rendez-vous à 11 heures chez
l'oculiste pour un “fond d'œil”. Comme cet examen provoque une
dilatation gênante des pupilles, et empêche donc de conduire durant
plusieurs heures, Catherine est contrainte de m'accompagner afin de
ramener ensuite Liselotte à bon port.
Jeudi 2 février
Sept heures et demie. –
Rien aux yeux ! C'est une chance et un soulagement car, de fait, je
n'ai que deux vraies grandes terreurs, dans l'existence : la maison de
retraite et la cécité ; l'abomination suprême étant, je suppose, de se
retrouver aveugle et incarcéré. Pour la première de ces deux peurs, le
mouroir collectif, il n'y a vraiment que peu de risques que j'y échoue
un jour, dans la mesure où je suis à peu près assuré de replier le
pébroque relativement jeune : au feeling, comme ça, je dirais 70 ans si tout se passe bien. Quant à la cécité – ou à l'aveuglement,
pour parler comme José Saramago –, eh bien, le seul moyen de s'en
prémunir (pas garanti par la faculté hélas) est de se soumettre
scrupuleusement à tous les examens que prescrit l'oculiste ; laquelle a
émis le souhait de me revoir dans un an et demi : elle peut compter sur
moi.
Vendredi 3 février
Sept heures dix. – Pour les esprits faibles et influençables, comme le mien, certaines lectures se révèlent onéreuses ; L'Art de raconter,
de Fernandez en fait assurément partie. Comme l'auteur sait parler des
écrivains qu'il aime, la tentation est grande de le suivre sur ses
différentes pentes ; et comme, désormais, acheter un livre se fait sans
même y penser, d'une simple pression de l'index, les dégâts peuvent
s'avérer redoutables. Ainsi, moi : pourquoi, à la rigueur, ne pas
découvrir des écrivains connus seulement de nom, tels que Hrabal ou
Istrati ou encore le Français Gustave Aimard ? D'autant que leurs livres
ne sont pas si chers, finalement : allons-y ! commandons ! Mais
était-il bien raisonnable d'y adjoindre les deux fort volumes du Port-Royal
de Sainte-Beuve ? Sans doute que non. Pourtant, durant quelques
minutes, il m'a semblé impossible de continuer à vivre, ce qui s'appelle
vivre, sans avoir l'ouvrage à portée de main et d'yeux dans les
meilleurs délais. Quelques minutes… Plus qu'il n'en faut pour passer le clic fatidique…
Cela dit, c'est très bien, Istrati, dont le Kyra Kyralina
est arrivé ce matin et dont j'ai lu les deux tiers cet après-midi :
c'est l'Orient à portée de main, on y parle grec, turc et roumain,
Constantinople est à deux pas, les femmes se fardent et s'empiffrent de
gâteaux sans quitter leurs lits pleins d'odeurs légères, elles sont
adulées par leurs soupirants et tabassées par leurs maris et leurs fils,
ce qui les oblige, après leur passage, de s'enduire tout le corps
d'onguents au benjoin, etc. Et c'est encore, Panaït Istrati, un Roumain
qui a écrit toute son œuvre directement en français.
Samedi 4 février
Sept heures vingt.
– La maison Lagardère est une grande maison. Les premières factures que
Catherine leur a envoyées étaient datées du 4 décembre ; lorsqu'elle
avait posé la question, une personne de la DRH lui avait répondu que les
factures, chez L.A., étaient payées “aux soixante jours”. Eh bien, ce
matin, 4 février, Catherine a trouvé dans sa boitamel un pdf qui l'y
attendait depuis 0 h 03, lui indiquant qu'un ordre de virement venait
d'être émis en sa faveur, ainsi que le décompte précis des sommes
qu'elle allait recevoir. Elle en était tout épatée, et moi aussi. Pour
faire mon esprit fort, je lui ai tout de même fait remarquer que, du 4
décembre au 4 février, il y avait 62 jours, et que, donc, son employeur
avait failli à sa parole.
– Sinon, j'ai beaucoup lu et
reçu un certain nombre de livres nouveaux. Mais, je ne sais pas
pourquoi, en parler maintenant me fait abondamment suer. Et puis, je
suis attendu devant la télévision par Catherine et Robert Rodriguez : El Mariachi !
Dimanche 5 février
Sept heures dix. –
J'ai créé hier un nouveau livre “Blurb” (non, décidément, je ne m'y
ferai jamais…) afin d'y mettre mon journal de 2016, que ma mère ne
manquerait pas de me réclamer si je tardais trop à le lui apporter. J'en
ai terminé tout à l'heure avec le mois de janvier, un peu surpris de
constater qu'il remplissait près de cinquante pages à lui seul. Je
suppose que les mois suivants vont aller s'amenuisant, mais après tout
je n'ai aucune certitude à ce sujet. C'est, de toute façon, sans la
moindre importance, qu'il soit volumineux ou non. Pour l'instant, le
titre général retenu est : Chef-d'œuvre à la mer. Et j'ai trouvé,
en date du 15 janvier, la petite phrase idiote ou vide de sens que j'ai
pris l'habitude d'imprimer en quatrième de couverture. Elle est brève
et dit ceci : « En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie.
» Si je trouve encore plus absurde dans la suite, je la changerai ; ou
bien j'en mettrai deux : il faut savoir ne pas être prisonnier du carcan
des traditions, aussi vénérables soient-elles.
– J'ai presque terminé Le Christ s'est arrêté à Éboli,
excellent livre, contenant même des pages admirables, sans que
l'écriture ne se départe jamais d'une grande sobriété. Par moment,
l'évocation de ces paysans de Lucanie (aujourd'hui Basilicate), de leur
misère toute imprégnée d'une résignation traversée par de brusques
éclairs de colère, me faisait penser au documentaire réalisé dans les
années trente par Buñuel, dans cette région particulièrement déshéritée
d'Espagne dont le nom m'échappe pour le moment. (Je viens d'aller voir
sur Wiki : la région est celle des Hurdes, en Extrémadure, et le
documentaire s'appelle Terre sans pain ; en espagnol : Las Hurdes, tierra sin pan.)
Lundi 6 février
Sept heures dix. –
Les Puissances tutélaires n'ayant pas jugé utile de faire appel à mes
services, j'ai pu “importer” février et mars dans le livre Blurb. En
effet, comme je le prévoyais, ils sont moins copieux que janvier, mais
pas au point que j'aurais cru, puisque je me retrouve avec 130 pages
pour les trois premiers mois. En revanche, je me suis rendu compte que,
le volume 2015 s'intitulant Ma vie est un Chef-d'œuvre, je ne pouvais pas appeler 2016 Chef-d'œuvre à la mer. Pour l'instant, je me suis arrêté, non pas à Éboli, mais sur Roman à la mer : j'espère pouvoir trouver mieux en cours de relecture.
– Terminé le livre de Carlo Levi, puis lu le court volume d'Istrati qui s'intitule Mes départs,
et qui, par moment, m'a rappelé Jack London, mais un London qui
porterait sur ses épaules deux mille ans de civilisation
méditerranéo-médio-orientale. Là-dessus, comme les deux volumes
“Bouquins” venaient d'arriver par la poste, je me suis lancé dans le Port-Royal
de Sainte-Beuve : je ne suis pas sûr que le frêle esquif de mon
intelligence me permettre d'aller au bout de cette impressionnante
traversée, sans appeler à l'aide je ne sais quels gardes-côtes. On
verra. Comme je n'ai pour l'instant lu que l'introduction (intéressante,
utile et sobre, bien que due à un universitaire), je me sens plein
d'allant. Avec, pourtant, un premier bémol : c'est écrit bien petit,
pour des yeux sexagénaires…
Mardi 7 février
Sept heures dix. – C'est un très bel écrivain que Sainte-Beuve, et les cent premières pages de son Port-Royal sont superbes. Pour l'instant, par la maîtrise du style et le déploiement de son sujet, il me fait penser à Taine, celui des Origines de la France contemporaine
(ce qui est peut-être une ânerie, mais qui viendra me démentir ?) Ce
qui semble remarquable (j'ai lu à peine un quinzième de l'ensemble…),
c'est que, bien que suivant un plan apparemment rigoureux, il donne tout
de même une belle impression de liberté, presque de vagabondage, en
introduisant dans son récit certaines digressions qui doivent lui tenir à
cœur, sous des prétextes somme toute assez minces ; comme, dans le
livre premier, à propos de la fameuse Journée du Guichet, qui vit
l'affrontement entre la toute jeune Mère Angélique (17 ans) et son
père, chef de la famille Arnauld, lorsqu'il se lance avec une vraie
gourmandise dans un parallèle de plusieurs pages serrées avec le Polyeucte
de Corneille, au travers notamment de la belle figure de Pauline,
l'épouse du personnage éponyme. Je ne sais pas si j'irai au bout de ces
quelque mille cinq cents pages, mais, pour l'instant, je suis tout
excité de les avoir devant moi ; et je remercie Dominique Fernandez de
m'avoir incité à cet achat.
Vendredi 10 février
Cinq heures. –
J'ai terminé hier le transport de mon journal 2016 dans le logiciel
Blurb. J'ai été surpris de constater que j'avais davantage écrit l'année
dernière que les deux précédentes : 356 pages contre un peu moins de
300 pour 2014 et nettement moins en 2015. Tout à l'heure, avec le
secours de Catherine, nous avons finalisé l'opération, ce qui
consiste à bien faire attention de cocher les petites cases “couverture
souple” et “impression noir et blanc”, sous peine de se retrouver avec
des livres coûtant leur poids en pépites d'or fin. Nous sommes arrivés à
un volume de 12 € tétécé, plus le port bien entendu. Pour les
éventuels acheteurs, j'ai ajouté cinq euros, car il est moral que
l'auteur d'un livre gagne de l'argent avec icelui, dût-il n'en vendre
qu'un seul. Enfin, nous avons comme d'habitude passé commande de deux
exemplaires, l'un pour nos archives conjugales et l'autre pour ma mère.
D'ici
une heure, nous serons installés au salon devant un modeste apéritif,
lequel aura une double justification. La première est que Catherine a
fini de repeindre entièrement la salle de bain, dans laquelle plus
personne n'osera désormais se laver tant elle rutile et étincelle ;
l'autre est que les premiers sous venant de Lagardère sont enfin arrivés
sur le compte “dédié” de Catherine, mon valeureux micro-entrepreneur,
dont l'emploi est aussi fictif que celui d'une Pénélope au carré. Comme
la même a décrété qu'il nous fallait désormais dépenser à mesure
l'argent qui commençait d'affluer, nous avons décidé, sur sa suggestion,
de nous offrir une courte escapades chaque mois. Pour le mois de mars,
nous appuyant sur la visite que nous voulions faire à André et Béa, à
Strasbourg, nous partirons vingt-quatre heures plus tôt afin de
bivouaquer à Colmar ; ou, plus précisément, à Kaysersberg, où se trouve Le Chambard.
En avril, la promenade nous conduira à Nohant, où nous aurons le
plaisir de retrouver Anna et Dominique “Pluton”, dans cette auberge qui,
à ma grande stupéfaction, a pour nom La Petite Fadette.
(Je viens de m'apercevoir que, ce journal devant être publié fin mars,
le voyage alsacien ne sera déjà plus qu'un souvenir lorsque mes dizaines
de milliers de lecteurs en prendront connaissance.) Enfin, en mai, nous
cinglerons droit sur l'Atlantique, Catherine ayant une tenace envie de
découvrir Guérande depuis qu'elle a lu la Beatrix de Balzac. Nous logerons à quelques kilomètres, au Castel Marie-Louise
de La Baule. À propos de La Baule, d'ailleurs, je suis presque sûr de
connaître quelqu'un qui a des accointances là-bas, mais pas moyen de me
rappeler qui. Je pencherais pour Matthieu Woland, mais sans la moindre
assurance. Pour juin, rien n'est encore décidé ; et il est à prévoir que
nous ferons relâche en juillet et août, ne tenant aucunement à côtoyer
des hordes d'imbéciles cousus d'enfants. Et puis, c'est en juillet et
août que je risque d'avoir le plus d'articles en commande de la part de
FD : il faudrait voir à faire tourner la machine à son plein, ne
serait-ce que pour financer avec largesse les petits séjours ultérieurs.
Sept heures et demie. – J'ai oublié (pas étonnant, on va le comprendre…) de signaler un incident, à propos du livre “Blurb”. C'est que, après l'avoir finalisé,
inspecté dans ses moindres détails, après avoir reniflé à deux tous les
pièges possibles, puis l'avoir enfin commandé, je me suis soudain
aperçu – les écailles me tombant des yeux, comme on dit – que nous
venions de commander (et payer…) un livre, dont le recto était au verso
et réciproquement. Soudain devenue économe, Catherine me dit : « On s'en
fout : c'est juste pour nous et pour ta mère ! » Sa position se
défendait, c'est vrai : ma mère, si on lui avait présenter la chose
comme une bourde monumentale de son fils aîné, en aurait ri et aurait lu
le livre tout pareillement. Mais c'est que, moi, ça ne m'allait pas du
tout, ce “devant derrière” ! Heureusement, nous avons trouvé tout de
suite le moyen d'annuler notre commande. Il ne me restait plus qu'à
réparer le dégât provoqué par mon cerveau en miettes, renommer le
“projet” et passer commande du nouveau livre qui, revu par saint Éloi
comme la culotte de Dagobert, se présentait désormais à l'endroit.
Dimanche 12 février
Sept heures dix. –
Rien de notable à inscrire ici, ni hier, ni aujourd'hui : je n'ai pas
bougé de la maison, n'ai rien écrit, et me suis contenté d'avancer,
assez lentement, dans le Port-Royal de M. Sainte-Beuve. J'en suis
à la mort de Saint-Cyran – soit aux alentours de la page 350, sur 1500
–, on vient de me présenter Guez de Balzac, on décortique pour moi l'Augustinus
du camarade Jansenius (ce qui ne constitue pas la partie la plus
enthousiasmante de l'ouvrage, assez loin s'en faut), et je sens que
Blaise Pascal ne va pas tarder à débouler des coulisses. Son arrivée ne
devrait d'ailleurs pas accélérer ma lecture, ayant plus ou moins prévu, à
mesure qu'il en serait question, de relire une à une ses Provinciales. (Non, pas de relire, cessons de plastronner : de lire.
Car, jusqu'à maintenant, et encore il y a longtemps, je n'ai guère fait
plus qu'en survoler deux ou trois, de ces fausses lettres.) Dans le
himmel qu'il m'adressait il y a deux ou trois jours, Michel Desgranges
m'adjurait de ne pas céder aux séductions (et aux erreurs, ajoutait-il)
de Sainte-Beuve, à propos de ceux qu'il nomme (Desgranges, pas
Sainte-Beuve) les “hérétiques de Port-Royal”. Je lui ai répondu que le
risque d'y succomber était fort mesuré, dans la mesure où ces
personnages, Saint-Cyran en tête, me semblent être de foutus drôles, pas
drôles du tout justement, et marqués par une assez nette propension à
la tyrannie morale, vu le peu d'appétence qu'ils semblent avoir pour la
liberté et le libre arbitre de l'homme. Par ailleurs, je suppose que
n'est pas étranger à la détestation de Michel à leur endroit le fait que
beaucoup de jansénistes, au siècle suivant celui dont je suis occupé
pour le moment, se sont montrés très en faveur de la Révolution
française (témoin l'abbé Grégoire), de la liste civile du clergé, etc. ;
je reconnais que cela, à mes yeux non plus, ne témoigne guère en leur
faveur. Il ne devrait pas être impossible de montrer que les jansénistes
ont continué d'exister au XXe siècle, où on a pris l'habitude de les
appeler communistes. L'un des effets amusants de cette lecture au
long cours, c'est que, par contrecoup, je trouve les jésuites de plus
en plus sympathiques. Il est vrai que je n'ai jamais rien eu contre eux,
ces braves jésuites, qui ont tout de même réussi, à peu près à la
grande époque de Port-Royal d'ailleurs, à avoir le voluptueux et
énigmatique Aramis pour général. Alors que les jansénistes me feraient
plutôt penser à Robespierre et consort, évocation nettement moins
plaisante : on sent qu'il n'y a pas très loin, de Saint-Cyran à
Saint-Just.
Pour rester dans le même environnement spirituel, et sur les conseils du même Michel Desgranges, j'ai commandé tout à l'heure De l'Église gallicane (ce n'est pas le titre complet) de Joseph de Maistre. Ce qui m'a fait songer que je possède depuis plusieurs années, du même, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, en un gros volume “Bouquins”, et que je n'ai jamais dû qu'en feuilleter les premières pages, je me demande bien pourquoi.
–
Hier soir, pour tenter d'amortir la redevance que l'on nous contraints à
payer, j'ai voulu laisser un peu tomber les séries enregistrées pour
regarder un film passant sur de nos chaînes payantes (payantes en plus de la redevance, et que nous ne regardons quasiment plus…), en l'occurrence L'Évangile selon saint Matthieu
de Pasolini. Catherine à tenu trois quarts d'heure, et moi un de plus :
c'est ennuyeux à périr. Et pourtant, il commençait bien : la
confrontation de Joseph avec Marie enceinte est une belle scène, par
exemple. C'est dès que Jésus, le Jésus adulte, se met à dispenser sa
parole que le film se casse la figure, me semble-t-il. Bref, ce soir, on
va revenir à The Shield.
Lundi 13 février
Sept heures cinq. –
Journée bornée de lectures, en amont celle de Sainte-Beuve, en aval de
Panaït Istrati, dont j'ai reçu le premier volume des œuvres complètes ce
matin. J'aurai l'occasion, je pense, de revenir sur le Roumain (mais
écrivain français, puisque s'exprimant dans cette langue). Quant au
premier, me voilà rendu à près de cinq cents pages de son Port-Royal :
lecture parfois ennuyeuse, au moins pour moi, notamment lorsqu'il
disserte sur les épais volumes écrits et publiés par ses grands fâcheux,
mais beaucoup plus intéressante lorsqu'il retrouve le déroulé de l'histoire, parsemé de portraits et même d'anecdotes, dont certaines fort savoureuses.
C'est
le cas lorsque apparaît – à la page 400 très précisément –, pour un
bref tour de piste, M. de La Petitière. Si l'on en croit Pierre Thomas
Du Fossé, l'un des illustres solitaires de la maison, ce gentilhomme
poitevin passait pour la meilleure épée de France, au point que
Richelieu aimait l'avoir à son côté pour assurer sa sécurité. Bretteur
sanguin aux yeux de feu, toujours prêt à se lancer dans les plus folles
équipées, aimant chercher et vider querelles, etc. Or, le voilà un jour
touché par la grâce du repentir, décidé à s'abîmer dans la solitude et
la prière “pour se punir à proportion de ses crimes et pour s'humilier à
proportion de son orgueil”, précise dans ses mémoires le jeune Du
Fossé. La Petitière est le héros d'une saynète contée par un autre
contemporain, le père Rapin :
« Il étoit si vaillant
que menant un jour l'âne du monastère au moulin, au retour son âne et sa
farine furent pris par trois soldats, dont la campagne étoit alors
infestée pendant la seconde guerre de Paris. Comme il fut de retour au
logis, on lui demanda comment il s'étoit laissé dévaliser de la sorte :
“Est-il permis de se défendre à un chrétien dans notre morale ?” dit-il.
– “Pourquoi non ?” lui répondit-on. À même temps il prend un bâton à
deux bouts, qu'il trouva par hasard en son chemin, court après les
soldats qui l'avoient volé, les désarme et les amène les poings liés
derrière le dos à Port-Royal où, les ayant conduits à l'église pour
faire amende honorable devant le Saint-Sacrement, il leur fit une espèce
de réprimande charitable mêlée d'instruction et les renvoya avec une
aumône. »
Est-ce qu'on ne se croirait pas au cœur d'un
roman de Dumas ? C'est qu'il y a du mousquetaire, dans ce La Petitière,
et même de trois ! On lui voit l'impétuosité un peu brouillonne du jeune
d'Artagnan, quand il s'agit de rattraper et maîtriser ses voleurs ; la
naïveté enfantine de Porthos (“Comment ? On a le droit de se défendre ?
Ah, morbleu, j'y cours !”) ; et l'équanimité dans le pardon et la
largesse d'un Athos, plutôt celui de Vingt ans après que du roman
initial. Finalement, le seul qui paraisse n'avoir prêté aucun trait à
notre moine bretteur c'est Aramis, bien qu'il fût le seul d'Église.
–
Pour que cette entrée ne soit pas entièrement littéraire, je préciserai
qu'entre Sainte-Beuve et Istrati j'ai expédié, dans les deux sens du
terme, six mille signes à propos de Mme Carla Bruni épouse Sarkozy ; ce
qui, en une heure et demie, m'a largement remboursé l'achat des deux
auteurs qui meubleront encore ma journée de demain, et plusieurs autres
ensuite : la vie est assez bien faite.
Mardi 14 février
Sept heures vingt. –
Journée rigoureusement semblable à celle d'hier : Sainte-Beuve le
matin, Istrati l'après-midi. Seule différence : pas de FD entre les
deux. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à cela.
Mercredi 15 février
Neuf heures et demie du matin. –
Au fond, le seul résultat vraiment notable (pour l'instant) d'une
fréquentation aussi assidue que la mienne depuis une semaine des
Saint-Cyran, Arnauld, d'Andilly, et autre Saci ou Le Maître, de
Port-Royal, pour ne rien dire de Blaise Pascal, c'est une envie à peine
résistible d'aller respirer une brise plus fraîche et de se détendre un
peu avec Montaigne ; conséquence paradoxale, puisque Montaigne fait
justement partie de ces écrivains que, malgré plusieurs tentatives, je
n'ai jamais pu lire au long : au bout d'une cinquantaine de pages, que
je prenne ses Essais à leur commencement ou bien n'importe où,
mon esprit se met à battre la campagne, mes paupières ensuite
s'alourdissent et, finalement, le livre me tombe sur les genoux. Mais,
après ces grandes lampées de jansénisme, ce sera peut-être le moment de
retenter ma chance avec lui.
– Si je viens dans ce
journal à une heure aussi inhabituelle, c'est que notre voisin, M. H.,
et son épouse qui lui sert de “petite main” occupent la maison, où ils
changent la porte-fenêtre du salon : activité réfrigérante et bruyante,
qui m'a d'autant plus incité à venir me réfugier ici que les deux sont
du genre fort communicatif – surtout elle –, et que les conversations
sur les diverses entourloupes dont se rendent généralement coupables les
assureurs ont tendance à me lasser assez vite. J'ai donc mis
Sainte-Beuve sous mon bras, un gobelet de café dans l'autre main et ma
pipe au bec, pour venir me réfugier en cette oasis annexe. Avec l'espoir
que la pose de la nouvelle porte ne durera pas la journée entière (pour
l'instant “on” vient d'en terminer avec la dépose de l'ancienne).
(Et tandis que j'écris cela, je vois mes duettistes revenir de leur camionnette vers la maison, avec la porte neuve…)
Dimanche 19 février
Sept heures dix.
– Journée chez les Desgranges, hier, semblable à ce que sont toutes les
journées que je passe chez eux depuis quelques années (combien,
d'ailleurs ? Trois ? Quatre ? Cinq ? Au moins quatre, je pense). Vu mes
lectures actuelles et celles de Michel, il fut beaucoup parlé de
jansénisme et de quiétisme. Mais aussi, bien sûr, de films, muets et
sonores, et de séries américaines. Quant au trajet, il fut un peu
pénible à l'aller : l'épais brouillard qui régnait ne s'est dissipé
qu'entre Verneuil-sur-Avre et La Ferté-Vidame ; au retour, en revanche,
grand soleil ; mais, comme il était couchant, il avait tendance à
m'éblouir par l'intermédiaire de l'un ou l'autre des rétroviseurs de
Liselotte. Conséquence financière habituelle de cette visite : j'ai, ce
matin, commandé trois séries en DVD ainsi qu'un livre de Joseph de
Maistre, Du Pape, suivi de De l'Église gallicane, que
Michel aimerait beaucoup que je lise. Je l'ai trouvé dans une édition de
1870 qui m'a coûté plus cher qu'un volume neuf de la Pléiade, mais qui
était tout de même ce que j'ai trouvé de meilleur marché : lire les bons
auteurs réactionnaires se mérite.
– Demain, nous
allons derechef nous faire matutinalement virer de la maison, par le
poseur de parquet et de sols divers : il va cette fois s'attaquer au
salon de télévision puis à la salle de bain, dont Catherine a repeint
les carreaux muraux en début de semaine. Cela ne devrait pas lui prendre
plus que la matinée.
Lundi 20 février
Sept heures dix.
– J'en ai plus qu'un peu assez, depuis quelque temps, de ce journal (un
quelconque “effet retraite” ?), de cette sorte d'astreinte à y venir,
chaque soir ou presque, entre dîner et télévision, pour y noter sans
envie des faits de plus en plus ténus, et rien d'autre. Ce n'est
d'ailleurs pas qu'il se passe moins de choses, mais plutôt que
s'amenuise l'envie de les examiner, avant de les relater : ce n'est pas
l'existence qui s'appauvrit et se resserre (quoiqu'un petit peu tout de
même) : c'est moi qui me dessèche. Par exemple, il y a encore quelques
mois, j'aurais évidemment consacré un paragraphe ou deux à Knut Hamsun,
écrivain que je ne connaissais jusqu'à présent que de nom et dont je
découvre les romans depuis quelques jours (La Faim d'abord, puis, en ce moment même, Mystères).
J'en aurais parlé, c'est sûr ; j'aurais sans doute tenté de discerner
mieux pour quelles raisons ils m'ont tout de suite fait penser à
Dostoïevski ; je me serais peut-être efforcé de voir, puis de dire, en
quoi ils étaient par ailleurs différents ; etc. Là : rien. Je n'ai tout
simplement pas envie.
– Sinon, rassurons les foules
impatientes et angoissées : le poseur de sols était bien au rendez-vous
ce matin et, à une heure et demie, il en avait terminé du salon télé et
de la salle de bain.
Jeudi 23 février
Cinq heures et quart.
– Catherine est évidemment partie trop tôt de la maison, pour aller
chercher sa sœur à la gare d'Évreux, laquelle (la sœur, pas la gare
d'Évreux) nous arrive de son Jura d'adoption pour passer la soirée et la
nuit ici, en attendant le rendez-vous qu'elle a demain à Paris –
rendez-vous dont j'ai totalement oublié les tenants et aboutissants.
Elle vient de m'appeler pour me signaler que le train est parti avec
vingt minutes de retard de Saint-Lazare, ce qui lui fait presque une
heure à attendre dans la voiture. Conclusion de l'intéressée, un peu
marrie : « Heureusement que j'ai emporté mon sudoku ! » C'est une
chance, en effet.
– Poursuivi mes lectures, selon un
mode et un rythme désormais entré dans les mœurs : Sainte-Beuve le matin
et un romancier l'après-midi (depuis hier, abandon provisoire d'Hamsun
et retour à Istrati). Quant à Port-Royal, Sainte-Beuve et moi en
avons terminé avec Pascal et nous acheminons tranquillement vers Pierre
Nicole puis Jean Racine, lequel clora cette épopée de 1500 pages serrées
(j'en suis à 850). Après cela, pour changer radicalement de point de
vue, je donnerai la parole à Joseph de Maistre, arrivé hier : Du Pape, suivi de De l'Église gallicane
; encore un pavé, mais tout de même moins imposant. Encore ensuite,
j'ouvrirai sans doute les deux volumes de l'histoire des jésuites dont
j'ignorais que Jean Lacouture l'eût commise. Après quoi, je pense que
j'en serai quitte avec religion et religieux pour un bon moment.
–
Je ne sais si je l'ai déjà noté ou non, mais je suis quasiment décidé à
ne voter pour personne à la prochaine consultation électorale. Je sais
bien que le vote consiste souvent à choisir le “moins pire”, mais enfin
il faut tout de même que ce moins pire ne le soit pas encore trop, pire ;
or, là, ils le sont tous. Ce qui fait que, après une parenthèse
“citoyenne” finalement assez courte, je vais redevenir l'abstentionniste
que j'ai très longtemps été. Je crois que le coup grâce a été, hier, de
voir ce lugubre guignol de François Bayrou courir se vautrer dans la
gamelle Macron, dont il disait pis que pendre avant-hier, lorsqu'il
espérait encore pouvoir lui chiper sa portion de rata. Il semble
tellement inenvisageable qu'un aussi pitoyable attelage parvienne au
sommet de l'État, qu'ils vont sûrement y arriver. Ce jeu de dupes se
jouera donc sans moi, ce qui ne changera d'ailleurs rien.
Vendredi 24 février
Sept heures dix. –
La soirée avec Nathalie a été plutôt longue, mais agréable, et assez
nettement alcoolisée ; trop, en tout cas, pour ce que sont devenues mes
capacités de résistance et de récupération : j'ai passé la journée à me
traîner sans goût pour rien ; jusqu'à ce que, tout à fait par hasard, je
retombe sur un recueil de chroniques de Bernard Frank (Vingt ans avant,
Grasset), si savoureuses qu'elles ont enfin réussi à me réveiller un
tant soit peu. J'ai aussi regardé les deux premiers épisodes d'Une nuit en enfer,
la série que Robert Rodriguez a tirée de son propre film éponyme : très
décevante pour le moment ; j'espère que tout cela va s'animer un peu
lorsqu'on arrivera dans le bar à vampires. Pour le moment, j'ai
l'impression qu'on s'est contenté d'étiré sur huit heures un film de
deux, en gardant la même histoire, sans l'enrichir de petits épisodes
adventices ; d'où une multiplication de longs dialogues ne menant nulle
part, l'une des plus fâcheuses tendances de Tarantino (auteur du
scénario original et originel).
– FD m'a passé commande
de cinq mille signes sur Céline Dion, après m'avoir laissé toute la
semaine en jachère. À cette occasion, Florian m'a confirmé que Philippe
B. voulait (c'est-à-dire avait reçu consigne de) faire des économies et
que lui, Florian, devait quasiment “se mettre à genoux et supplier”
lorsqu'il voulait que l'on me confiât un article. En somme, tout se
passe exactement comme je l'avais prévu dès le départ de cette
collaboration.
Samedi 25 février
Sept heures dix.
– Ce qu'est l'esprit de contradiction, voire d'auto-contradiction : je
passe mon temps, depuis plusieurs semaines, à acheter livre sur livre,
lesquels, arrivant plus vite que je ne saurais les lire, s'entassent sur
ma petite desserte salonnière en piles incertaines ; cela ne m'a
nullement empêché, une partie d'hier et tout aujourd'hui, de ne pas
quitter les Vingt ans avant de Bernard Frank, livre déjà lu à sa
sortie et qui ne me demandait rien, tranquillement allongé qu'il était
sur son rayonnage, en la compagnie de Léautaud (à qui d'ailleurs il
ressemble par certains côtés) et celle de Louis-Sébastien Mercier. Et la
perspective agréable est qu'il m'en reste encore quelques dizaines de
pages pour demain matin. Après quoi, il faudra tout de même que je fasse
mine de m'intéresser à Mme Dion Céline. Ensuite, Frank lu et Dion
exécutée, on aura l'esprit libre pour revenir à Sainte-Beuve ou à
Istrati. Et je profite de la tribune qui m'est offerte pour renouveler
solennellement le serment que je me suis fait il y a une semaine, tout
aussi solennellement, et que je me suis empressé d'enfreindre dès que
j'ai eu le dos tourné, celui de ne plus acheter le moindre livre avant
un mois minimum ; ou, disons, tant que les piles n'auront pas perdu
moitié de leur hauteur actuelle. [Note du 7 mars : serment évidemment pulvérisé dès les jours suivants…]
Lundi 27 février
Onze heures du matin. – Je suis, ce matin, passé des chroniques de Bernard Frank aux Croquis de mémoire
de Jean Cau, déjà lus eux aussi ; ce qui est une manière de faire se
tenir vertical le fléau de ma balance idéologique, entre sa gauche et sa
droite. Ils sont souvent très bien, ces portraits dont Cau nous
gratifie ; souvent mais pas toujours : parfois on sent que le personnage
qui pose devant lui l'inspire moins, et c'est là qu'il se met à en
faire un peu trop, à noyer sous une pâte stylistique un peu trop
épaisse, aux couleurs trop appuyées, trop volontaires, l'inspiration
médiocre que lui communique son modèle. Mais enfin, dans l'ensemble,
c'est une lecture savoureuse. Et puis, il a connu tout le monde, Cau :
c'est l'avantage d'avoir été d'abord secrétaire de Sartre puis une
“plume” de Paris-Match, à l'époque où cet hebdomadaire ne les avait pas
toutes perdues.
– Depuis ce matin (et peut-être même
avant, comment savoir ?), il règne ici un vrai hiver normand : 10° et
une pluie continuelle, lourde, lente comme les jeunes femmes d'Hardellet.
Sept heures et demie.
– Mise en ligne ce matin du journal de janvier. Comme d'habitude, j'ai
une poignée de commentaires. Mais aucun, comme je m'y attendais plus ou
moins, sur ce qui est pour moi le “pic” de ces trente-et-un jours, à
savoir le mail d'Eugène Nicole, dont j'ai pourtant fait le titre de
cette “livraison” mensuelle. En un sens c'est normal puisque, à part
Suzanne (laquelle a disparu de mon radar personnel depuis déjà quelques
mois), je n'ai évidemment réussi à intéresser personne à cet écrivain.
Parce que j'ai un goût de chiotte et qu'il est, en réalité, fort mauvais
? C'est toujours possible, évidemment (et je vois bien le petit sourire
en coin de Michel Desgranges, sitôt qu'il est question de mes
préférences littéraires…). Mais, en réalité, je crois que tout le monde
ou presque se fout bien de la littérature, des livres et de ceux qui
tentent de les écrire. Je suppose que c'est une vérité première, que
tous ceux qui publient des livres connaissent. Mais, pour moi, elle est
toute récente, et donc neuve, et donc tout à fait fascinante, puisque je
n'ai rien publié avant En territoire ennemi, en 2014, soit à 58
ans. Et je continue à être fasciné par ce complet désintérêt que les
deux livres ont suscité ; non pas auprès des lecteurs, des journalistes,
etc., mais auprès de gens qui me connaissent depuis des années, qui
m'aiment bien pour la plupart, que je fréquentais pour certains tous les
jours, et dont certains étaient (me semblaient être, soyons désormais
prudent) de vrais lecteurs. Je ne voudrais pas avoir l'air de radoter,
mais enfin, si je le fais, c'est que je ne comprends toujours pas par
quelle espèce de miracle, ou de malédiction, un certain nombre de
personnes, averties de la publication de mes livres, se sont comportées
exactement comme s'il ne s'était rien produit.
Bien sûr, j'admets volontiers que, au fond,
du point de vue de la littérature, il ne s'est rien passé. Et c'est
bien parce que je l'admets que je n'écrirai probablement plus rien :
pourquoi ajouter un livre inutile à l'effrayante montagne des livres
inutiles qui paraissent chaque siècle, voire chaque décennie ? Mais
enfin, de leur point de vue à eux, ces gens dont on pouvait penser que
certains liens nous unissaient, même ténus, même factices, il se passait
tout de même un petit quelque chose : leur voisin de bureau, leur
compagnon de restaurant, leur ancien ami d'adolescence, etc. publiait un livre.
Il me semble bien (mais je puis évidemment me tromper complètement)
que, dans la situation inverse, et même si leur livre avait été aussi
inutile que le sont les deux miens, j'aurais fait en sorte de leur dire
que je l'avais lu ; ou que, au moins,j'étais au courant de son
existence et la saluais. J'ai beau tourner l'affaire dans tous les sens,
je ne parviens pas à comprendre le silence de quelques-uns. Bien
entendu, j'ai cherché des explications ; et j'en ai trouvé, forcément.
La plus simple, et la plus conforme à mon caractère, était de penser
qu'en effet ils m'avaient lu, mais, que, mal à l'aise face à la nullité
des ouvrages, ils avaient préféré “faire le mort”, oublier le faux pas,
rester sur une bonne impression, quelque chose dans ce genre. Mais, en
réalité, ce n'est pas suffisant. Car si je sais que mes écrits ne valent
pas grand-chose (j'étais lecteur avant d'écrire, tout de même !), je
sais aussi qu'ils ne sont pas indignes ; et que, en se forçant un peu,
on pouvait m'en dire des choses gentilles. Moi-même, si un ami à moi avait écrit Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq,
je vois assez bien comment j'aurais pu lui en parler, en grossissant ce
qui ne me semblait “pas trop mal” et en balayant plus ou moins sous le
tapis ce qui était tout à fait raté. (D'ailleurs, y pensant, il me
semble que je pourrais bien faire un billet de blog sous cette forme :
la critique “indulgente” d'un ami, à propos de ce roman qu'il a trouvé
sans grand intérêt : ce pourrait être amusant…)
Je crois que, à la fin des fins,
comme disait de Gaulle, la vérité est que personne ne s'intéresse aux
livres, sauf, éventuellement, s'il n'ont rien à voir avec la
littérature. Publier un livre revient à ne rien faire, sauf si, par
extraordinaire, il vous conduit vers des sommets de vente ou dans des
émissions de télévision ; c'est-à-dire quand il vous arrache au livre
lui-même. C'est pourquoi je ne déduis nullement de leur absolu
désintérêt que les gens de FD, par exemple, ne m'aiment pas ou ne se
sont jamais intéressés à moi. Je suis presque sûr que si, demain,
j'assassinais Catherine à coups de couteau de cuisine mal affûté, ils
seraient tout prêts à venir me soutenir au tribunal ; mais c'est parce
que, alors, il m'arriverait quelque chose. Alors que publier un livre, ce n'est, à la lettre, rien.
Mardi 28 février
Quatre heures. – Mais enfin, qu'est-ce qui m'a pris, hier soir, de venir pleurnicher comme je l'ai fait ? Je sais bien que nous avions pris quelques verres de vin avant le dîner, mais tout de même ! C'est parfaitement ridicule et, si je laisse ce pavé, c'est à seule fin de me mortifier un peu, me punir de l'avoir écrit.
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