samedi 29 juin 2013

Mai 2013










LIRE SARTRE 
DANS LE TRAIN DE FLORENCE










Mercredi 1er mai

Sept heures dix. – Ils sont décidément captivants, ces Carnets de la drôle de guerre, pourvu que l'on (en tout cas moi) prenne la peine d'esquiver prudemment les dissertations philosophiques qui les parsèment. Ainsi agis-je : dès que je vois se profiler la batterie de traits d'union marquant l'arrivée des “pour-soi”, des “en-soi” et autres “être-dans-le-monde”, je saute à pieds joints par-dessus les cinq ou dix pages suivantes et, dès que M. Sartre a fini de se gratter la dialectique, je reprends le cours de ma lecture, celle qui m'intéresse, c'est-à-dire le regard que pose l'auteur sur l'événement – qui a aussi des allures de non-événement, c'est ce qui le rend inédit et donc intriguant et donc passionnant – sur les gens qui l'entourent, sur lui-même, sur lui au milieu d'eux, etc.

Au milieu du quatorzième de ces carnets (dont hélas plus de la moitié a été perdue), il en vient à tenter de cerner ce que sont ses rapports avec l'argent – passage particulièrement éclairant pour moi car il me semble avoir, ou au moins avoir eu, à peu près les mêmes. Il commence par ceci :

« En ce qui me concerne, il est vrai que je n'ai jamais eu envie de beaucoup d'argent. Il me faudrait juste un peu plus que je n'ai. Ceci, tout simplement parce que je gaspille l'argent que je gagne. Je ne sais pas m'arranger pour répartir mon avoir sur tout le mois. »

Pas mieux. Je me souviens que, en 1980 – 81, lorsque je suis entré dans le groupe Hachette, je gagnais environ cinq mille francs ; lesquels étaient en général dépensés dès le 15 ou à la rigueur le 20 du mois. Et je me suis dit souvent, alors, que si je parvenais à gagner sept ou huit mille francs je serais le roi du pétrole. Mais je ne rêvais jamais de revenus dépassant ne serait-ce que dix mille francs. De toute façon, comme je ne levais pas le petit doigt pour améliorer ma situation, cela ne risquait pas de se produire.

Pourtant, ça s'est bel et bien produit, mais par le jeu de circonstances, de hasards et de chances tout à fait extérieurs à ma volonté. Lorsque mes revenus ont atteints environ douze mille francs, vers 1985 si j'ai bonne mémoire, je “passais en négatif” dès le 10 de chaque mois à peu près. Quand je suis devenu, par une rencontre fortuite avec Gérard de Villiers, écrivain en bâtiment, et que mes revenus ont été multipliés par deux quasiment d'un jour sur l'autre, j'ai commencé à vivre avec un mois d'avance par rapport au temps réel – c'est-à-dire, en pratique, celui de ma banque. Que faisais-je de cet argent, moi qui, lorsque Catherine est venue vivre avec moi, en 1990, ne possédais rigoureusement rien ? Je rends la parole à Sartre :

« J'ai besoin de dépenser. Non pas pour acheter quelque chose mais pour faire exploser cette énergie monétaire, pour m'en débarrasser en quelque sorte et l'envoyer loin de moi comme une grenade à main. »

Ça, pour envoyer l'argent loin de moi, je fus un dégoupilleur de première. Sartre encore :

« Il y a une certaine sorte de périssabilité de l'argent que j'aime : j'aime le voir couler hors de mes doigts et s'évanouir. Mais il ne faut pas qu'il soit remplacé par quelque objet solide et confortable, dont la permanence serait plus compacte encore que celle de l'argent. Il faut qu'il file en feux d'artifices insaisissables. Par exemple en une soirée. »

Ah ! si l'on parle de soirées, alors je dois dire que, là encore, et sans me vanter, je fus pendant des années un artificier au-dessus de tout éloge. Et quand Sartre dit que ce qu'il aime c'est qu'il ne lui reste rien à la place de l'argent qu'un souvenir, et quelquefois moins, je ne puis que souscrire. De même souscris-je lorsqu'il dit être atterré de lui-même, avant même la mi-mois, en constatant que tout a déjà filé, sans même qu'il se rappelle vraiment où et pourquoi. Et il évoque cet ami de jeunesse, Guille, qui l'avait encouragé à faire comme lui, savoir s'acheter un petit carnet pour y noter scrupuleusement ses dépenses journalières. « Mais je n'ai jamais pu m'y résoudre », conclut-il.

Moi, oui. Car j'ai évidemment eu mon Guille, en la personne de ma mère. En ces temps où les cartes de crédit n'existaient pas encore, elle m'avait vivement encouragé à noter sur mes talons de chèques l'argent qui me restait depuis l'émission du chèque précédent, en dessous la somme dépensée avec celui-ci ; puis à calculer tout de suite le nouveau reliquat et à l'inscrire tout en bas. Je dois dire que, durant de longs mois, je me suis scrupuleusement tenu à cette discipline maternelle, et qu'elle s'est révélée parfaitement inopérante.

Si d'aventure, un soir, parce que gentiment pris de vin et heureux d'être avec mes trois ou quatre commensaux, je décidais sous le coup d'une inspiration budgétairement néfaste de payer le dîner à tout le monde, le talon de mon chèque, une fois l'addition réglée, ressemblait le plus souvent à ceci :

Ancien solde :    – 3250 F
Resto :                    420 F
Nouveau solde : – 3670 F

Et la vie continuait. Je gagnais de mieux en mieux ma vie, l'argent entrait et sortait à la faveur d'un courant d'air, je continuais de ne rien posséder : pas d'appartement bien entendu, mais pas de voiture non plus, pas même un meuble en dehors de mon lit. On ne parlera pas des bibelots, bien sûr ; je me moquais des vêtements, je ne partais jamais en vacances en dehors de la maison de Sologne familiale, je détestais voyager, c'est à peine si j'achetais quelques livres.

Sartre note : « Ce qui frappe surtout, c'est que cet argent que je dépense, je le dépense à rien. » Je ne saurais mieux dire…

Cet état de chose s'est tout de même atténué en vieillissant, et du fait sans doute de mon changement d'existence à partir de 1990. Mais pas tant que cela. Il y a encore deux ans, avant la réduction drastique de mes revenus du fait de l'arrêt des BM, il nous arrivait régulièrement, à Catherine et moi, lorsque nous jetions un coup d'œil rétrospectif sur nos vingt années de vie commune, de nous poser cette question qui, à ce jour, n'a jamais reçu de réponse convaincante :

« Mais où est passé l'argent ? »

– Il était prévu que nous partions demain matin tôt pour Étretat, où Catherine a envie de retourner depuis quelque temps, pour y faire quelques photos. Nous devions déjeuner sur place – j'avais même déjà retenu une table dans un restaurant des environs –, avant d'aller prendre le café chez mes parents, où se trouvent depuis aujourd'hui mon oncle Bernard, frère cadet de ma mère, et sa femme, Annie. C'est alors que, vers midi, nous avons eu l'idée de consulter les prévisions météorologiques pour cette région du monde : nous avons renoncé à notre périple et j'ai annulé la réservation au restaurant…

J'en suis à la fois déçu et content : déçu de ne pas voir mon oncle, que j'aime beaucoup, mais content de n'avoir finalement pas à bouger d'ici.


Jeudi 2 mai

Sept heures et demie. – Comme l'achèvement des Carnets de la drôle de guerre n'a pas étanché ma brusque soif de Sartre, je me retrouve à lire de front – ou plutôt de manière entrelardéeLa Nausée d'une part, les Lettres au Castor d'autre part. Pendant ce temps, Potocki se languit dans son auberge espagnole. Lire, je n'ai d'ailleurs rien fait d'autre de la journée, sinon descendre à Pacy acheter du pain et, au Super U, deux ou trois denrées à mettre dedans.

– Tandis que j'écrivais le paragraphe précédent, qui n'est pourtant pas bien long, j'ai trouvé ce que je voulais dire ensuite : le temps d'arriver au point final, l'idée s'était envolée. Là-dessus, la voix un brin sentencieuse de ma mère : « Si tu as oublié, c'est que… », etc.

– Sa lecture quotidienne étant décidément trop frustrante, j'ai décidé qu'à partir de maintenant je ne lirais plus le journal de Renaud Camus qu'une fois par mois, le premier jour du suivant. Décision qui a mal commencé sa carrière puisque, aujourd'hui, je me suis empressé d'aller prendre connaissance de l'entrée du premier mai ; mais il faut dire que la décision n'est intervenue qu'ensuite.


Vendredi 3 mai

Sept heures et demie. – Le printemps semble vouloir amorcer un retour, bien qu'il ne paraisse pas encore trop assuré de ses propres intentions à notre égard.

– À la requête vaguement insistante de Catherine, j'ai cet après-midi empoigné l'espèce de bêche et l'espèce de fourche (qui doivent probablement s'appeler autrement que cela) qu'elle avait ostensiblement disposées à mon intention près du grillage nous séparant de la rue, afin de dégager la terre et les mauvaises herbes – à mon idée, une herbe est toujours mauvaise, quel que soit le point de vue de l'herboriste à son sujet – accumulées autour des plaques de béton sous lesquelles se trouve le compteur d'eau ; plaques qui, à force, devenaient de plus en plus difficiles à soulever et pratiquement impossibles à remettre en place. Ce fut l'occasion de me confirmer que j'ai l'exercice physique en horreur, même aussi bref qu'il le fut aujourd'hui : avant même d'avoir commencé je voudrais qu'il fût déjà derrière moi, et lorsqu'il l'est, terminé, je n'en ressens absolument aucune de ces satisfactions qu'évoquent les gens qui aiment à se casser les reins et à se niquer les muscles des mollets en travaillant la terre. Mais enfin, de temps en temps, lorsque le travail requiert un minimum de force physique brute, et surtout aucun zeste d'initiative intelligente, je suis bien obligé de donner un peu de ma personne.

– Davantage dans mes cordes (quoi-que, comme disait Raymond Devos…) fut la poursuite de La Nausée, menée en panachage avec les Lettres au Castor. Je n'ai qu'à me louer de ce retour inopiné à Sartre, parce que sa lecture me plaît beaucoup et qu'en outre elle me rajeunit considérablement, notamment la première des deux. Je lis La Nausée dans la Pléiade, volume que Philippe Bernalin m'avait offert le 19 mars 1982, pour mon 26ème anniversaire, agrémenté d'une dédicace dessinée comme il aimait à les faire, et que j'ai redécouverte, l'ayant oubliée depuis le temps, avec une certaine émotion. Quelques jours après, nous partions ensemble pour Florence, par un train du soir ; et je me souviens d'avoir passé la nuit sans fermer l'œil – sauf peut-être une demi-heure au tout petit matin – à lire L'Âge de raison, cependant que lui, en face de moi, roupillait comme un bienheureux.  Nous n'étions, si ma mémoire ne me trompe pas, que tous les deux dans ce compartiment – au moins pendant une longue partie du trajet –, et j'ai encore très présente à l'esprit cette impression étrange que j'avais eue à un moment d'être devenu le gardien du sommeil de Philippe et, par voie de conséquence, de son existence tout entière ; piètre gardien, en vérité, puisqu'il lui restait moins de quatre ans à vivre. Ma lecture de Sartre, à ce moment-là, en avait pris une acuité suffisamment extraordinaire pour que je m'en sois toujours souvenu, au cours des trente années suivantes. Mais j'avais tout à fait oublié la dédicace.


Samedi 4 mai

Cinq heures et demie. – Procrastin 1er aurait-il été détrôné ? Victime d'un coup d'État ? D'une révolution de palais ? Découronné et expédié en exil ? Toujours est-il qu'il ne régnait plus aujourd'hui sur le Plessis-Hébert. L'article que m'a proposé Étienne T., hier en fin de journée, et dont nous avons défini ensemble le plan à midi aujourd'hui, a été écrit pratiquement dans la foulée, ce qui ne laisse pas de me stupéfier moi-même. Si j'ajoute à cela que j'ai, dès dix heures ce matin, empoigné la tondeuse pour ratiboiser le jardin, il y aurait presque de quoi être inquiet.

Lorsqu'elle est rentrée du presbytère, vers midi, Catherine n'a absolument pas remarqué que l'herbe était tondue, et elle ne l'a toujours pas vu à l'heure qu'il est. Si ça se trouve, elle ne s'en avisera pas avant qu'elle ait repoussé suffisamment pour me dire : « Il faudrait peut-être que tu penses à tondre… »  Le comble du burlesque (oui, enfin…) a été atteint lorsque, prenant un café en ma compagnie devant la porte grand ouverte, elle s'est exclamée : « Ah ! mais le voisin a tondu ce matin ! » En effet, ma chérie, en effet. Je me suis fait un devoir de l'informer que Roberta, notre autre voisine, avait également joué de la tondeuse, à peu près au même moment. Et, il y a une heure, je lui ai signalé comme une grande nouvelle que le troisième et dernier voisin venait à son tour de sortir son tracteur à tonte. Cela n'a déclenché absolument aucune réaction chez elle. C'est d'autant plus curieux qu'il était dûment prévu que je tondisse aujourd'hui, que je ne pourrai pas le faire demain, dimanche, et que je reprends le travail lundi : en principe, cela aurait bien dû suffire à la faire réagir – mais non. C'est au point que je me suis surpris, deux ou trois fois cet après-midi, à tourner la tête vers la fenêtre de ce bureau, afin de vérifier que j'avais effectivement tondu. – L'impression d'être l'infortuné héros de La Moustache d'Emmanuel Carrère.

– D'ici une heure, parce qu'il y a messe au Plessis, je vais m'octroyer mon apéritif hebdomadaire, lequel sera léger, au vu de ce qui reste à boire dans cette maison. Et, y pensant, je me demande soudain si je n'ai pas écrit si vite l'article pour Enquêtes à seule fin de le mériter encore davantage, cet apéritif – ce serait malheureusement assez mon genre.


Dimanche 5 mai

Sept heures et quart. – Je ne me suis pas méfié, j'ai eu tort. J'ai abordé l'apéritif (il faudrait décidément que je trouve un autre nom pour cette escale alcoolique que je m'offre une fois ou deux la semaine désormais, et à qui je demande un certain nombre de choses mais certainement pas d'aperire quoi que ce soit, et en particulier pas mon appétit, que le liquide suffit désormais à combler), je l'ai abordé, disais-je, en toute confiance, dans la mesure où il ne restait qu'assez peu de Ricard dans la bouteille (un petit tiers tout de même). Eh bien, de façon assez inexplicable, cela m'a tout de même mis sur le flan, aussi radicalement que si j'en avais bu le double. À la suite de quoi je suis revenu ici pour emplir ce journal de considérations copieuses qui, ce matin, à la relecture, m'ont fait l'effet d'un délire d'idiot obsessionnel ; j'ai évidemment tout mis à la poubelle. C'est le gros avantage du journal par rapport au blog : il laisse sa chance au remords – et au dessaoulage.

– La journée fut calme et sartrienne. En dehors de la relecture de l'article écrit hier pour Enquêtes, je n'ai fait que lire : la fin de La Nausée (livre décidément plutôt pâteux et emmerdant), les nouvelles du Mur à l'exception de L'Enfance d'un chef, et enfin les Lettres au Castor, qui deviennent vraiment passionnantes dès qu'on aborde la période de la “drôle de guerre”. Je me demande d'ailleurs pourquoi, 33 ans après sa mort, on ne dispose toujours pas d'une correspondance générale de Sartre, qui est un épistolier remarquable : voilà un livre sur lequel je me précipiterais, s'il avait le bon goût de paraître avant ma mort.

– Demain, reprise du travail salarié. La perspective des quatre articles que je dois écrire ces prochaines semaines sur Johnny Hallyday – dont on célèbrera le 70ème anniversaire le 15 juin – m'accable profondément. J'essaie de me remonter en me répétant que ce travail va m'être payé en plus de mon salaire, et que deux ou trois mille euros sont toujours bons à prendre, mais ça ne fonctionne qu'à moitié. En fait, je butte sur ce travail parce que, jusqu'à maintenant, je ne suis pas parvenu à voir par quel bout il me faudrait le prendre. J'"ai donc l'impression lancinante que je vais m'y noyer, et cela me déplaît fortement. Le mieux serait de m'y mettre dès demain, si on m'en laisse le loisir : une fois dans le bain, il faudra bien que je nage.

(Hier soir, retour de messe, Catherine a fini par s'apercevoir que la pelouse avait été tondue ; elle a eu droit à quelques sarcasmes anodins de ma part.)


Mardi 7 mai

Huit heure et demie. –  Semaine terminée, bizarrement. Je déteste le mois de mai, je l'ai toujours détesté, en raison de ses “ponts” multiples. Je hais le mouvement qui déplace les lignes, et c'est précisément ce que ce mois fait, avec son premier, son huit, etc. Je n'ai jamais eu grande sympathie pour Valéry Giscard d'Estaing, mais je trouve qu'il avait eu raison de supprimer le 8 mai comme jour férié : la France n'est pour rien, malheureusement, dans l'abattement final du nazisme, que ce jour consacre. Les Anglais, les Américains et les Russes ont vaincu le nazisme : les Français, non. De Gaulle, par son génie propre, nous l'a fait croire, et il a eu raison, mais cela ne change rien à la réalité de la guerre et de sa fin.

Actuellement, de ce point de vue, nous sommes tous des anti-gaullistes : il prêchait la fierté d'être ce que nous sommes, nous nous vautrons dans la bauge de la repentance. Or, nous n'avons à nous repentir de rien, de Gaulle avait encore raison sur ce point. Nous sommes l'Occident, la civilisation la plus brillante depuis les Grecs, nous avons inventé le monde moderne, créé la médecine, porté l'art à son plus haut point, etc. Personne ne peut sérieusement nier cela. Nous avons même engendré – ce qu'aucune civilisation n'avait fait avant nous – nos propres “opposants”, ces modernœuds qui se haïssent et passent leur vie à se rouler dans une fange qu'ils inventent eux-mêmes.


Mercredi 8 mai

Huit heures moins le quart. – Lire les Lettres au Castor a des effets pervers : comme Sartre lui fait part de son enthousiasme à la lecture de Prélude à Verdun et de Verdun, les tomes 15 et 16 des Hommes de bonne volonté, voilà que je me suis commandé le premier volume d'iceux, lequel contient les sept premiers titres. Je crois bien n'avoir, de ma vie, jamais lu une ligne de Jules Romains, sauf peut-être au hasard d'un Lagarde et Michard, lorsque j'étais lycéen.

– Sinon, rien fait de ce que j'aurais dû (écrire deux feuillets et demi sur Véronique Jannot et sa mère médium, commencer à lire et annoter les quatre ou cinq livres consacrés à Johnny Hallyday que j'ai rapportés de FD), et passé la journée dans mon fauteuil avec Sartre : L'Enfance d'un chef et les fameuses lettres à Beauvoir. Je crois bien l'avoir déjà dit il y a quelques jours, mais je trouve Sartre un remarquable épistolier, et je me demande bien pourquoi aucune correspondance générale de lui n'est encore disponible, 33 ans après sa mort. Je ne devrais tout de même pas être le seul que ça intéresserait ! Et il doit bien y avoir encore quelques sartrolâtres en activité, pour se charger de ce travail ; mais peut-être est-il en cours sans que j'en sache rien.


Jeudi 9 mai

Quatre heures. – Plus le temps passe et plus je me demande si la vision que Renaud Camus a de la bourgeoisie ancienne, celle qui, en gros, serait morte des suites de mai 68, ne serait pas tout à fait mythique. Par exemple, il dit, répète, ressasse depuis des années que, sous l'emprise de la petite-bourgeoisie triomphante, les mots changent de sens ; que l'on appelle désormais “musique” ce qui, naguère, relevait de la variété, de la chansonnette, etc., mais certainement pas de la musique, mot qui, alors, dans cette bourgeoisie cultivée qu'il évoque, ne pouvait servir qu'à désigner ce qui est désormais la musique classique. Je suis tout prêt à le suivre sur ce chemin-là, d'ailleurs, dès lors qu'il s'agit de marquer des différences de qualité, de niveau, etc. entre des choses n'ayant rien à voir entre elles ou fort peu (littérature et bande dessinée, musique et rock, etc.) Mais j'ai de plus en plus de réticence à l'y suivre jusqu'au bout.

Dans l'une des lettres de Sartre à Beauvoir (8 décembre 1939), je suis tombé tout à l'heure sur ce passage (c'est moi qui souligne) : « Je vous écris bien au chaud chez les secrétaires, pendant que les officiers dînent. Des flots de T.S.F. s'échappent de leur salle à manger. C'est de la grande musique, pas laide, et ça me plaît assez d'en entendre, etc. » Voilà donc un intellectuel, né, élevé, grandi dans une famille des plus bourgeoises du début du siècle, les Schweitzer, aimant la musique, pratiquant lui-même le piano, qui, en 1939, pour spécifier à Simone de Beauvoir, tout aussi bourgeoise que lui, quel genre de musique il entend, croit bon de préciser qu'il s'agit de grande musique. Même pas de la musique classique, comme dirait un petit-bourgeois cultivé de nos jours ; non, de la grande musique, expression qui, d'après Camus, ne relevait encore dans les années cinquante ou soixante, que de la langue la plus basse, celle des prolétaires et des domestiques. Il y a là quelque chose qui ne colle pas. L'un des deux, Sartre ou lui, se trompe d'époque. Or, ce ne peut être évidemment le premier, puisqu'il s'y trouve immergé en plein, qu'il se livre à l'écriture d'une lettre et non d'une tentative de reconstitution de je ne sais quel quel “parler vrai”, et qu'il s'agit en outre d'une remarque tout à fait anecdotique. J'ajoute que ce ne peut être non plus une distraction de sa part, puisqu'il réemploie la même expression, grande musique, trois ou quatre paragraphes ensuite.

Donc, c'est Camus qui se trompe ; ou qui nous trompe. Mais je le crois parfaitement sincère, sur ce sujet comme sur les autres qu'il aborde : je pense qu'il se trompe, mais au sens le plus fort, à savoir qu'il s'abuse lui-même, qu'il est parvenu à se faire croire que cette bourgeoisie idéale avait en effet existé et qu'elle existait encore dans sa jeunesse. Maintenant, a-t-il totalement tort ? Est-ce qu'il ne pourrait pas prendre la partie pour le tout, c'est-à-dire étendre à l'ensemble d'une classe sociale, fâcheusement mal en point du reste, déjà à cette époque qui l'intéresse, les règles et mœurs qui avaient cours dans sa famille, et là seulement ? Cette famille Camus que, de son propre aveu mainte fois répété, lui-même n'a jamais connue que dégringolant tous freins lâchés vers la ruine irrémédiable : lorsque tout s'écroule de ce qui a fait le lustre, le prestige (pour autrui) et l'agrément (pour soi) d'un certain mode d'existence, de rapport à elle, la tentation doit en effet être irrésistible de renforcer l'apparat, si je puis dire,  de maintenir coûte que coûte les apparences, les signes extérieurs – à quoi Camus attache tant de prix, et à fort juste titre – par un phénomène bien humain de compensation. De là aussi, sans doute, cette insistance qu'il met à redire – et encore une fois à raison, je crois – que trois générations sont nécessaires, sauf exceptions rares, pour produire un homme réellement cultivé : c'est encore une manière d'ériger en essentiel ce qui ne saurait de toute façon être perdu, cet immatériel trésor contre lequel les huissiers ne peuvent rien.

Si j'avais pris la peine de les noter à mesure que les rencontrais au fil de mes lectures, je serais en mesure d'aligner ici encore une douzaine d'exemples prouvant que ce que Camus érige en dogme était bien souvent battu en brèche dès avant sa naissance même (écrivain ”de très bonne famille” n'hésitant pas à remplacer le mot “mère” par celui de “maman”, etc.).

À force de le lire, on en arrive à l'impression, moi en tout cas, que Camus s'est fabriqué une bourgeoisie (avec de nombreux éléments de l'authentique, bien entendu) comme d'autres se recréent une enfance de casse-cou ou de petit génie. Ce processus d'élaboration ne rend pas cette bourgeoisie moins intéressante ni moins riche d'enseignements, bien au contraire ; mais c'est sur Camus qu'il nous renseigne et nous éclaire.

Sept heures vingt. – Mes feuillets concernant Véronique Jannot se sont écrits sans coup férir – on voit d'ailleurs mal quel coup aurait bien pu être féru pour l'occasion. Demain, il faut absolument que je me jette sur les biographies de Johnny dont je me suis lesté mardi et qui n'ont toujours pas été ouvertes, ni même sorties de leurs sacs en plastique. Évidemment, il était plus tentant de poursuivre la lecture des Lettres au Castor et d'entamer celle des Chemins de la liberté. Mais il n'est plus temps de rigoler : je me suis avisé tout à l'heure que le premier des quatre articles devrait pour bien faire être écrit dans une semaine exactement ; ce serait possible si les livres étaient mon unique matériau, mais il faut que je tienne compte de Vassal, de ses disponibilités, etc. Je vais, lundi, demander à Philippe B. s'il ne serait pas possible de décaler les parutions d'une semaine, et de ne commencer que le 31 mai. Ce qui, en outre, me semblerait plus logique, l'anniversaire de Johnny tombant le 15 juin.


Vendredi 10 mai

Sept heures et quart. – Je ressors un peu abruti des deux livres que je viens de lire (à grandes enjambées, certes) concernant Johnny Hallyday. Et l'idée qu'il m'en reste trois à parcourir encore d'ici la fin du week-end ne m'enchante pas plus que ça ; d'autant moins même que, voilà une heure, Étienne T. m'a appelé pour me confier un nouveau “papier animaux”, lequel devra bien, lui aussi, être écrit d'ici dimanche soir. Il va de soi que je n'ai pas consacré beaucoup de temps à Sartre aujourd'hui. Et que, conséquence ou simple hasard, je ne sais, je n'ai nulle envie non plus de m'étendre plus avant dans ce journal.


Samedi 11 mai

Sept heures vingt. – J'en suis à mon cinquième livre consacré à la vie et l'œuvre de M. Hallyday : j'ai l'impression que ma tête en clapote, que je postillonne du Johnny, sue du Smet. Et il va falloir encore tirer entre vingt et vingt-cinq feuillets de tout cela, après avoir fait cracher une poignée d'anecdotes vécues à Vassal ; tout cela pour à peine plus de deux mille euros, en mettant les choses au mieux, alors que j'en aurais facilement tiré quatre mille il y a cinq ans, et encore davantage voilà dix ou douze ans. D'un autre côté, c'est moi qui ai “vendu” cette idée à Philippe B., et en sachant fort bien ce qu'elle allait me rapporter, donc arrêtons de geindre comme une séduite-et-abandonnée (famille monoparentale, en français modernœud).

– J'ai tout de même eu le temps d'avancer dans L'Âge de raison et dans les Lettres au Castor, heureusement. Et je viens de sortir Situations, I de son étagère : mon prurit sartrien n'est pas encore apaisé, on dirait.

(Depuis hier, ici, je ne parviens plus à obtenir du clavier qu'il me fasse un a majuscule surmonté d'un accent circonflexe, comme c'était le cas jusqu'alors. Si je tape ^ puis A, j'obtiens Â. Et, naturellement, il suffit que je commence à me plaindre pour que tout se remette à fonctionner normalement. (Jusqu'ici j'obtenais : Ä.) Ressayons, pour voir : Âpre, Âge… Oui, décidément, ça semble remarcher. Je vais donc remonter afin d'aller replacer les petits chapeaux manquants à mes Âge de raison précédents…)

– J'ai fait preuve, cet après-midi, d'un accès de raison raisonnable qui m'a surpris moi-même. Nicolas ayant écrit un long billet – passablement foutraque d'ailleurs, mais le sujet s'y prête hautement – sur les races-qui-n'existent-pas, le racisme-qui-est-partout, etc., je lui ai déclaré que je m'abstiendrais de tout commentaire. Et le plus étonnant, de mon point de vue, est que je suis parvenu à me tenir à ce silence annoncé. Mais heureusement que je n'ai pas pris d'apéritif ce soir, car là…

Dimanche 12 mai

Sept heures et demie. – Un petit dimanche bien tranquille, passé pour l'essentiel à poursuivre mes lectures sartriennes. J'ai tout de même envoyé deux longs mails, l'un à Vassal, l'autre à Philippe B., pour tenter de faire avancer mon schmilblick au sujet de Johnny. J'ai également écrit un court billet à propos de Sartre, provoqué par une phrase vraiment étrange de l'une de ses lettres à Beauvoir, et intitulé : Le Pétainisme de Sartre. Le voici :

Je reconnais volontiers que mon titre, aussi péremptoire que bref, est certainement abusif. Néanmoins, les lettres que Sartre soldat écrit presque quotidiennement à Simone de Beauvoir entre septembre 1939 et juin 1940, pour passionnantes qu'elles soient généralement, laissent transparaître une assez profonde indifférence politique chez le futur chantre de la littérature dite engagée. Pas une phrase sur le nazisme, sur le fascisme, sur le pacte germano-soviétique ; rien non plus à propos de l'agression et du démantèlement de la Pologne par Hitler et Staline conjointement. Tout se passe comme s'il ne s'agissait là que d'épiphénomènes, d'un bruit de fond fort ténu et incapable de l'atteindre. À partir du 10 juin 1940, les lettres s'espacent beaucoup, du fait des circonstances, et c'est fort dommage. Mais, jusqu'à cette date, le nom de Philippe Pétain n'est pas mentionné une seule fois. Dans ce cas, pourquoi évoquer un fumeux “pétainisme de Sartre” ? En raison d'une phrase, étrange, fortement incongrue, détachée de tout contexte, par laquelle il conclut sa lettre du 29 mai 1940. Alors que l'armée belge vient de capituler et que les lignes franco-britanniques sont enfoncées de partout, Sartre écrit ceci :

« Ce qui me frappe dans tout ça c'est l'espèce de chance historique de l'hitlérisme, qu'on dirait que les États méritent par une sorte de désagrégation profonde et irrémédiable. » (Lettres au Castor, II, Gallimard, p. 258.)

Mériter la déroute… Déliquescence des démocraties… Chance de l'hitlérisme… Il y a tout de même là, me semble-t-il – mais je ne suis pas historien, n'est-ce pas ? – un écho assez troublant de ce qu'était, au même moment, la vision maréchalienne de l'Étrange Défaite.


Lundi 13 mai

Cinq heures et demie. –  Bouffée d'oxygène, vers midi. Alors que je me voyais déjà contraint d'écrire quelque 12 000 signes sur Johnny d'ici jeudi soir, en plus de mon travail “normal”, Philippe B m'a informé qu'il s'était trompé, que la série ne commencerait à paraître que le 31 mai et non le 24 comme il me l'avait d'abord affirmé, ce qui me laisse tout le week-end prochain (moins la journée où je vais travailler pour Enquêtes…) pour écrire au moins le premier volet – et peut-être le deuxième si je suis bien courageux et si tout se passe sans accroc du côté de Vassal. Le seul aspect négatif de ce délais d'une semaine et que, en cas de parution dès le 24, j'aurais été dispensé d'aller à Levallois mercredi. Mais enfin, je préfère tout de même que les choses s'arrangent comme ça.

Huit heures et quart. – J'ai commencé à écrire un billet à propos de cette émission de télé-réalité américaine qui s'appelle Le Grand Perdant,  dont le principe est de faire maigrir des obèses en phase terminale (pour faire bref). Je suis tombé tout à fait par hasard sur le premier épisode de la saison 7 de ce truc, un soir. Et je ne peux plus m'en défaire. c'est ce que je veux essayer de comprendre, et donc d'expliquer, dans ce billet-brouillon qui, sans doute, ne verra jamais le jour. Je dis : “sans doute jamais”, parce que plus j'y réfléchis et plus mon rapport à ce programme me semble compliqué. On verra.


Mardi 14 mai

Huit heures. – J'ai eu tout à l'heure, en ouvrant ma boitamel, l'excellente surprise d'y trouver un message de Michel D., qui était le chef du rewriting lorsque je suis entré à FD, qui est ensuite devenu le propriétaire et patron des éditions des Belles Lettres (éditeur de Philippe Muray, donc) avant de se transformer, comme tout un chacun, en  presque retraité (il a conservé une part des responsabilités qu'il exerçait précédemment) et gentleman farmer. Il semble avoir autant d'estime pour ses contemporains que je n'en ai moi-même, mais lui ça ne date pas d'avant-hier : je me souviens que, vers 1982, 83, ses propos choquaient un peu le jeune gauchiste que je croyais être ; mais enfin, pas plus que cela non plus. En fait, à cette époque, le rewriting était essentiellement peuplé de réactionnaires musclés, et je me suis tout de suite senti comme un poisson dans l'eau, au milieu d'eux. Comme quoi…

Je lui ai répondu sur le champ. Et en ai profité pour lui demander si, dans les relations qu'il a probablement (mais en fait rien n'est moins sûr) conservé dans le petit monde de l'édition parisienne, il ne connaîtrait pas quelqu'un susceptible de reprendre l'édition des livres de Camus : on va bien voir ce qu'il me répond ; s'il me répond.


Mercredi 15 mai

Sept heures dix. – Eh bien ! le week-end sera peut-être long, mais il se profile laborieux en ce qui me concerne. Récapitulons : je dois, demain, lire les 450 pages (mais 100 le sont déjà, lues) de l'autobiographie de Line Renaud, tenter d'y trouver un ou deux sujets viables pour FD ; à trois heures, j'ai rendez-vous au téléphone avec Vassal pour mettre sur pied le premier de mes quatre articles sur Hallyday ; je dois aussi lire la petite documentation que m'a fait parvenir Étienne T., et appeler ce dernier pour convenir d'un plan de papier. Vendredi : journée entièrement consacrée aux huit feuillets (12 000 signes) de l'article Johnny. Samedi : écriture du papier Line Renaud qui aura été avalisé par mes instances dirigeantes. Dimanche : écriture du papier pour Enquêtes. Et je compte pour rien le jardin qui, nécessairement, réclamera d'être tondu à un moment ou un autre. Tout cela, au bout de compte (sauf la tonte…) sera évidemment assez lucratif, mais enfin, j'ai connu des fins de semaine plus tranquilles, et surtout moins futiles.

– D'autant que je viens de recevoir, coup sur coup, les six premiers romans des Hommes de bonne volonté, en collection Bouquins, puis, ce matin, Le Disciple de Bourget ; et que, bien entendu, j'ai très envie de me précipiter toutes affaires cessantes dans l'un ou dans l'autre, voire dans les deux. Mais, des affaires cessantes, c'est justement ce que je ne puis me permettre d'avoir. Première conséquence de tout ce remue-ménage : j'ai remisé Sartre sur son étagère.

– À deux heures cet après-midi, j'ai présenté au Dr Garrigue des analyses de sang de première communiante, et il a eu l'indulgence de me déclarer en bonne forme ; j'ai fait semblant de le croire parce que ça m'arrangeait, et nous nous sommes quittés fort satisfaits l'un de l'autre.

– Reçu un nouveau mail de Michel D., en réponse à ma réponse d'hier. Il nous propose, à Catherine et à moi, un déjeuner chez lui. Je sais que Catherine va décliner car elle est de plus en plus “sauvage” socialement, mais j'ai, moi, bien envie d'accepter car je serais curieux de revoir Michel. Notre dernière rencontre doit remonter à vingt ans, c'était lors d'un déjeuner chez J., dans sa maison de la rue Blomet, déjeuner dont je ne conserve pas un souvenir très précis, mais cela ne veut pas dire grand-chose.


Jeudi 16 mai

Huit heures. – Bien travaillé. En tout cas, j'ai fait ce que j'avais prévu et décidé de faire, ce qui n'est déjà pas si mal ni fréquent : lu l'épaisse (oh, ça, oui, épaisse !) autobiographie de Line Renaud, dans laquelle j'ai trouvé un sujet d'article qui ne semble parfait pour FD. Passé près d'une heure au téléphone avec Vassal pour parler du Johnny des années soixante. Et… Et c'est tout, mais il me semble que ce n'est déjà pas si mal. Du coup, me suis autorisé un mini-apéritif, dont le repas qui a suivi a eu tôt fait de dissiper les brouillards naissants. Demain, il va s'agir de se mettre à écrire l'un ou l'autre des deux articles évoqués à l'instant.

– J'ai aussi envoyé à Philippe B. un mail dans lequel je lui expose mes prétentions financières pour les travaux en question : deux journées de pige pour Line, soit environ 450 €, et 4000 € pour l'ensemble de la série Johnny. Je devrais en principe en récupérer environ la moitié. Mais il faut bien avoir l'air, de temps en temps, de tenir à l'argent, sinon on finit par considérer que, somme toute, vous pourriez aussi bien travailler pour rien, sinon le plaisir et l'amour de la belle ouvrage.

– Pas lu la moindre ligne intelligente, à part ça.


Vendredi 17 mai

Huit heures. – C'était trop beau : mon rythme de travail a nettement fléchi aujourd'hui. À part définir le plan du futur article pour Enquêtes avec Étienne T. et écrire le premier feuillet de Line Renaud – qui en comportera cinq –, je n'ai rien fait. En revanche, j'ai eu raison d'expédier hier mon petit mail revendicatif à Philippe B., dans la mesure où il a accepté de me payer deux journées de pige pour Line Renaud. Et, en ce qui concerne la tétralogie Johnny, il consent à m'allouer trois mille de ces mêmes euros, ce qui est moins que les quatre mille demandés, mais plus que les deux mille attendus. Au total, voilà un week-end qui va faire tomber environ trois mille euros net dans mon escarcelle pleine de trous. Mais, évidemment, il ne s'agit pas seulement d'un week-end au sens rigoureusement premier du terme, puisque je dois, à partir de demain, produire un long article par jour – notamment le Johnny qui, non content d'être le plus important en volume (huit feuillets) risque d'être aussi le plus délicat à mettre sur pied et à faire tenir debout.

– Programme de demain : dès le milieu de matinée, se ruer sur le papier Line Renaud, de façon à ce qu'il soit fini à l'heure du déjeuner. Après le déjeuner – ou l'en-cas qui en tient désormais lieu – faire l'article pour Enquêtes. Quelque chose me murmure que seule la première partie a quelque chance d'être menée à bien…

– J'ai lu, assez en diagonale, la très longue introduction que la collection Bouquins propose en ouverture du premier tome des Hommes de bonne volonté ; ainsi que la succincte biographie de Jules Romains qui lui faisait suite.

– Catherine, après mainte hésitation, a finalement acheté ce matin un petit barbecue “de table” (c'est-à-dire dépourvu de pieds). Nous l'avons inauguré ce soir en lui confiant quelques côtelettes d'agneau (pourquoi ai-je l'impression que ce mot, côtelette, est plus ou moins tombé en désuétude, remplacé, me semble-t-il, par le plus bref côte ?), qui se révélèrent fort savoureuses. Mais, la rôtisseuse ne maîtrisant pas encore tout à fait l'engin, nous sommes passés à table à une heure dramatique avancée (huit heures moins vingt au lieu de sept heures : révolution de palais…).


Samedi 18 mai

Sept heures vingt. – Lorsque l'indignation psittaciste s'allie à une faible capacité d'argumentation, on obtient parfois des résultats curieux. Le blogueur nommé Bembelly, Lyonnais d'origine africaine (je le précise car cela joue son rôle dans la bonne compréhension de ce qui va suivre), me fait l'honneur d'un très court billet, sur le mode “plus jamais ça”. L'objet de son vertueux courroux : un échange de commentaires chez Nicolas, entre le dit Nicolas et moi. À propos de l'adoption du mariage guignol, Nicolas avait écrit :

Dans 10, 20 ans…les jeunes homos n'auront plus honte de se balader main dans la main.

Trouvant son envolée plaisamment bisounoursienne, je lui réponds ceci :

C'est sûr ! D'ailleurs c'est déjà largement le cas dans toutes ces riantes cités qui entourent Paris ou bordent Marseille.

À quoi Nicolas ajoute :

Si votre dernier combat est de mettre l'homophobie sur le compte de l'immigration, je ne peux rien. J'ai bistro.

Il n'en faut pas plus pour enflammer notre bon Bembelly, qui rédige un court billet intitulé Homophobie : Riante pensée et dérapage de Didier Goux. Homophobie, dérapage : parfait, on sait que l'on vient de pénétrer dans la xylolangue (j'ai d'abord voulu tenter quelque chose avec xylophone, mais ça prêtait à confusion).  Voici le texte :

Décidément, la bêtise humaine prend des proportions obscènes. Homophobie, racisme ambiant, la récréation verbale continue... Dans le billet de Nicolas "MPT et bravo aux CC" sur la Validation du Mariage pour tous par le Conseil Constitutionnel, cette sortie de route de DidierGoux…

Là vient se placer la capture d'écran de mon court échange avec Nicolas, puis la conclusion de l'Indigné :


Bonne remarque de Jegoun car, par "riantes cités qui entourent Paris ou bordent Marseille", il faut lire "les banlieues".

Riantes cités?

Cette riante pensée de Didier Goux est à inscrire sur le mur des cons.

Pour commencer, je suis d'accord avec la punition : je préfère me retrouver sur le mur des cons que d'être affilié au syndicat de la magistrature. Sinon, je ne me serais même pas avisé de ce coup de papatte un peu balourd si Nicolas n'avait attiré mon attention sur lui. Lorsque j'arrive, les commentaires ont commencé. Bembelly, notamment, a ajouté ceci :

Ce que j’épingle (comme toi dans ton commentaire), c’est le trait facile entre banlieue et homophobie. S’ il n’a pas le courage de dénoncer les cathos et autres "casseurs de pédés", alors qu’on fiche la paix à ces riantes cités de banlieue.

Comme je suis un garçon sociable (bien qu'homophobe et dérapant), je me fends d'une petite réponse :

Je suis désolé, mais les bandes de cathos casseurs de pédés n’existent que dans vos fantasmes et vos préjugés. Alors que sont nombreux (et assez faciles à trouver si on le veut) les témoignages – évidemment anonymes – de jeunes Arabes ou noirs des banlieues, qui expliquent que, homosexuels, ils sont obligé [sic !] de quitter non seulement leur cité mais aussi la ville où elles se trouvent [re-sic !] pour pouvoir avoir des aventures amoureuses ou sexuelles. ils disent aussi vivre dans la terreur constante que leurs copains viennent à apprendre leur "différence".
Mais continuez à traquer l’homophobie chez les catholiques : c’est beaucoup plus satisfaisant pour l’esxprit [re-re-sic !] et c’est absolument sans risque.

C'est alors que je m'attire cette réponse, censée je suppose me clore le bec et que je trouve irrésistible de drôlerie involontaire :

Mes parents sont dans une riante cité de la région parisienne…
Et ne sont pas homophobes.


Donc, désormais, les jeunes habitants de ces cités pourront se promener main dans la main, et même se rouler des pelles devant le Lidl, en toute quiétude : les parents de M. Bembelly n'étant pas homophobes, ils n'ont absolument plus rien à craindre.

L'affaire ne s'arrête pas là car, un peu plus bas, un autre commentateur, David Burlot, pourtant estampillé gauchiste grand teint, se mêle de me donner plus ou moins raison, quant à l'empathie éprouvée par les jeunes-à-guillemets des banlieues vis-à-vis de l'homosexualité. Ce qui achève d'énerver notre fiston d'homophiles, dont le ton se fait abrupt :

Ce qui m’importe c’est ce que JE ressens.

Eh bien, voilà, il fallait commencer par là ! Peu importe la réalité, donc, peu importe que les catholiques n'organisent plus de ratonnades anti-homos depuis magnifique lurette, peu importe que ces mêmes homos soient en revanche traqués dans les banlieues allogènes, ainsi qu'ils le disent eux-mêmes. Ce qui compte, et qui compte seul, c'est le ressenti de M. Bembelly. Et aussi le fait que ses parents ne soient pas homophobes. Avec ça, on a bien progressé, la vérité ne devrait pas tarder à émerger du puits.

Ce que je trouve le plus amusant, c'est cette façon tout à fait décomplexée, ou plus probablement inconsciente, de faire avec un parfait naturel ce qu'on interdit à ses adversaires supposés de pratiquer eux-mêmes ; à savoir, ici, la fameuse généralisation, le très-honni amalgame.

Si, demain, une bande de quatre ou cinq jeunes-à-guillemets envoie un homosexuel – avéré ou simplement soupçonné – à l'hôpital, il faudra surtout bien se garder de la moindre allusion à une possible homophobie de ces “banlieue-là” et considérer ce déchaînement de violence haineuse comme un fait divers rigoureusement isolé et non susceptible de se reproduire, sauf par pure et très peu probable coïncidence.

Mais, de son côté, cela ne gêne absolument pas M. Bembelly de s'appuyer sur l'homophilie supposée de deux personnes (à savoir son père et sa mère) pour en conclure que les banlieues ne sont pas du tout homophobes et que dire qu'elles le sont constitue un grave “dérapage”.

On pourrait aussi bien se demander au nom de quelle mystérieuse solidarité (de classe ? Ethnique ? Géographique ? Autre ?), M. Bembelly se présente comme personnellement outragé – non seulement lui, mais ses parents, qu'il a la grossière habileté de mettre en avant, sans doute pour m'inciter au silence plus facilement – lorsque l'on fait, devant lui, une remarque critique, une allusion ironique à ce qui se passe dans les cités en question. Est-ce que, vivant dans un village normand, je monte sur mes grands chevaux (de labour) si l'on dit devant moi que les gens de la campagne sont des bouseux déculturés ? Ou que les journalistes sont des lopettes bien pensantes ? Ou que les gros ont tendance à bander mou ? Pourquoi, toujours ou presque, cette inébranlable obstination à “faire front”, quitte à défendre pour cela l'indéfendable ?

– En dehors de ces sottises, assez pitoyables finalement, j'ai eu la confirmation aujourd'hui que, décidément, il me fallait me contraindre à travailler le matin, surtout lorsque le travail à fournir est de quelque importance. Je me suis suis mis à l'article sur Line Renaud vers dix heures et, à onze heures et demie, les cinq feuillets manquants étaient écrits, et sans effort particulier, je dirais même avec un certain entrain. Je suis bien résolu à faire la même chose demain, avec l'article pour Enquêtes. Et après-demain pour le Johnny.

Avantage en découlant : j'avais, cet après-midi, l'esprit beaucoup plus libre pour me plonger dans Le 6 octobre, premier volume des Hommes de bonne volonté, que je ne l'aurais eu si je l'avais fait ce matin, avec en toile de fond la mauvaise conscience de ne pas être plutôt (et plus tôt) devant mon clavier. Bon, évidemment, je me suis endormi au milieu d'un chapitre, mais après tout quelle importance ? Jules Romains m'a attendu pendant cinquante ans, il peut bien m'accorder une petite sieste au milieu de son œuvre, tout de même !


Dimanche 19 mai

Sept heures et demie. – J'ai à peu près tenu ma résolution d'hier, de me mettre au travail dès le matin. Mon “à peu près” est là pour dire que j'ai commencé l'article pour Enquêtes à midi. Mais dans la mesure où je ne déjeune pas avant une heure au plus tôt, on peut considérer que c'était effectivement encore “le matin”. Du reste, à l'heure de la collation méridienne, un gros tiers de l'article était écrit ; et j'ai eu la stupéfiante volonté de ne pas, ensuite, m'accorder un temps de lecture – qui se serait immanquablement mué aussitôt en temps de sieste – et d'aller me remettre au travail immédiatement. Moyennant quoi, à quatre heures tout était bouclé. Il va s'agir d'être au moins aussi raisonnable demain, car l'article sur Johnny est tout de même le gros morceau de ce week-end intensivement laborieux.

– J'ai terminé tout à l'heure le premier volume (je ne sais trop comment dire, d'ailleurs) des Hommes de bonne volonté, Le 6 octobre, et j'ai aussitôt commencé le second : Crime de Quinette. Je préfère n'en rien dire pour le moment, sinon que c'est d'une lecture plutôt agréable, sans doute pas particulièrement originale quand elle est faite de nos jours. Il est peu probable que je me rende au bout des vingt-sept volumes, mais qui sait ? L'accoutumance peut jouer son rôle.

– J'ai aussi pris le temps de répondre à Michel D., notamment pour accepter son invitation à déjeuner chez lui.

– J'oubliais de noter que, ce matin, mon premier “travail” a été de transformer en billet de blog ce que je disais hier soir ici même, à propos du blogueur Bembelly. J'ai failli ne pas le faire, considérant depuis déjà un moment que ce garçon ne méritait guère qu'on s'intéresse à lui ni à ses petits écrits ; mais, relisant son billet et les commentaires qu'il avait laissés en dessous, son côté “distributeur de bons et de mauvais points”, petit gardien de la morale en cours, cerbère édenté des enfers de la mauvaise pensée, tout cela m'a un peu agacé, et finalement billet il y a bien eu.


Lundi 20 mai (Pentecôte)

Trois heures moins le quart. – Comme dit volontiers ma mère : je me battrais ! Je me battrais de m'être trituré la cervelle depuis au moins trois voire quatre semaines avec cette série de quatre articles consacrés à Hallyday, y pensant vingt fois par jour et totalement à vide, me demandant si j'allais pouvoir tenir la distance, être capable d'organiser la matière, de le faire dans les temps impartis, etc. Je me suis mis au premier volet ce matin peu après onze heures, et à deux heures et demie les douze mille signes étaient écrits. Si j'ôte de ce temps celui que j'ai pris pour déjeuner et les deux ou trois pauses café que je me suis accordées, cela veut dire que tout a été bouclé en moins de trois heures et sans grand effort. Ça valait la peine de se mettre la rate au court-bouillon pendant un mois ! Évidemment, il reste à écrire les trois autres, et je suis encore capable de me gâcher un peu la vie avec eux. Mais le premier vient de s'écrire si facilement que ce sera forcément moins aigu pour les suivants.

Enfin, du coup, me voilà tout guilleret ; et fort disposé à m'octroyer un petit apéritif ce soir. En raison de l'achèvement de tous les travaux que je m'étais imposés – ou plutôt : laissé imposer – ce week-end, mais aussi en imaginant le sou (comme aurait dit Sartre) qu'ils vont faire ruisseler dans ma bourse : 430 € grâce à Line Renaud, 400 venant d'Enquêtes, et enfin 750 rapportés par ce bon Johnny ; tout cela “en brut” malheureusement.

– Depuis hier, et surtout de ce matin, le printemps est redevenu typiquement normand : il pleut sans discontinuer et le thermomètre indique 11° tout ce qu'il y a de plus celsius. Mais comme Catherine ni moi n'avions l'intention d'aller pique-niquer…

– Au milieu du second volume, mon intérêt pour Jules Romains commence déjà à fléchir quelque peu : ça augure mal. Cela manque de vie, d'imprévu, d'embardées ; on sent un peu trop, dès maintenant, l'existence d'un plan solidement préétabli, même si on ne le discerne pas, et on se doute que l'auteur de s'en écartera pas, ou de fort peu. Sur cinq ou six romans, cela peut tenir, mais sur plus de vingt…


Mardi 21 mai

Sept heures et demie. – Rien de saillant à noter ici, si ce n'est que, ce matin, un fucking accident sur l'A 13 a rallongé mon trajet d'une fucking demi-heure. Ça n'a même pas réussi à m'énerver.

– Je poursuis mon petit échange de mail avec Michel D. (je ne sais plus si j'ai donné son vrai nom, plus haut ; on verra ça à la relecture), ce qui me fait bien plaisir. D'abord parce que je l'aimais beaucoup lorsque nous fréquentions chaque jour, à FD, et que, du coup, je suis tout content de le voir resurgir, sinon dans ma vie, du moins sur ses marges. Si les blogs n'avaient qu'un seul intérêt – et ils n'en ont pas beaucoup plus –, ce serait celui-là : ces gens qui, soudain, poussent la porte de votre passé pour jaillir dans le bel aujourd'hui.

– J'ai donc repris le travail ce matin et, demain midi, je serai en vacances pour onze jours : j'arrive encore à m'ébahir de la chance qui est la mienne d'avoir ce travail-là. Il est vrai que, durant ce temps, il me faudra écrire les trois autres volets de la série sur Johnny ; mais enfin, tant que je n'ai pas à sortir d'ici, tout me va.


Mercredi 22 mai

Cinq heures et quart. – Lorsque j'ai appris, hier soir, le spectaculaire suicide de Dominique Venner, je m'attendais plus ou moins à de pitoyables commentaires chez les blogueurs de gauche. Ils ont tout de même réussi à me surprendre une fois de plus, la bêtise et l'ignorance les plus crasses le disputant à l'ignominie pure et simple – et la lutte reste serrée.

– Mon échange de mails avec Michel D. se poursuit. Il me proposait, dans son dernier, de venir déjeuner chez eux durant mes vacances, c'est-à-dire la semaine prochaine. J'étais très tenté de dire oui, ayant grande envie de le revoir. Mais j'ai tout de même dit non car je veux absolument me débarrasser de cette série sur Johnny, dont je n'ai écrit que le premier volet sur quatre. Par conséquent, je lui ai suggéré de remettre ce déjeuner au mois de juin, qui n'est pas bien lointain.

– Pour une fois, ce matin, je ne suis pas aller à FD de bonne heure pour rien : il s'agissait d'écrire 7500 signes à propos du gagnant de cette émission de télévision qui s'appelle The Voice – c'est à ce genre de petits détails que l'on constate être toujours en France –, dont je n'ai jamais, faut-il le dire, regardé le moindre épisode, s'il s'agit bien d'épisodes, mais j'en doute, ni même rien lu à son sujet. Commencés vers dix heures moins le quart, ces cinq feuillets ont été écrits en à peine plus d'une heure, ce qui a ensuite arrangé tout le monde (maquettistes, secrétaires de rédaction), puisque l'ensemble du numéro devait impérativement être bouclé à midi, ou peut-être midi et demie, je ne sais plus trop.

– Là-dessus, après avoir récupéré un livre idiot dont il serait bon que je tirasse un sujet d'article, j'ai dit au revoir à tout le monde et suis rentré ici pour dix jours de vacances – mais de vacances bien occupées, à cause du sieur Hallyday.


Jeudi 23 mai (saint Didier)

Sept heures et demie. – J'écoute diverses pièces de Dutilleux depuis midi (en ce moment même Tout un monde lointain) – c'est-à-dire que je ne les écoute pas vraiment, puisque je tapote en même temps sur les touches de ce clavier. En tout cas, je n'écoute pas de Moustaki, dont je suis de toute façon totalement dépourvu.

– Pas travaillé du tout aujourd'hui, mais ce n'est pas ma faute. Anthony ne m'a communiqué mon article du jour (Stéphane Bern) que vers une heure, en me disant que la documentation allait suivre, ce qu'elle n'a pas fait avant trois heures, ou pas loin. Ensuite, il a fallu que je lise toutes ces tartines répétitives (ah, oui, donc j'ai tout de même fait ça…) avant de pouvoir proposer à mes vénérés chefs un angle d'attaque pour le papier ; lequel n'a été “validé” par Philippe B. qu'à six heures ce soir. Je ferai donc cela demain peut-être, mais plus probablement samedi matin, ce qui laissera à Catherine le loisir de m'imprimer la doc au presbytère, où elle doit se rendre demain, je ne sais pourquoi.

(J'ai oublié de dire que j'avais parcouru ce matin le livre dont je parlais hier : il est si mauvais, c'est un tel foutage de gueule que, malgré mon côté “ramasse-tout”, j'ai été absolument incapable d'en tirer  la moindre idée de sujet tenant un tant soit peu la route.)

– J'ai provisoirement abandonné Jules Romains (mais, en ce domaine comme en d'autres, il est des provisoires qui finissent par prendre des allures d'éternité), au seuil du troisième volume, sentant que, si je m'entêtais, je risquais l'écœurement définitif. Je m'y remettrai dans quelques semaines. Pour l'instant j'ai commencé Le Disciple de Bourget, mais n'en ai pas lu assez pour avoir ne serait-ce qu'une esquisse d'avis sur lui. Arguant du fait que, fin juin, j'allais toucher de FD environ 2500 euros de plus que d'ordinaire, je me suis commandé trois livres cet après-midi : le premier tome des mémoires de Casanova en collection Bouquins ; les œuvres complètes en un seul volume d'un écrivain dont j'ignorais absolument l'existence avant de lire la dernière chronique de Denis Tillinac dans Valeurs actuelles : Pierre Veilletet ; et le livre d'un jeune historien britannique dont le nom m'échappe, et le titre de son livre aussi d'ailleurs – mais enfin, il traite du chaos européen entre 1945 et 1950, ce qui me semble constituer une excellente suite aux Terres de sang de Timothy Snyder, lues récemment, ainsi que ce journal doit s'en souvenir.


Vendredi 24 mai

Huit heures moins le quart. – Vassal qui devait m'appeler vers quatre heures, afin que nous parlions du second volet de la série Hallyday, l'a fait peu avant six heures et demie. Du coup, j'ai tout remis à demain, n'ayant aucune envie d'entamer un long échange une demi-heure avant de passer à table. De toute façon, il n'y a pas (encore) d'urgence pour ce travail-là. Tandis que j'attendais son appel à mon bureau, j'en ai profité pour lire et stabilobosser la documentation relative à Stéphane Bern, que Catherine a imprimée ce matin pour moi au presbytère. J'écrirai l'article demain matin.

– J'ai parcouru plutôt que lu Le Disciple de Bourget. Le roman ne démarre pas trop mal, assez balzacien dans sa forme, donc malgré tout pas très excitant puisque paru 40 ans après la mort de Balzac, mais assez vif tout de même. Et puis, on plonge soudain dans la confession du personnage éponyme – qui occupe les deux tiers du livre – et, là, il faut endurer des torrents ininterrompus de psychologie, sans doute assez fine en elle-même, mais terriblement ennuyeuse dans la mesure où elle règne en maîtresse et n'est plus soutenue par rien, les personnages devenant de simples figurines en bois découpé. La fin est celle d'un roman à thèse, aussi prévisible et moralisatrice que celle d'un roman policier. Enfin, au moins, maintenant, j'ai lu un livre de Paul Bourget et je sais pourquoi je m'en tiendrai là en ce qui le concerne. Comme il est trop tôt pour se remettre à Jules Romains, je crois que Potocki a ses chances…


Samedi 25 mai

Sept heures et demie. – Un commentateur épisodique du blog, qui signe dsl, a laissé aujourd'hui, sous mon billet qui n'était en fait qu'un simple extrait du Disciple de Bourget, le commentaire suivant :

Cher Monsieur,

Vos citations sont très souvent intéressantes et amenées avec un à propos souvent remarquable. Ce qui fait défaut cependant, c'est l'absence de réflexion personnelle et l'absence de développement et d'approfondissement du thème abordé. Ceci me laisse une impression de superficialité et de légéreté qui me semble contradictoire avec l'apparente gravité du propos, et le sens des thèmes abordés. J'ai eu l'impression de retrouver cette même tendance dans votre journal, et au final, cela me donne l'impression bizarre de quelqun qui ne sait pas très bien ni ce qu'il pense, ni où il va mais qui pourtant semble tenir un discours déterminé sur la manière dont il voit le monde.
En quoi cela peut il être important ? C'est simple, j'ai l'intuition que sur certains sujets, je pourrais être d'accord avec vous mais cette absence de clarté et d'unité dans l'expression empêche tout accord en ne laissant perdurer qu'un sentiment superficiel d'irritabilité qui de toute évidence nuit au vivre ensemble...

Cordialement

Pour l'instant, en partie parce que j'étais occupé ailleurs, j'ai laissé cela sans réponse. Mais que pourrais-je bien lui répondre ? Il me semblait évident, et ce dès le titre, que ce paragraphe de Bourget avait été proposé à la lecture comme un clin d'œil, une petite plaisanterie que chacun aurait compris tout de suite, avant de passer à autre chose ; en tout état de cause, à aucun moment cette gaminerie ne m'a paru mériter un quelconque “développement”. Développer quoi, d'ailleurs ?

Pour la suite de son commentaire, j'aurais tendance à être d'accord avec lui : j'avoue ne pas très bien savoir ce que je pense, en être assez peu assuré en tout cas, encore moins où je vais. Je pourrais répondre que c'est justement pour cette raison que je tiens un journal et tente d'animer un blog, mais ce serait sans doute me gonfler un peu, prendre une pose avantageuse n'ayant pas lieu d'être. Car la vérité c'est que ce monde m'échappe et que, face à lui, mais aussi plongé en lui, je me sens comme un esprit flou (j'ai bien dit : flou…), incertain, toujours enclin à trouver intéressantes, voire séduisantes, les visions des autres, et notamment celles qui, au premier aperçu, sont les plus éloignées des miennes, de celles que je crois les miennes.

Et, donc, ce commentateur me taxe de légèreté. Comme d'autres, par ailleurs, ironisent souvent sur ma lourdeur, ce n'est pas ça qui va m'aider à paraître un peu plus assuré de moi-même.

– Je me suis débarrassé dès ce matin des six mille signes que je devais écrire à propos de Stéphane Bern, de façon à pouvoir, demain, me consacrer entièrement au second volet des aventures de Messire Hallyday, à propos de qui j'ai eu, en début d'après-midi une grosse heure de conversation avec Hugues Vassal. Il serait bon que je sois aussi raisonnable et volontaire que je l'ai été aujourd'hui, à savoir me mettre au travail dès dix heures du matin, de façon à ce que les douze mille signes soient terminés aux alentours de deux heures et que l'on n'en parle plus – c'est-à-dire qu'on ne parle plus de de ce deuxième chapitre, puisqu'il en restera encore deux ensuite. Un nouveau rendez-vous téléphonique est prévu avec Vassal pour lundi, également en début d'après-midi.


Dimanche 26 mai

Huit heures moins dix. –  Écrit ceci, à l'instant, sur le blog :

« On nous affirme péremptoirement, ici et là, que continuer de s'agiter contre le mariage guignol est inutile et absurde, puisque la loi a été votée, promulguée, et qu'il sera impossible de l'abroger dans les temps à venir. Je pense moi aussi que personne ne prendra la peine de revenir sur elle, ne serait-ce que pour la raison qu'elle est destinée à rester à peu près lettre morte, sans objet. Cela étant, j'en suis d'accord à une importante restriction près : nul ne reviendra sur cette loi, dans le cadre du régime politique actuel ; c'est-à-dire de notre démocratie parlementaire, égalitaire et maternante. Or, rien n'est moins assuré de pérennité qu'un régime politique, quel qu'il soit, et la démocratie moins que tout autre. Que demain la Cinquième République soit remplacée par un régime autoritaire, voire dictatorial, et rien ne deviendra plus facile que d'abroger cette loi (ou d'autres) : il suffira que le pouvoir le décrète, et il le décrètera d'autant plus facilement que personne ne se lèvera pour la défendre, puisqu'elle ne concerne à peu près personne. Ceux qui auront été mariés par le truchement de la loi provisoire cesseront à l'instant de l'être, ou plus exactement on leur signifiera qu'ils ne l'ont en réalité jamais été. Je ne dis pas que ce sera juste, ni encore moins facile et agréable pour eux ; mais si les dictatures se souciaient de justice, cela se saurait, depuis le temps que l'histoire en sécrète.

» On pourra toujours considérer l'hypothèse d'un “retour” (il n'y a, en histoire, ni avancée, ni retour) à ce type de régime comme une pure élucubration de ma part ; c'est ce que feront tous ceux qui croient que la démocratie constitue le devenir ultime de l'homme. De fait, il y a encore une vingtaine d'années, voire moins, le risque restait fort improbable. Mais si l'on essaie de considérer ensemble la crise économique actuelle, le naufrage de l'Europe et sa tension vers une bureaucratie soviétoïde, ainsi que l'immigration massive de populations aux leaders violemment hostiles à leurs hôtes contraints et tout à fait étrangers à l'idée même de démocratie, il devient déjà plus raisonnable, même si inquiétant, de se mettre à envisager une telle perspective, non dans un lointain avenir orwellien, mais pour les lendemains immédiats des plus jeunes générations actuelles. Si les démocraties européennes venaient à s'effondrer sous ces coups de boutoirs convergents, les lois impossibles-à-abroger auraient autant de souci à se faire que les acquis sociaux réputés intangibles. »

Je vais évidemment encore passer pour un semi-malade mental, dans la mesure où il est inenvisageable que la démocratie puisse s'effondrer : nos armées de petits Jean Moulin à claviers se lèveraient aussitôt comme un seul homme pour la défendre. Or, je suis persuadé, moi, et de plus en plus, que les conditions se réunissent rapidement pour qu'une telle chose advienne. Et je suis tout autant certain que, comme la fin de la démocratie ne se présentera pas sous des aspects immédiatement et facilement identifiables, “à l'ancienne”, avec une assemblée à bout de souffle votant les pleins pouvoir à un vieux maréchal, personne ou presque ne dira un mot contre le cours des choses. Il suffit pour s'en convaincre de voir ce que le monstre européen peut encore susciter d'adhésions réflexes, et les génuflexions pieuses des mêmes devant ce que les populations allogènes produisent de plus répugnant.

– Au lieu de ratiociner, cependant, j'aurais été bien mieux avisé de consacrer ma journée à Johnny, et à l'article que je lui devais, dont pas une ligne n'a été écrite, j'ai le regret de le confesser ici. Il serait bon que cela soit fait demain, et dans ce but de se lever assez tôt pour avoir bien travaillé avant le déjeuner.

– Je ne peux même pas dire que j'ai profité de ce temps libre auto-octroyé pour avancer beaucoup dans ma lecture du Manuscrit trouvé à Saragosse : je ne lui ai guère consacré plus de deux heures, passant le reste du temps à m'abrutir avec (et à m'énerver sur) les mots croisés et les grilles sudoku du magazine de télévision : il n'y a pas que l'Europe et l'Occident, pour être guettés par l'effondrement…


Lundi 27 mai

Huit heures. – Plonger dans l'univers des blogs m'aura au moins permis cela : toucher du doigt, concrètement, la bêtise de mes contemporains (et la mienne, je le crains). Mais c'est une jouissance dont il ne faut sans doute pas abuser. Hier, à la même heure ou presque, j'étais déterminé à fermer tous mes blogs, au moins pour un temps. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Parce que, soudain, une idée de billet m'a traversé l'esprit : le temps de l'écrire et mon accablement s'était partiellement évanoui. Très partiellement : en réalité, il est encore là, mais je n'ai pas eu beaucoup de temps à lui consacrer aujourd'hui.

– La notion même de “débat” est absurde, dans la mesure où ni les uns ni les autres ne sommes sous l'emprise de la raison mais de la croyance – croyance sans dieu ni transcendance, croyance au plus bas de l'humain, un peu comme l'astrologie ou la naturothérapie. Que l'on se pense de gauche ou de droite n'y change évidemment rien : aujourd'hui, les Ruminants sont partis dans une espèce de délire new age à propos de la terre qui serait une personne, un être vivant, notre mère Gaia et autres stupidités du même tonneau, dont ils discutaient avec un sérieux imperturbable. Dans certaines franges de la droite la plus folklorique, on trouve des allumés emplis de celtitude, du genre à revêtir une fois par an une chemise de nuit blanche pour aller couper du gui dans je ne sais quelle forêt.

C'est pourquoi, en ses modalités, le suicide de Dominique Venner, malgré la considération que j'avais pour l'historien, et aussi pour sa personne, me gêne, et c'est pourquoi aussi je récuse les termes que lui accole Renaud Camus dans les différents communiqués de son parti. Magnifique ? Majestueux ? Mais non ! Assez bouffon, même, si l'on veut bien y penser ; emphatiquement théâtral, au moins. À partir du moment où il laissait un texte expliquant les raisons de son choix, il me semble qu'il aurait pu se dispenser de cette sorte de suicide pride ostentatoire et bruyante (ça résonne, une nef de cathédrale, du coup on dérange bien du monde…). On nous explique, çà et là dans certains blogs de droite, qu'il était quelque chose comme anti-chrétien, qu'il se référait à une sorte d'“Occident d'avant” : c'est faire commencer la décadence bien de bonne heure, je trouve. Et si c'est pour nous ramener aux druides en chemises de nuit blanches, coupant le gui dans je ne sais quelle forêt des Carnutes, qu'on ne compte pas sur moi pour trouver cela majestueux. D'autant que, pour les catholiques – il en reste, je crois –, ce geste magnifique ne peut être, ce me semble, qu'un blasphème assez court, qui sent sa posture, voire son trépignement d'adolescent un peu trop désireux de choquer. Je n'ai rien contre la mort volontaire – rien pour non plus : chacun doit en être juge, dès lors qu'il s'agit de la sienne –, mais il me semble qu'elle devrait au moins requérir une sorte de dépouillement, de simplicité. En ce sens, Dominique Venner a manqué la sienne.


Mardi 28 mai

Sept heures et demie. – J'ai finalement transformé, dès hier soir, le paragraphe précédent en un billet sur le blog. Parmi les commentateurs, la moitié environ m'approuve et l'autre non. Le plus piquant est que deux ou trois me reprochent de m'opposer à Renaud Camus, alors qu'en général on a plutôt tendance à ironiser sur le côté béni-oui-oui que j'aurais vis-à-vis de lui. En tout cas, je persiste à trouver que ce suicide n'est pas “lisible”. On me dira qu'un suicide n'a pas forcément à l'être : soit. Mais enfin, dans le cas de Venner, il semble bien qu'il ait voulu transformer son geste en un symbole fort et clair. Or, vraiment, je trouve que le lieu choisi, Notre-Dame, brouille considérablement son message, si celui-ci était bien de protester contre le “Grand remplacement”. Pourquoi n'avoir pas choisi la Grande mosquée de Paris ? Ou l'Institut du monde arabe ?

– Journée aussi productive que celle d'hier (dont je m'aperçois que je n'ai rien dit ; mais quelle importance ?). En deux jours, j'ai écrit le deuxième volet de la série sur Johnny ; et, si j'ai été obligé de ne la finir que ce matin, c'est parce que Vassal, hier, alors que j'étais en gros à la moitié de l'article, m'a dit qu'il attendait un appel téléphonique de Jean-Pierre Pierre-Bloch dans l'après-midi, lequel devait lui raconter quelques anecdotes se rapportant à l'époque où il était le secrétaire d'Hallyday. J'ai donc attendu d'avoir les anecdotes en question, qu'en effet j'ai intégrées au papier ce matin, avant de terminer celui-ci.

Ensuite est venu se glisser un épisode plutôt agaçant. Hier en fin de journée, Bénédicte, une rewritrice, m'a demandé de lui faire quatre légendes pour les petites photos illustrant la page d'ouverture générale de la série et censées en annoncer les quatre volets. Je les lui ai faites ce matin, vers dix heures. À midi, appel téléphonique d'Anne, autre rewritrice, pour me dire que ça n'allait pas, qu'en fait le maquettiste ne voulait pas de légendes à proprement parler mais un résumé de chaque article. J'ai d'abord trouvé saumâtre qu'un maquettiste puisse avoir ce genre d'exigences, et surtout savoir mieux que moi ce qu'il convenait de faire. (Puis, je me suis dit que ce garçon, un pigiste, ne devait que répercuter des consignes venues d'ailleurs…) J'ai donc dit à Anne que j'allais soumettre ce mini-litige à Philippe B ; ce que j'ai fait aussitôt par mail. D'un même élan j'ai envoyé copie de ce mail à Anne en lui conseillant d'aller voir directement Philippe pour recueillir son verdict ; puis de me tenir au courant. Eh bien, à l'heure qu'il est, aucun de ces deux personnages ne m'a donné le moindre signe de vie. Évidemment, comme le journal boucle ce soir, j'en ai déduit que mes légendes avaient finalement été conservées telles quelles, ou encore – hypothèse moins probable – que quelqu'un du rewriting avait été chargé de les refaire. Il n'empêche que j'aurais trouvé courtois que l'on me tînt au informé, d'autant plus que je suis tout de même censé être en vacances, et donc pas nécessairement au garde-à-vous devant mon clavier.

– La Chronique des Belles Lettres écrites par Michel Desgranges en 2005 et 2006, alors qu'il était le patron des éditions du même nom (qui ont évidemment publié le volume), ces chroniques sont fort agréables à lire, terriblement instructives et atrocement dangereuses : à chaque page ou presque, on est tenté d'interrompre sa lecture et de se précipiter sur son clavier pour commander le livre dont il est en train de nous parler. Je tâcherai d'en faire un billet sur le blog, lorsque j'aurai achevé le volume.


Mercredi 29 mai

Huit heures. – Comme, par chance, je n'avais que peu de travail aujourd'hui – un coup de téléphone à Vassal pour parler du troisième volet de la série sur Johnny – j'ai pu consacrer plusieurs heures à la découverte de Pierre Veilletet, d'abord La Pension des Nonnes, longue et superbe nouvelle qui, par moments, m'a évoqué le souvenir du Nocturne indien de Tabucchi (mais sa lecture en est bien lointaine…), puis Mari-Barbola, un roman, cette fois, dont la première partie m'a véritablement emporté, ébloui (mais j'ai appris à me méfier de la brusquerie et de l'excès de mes engouements). Je viens d'ailleurs d'en faire une sorte de billet que j'ai programmé pour demain matin et que je recopie ici pour être sûr de le retrouver facilement, si jamais, une fois le roman terminé, l'envie me vient d'écrire à son propos quelque chose de plus complet. Voici :


« Tiago est un nain andalou. Il vit à Ubeda, où il est tour à tour, chaque jour, cireur de souliers, aide-coiffeur, garçon de ménage au couvent des Carmélites, rendeur de services en tous genres pour Mme Polentinos, la tenancière de l'hôtel de passe où il loge. En outre, il se rend tous les après-midis chez don Luis Fernandez de Los Cobos, vieil aristocrate aveugle à qui il lit le journal, et en particulier les comptes rendus tauromachiques ; pour complaire au vieillard, il lui invente des corridas imaginaires lorsque celles du journal ne sont pas propres à satisfaire ses marottes. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela prend quelques semaines.

» Art est un nain nord-américain, il vit à Chicago. Métis d'un noir et d'une Mexicaine, il est pianiste, comme Art Tatum qu'il révère et dont il porte le prénom. Il n'écoute jamais Lester Young ni Thelonious Monk, parce qu'ils lui font peur. Il déteste les chiens, mais aime beaucoup Wren, la jeune Chinoise fumeuse de joints qui travaille à l'Étoile de Siam, la gargote asiatique occupant le bas de son immeuble de brique, planté au milieu d'un terrain vague. Art est sur le point de sortir son premier disque, mais se fâche avec son producteur, avant de se rendre au Park Wyatt, où il doit accompagner une fille de famille qui enterre sa vie de chanteuse médiocre. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout cela dure une journée.

» Jacques est un nain de Gascogne. Contrefait, bossu, boiteux, sa description fait penser à Michel Petrucciani, sauf qu'il ne joue pas de piano contrairement à Art. Entre son père et sa mère, il porte tous le poids moral de sa propre disgrâce et se laisse traîner de lieux de pèlerinage consacrés en fontaines miraculeuses sans jamais protester. Après la mort de son père devenu alcoolique, il se fait lui-même alcoolique, au sein de la même bande de Gascons dont il devient une sorte de mascotte. Puis, renonçant à l'alcool, il décide de prendre le chemin de Compostelle : c'est Jacques le Minus – son surnom à l'école – claudiquant à la rencontre de Jacques le Majeur. Un jour, à la suite d'un événement particulier, il décide de rendre enfin visite à sa correspondante épistolière qu'il n'a jamais vue – et il part pour Lisbonne. Tout s'étale sur de nombreuses années.

» En dehors de leur correspondante lisboète, ces trois nains n'ont aucun point de contact entre eux (même si, un jour, sur une plage des environs d'Arcachon, Jacques lit un roman de la Série noire se déroulant à Chicago). Quant à la correspondante, elle apparaît une fois dans chacun de ces trois chapitres, en une très courte annotation rédigée à la première personne, imprimée en italique – et c'est pour nous avertir que le temps n'est pas encore venu pour elle d'intervenir dans l'histoire.

» Elle ne ne prend vraiment la parole que dans les toutes dernières pages de cette première partie, intitulée assez mystérieusement : Les Invités sont des fuyards. C'est pour nous présenter, brièvement, les quatre autres nains qui, d'un peu partout, s'apprêtent eux aussi à converger vers Lisbonne.

» Et je suis arrêté là dans ma lecture de Mari-Barbola, second roman publié par Pierre Veilletet, écrivain bordelais dont j'ai commencé de parler hier. Et dont je suis, pour le moment, ébloui. »


Malheureusement, demain, il va me falloir consacrer plusieurs heures à l'écriture de l'article sur Johnny (l'avant-dernier, donc) et rappeler Vassal pour qu'il me fournisse la matière du quatrième. Si bien que je ne vais avoir que trop peu de temps à accorder à Veilletet. Je me rattraperai vendredi…


Jeudi 30 mai

Sept heures et demie. –  Je reçois à l'instant, ou presque, ce mail de Michel D. (à qui je viens de demander si je pouvais lui restituer son nom entier ou non…) :


Cher Didier,

Colis ce matin... j'attends Les soirées du baron d'Holbach de Mme la comtesse de Genlis ... eh non, c'est du Blurb !

Et deux années des res gestae de Didier Goux.

Sur l'objet : 2012 est mieux que correct , je serais moins aimable pour 2011 , mais qu'importe le flacon.

Et une grande ivresse de plaisir m'emporte en vous lisant , au point que je remets sur son rayonnage le volume de La Harpe au programme (sic ) de ma matinée.

Je commençais par feuilleter de ci de là 2012 mais, lecteur appliqué et sérieux, je l'ai reposé pour entamer, avec janvier, l'antérieur 2011.

A propos d'une marmotte que vous hébergeâtes, je sursaute à cette phrase : " contrairement à moi, il est écrivain. "

Pas écrivain, vous ?
Un écrivain est un monsieur ( parfois, une dame, citons, exhaustivement,  Mme de Motteville, Mme de Staal-Delaunay, Pernette du Guillet, Patricia Highsmith ) , un monsieur donc qui sait intéresser un lecteur avec des phrases de son cru , pour narrer le sublime et le tragique aussi bien que  le familier , et qui, n'étant jamais plat, sait rendre piquant le banal. ( et le sort ainsi de la banalité ).

Et que nous narre Didier Goux ? Didier Goux, et Didier Goux écrivant  -- mince sujet ? Eh non , car votre écriture justement séduit et fascine , si bien que plutôt que continuer à vous écrire, je me hâte de retourner vous lire -- cher écrivain.

Amitiès,

Michel


Dois-je tenter de cacher que cela me fait plaisir et même me flatte ? Surtout venant de cet homme-là, bien entendu, plus cultivé que je ne le serai jamais ; qui, lorsque nous nous sommes connus, en 1982, au moment où il m'a fait entrer à FD (c'est pour cela que je lui ai demandé si je pouvais le nommer à nom entier, car enfin, avec toutes les indications que je donne sur lui, de loin en loin, il devient vraiment trop facile de savoir de qui je parle, et continuer à le désigner par un prénom et une initiale prend des allures assez bouffonnes), raillait volontiers mon inculture crasse. Je le prenais comme je crois qu'il le disait : c'était une manière de traduire son étonnement de ce qu'un jeune gauchiste – ou se croyant tel – de 26 ans n'était justement pas totalement inculte, même s'il l'était effectivement beaucoup et l'est resté. (Trois adverbes en “ement” dans une seule queue de phrase : j'ai bien peur que l'indulgence de Michel D. à mon endroit ne frise au gâtisme précoce…)

Je l'ai soumis (vengeance instinctive de ses moqueries ?), vers 1995 ou 96 à une épreuve que doivent connaître tous les éditeurs, je suppose : excipant de nos relations passées, je lui ai envoyé le copieux manuscrit d'un roman tout à fait raté (je pensais encore être écrivain, à cette époque : ça m'a passé juste après), qui s'intitulait L'Enterrement de Mémé Bloume, dont j'ai par la suite détruit tous les exemplaires existants. Je lui en ai durablement voulu – une poignée d'années –, non parce qu'il ne l'avait pas édité, mais parce qu'il n'avait pas eu, pensais-je, le courage de me répondre. Je sais aujourd'hui que s'il l'avait eu, ce prétendu courage, je lui en aurait probablement voulu tout autant, mais pour autre chose (parce que sa lettre était trop sèche, ses raisons mauvaises à mon sens, etc.) ; bref, j'aurais eu la classique réaction de tout faux romancier vaniteux qui se respecte lorsqu'on le renvoie dans les cordes qu'il n'aurait pas dû quitter. Et, pour avoir eu depuis à lire un certain nombre de manuscrits d'“amis” requérant mon avis, je me rends mieux compte que jamais je n'aurais dû lui infliger une épreuve aussi pénible.

– Journée flemme : quasiment dès le lever, j'ai su que je ne me mettrais pas à l'écriture de “Johnny III”. Comme ça, sans raison particulière. Où j'ai pu mesurer les progrès (?) accomplis, c'est qu'au lieu de me pourrir la moitié de la journée en me répétant toutes les huit minutes qu'il fallait que j'aille travailler, j'en ai tiré la conclusion tout de suite, ai tout remis à demain et, par conséquent, ai pu lire l'esprit tranquille ; la fin du roman de Veilletet dont je parlais hier (et dont je voulais reparler ce soir, mais je n'ai plus le temps avant John Wayne…), l'introduction aux mémoires de Casanova et enfin les vingt ou trente premières pages de L'Europe barbare, de Keith Lowe. Enfin, pour bien affirmer face à moi-même que j'avais eu raison d'agir de la sorte, j'ai unilatéralement décidé, après le repas des chiens, que j'avais droit à un mini-apéritif, lequel fut pris en effet, et sans protestation matrimoniale – ce qui prouve amplement que j'avais raison.


Vendredi 31 mai

Neuf heures et demie (du matin…) – Comme il vient de m'en donner l'autorisation par mail, je vais donc désanonymiser le personnage que, depuis quelques jours je désigne comme Michel D. : il s'appelle Michel Desgranges ; il était donc le patron du rewriting de FD lorsque je l'ai connu, en octobre 1982, avant de racheter les éditions des Belles Lettres aux destinées desquelles il a présidé jusqu'à… eh bien, je ne sais pas exactement : jusqu'à la fin de la décennie précédant l'actuelle, dirais-je, un peu au jugé. Mais il reste, je crois bien, président du Conseil de cette estimable boutique, ou quelque chose d'approchant : je n'ai pas l'organigramme sous les yeux…

Sept heures et demie. – Le troisième volet de la série Johnny a été écrit et envoyé aujourd'hui. Je commençais donc à me détendre en me disant qu'il me restait deux jours pour le quatrième et dernier, mais voilà que coup de téléphone de Valérie J, la rédactrice en chef de Zodiaque, qui aimerait bien que je lui écrive un article, “pour le début de la semaine prochaine, si vous pouviez”. Pour un mensuel, je trouve qu'elle s'y prend un peu beaucoup à la dernière minute. Mais enfin, je suppose que je dois être considéré, dans ces parages, comme une sorte de SOS-dépannage, à qui on fait appel lorsque la situation devient urgente, voire proche du “sans issue”. J'ai évidemment accepté le travail, n'étant pas du genre à dédaigner quatre cents euros ; et n'étant pas du genre non plus, de toute façon, à savoir refuser un travail. Le problème est que je reprends le collier à FD dès lundi ; donc, je n'ai pas le choix d'écrire cet article demain ou dimanche. Et ce sera samedi car, si je venais à flancher dimanche, il vaut mieux que cela concerne Johnny, domaine dans lequel j'ai désormais près de trois semaines d'avance sur la parution. Mais tout de même : vivement lundi et la reprise, que je puisse souffler un peu.

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