De Capoulade à la Pomme de Pin
De Léautaud, août 1938 : « Je suis peut-être un homme intelligent, je ne suis pas un grand écrivain, quand ce ne serait que par le manque de diversité. » Qu'est-ce que ça veut dire ? Quel rapport entre grandeur et diversité ? Quelle diversité y a-t-il dans l'œuvre de Proust ? Ou de La Fontaine ? Racine ? Quelle diversité chez François Villon ? Etc.
Ou alors, on ne s'entend pas du tout sur le sens de ce mot : diversité. Ce qui est possible.
— Envie soudaine de relire deux ou trois livres de Jouhandeau, parce que Léautaud est en train de le découvrir (je suis trop influençable, comme garçon...) ; envie facile à satisfaire, les volumes n'attendant que moi dans la Case.
Mercredi 1er
Sept heures. — Nouvelle année, retour des douleurs dentaires qui me fichaient la paix depuis quelques jours. Ça commence bien. À nos âges, quand une année démarre, on se demande si elle va s'achever à l'hôpital, hypothèse optimiste, ou au crématorium.
— Mon journal de décembre est en ligne. Il se présente impeccablement jusqu'au 15 du mois, mais, ensuite, lignes sur fond blanc, coupures de texte totalement aléatoires, bref : illisible. Et je ne sais absolument pas ce que je pourrais y faire. Peut-être rien, d'ailleurs. Cela n'a évidemment aucune espèce d'importance, mais ça me donne une raison de commencer l'année contrarié — ce qui est toujours bon à prendre.
Dix heures. — Mon ravi de la crèche révolutionnaire, le flamboyant Ilan Gabet, a terminé 2024 en apothéose. Parlant de Trump, ceci : « Il est beau, votre idole. » Avant de changer le monde de ses petits bras sans muscle, il a pourtant bien dû aller à l'école, notre Ilan, non ? Ne serait-ce que deux ou trois ans dans son enfance : l'accord masculin/féminin, on doit apprendre ça entre le CE2 et le CM1, à peu de choses près.
— Pour ce qui est de mon journal de décembre à la présentation merdiforme, Catherine m'a montré comment passer en mode “lecteur”, ce qui rétablit un texte impeccable (je ne parle pas de son contenu...). Mes douze lecteurs étant forcément moins e-empotés que moi, je suppose qu'ils ont déjà trouvé la solution par eux-mêmes. À moins qu'ils ne soient totalement abrutis par leurs excès d'hier soir.
Midi. — Comme annoncé en ouverture de ce journal tout neuf, je viens d'aller tirer Marcel Jouhandeau de son sommeil : Chroniques maritales pour commencer. J'enchaînerai sans doute avec le cycle de Chaminadour. Rappelons au passage que Chaminadour est à Guéret ce que Combray est à Iliers et Balbec à Cabourg.
Sept heures. — J'ai passé une bonne partie de ma vie à ne pas trop aimer les chasseurs. Aujourd'hui, je me sens presque tenu de les soutenir, par mépris envers la clique de ceux qui les détestent et les vomissent ; ce qui est pure connerie : changer d'opinion en fonction de celle des imbéciles... Mais c'est plus fort que moi : j'aime autant, si possible, n'avoir rien en commun avec ces guignols végano-censeurs.
Jeudi 2
Sept heures. — Anniversaire de ma mère : 92 ans. Je l'appellerai dans l'après-midi (tâchant de viser entre sa sieste et ses émissions télé de fin de journée...). Je sais bien qu'on a déjeuné ensemble il y a trois ou quatre jours, mais ce n'est pas à nos âges qu'on va laisser tomber les traditions familiales.
Sept heures et demie. — Aller-retour à la boulangerie “de la mairie”, avec arrêt au locker de Saint-Aquilin pour y récupérer les “romans préhistoriques” de Rosny aîné en un volume Bouquins. Tout cela sous une pluie battante, prévue pour durer au moins jusqu'à midi. Ça tombe bien : nous devons ressortir tout à l'heure...
— Hier ou avant-hier, au téléphone, Michel m'incitait à découvrir Francis Carsac, écrivain dont je n'avais jamais entendu parler avant qu'il le mentionne. Et voilà que je le retrouve cité dans un texte de Jacques Bergier consacré à Rosny. Ce doit être un signe...
Dix heures. — Si le besoin s'en fait sentir, je recommande vivement le laboratoire d'analyses médicales de Pacy au matin du 2 janvier : presque effrayant à force d'être désert de patients en attente. Même chose, du reste, pour le Carrefour Market.
— Suis-je le seul à trouver hautement bouffon que l'actuel gouvernement compte en ses rangs un ministre “chargé de l'autonomie et du handicap” ? Bientôt, chacun aura son ministricule à soi. Il y aura un ministre chargé des femmes à varices, un autre des enfants au nez qui coule, un troisième consacrera ses journées aux plantes d'appartement, et ainsi de suite. Tous ces importants personnages auront bien sûr maint fonctionnaire sous leurs ordres pour imaginer règlements, obligations et sites internet dédiés. Et, en outre, il leur faudra faire face aux pleurnicheries et piaillements d'indignation de la part de tous ceux qui s'estimeront mal représentés. Ainsi, ce matin, je suis tombé sur un imbécile-sous-X reprochant au dit ministre des infirmes de ne pas leur avoir adressé ses vœux pour la nouvelle année. Or, dans le message que ce crétin reproduit, la dame ministrée présente ses vœux “à toutes et à tous”, ce qui me semble bien englober les invalides en tous genres (de même, d'ailleurs, que “tous” aurait dû englober “toutes” ; mais enfin, là, on est vraiment dans le combat d'arrière-garde...).
— En tout cas, s'il est un homme que ce ministère des éclopés ferait bien rire, c'est évidemment Léautaud. Ceci, en juin 1939 :
« On a volé au Louvre L'Indifférent de Watteau, cette merveille. C'est bien fait (en quelque sorte). On a mis comme gardiens des mutilés, des amputés, des individus, somme toute, qui n'ont pas toute la validité nécessaire pour ces fonctions. La pitié, la générosité, etc., etc., c'est très joli, mais les merveilles du Louvre ? C'est tout de même d'une autre importance. »
Monsieur Léautaud, sachez qu'il est extrêmement déconseillé de se montrer aussi personne-en-situation-de-handicapophobe que vous le faites !
Deux heures. — Lu les quarante premières pages de La Guerre du feu. C'est d'un ennui mammouthesque. Rosny et moi allons sans doute en rester là.
— Réflexion prêtée par Jouhandeau à sa femme, Élise : « Ne t'illusionne pas, mon ami, quand ta mère sera morte, il n'y aura plus personne au monde pour trouver que tes crottes sentent bon. »
À quelqu'un qui, un jour, interrogeait Élise Jouhandeau sur les mots que lui a prêtés son mari, elle répondit qu'ils étaient tous rigoureusement exacts.
Vendredi 3
Sept heures. — Absolument rien à dire ici. Mais comme je viens d'inscrire la date et l'heure, je me sens comme obligé. Dans ce cas, notons qu'il gèle franchement dehors (évidemment dehors, imbécile !) et que je vais tout de même, d'ici une demi-heure, descendre chercher du pain, en espérant que la côte de la déchèterie ne se sera pas transformée en une ludique patinoire. Du pain et une galette des rois, 3 janvier oblige.
(Écrivant la date, je m'aperçois avec consternation que j'ai, hier, oublié d'appeler ma mère pour son anniversaire. J'y ai pensé deux ou trois fois depuis le matin, mais jamais à des moments possibles. Et finalement...)
Huit heures. — Aller-retour à Pacy sans glissade intempestive ; mais, au bas de la côte, dans un brouillard quasi-londonien. Cela dit, j'ai bien cru que je ne parviendrais à ouvrir ni la voiture, ni le portail, tant tout cela était bien gelé. Mais bon : j'ai du pain pour trois jours et une galette fèvifère pour ce soir.
Onze heures. — Marcel Jouhandeau n'était pas un modèle de féministe paritaire, si l'on en croit ses Chroniques maritales. Ainsi :
Si vous avez pour vous servir une femme de ménage, vous la payez et vous êtes quitte. Si c'est votre femme, elle aura beau vous mal servir ou ne pas vous servir du tout et vous aurez beau tout lui sacrifier et aussi le reste, elle se considérera toujours comme réduite en servitude et vous ne serez jamais servi, quitte avec elle seulement le jour de votre mort.
Diable... Cela étant posé, il faut tout de même une certaine dose de masochisme, une tenace fascination envers la souffrance domestique, pour se charger d'épouse quand on est pédé jusques aux moelles. Heureusement, Marcel n'est pas dénué de tout esprit de contre-attaque. Ainsi, pour incommoder Élise, maniaque de propreté, il cesse de se laver. Ce qui lui permet de faire une intéressante constatation (qui n'engage que lui...) :
Cependant, tous les pauvres gens qui ont accepté ou décidé de ne plus se laver ont dû constater avec moi qu'à partir d'un certain moment on ne se salit plus.
C'est toujours ça.
Trois heures. — Un blogueur nous explique qu'en 2024, dans l'entreprise qui l'emploie, “l'accidentologie a augmenté dramatiquement depuis mai”. En effet, il y a lieu de s'inquiéter. Déjà quand le nombre d'accidents augmente, c'est ennuyeux. Mais si l'accidentologie s'y met aussi, ça devient franchement alarmant. Il est grand temps de songer à une remèdologie. Le blogueur en question se présente comme un faucon : à mon avis, il ne doit pas tromper grand monde.
— J'aime bien le grand “vase clos” des réseaux sociopathes. Par exemple, le Pr Saint-Graal émet un pet-sous-X où il s'est pris en photo lisant on ne sait quel livre, avec, en légende, un simple “merci Ginette Demédeux !” (le nom a été changé...). On comprend, plus ou moins, que la dite Ginette avait recommandé le livre en question. Si, de là, on saute dans le cloaque personnel de Ginette Demédeux, sur quoi tombe-t-on ? Sur le retouitage du touite dans lequel elle est remerciée par le bien-en-chaire. Pas de raison pour que ça s'arrête, cette entre-congratulation.
— Puisqu'on est parmi les guignols-sous-X, voici un certain Valentin Boulay (ça, comme Boulay...), petit jeune homme de gauche à collier de barbe réglementaire. Il s'exprime ainsi :
Contrairement au Macroniste, nous ne faisons aucune concession avec l'extrême droite. Il serait temps de changer réellement d'ennemis et d'arrêter les procès à l'indignité nationale.
Se rend-il compte, ce jeune “référent réseaux sociaux LFI Charente-Maritime” de la bouillie qui suinte de ses bouts de doigts jusqu'à son malheureux clavier ? Est-ce qu'il ne pourrait pas, le temps d'un touite, faire une concession avec la syntaxe ? Et, par la même occasion, nous expliquer comment on s'y prend pour intenter un procès à l'indignité nationale ? LFI, dans son cas, est-il mis pour Langue Française Inepte ?
— Il y a, sur Toitube, un nombre apparemment assez considérable de gens des deux sexes, souvent assez jeunes et presque toujours anglo-saxons, qui ont leur propre chaîne. Qu'en font-ils ? Ils diffusent des chansons, qu'en général ils découvrent, et nous donnent leurs réactions et commentaires, soit à la fin, soit, hélas, en même temps. Réactions et commentaires qui, trois fois sur quatre, se résument à “Waoh !” et à “ O My God !”. Il faut le voir, et l'entendre, pour le croire.
Sept heures. — Je referme, pour aujourd'hui, le journal de Léautaud. Nous sommes à l'orée de 1940. Je sens qu'on ne va pas rigoler tous les jours, lui et moi, à compter de demain.
Samedi 4
Huit heures. — Ce matin, –5 au thermomètre ; ce qui, pour la Normandie, est crypto-sibérien.
— Vu hier soir (en se gavant de galette des rois à la frangipane...) À l'ouest rien de nouveau, film allemand de 2022, tiré du roman de Remarque que je n'ai jamais lu. Film tout à fait excellent, ce qui n'est pas si fréquent chez nos camarades netflicards. À noter une autre chose rare : pas un seul personnage féminin, même secondaire, voire “décoratif”, n'apparaît durant les deux heures et demie de projection. Ça manque aussi cruellement de poilus racisés ou dégenrés ou les deux. Mais enfin, malgré cela, c'est un très bon film.
(Dame Ternette m'apprend à l'instant qu'Erich Maria Remarque a été marié avec Paulette Goddard, l'ex de Chaplin et vedette de deux de ses films.)
Neuf heures. — Les démêlés de M. de la Trappe avec l'abbé qu'il a lui-même intronisé (est-ce qu'on intronise un abbé ?), contés par Saint-Simon, me donneraient bien envie de relire la Vie de Rancé, le livre “testament” de Chateaubriand. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi je m'en priverais, ce mince volume étant à mon entière disposition dans la Case — enfin, je crois...
Trois heures. — J'entame à l'instant le dernier des trois tomes du Journal littéraire. Nous sommes, Paul et moi, rendus en février 1940. À Fontenay, on commence à se geler sévèrement les miches...
— J'ai connu autrefois une Italienne : elle était un peu nouille, mais moi, j'étais ravi au lit.
(Qu'on ne s'alarme pas : c'est l'esprit de Maurice Goux, mon grand-père, qui a pris possession du mien. Ça va passer...)
Six heures. — 15 mai 1940. Les armées allemandes ont enfoncé la frontière française, pris Sedan et Longwy, histoire de s'échauffer. Réaction du côté de Fontenay : « Les pauvres chevaux, les pauvres mulets, les pauvres chiens d'armées ! » On n'est jamais déçu, avec Léautaud.
— La météo nous annonçait de la neige, à la place il tombe du grésil. C'est bien aussi.
Dimanche 5
Huit heures. — La température matinale était de – 4 hier, elle est de 11 aujourd'hui. Le réchauffement climatique se donne des airs d'intermittent du spectacle.
— Depuis le temps qu'elle semble fasciner par son horreur une partie de la population, je trouve que la fameuse “montée de l'extrême droite” devrait être incluse dans le parcours du prochain Tour de France : en regard de ses escarpements, virages soudains, ravines insondables, nids-de-poule meurtriers, etc., les franchissements de cols alpins et pyrénéens passeraient, au regard de cette montée-là, pour de nonchalantes promenades dominicales.
Sur ces considérations vélocipédiques, allons retrouver Saint-Simon à Versailles. Ou à Saint-Germain ou à Fontainebleau : j'ai déjà oublié dans quelle résidence j'ai bien pu laisser la cour hier midi.
(Bon, nous étions bien à Versailles. Mais, deux pages plus avant, juste après avoir expédié Mademoiselle — fille du duc d'Orléans, nièce du roi — vers l'Est pour son mariage avec M. de Lorraine, nous sommes nous-mêmes partis pour Fontainebleau.)
Je ne crois pas avoir noté déjà que, à l'époque où je suis arrivé du règne, le maître des cérémonies était un certain Desgranges...
Dans le français de l'époque, quand on ne fait pas semblant de s'apercevoir de quelque chose, cela veut dire, dans notre langage moderne, que l'on fait semblant de ne pas s'en apercevoir, que l'on fait comme si cette chose n'existait pas. Ce déplacement de la négation rend la construction ancienne particulièrement délicate à manier et à comprendre, au moins au début. En fait, pour lever le doute sur le sens, il faut simplement remplacer “faire semblant” par “sembler”. Ainsi, l'énigmatique “je n'ai pas fait semblant de le voir” devient, plus clairement, “je n'ai pas semblé le voir”.
Je me souviens que Suzanne, ma grand-mère maternelle, utilisait volontiers cette construction : “je n'ai pas fait semblant”. Mais je serais incapable de dire, faute de pouvoir la replacer dans un contexte précis, ce qu'elle voulait exactement dire par là. Il faudrait demander à ma mère, qui doit se souvenir de ce tour de langage chez sa propre mère.
Dix heures. — Claude Allègre, qui vient de mourir, est présenté sur internet, Catherine dixit, comme “la bête noire des profs et des climatologues”. Quelqu'un de bien, donc.
Midi. — Hier soir, pour rester dans le climat “Grande Guerre” où nous avait plongé la veille l'excellent À l'Ouest, rien de nouveau, nous avons regardé le film d'Albert Dupontel intitulé Au revoir là-haut : mauvaise idée.
Rien ne tient debout, dans ce film : personnages caricaturaux — en particulier le “salaud” interprété par Laurent Laffitte —, situation téléphonées, coïncidences cousues de fil blanc, invraisemblances historiques, etc. Je pourrais détailler tout cela, mais je me suis suffisamment ennuyé durant deux heures en regardant la chose, je ne vais certainement pas lui consacrer une demi-heure supplémentaire aujourd'hui.
Dupontel, pour qui j'éprouve une certaine sympathie, a tiré son film d'un roman, prix Goncourt 2013, écrit par un certain Pierre Lemaître, qui a co-signé l'adaptation : encore un romancier dont je ne risque pas d'ouvrir les livres.
Car il me paraît évident que toutes les faiblesses, invraisemblances et absurdités vues hier sur l'écran devaient déjà se trouver entre les pages du livres.
Prix Goncourt, n'est-ce pas ? J'aurais dû me méfier : chez Drouant, rien de nouveau...
— Je viens de transformer ce qui précède en billet sur le blog. Et j'ai, dans la foulée, commandé le roman d'Erich Maria Remarque, avec d'autant plus d'empressement qu'hier Élodie Jauneau m'a fait honte de ne l'avoir jamais lu. Du reste, il y a déjà quelques jours que me titille l'envie de me replonger dans l'un ou l'autre des témoignages sur la vie des tranchées que recèle ma bibliothèque, notamment le très-remarquable Ceux de 14 de Maurice Genevoix.
Trois heures. — Lu les cinquante premières pages de La Jeunesse de Théophile, par quoi s'ouvre le cycle de Chaminadour. L'écriture, le ton de Jouhandeau font naître une sorte de mélodie lente qui serait jouée très doucement — presque inaudiblement si on ne reste pas tout à fait immobile et tendu vers elle — aux grandes orgues de l'église.
Je ne vois pas trop comment mieux expliquer cela. Peut-être par un court extrait, qui prend place à la fin de la première partie du livre, quand l'enfant va perdre sa tante, vieille fille qui a remplacé sa mère durant ses toutes premières années :
Comme la porte allait se fermer derrière lui, Théophile se retourna. Il vit tante Ursule toute nue. Elle dansait sur le lit entre les bras des femmes qui essayaient de briser sa danse et de la couvrir.
Théophile était maintenant seul, de l'autre côté de la porte grise, dans “la chambre des farines”, tout près du petit escalier de bois.
Il s'assit sur la marche la plus haute.
La douleur est lente à venir au cœur de l'enfant. Il s'occupe d'abord du détail de ses peines qui peut l'en distraire, des circonstances qui lui plaisent dans ce qui va l'attrister. L'égoïsme fait d'abord sa part des joies encore possibles, mais ne reste bientôt plus que la part inévitable de la douleur et des larmes.
Ce fut seulement à cette minute précise que, — sur le plus haut degré du petit escalier de bois, tout près de la chambre d'agonie, — Théophile comprit ce qu'il perdait et qu'il le perdait pour toujours.
Et ceci encore, quelques lignes seulement plus bas :
L'oncle Briochet, en quête d'une médecine, le trouva couvert de larmes dans l'escalier. Il jugea que c'était beau d'avoir du chagrin ainsi et le présenta avec enthousiasme à ceux qui étaient debout, formant la haie dans la boulangerie de grand'mère Briochet, des larmes séchées au fond des yeux.
— Dans les rues resserrées de Chaminadour, et plus encore derrière les yeux des hommes et des femmes qui y surgissent puis disparaissent, se respire quelque chose de fortement et immuablement médiéval. Avec, comme dans tout mini-monde moyenâgeux qui se respecte, comme en arrière-fond du tableau, la présence feutrée du diable.
Cinq heures. — Il y a, dans le journal de Léautaud, des écrivains qui, à force de n'être jamais mentionnés, même en passant, semblent n'avoir jamais existé, n'être que des mirages engendrés par notre temps. Ainsi de Bernanos et de Simenon, par exemple.
Sept heures. — Le 17 juin 1940, Léautaud fait l'emplette d'une bouteille de champagne et de biscuits à la cuiller... pour célébrer le retour de la paix. Est-ce bien raisonnable ?
Lundi 6
Six heures. — Debout depuis déjà une demi-heure. J'ai beau tenter de me consoler en me disant que je suis sûr, ainsi, de ne pas manquer l'arrivée des Rois Mages, c'est quand même n'importe quoi.
Dans un peu plus de deux heures, virée express au garage Renault de Pacy afin d'y convenir d'un rendez-vous : non seulement Soraya exige d'être révisée, mais elle me signale bruyamment, chaque fois que j'ouvre sa portière, que son frein de parking (frein à main, en ancien français) a plus ou moins rendu l'âme. Ça ne me dérange pas ben ben, vu qu'on vit dans un environnement à peu près plat, mais bon : j'ai pris l'habitude d'obéir scrupuleusement aux diverses injonctions de cette créature, je ne changerai plus maintenant...
— Revu hier soir Le Samouraï de Melville : Delon plus taiseux que jamais. Cela dit, Catherine a raison : on ne comprend pas très bien son espèce de suicide final. Enfin, elle et moi en tout cas.
— Chez Blouski, où elle est en quelque sorte “réfugiée politique” pour échapper à la dictature muskée qui règne désormais sous X, Élodie Jauneau recommande vivement un film, Zone d'intérêt, centré sur Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz, et sa famille ; film tiré d'un livre de Martin Amis, écrivain anglais que je n'ai jamais lu.
Je me souviens en revanche d'avoir lu, il y a une trentaine d'années, La Mort est mon métier de Robert Merle, mettant lui aussi en scène ce même Höss, livre qui m'avait à la fois intéressé et perturbé, ceci parce que cela en quelque sorte.
On y suivait les efforts du commandant en question pour parvenir à faire de Birkenau un centre de mort vraiment efficace, rationnel, propre si l'on peut dire. Or, je m'étais soudain aperçu, vers le milieu du livre, que, pris par le récit, j'en étais arrivé à souhaiter qu'il réussisse, que ses méritoires efforts soient enfin couronnés de succès, comme il aurait pu m'arriver pour n'importe quel héros de roman. La constatation m'avait un peu secoué, je dois dire.
Du coup, je crois que j'avais mieux compris, ou au moins entrevu, comment des hommes peuvent se livrer jour après jour aux pires abominations sans en être plus que cela perturbés moralement : en perdant de vue l'ensemble du tableau pour se concentrer de toutes leurs forces sur les détails de ce qu'ils ont pour tâche d'accomplir, se focaliser sur les péripéties minuscules de leur travail, soigneusement circonscrit — de même que moi, simple lecteur, j'étais en train de le faire sans même m'en être avisé.
Huit heures. — Nouvelle attaque perfide de “l'esprit Maurice Goux” : un homme qui se rend chez sa maîtresse originaire de Laval peut dire qu'il va monter une Mayennaise.
Je devrais peut-être consulter. Mais j'hésite encore entre le psy et le prêtre exorciste.
— Le pitoyable Saint-Graal traite Renaud Camus de fasciste. Je suppose qu'il a totalement occulté le fait d'avoir été l'un de ses plus fervents lecteurs, y compris de son journal, à l'époque où les idées de Camus, sa vision de l'homme et du monde, étaient à peu près semblables à ce qu'elles sont aujourd'hui. Triste guignol.
Neuf heures. — Rendez-vous pris au garage Bonneau pour vendredi matin. J'avais prudemment noté dans l'iBigo les jours où c'était possible car nous avons, cette semaine et la suivante, un agenda de ministre (comprendre : plus d'une obligation par semaine...).
Mardi 7
Sept heures et demie. — Aujourd'hui, journée calme, demain grosse journée de merde. Le matin, neuf heures, double rendez-vous à la clinique Pasteur d'Évreux avec le Dr Bram, mon ablateur de rein gauche d'il y a onze ans. La dernière fois que je l'ai vu (un an ?), il m'a fait miroiter la perspective d'une biopsie prostatique. Vu les résultats des analyses faites la semaine dernière, je serais surpris d'y échapper. L'après-midi, ravitaillement de la semaine, dans le but annexe d'échapper à la femme de ménage, qui tiendra la maison pendant trois heures. Bref, j'ai plutôt hâte d'être déjà après-demain.
— L'art de la litote assassine. Le 3 mars 1753, dans une lettre à Mme Denis, la nièce de Voltaire, La Beaumelle écrit : « Je sais que M. de Voltaire n'a pas de longues habitudes avec le vrai. » Qu'en termes choisis, etc.
— Nous avons, hier, regardé la moitié d'une mini-série canadienne : Departure. Dès les premières minutes, même sans le générique et les décors extérieurs, il est facile de deviner la production woko-anglo-saxonne : presque tous les personnages importants, volontaires, agissants, sont des femmes. Quand ce sont des hommes, il faut qu'ils soient (pour se racheter de leur masculinité ?) africains, arabes ou indo-pakistanais ; avec un ou deux asiatiques pour pimenter la diversité. Les hommes blancs, les Anglo-Saxons au sens anciens, sont à peu près cantonnés aux seconds rôles pâlichons et à la figuration. À la figuration ? Même pas. Lors des scènes de rues où d'aéroport, les silhouettes que l'on croise sont implacablement multicu ; ou du moins le seraient si on y voyait des Anglais et des Canadiens.
Une chose fort amusante, presque bouffonne tant elle touche à la caricature. Je parlais, le mois dernier, des cases que toute série bien-pensante devait désormais cocher obligatoirement et de certaines ruses scénaristiques pour les regrouper, faire du deux-en-une. Dans Departure, on se retrouve face à un homme blanc bigame (furieusement moderne donc). Il est marié d'un côté avec une Chinoise (case antiracisme cochée) et, de l'autre, avec un gentil blondinet barbu (case homo). Et avec un enfant dans chaque couple, pour faire bonne mesure.
À part ces risibles palinodies, la série est plutôt bien faite. Elle ne vole pas très haut, alors même qu'il s'agit d'une histoire d'avion en perdition, mais on ne s'y ennuie pas.
— Après ce bain de post-Occident, il est rafraîchissant de se replonger dans le Chaminadour/Guéret de 1900. En commençant ici :
Les dévotes n'habitent pas loin de l'église, qu'elles hantent, comme les fées nos vieux contes. Elles se déplacent lentement. Elles sont caparaçonnées de laine. Leurs mains dans les mitaines à deux doigts ressemblent à des pinces et leurs capotes sont munies d'antennes subtiles. On dirait des insectes vus au microscope. Leur vie est très enveloppée, très primitive, très simple. Friandes et pieuses, elles vivent de bonbons, en attendant le Paradis. Qu'elles auraient de peine à ne pas se croire immortelles et quel dommage pour Dieu si elles ne l'étaient pas ! Ceux qui ne les connaissent guère peuvent se moquer de leur piété. Ceux qui les approchent se demandent ce qu'elles seraient sans leur piété ; des bêtes plus vulgaires.
Trois heures. — Ce pauvre Pr Saint-Graal est si tourneboulé par la mort de Le Pen que, dans son dernier couinement sous X, il en arrive à perdre son français inclusif et à coller ses petits points noirs à peu près n'importe où à l'intérieur des mots. Ce qui, du reste, ne rend pas le dit sabir moins compréhensible. Plutôt plus, même.
— Une des fâcheuses conséquences de la fin de l'exode, 28 juillet 1940 : « La vermine d'enfants à côté de chez moi est rentrée. Me voilà de nouveau empoisonné par leurs hurlements. Je n'ai pas eu la chance qu'ils soient écrabouillés quelque part. » On compatit, Paul, on compatit grave.
— Léautaud peut bien jouer les puristes de la langue, cela ne l'empêche pas d'utiliser régulièrement le fautif partir à, au lieu du correct partir pour.
— Mort de Le Pen : c'est en des jours comme celui-ci qu'on se sent vraiment chanceux de ne recevoir aucune chaîne de télévision et de n'avoir pas la radio.
Six heures. — En Afghanistan, les islamopithèques font murer les fenêtres qui permettent de voir des femmes (celles des cuisines, donc...), au motif que cette vision pourrait engendrer des paroles et des actes obscènes. Rien à dire : ils sont dans leurs rôles de ravagés du turban. Par chez nous, les sœurs-de-plainte s'étranglent d'indignation et s'égosillent de fureur devant ce nouveau calvaire des Afghanes.
Elles devraient pourtant s'aviser de ce que, entre elles qui vouent aux gémonies (et aux tribunaux) la moindre drague un peu lourde, le plus léger effleurement de croupe, et les féroces délires talibanesques, ce n'est qu'une affaire de degrés — presque de nuances.
Mercredi 8
Six heures. — Ainsi qu'annoncé hier : journée de merde. J'avais mis le réveil sonner à cinq heures et demie pour bien en profiter au maximum.
— Comme prévu (ce n'était pas très difficile), les antifascistes en chambre s'en donnent à cœur joie dans le dépeçage de cadavre encore tiède. Au moins, pendant qu'ils gesticulent devant l'écran, ils ne sont pas à se ruiner la santé dans les bistrots. Je crois que je vais aller boire ma deuxième tasse de café sur la galerie, maintenant que sont allumés les réverbères de la rue de l'Église.
Et, tout soudain, eux qui traitent depuis des mois les Israéliens d'héritiers de Hitler, voilà nos amis gauchistes saisis par une sainte indignation devant l'antisémitisme de Le Pen...
Autre chose divertissante : tous ces irréprochables concessionnaires à vie du Camp du Bien nous somment d'appeler, par respect humain (moi aussi je peux jargonner, quand je veux...), les nains des personnes de petite taille, les clodos des sans-abri et les culs-de-jatte des personnes en situation de non-jambisme, mais cela ne les empêche nullement de célébrer bruyamment la mort du “Borgne”, ce qui est pourtant de la monoculairophobie caractérisée. Du respect humain à géométrie variable...
— Je dois apporter un petit rectificatif à propos de la série anglo-canadienne dont je parlais hier : Departure. Il y a bien trois ou quatre personnages importants qui sont des hommes blancs. Ce sont soit d'ignobles capitalistes sans scrupules (pardon pour ce pléonasme), soit des traîtres, soit des assassins...
— L'élégance et la rapidité de la langue saint-simonienne. Il vient de parler d'un homme d'État anglais, connu pour ne pas se préoccuper de sa fortune personnelle. Puis :
Des ministres aussi désintéressés que celui-là sont bien rares. Les nôtres n'en avaient pas le bruit.
Pour
dire que les ministres français n'avaient pas la réputation d'un
semblable désintéressement. (« On avait compris ! », entonne le chœur.)
Neuf heures. — Le Dr Bram, notre urologue commun, vient de faire entrer Catherine dans son cabinet à huit heures cinquante neuf pour son rendez-vous de neuf heures : l'affaire se présente bien...
Dix heures. — Eh bien, on n'aurait pu rêver mieux. Non seulement nous voilà déjà de retour, mais j'échappe (pour l'instant...) à toutes sortes d'examens plus ou moins emmerdants à subir, à commencer par la biopsie à laquelle je me croyais promis. D'autre part à l'IRM prostatique que le Dr Bram aurait voulu que je fisse dans trois mois, juste avant notre revoyure : étant désormais pacemakerisé, me voici interdit d'icelle. Brave coucou suisse...
Il ne nous reste plus qu'à affronter notre exil de trois heures dans la Case, pour cause de personne-en-situation-de-nettoyage-domestique, ainsi que les courses de la semaine au Carrefour Market : pure routine.
Trois heures et demie. —
Partis à deux heures et demie, déjà rentrés : ne nous reste plus qu'à
patienter une heure pour que la femme de ménage s'emmène voir ailleurs
et nos corvées seront terminées. En outre, j'ai récupéré À l'Ouest, rien de nouveau (le roman) au locker qui était sur notre trajet.
Cinq heures. — Journée terminée, et sans douleur. Sur ce, revenons à Léautaud et allons voir comment se passe l'occupation allemande entre Fontenay-aux-Roses et la rue de Condé.
Jeudi 9
Huit heures. — Commencé tout à l'heure À l'Ouest, rien de nouveau ; et, déjà, je me demande si j'aurai la force d'aller au bout, tant la traduction dont je dispose est pataude, empruntée, sonnant très souvent faux. Par exemple, le narrateur, qui vient d'expliquer que les soldats du front se sont forgé une langue à eux, très organique, parle tout de même au passé simple (« Nous ne pûmes l'emporter avec nous, parce que nous fûmes obligés, etc. »), ce qui est ridicule. Comme ce soldat qui, parlant d'un absent, s'exclame pour ses camarades (ils sont trois ou quatre, assis en demi-cercle chacun sur sa lunette de chiottes...) : « Je voudrais qu'il fût ici, celui-là. » Voilà un imparfait du subjonctif qui suffit à déréaliser toute la scène. Évidemment, ma critique doit être tempérée par le fait que je n'ai aucun moyen de savoir comment le livre “sonne” en allemand.
Je vais tout de même m'obstiner un peu...
Onze heures. — Après un petit tiers du livre lu en continu, il apparaît que tous les torts ne sont pas à rejeter sur ses traducteurs : le roman de Remarque a ses faiblesses intrinsèques. En particulier celle, majeure, de tomber souvent dans l'explication, là où, en tant que romancier, il devrait s'efforcer de nous faire voir et sentir par nous-mêmes. Au lieu de cela, son narrateur a une fâcheuse tendance — pas toujours, heureusement — à tomber dans des généralités sommaires (la guerre c'est mal, la guerre transforme les hommes en bêtes, l'autorité conférée aux petits chefs réveille leurs pulsions tyranniques...) qui créent aussitôt une mise à distance du lecteur par rapport à ce que les personnages sont censés vivre et éprouver.
Je vais laisser reposer le tout jusqu'à demain matin. Pour pouvoir me dire que je n'ai pas renâclé au premier obstacle rencontré...
— Ils me font sourire, tous ces jeunes gens qui se proclament (et sont persuadés d'être) “Charlie”. Je crois qu'ils ne peuvent même pas imaginer ce que pouvaient être, disons : à la fin des années soixante-dix, Charlie-Hebdo et son double mensuel Hara-Kiri.
Je me souviens par exemple, dans le second, d'une simple photo légendée. La légende disait quelque chose comme : « Faites un geste contre la faim dans le monde ! » La photo était celle d'une tranche de jambon, présentée comme une carte postale, timbrée dans son coin supérieur droit. Et, à l'emplacement de l'adresse, cette laconique mention : « Bamboula — Afrique ».
J'aimerais assister aux convulsions d'épouvante de nos petits charlies d'aujourd'hui si leur cher journal venait, par un genre de pulsion suicidaire, à republier la dite photo...
Quatre heures. — Je suis un peu contrarié de constater que Léautaud écrit répartie lorsqu'il veut parler d'une repartie (l'iBigo aussi, cela dit...). Évidemment, je fais mon petit pion langagier parce qu'il n'est plus en état de me répondre. Sinon, je me serais sans doute attiré une repartie cinglante.
Six heures. — Le 15 décembre 1940, la dépouille du duc de Reichstadt, ex-roi de Rome, est rendue solennellement à la France par la grande bonté de Hitler. « Quelle bouffonnerie ! Quelle mascarade ! », note sobrement Léautaud. Ça m'a rappelé, cette arrivée funèbre aux Invalides, la blague alors éclose dans le petit peuple de Paris :
Ils sont parfaits, ces Boches : ils nous prennent tout notre charbon et, à la place, ils nous rendent des cendres...
On se réchauffe comme on peut.
Vendredi 10
Sept heures. — D'ici deux petites heures, ce sera au tour de Soraya de passer chez sa toiletteuse, id est au garage Renault de Pacy, pour sa révision annuelle. Cela tombe assez bien car, depuis quelque temps, il lui prend des fantaisies difficilement tolérables : frein de parking inefficace, rétroviseur extérieur refusant de se déplier ou de se replier, horloge du tableau de bord indiquant des heures fantaisistes. Il est temps de la reprendre en main et de lui montrer qui est le patron.
— À l'Ouest, rien de nouveau. Le moins convaincant, dans le roman, ce sont les réflexions du narrateur sur la vie, le temps, l'avant et l'après, etc. Je veux bien que la guerre, les tranchées, la mort violente et omniprésente fassent vieillir les hommes d'une façon accélérée. Mais enfin, ce Baümer, il n'a tout de même que 19 ans ; un an plus tôt, il était encore simple élève de son Gymnasium. Or, les réflexions qui lui viennent seraient plutôt celles d'un homme de trente ans, qui aurait eu le temps de se retourner vers son passé et d'en tirer quelques leçons. Enfin, il me semble ; il est possible que je sois en train de passer complètement à côté.
Peut-être aussi que cet enfer particulier des tranchées est trop extraordinaire, trop inouï, pour pouvoir être le cadre d'un roman. C'est ce que semble indiquer Jean Norton Cru dans son livre majeur, Du témoignage, où il place assez bas Le Feu de Barbusse et Les Croix de bois de Dorgelès (que je n'ai pas lus), et très haut les livres de Maurice Genevoix, André Pézard, Louis Barthas (que j'ai lus), et un certain nombre d'autres.
Je pense qu'il en va de même, une impossibilité romanesque semblable, dans le cas des camps d'extermination nazis et sans doute aussi du goulag communiste : au-delà d'un certain degré d'atrocité et de déshumanisation, seul le témoignage peut subsister et avoir de la valeur.
Dix heures. — Abandon de Remarque (à la moitié du roman), retour à Saint-Simon.
— Le week-end de la semaine prochaine devait nous tomber Adrien, le neveu “japonais” de Catherine. Par une coïncidence malheureuse, il se trouve que, ces jours-là justement, en raison d'importants travaux ferroviaires dont j'ignore tout, la circulation des trains est totalement interrompue sur les lignes Paris-Vernon et Paris-Évreux, remplacés par des services de cars, évidemment plus aléatoires. Bref : la visite d'Adrien est remise à son prochain voyage en France, pour lequel il sera peut-être accompagné de sa jeune femme chinoise, ainsi que du nouveau-né qui est présentement en train de se mitonner dans les entrailles de la sus-évoquée.
Quatre heures. — Oublié de noter qu'il y a deux ou trois jours nos voisins “Volvo” ont enfin éteint leurs illuminations grotesques, qui étincelaient et clignotaient depuis la mi-novembre. On soupçonne une intervention énergique des Rois Mages, précieux amoureux de la nuit et des GPS stellaires.
Cinq heures. — Retour du garage Renault : cette poule de luxe de Soraya m'a tout de même coûté la plaisanterie de cinq cents euros…
Six heures. — J'apprends, par l'entremise d'une quelconque greluche-sous-X, qu'une certaine Carole Lobel vient de commettre une bande dessinée du genre metoomédiaticoïde, qu'elle a intitulée En territoire ennemi. L'irrécupérable masculiniste que je suis se demande s'il ne devrait pas lui intenter un procès pour vol de titre. Ça pourrait être amusant.
Cela dit, la phrase de loin la plus drôle que j'ai lue aujourd'hui n'émane pas d'une auge X ou Blouski mais du journal de Léautaud : « J'ai acquis, pour ma part, depuis une vingtaine d'années, pas mal de petites connaissances usuelles en médecine. » Moi, ça fait vingt ans que je lis sous sa plume les assertions les plus farfelues dans ce domaine, assénées avec le plus tranquille aplomb.
Sept heures. — J'ai chanté victoire un peu trop vite, à propos des consternants Volvo : ils viennent de rallumer leur Disneyland...
Samedi 11
Sept heures. — Perspective enthousiasmante d'avoir, devant soi, deux journées sans aucune obligation pénible ou idiote ou les deux. Rien que cela m'a fait sortir du lit avec une fringance de jeune homme.
(Je dis n'importe quoi : quand j'étais jeune homme, vu les très longues soirées que je passais dans divers tavernes & estaminets, mes levers étaient plutôt du genre lents et déprimants.)
— J'apprends à l'instant par Saint-Simon la mort (28 novembre 1698) du comte de Frontenac, à Québec, ville où se dresse aujourd'hui le château qui porte son nom et qui est en fait un hôtel (comme beaucoup de châteaux). Si l'envie saugrenue m'avait pris un jour d'accompagner Catherine dans l'un de ses périples outre-atlantiques, c'est sans doute là que je nous aurais logés — en tout cas à l'époque où je n'étais pas encore un salaud-de-pauvre.
Son nom complet était Louis de Buade--Frontenac, comte de Palluau ; il était filleul de Louis XIII et a défunté à l'âge respectable de 78 ans. Saint-Simon note qu'il avait “gagné la confiance des sauvages”, louange qui serait peut-être diversement perçue de nos jours.
— Notre vice-présidente emmetoofflée — les journées deviennent fraîches —, Élodie, publie fièrement une photo montrant la devanture d'une agence “Stéphane Plaza” dont la vitrine est barbouillée de l'inscription suivante : « Chasseur d'appart et agresseur de femmes ». Sans vouloir abuser du point Godwin, ça m'a fait penser à ces boutiques d'un certain temps ancien, quand des citoyens bien intentionnés prenaient la peine, peinture et pinceau en mains, de renseigner les passants sur la judéité de leurs propriétaires.
Je sais bien que mes sœurs-de-plainte vont piailler à l'amalgame et m'expliquer que ça n'a rien à voir, qu'elles font cela au contraire pour faire reculer le Mal et progresser le Bien. Les badigeonneurs de vitrines de 1940 avaient exactement la même rassurante certitude qu'elles.
— Parlant de Valincour, le poète successeur de Racine (qui vient de mourir, entre mon premier et mon deuxième café...) auprès de Boileau comme historiographe du roi, Saint-Simon dit, c'est moi qui souligne, qu'il était “salé sans vouloir l'être”. Ce qui est une façon de dire que sa conversation était pleine de sel.
— Autre détail de langue : dans les circonstances où nous expédions un faire-part, les hommes du XVIIe siècle se contentaient d'envoyer une part.
Onze heures. — Je découvre à l'instant (mais pas chez Saint-Simon...) l'existence du mot “orchidoclaste”, servant, comme tous les hellénophones l'auront compris déjà, à désigner un casse-couilles.
Par
association un peu hasardeuse d'idées, cela m'a fait ressouvenir de
ceci : lorsque j'étais tout jeune enfant, si mon père ou ma mère avaient
à me parler de mes couilles — ce qui n'arrivait pas tous les jours —,
ils les affublaient du nom de badadines ; mot que je n'ai plus
jamais rencontré ni entendu nulle part. D'où pouvait-il bien venir ? À
l'idée que, peut-être, mon frère et moi avons été les deux seuls enfants
de cette planète à être dotés de badadines, un léger vertige m'empare…
Six heures et demie. — Je l'ai peut-être, sûrement même, déjà noté lors de ma précédente lecture du Journal littéraire, mais tant pis. Le 27 mai 1941 est donnée à Léautaud l'occasion d'une expérience peu commune : ce jour-là débarque dans son bureau un certain Sanvoisin, fraîchement arrivé de la zone nono, qui lui met sous les yeux trois journaux de la dite zone comportant chacun une copieuse nécrologie... de Paul Léautaud ! Le bruit de sa mort avait en effet couru au sud de la Loire, on ne sait trop comment ni pourquoi. Le nécrologisé s'en amuse énormément : « C'est une chance qui n'arrive pas à tout le monde. » Parmi ces trois journaux, il y a Le Figaro, dont la nécro est signée par André Billy, véritable ami de longue date de Léautaud.
Le “mort” lit donc les compliments dithyrambiques que lui adressent ses trois fossoyeurs (on le compare à Chamfort, à La Bruyère, à La Rochefoucauld...). Réaction moins nette que ce que j'ai dit plus haut, et qui n'était que la première :
Une fois de plus, je n'en reviens pas. Je n'en puis croire un mot, et j'éclate de rire comme toujours, avec un peu de tristesse. Et pourquoi cette tristesse ? Je n'arrive pas à le démêler exactement. Ce soir, j'en aurais pleuré pour de bon.
— Le lendemain, arrivée du dénommé Berthellemy au Mercure. Il passe la tête dans le bureau de Léautaud : « Je voulais savoir le jour, l'heure et le lieu de vos obsèques. Je me suis dit que le mieux était encore de vous le demander à vous directement... »
Dimanche 12
Cinq heures et demie. — Debout depuis une demi-heure. Il vrai que j'ai dormi d'une traite depuis dix heures hier soir.
Une chose curieuse, à ce propos. Moi qui ne mange rien le matin, que je me lève à cinq ou à sept heures, je ne commence à avoir vraiment faim qu'aux environs de dix heures. Preuve, me semble-t-il, que c'est bien le cerveau qui commande la faim et non l'estomac (à moins que mon estomac sache toujours l'heure qu'il est).
J'aime bien, de bon matin, redécouvrir des évidences...
— La boulangerie “de la mairie” ouvre chaque matin à 6h15 ; sauf le dimanche, 6h30. À quoi rime ce quart d'heure ? Mitrons et vendeuses ont-ils l'impression, grâce à lui, qu'on leur accorde une grasse matinée dominicale ? Et puis, d'ailleurs, combien de personnes vont acheter leur pain à six heures du matin ?
Sept heures et demie. — Comme prévu, pas un chat dans les rues de Pacy à sept heures du matin. À la boulangerie, pour me servir mes deux “tradi”, pas moins de trois vendeuses en plus de la patronne. À l'exception de cette dernière, tout ce petit monde ne m'a pas paru parfaitement réveillé encore.
Pourquoi n'y a-t-il presque jamais de vendeurs dans les échoppes à pain ? Et la parité de la boulange, c'est moi qui dois m'en occuper ? Et pourquoi est-ce l'inverse dans les boucheries ?
— J'apprécie toujours autant de croiser la route de cet avocat général du Parlement de Paris ayant pour nom Omer Talon, ce qui me ravit, un peu bêtement : l'impression tenace de voir ce grave et important personnage surgir tout à coup d'une bande dessinée.
— Pour exprimer le fait de tirer quelqu'un d'une situation difficile, Saint-Simon emploie le verbe débourber. Et je me demande par quelle malchance il a si totalement disparu, quand son contraire, embourber, se porte comme un charme.
— En plus de notre bavardage — néologisme qui pourrait avoir été forgé par Mme de Sévigné —, les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles avaient également la ressource de se livrer à la bavarderie ou à la bavardise. Ils pouvaient aussi se taire.
Trois heures. — À toutes les belles âmes qui se complaisent à parler du Breton Mohammed ou de l'Auvergnat Mamadou, en insistant bien de la voix et de l'impératif regard sur Breton et sur Auvergnat, rappelons le vieil adage russe :
Ce n'est pas parce que la chatte est allée faire ses petits dans le four qu'on doit les appeler des biscuits.
À la réflexion, ne sachant plus du tout où j'ai bien pu pêcher cette sentence, je ne suis plus bien certain qu'elle soit russe. Mais enfin, elle mériterait de l'être, je trouve.
— Les petites joies des restrictions dues à l'Occupation : « Comme on apprend à être économe, dans la nécessité ! En temps ordinaire, un grain de café tombait, quand je le moulais, s'il était hors de la vue je ne m'en occupais pas. Aujourd'hui, je me mets à quatre pattes sur le parquet pour le chercher. Je laisse sécher mes bouts de cigarettes, je coupe avec des ciseaux la partie brûlée et je dépiaute le tabac qui reste, rattrapant ainsi la valeur d'une cigarette avec les bouts restant de quatre ou cinq. »
Encore Oncle Paul peut-il s'estimer heureux si, ayant laisser tomber un grain de café, l'un de ses chats ne l'envoie pas rouler au diable en faisant mine de l'avoir pris pour une mini-souris qu'il s'agit de poursuivre et de traquer.
— Comme tout le monde, le Pr Saint-Graal est passé chez Blouski (tout en restant sous X : notre bien-en-chaire est multigamelles...). Il trouve que sa nouvelle mare est loin d'être parfaite. Son problème ?
C'est que je ne retrouve presque aucun•e artiste, journaliste et militant•e racisé•e.
Donc, je lance un appel pressant à mes douze lecteurs : si vous disposez de plumitifs nègres dont vous ne savez pas quoi faire, expédiez-les dès maintenant chez Blouski afin de combler les manques du leucoderme tourangeau-landais.
Six heures. — 4 juillet 41, Léautaud déjeune chez Galtier-Boissière, lequel lui expose ce qui, à son avis, va se passer en Europe dans un futur plus ou moins proche. Le soir dans son journal, Léautaud n'en finit plus de se gausser des délires de celui que, pendant leur déjeuner, il a traité en riant de “Père Ubu”. Le problème est que, à quelques détails près, tout ce que lui a prédit Galtier va effectivement se produire dans les quatre prochaines années.
Puisque nous sommes en 41, cette petite histoire qui me remonte soudain de je ne sais où ni quand. Au plus fort des restrictions alimentaires, deux hommes discutent de choses et d'autres sur un trottoir. Soudain, l'un se penche vers l'oreille de l'autre et, sur le ton chuchoté de la confidence risquée : « Vous voulez que je vous dise comment obtenir un excellent gigot d'agneau ? » L'autre, fortement alléché, déjà salivant : « Oui ! Oui ! Dites-moi vite ! » Alors, le premier : « Avant de le mettre au four, piquez-le de deux ou trois gousses d'ail frais... »
— Un certain Arthur Homines, gentil collier-de-barbe sous X, nous fait cette stupéfiante révélation : « Hitler était bel et bien pétri d'idéologie national-socialiste. » Alors là, mon gars, quand on affirme des choses aussi incroyables, à ce point énormes, il faudrait peut-être voir à nous fournir des preuves...
Lundi 13
Huit heures et demie. — Levé peu avant huit heures, ce qui équivaut chez moi à une grasse matinée, pour ne pas dire une matinée adipeuse. Catherine s'est levée tout de suite après moi ; mais, elle, c'est parce qu'elle avait mis sonner son téléphone, pour se lever de bonne heure : relativité du temps conjugal...
— D'ici une heure, petit circuit médico-commercial pacéen. Halte à la boulangerie “du pont” pour moi ; puis, cabinet médical pour la visite semestrielle de Catherine (la mienne, lundi prochain) ; ensuite, arrêt à la station service dite “de la patte d'oie” pour y retirer un colis ; enfin, au retour, escale à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin pour les croquettes de Charlus — et aussi pour me faire redire depuis quelle heure Petit Loup devra être à jeun vendredi matin pour son opération de découillage : la jeune femme auprès de qui nous avons pris rendez-vous le mois dernier nous l'a bien notée quelque part... mais plus moyen de remettre la main sur le “quelque part” en question : petites joies de la vieillesse...
Midi. — Notre petit circuit s'est effectué sans le moindre incident. Mais, du coup, le Saint-Simon matinal est resté en cale sèche : passage direct à Jouhandeau.
Quatre heures. — Le 17 septembre 1941, Léautaud évoque incidemment le libraire Jammes, de la rue Gozlin. Selon ma récente habitude, je file chez Google Maps pour voir où elle est située, cette rue Gozlin dont je n'ai jamais entendu prononcer le nom, et à quoi elle ressemble. C'est un court et étroit boyau parallèle au boulevard Saint-Germain. Et j'ai eu la surprise, en l'arpentant virtuellement, de constater que la librairie Jammes y existe toujours, apparemment spécialisée dans le livre ancien, à en juger par sa “montre”. J'ai stationné un peu longtemps devant sa belle et sobre façade, espérant vaguement voir Oncle Paul en sortir — mais non.
Renseignement pris auprès de Dame Ternette, il s'agit d'une librairie de livres rares, fondée il y a exactement cent ans par un certain Paul Jammes. Depuis, quatre générations s'y sont succédé, et c'est toujours un membre de la famille Jammes qui préside à sa destinée. Voilà qui pourrait presque me réconcilier avec cette profession, qui n'est généralement plus que l'ignoble caricature de ce qu'elle fut.
J'ai aussi essayé de savoir si ce Paul Jammes avait un lien de parenté avec le Francis du même patronyme : rien trouvé. J'en ai déduit, peut-être un peu vite, qu'il ne devait pas y en avoir.
— Pris chez Léautaud : « Titre du petit volume : La Peinture moderne, — ce qui est une faute de français. » J'ai beau chercher, me mettre la rate au court-bouillon, je ne parviens pas à débusquer la faute en question — et ça m'agace. Il doit s'agir d'un mauvais emploi de l'adjectif “moderne”, encore perceptible dans ces années-là, mais devenu invisible même pour moi (prétentieux !) à force d'être entré dans le langage courant.
Dans le même genre, Léautaud, Gide et sans doute quelques autres s'offusquent encore de ce que, par porosité avec l'anglais to realize, “réaliser” est utilisé de plus en plus pour dire “se rendre compte”, devenu depuis le sens principal de ce verbe. Sauf que, là, je comprends fort bien pourquoi et comment on peut le considérer comme fautif. Alors que la peinture moderne, vraiment... Je suppose tout de même que Léautaud aurait préféré voire qualifier cette peinture d'actuelle ?
Six heures. — Septembre 41 toujours : après 35 ans de bons et loyaux services, Léautaud se fait virer du Mercure de France par le successeur de Vallette et de Duhamel, un imbécile caractériel, et hitlérien pour faire bon poids, nommé Bernard (son prénom m'échappe). Une page se tourne, comme je n'hésiterais pas à l'écrire si j'avais l'infortune d'être journaliste.
Mardi 14
Sept heures. — Fainéants, les retraités ? À l'heure qu'il est, j'ai déjà nourri le chien, vidé le lave-vaisselle et nettoyé la caisse du chat. Et, dans quelques heures, tout seul avec mes petits bras musclés, je vais charger la tondeuse à gazon dans la voiture et l'emmener faire son toilettage annuel chez M. et Mme Mécaloisirs. Alors, hein...
— Au XVIIe siècle, le mot “billard” désignait ce que je crois qu'on appelle aujourd'hui la “queue de billard”, et non la table drapée sur laquelle évoluent les boules. (Comment ça, tout le monde s'en fout ?)
Onze heures. — J'ai unilatéralement décidé, il y a une petite demi-heure de cela, que la véritable vieillesse commencera le jour où je ne serai plus capable de hisser seul la tondeuse dans le coffre de Soraya. Me voici donc “toujours jeune” jusqu'au moins 2026.
Midi. — Grâce à Élodie Jauneau, décidément précieuse, je découvre un fait divers qui me met en joie jusqu'à la jubilation. Une femme s'est fait subtiliser la modique somme de 830 000 € par un petit malin lui ayant fait croire, par clavier et écran interposés, qu'il était Brad Pitt. Pour décider sa future victime à lâcher la monnaie, il s'était inventé un cancer du rein nécessitant opération et soins, le tout enrobé dans une belle histoire de comptes bancaires bloqués du fait de ses bisbilles avec Angelina Jolie.
Comment cette pitoyable (voire pitt-oyable...) créature a-t-elle pu être assez stupide pour croire à des boniments de ce calibre, même si l'affaire était apparemment ourdie avec grand soin ?
D'autre part, il y a une sorte de morale, dans cette histoire. Déjà persuadée qu'elle allait devenir la prochaine Mme Pitt, cette dinde d'anthologie a brusqué le divorce qui couvait avec son mari, à qui elle a réussi à extorquer par voie de justice pas moins de 775 000 $. Lesquels ont aussitôt été transférés sur le compte bancaire bien planqué du deutéro-Brad.
J'apprends que ces arnaqueurs via internet sont appelés des brouteurs : c'est un talent dont l'ex-future Mme Pitt n'aura même pas profité.
On dit que la pigeonne, à peu près ruinée, aurait lancé une “cagnotte” sur internet pour payer ses frais de justice. J'espère qu'elle n'y recueillera que demi-clopinettes : il est bon et sain, parfois, que la connerie soit rétribuée à sa juste valeur.
Quatre heures. — Raccourci d'expression chez Léautaud : « Marie Dormoy me téléphone à 10 heures, pour me demander si je veux déjeuner ensemble vendredi. »
Mercredi 15
Huit heures et demie. — Quand Saint-Simon se lance dans l'une de ses nombreuses “tirades généalogiques” (la duchesse de Machin dont la sœur avait épousé le marquis de Truc, lequel était second fils du président Untel dont j'ai dit l'alliance particulière avec la maison de Chose...), je me rends très vite compte que mes connaissances historiques sont bien trop piètres pour pouvoir le suivre... et je coule à pic. Heureusement, je parviens toujours à refaire surface un peu plus loin, juste avant l'asphyxie terminale. Saint-Simon est un mémorialiste qui demande une assez grande capacité pulmonaire.
Onze heures. — Tout seul à la maison avec les deux bestiaux (somnolents...) : j'ai déposé Catherine à Pacy vers dix heures et quart pour son rendez-vous chez le réparateur d'oreilles. Comme elle prévoyait que celui-ci (le rendez-vous...) durerait une heure au moins, je suis revenu ici et ai déjeuné avec une demi-heure d'avance sur mon horaire habituel, n'ayant pas envie de voir mon repas scindé en deux par un nouvel aller-retour dans les brumes pacéennes.
— On n'est jamais déçu avec le Pr Saint-Graal, on trouve toujours chez lui de nouveaux motifs à hilarité. Comme à l'instant, où j'apprends qu'il aime fréquenter, en sa bonne ville de Tours, Lion & Papillon, un restaurant triplement étoilé en quelque sorte puisqu'il est tout à la fois libanais, végane et queer. Si je ne suis pas certain de bien de me rendre compte de ce que peut être un restaurant queer, je ne désespère pas d'y parvenir incessamment. Mais déjà, je m'amuse beaucoup d'y imaginer ce bon père de famille sagement hétéro, quinquagénaire, blanc et fonctionnaire, ce parfait petit-bourgeois venant se donner des ivresses le temps d'un houmous aux aubergines.
Trois heures. — J'en ai eu brusquement assez de traîner mes charentaises dans les rues de Chaminadour à la remorque de Jouhandeau. Je l'ai remplacé par Rémy de Gourmont qui, s'il n'a guère de rapport avec le Creusois abandonné, est en revanche solidement “connecté” à Léautaud qui, lui, reste de rigueur en lecture vespérale. Pour ce qui est de Gourmont, je me suis pour l'instant contenté de reparcourir à grandes enjambées la préface bavarde et m'as-tu-vue de l'infatué Charles Dantzig.
(Et je me demande si j'ai bien fait d'accorder mon “m'as-tu-vu” en genre ? La logique du sens semblerait me donner raison, mais enfin, la logique...)
Six heures et demie. — À la date du 10 février 1942, Léautaud rapporte que, le matin même, un cycliste a jeté une bombe à la Cité universitaire, en direction de la salle où les officiers allemands prennent chaque matin leur petit-déjeuner. Comme il est passé trop tôt ou trop tard, la bombe a explosé dans une sale vide. Dérisoire imbécile...
Jeudi 16
Sept heures et demie. — Après le réparateur d'oreilles hier, le réviseur d'yeux ce matin : si on continue sur cette lancée, je vais bientôt être nanti d'une épouse entièrement neuve. L'oculiste avec qui elle a rendez-vous dans deux heures, affublé d'un nom à coucher dehors, que je suppose serbo-croate ou quelque chose d'approchant, est tout nouveau dans notre liste de réparateurs médicaux. Il s'est installé assez récemment à Ménilles, village jouxtant Pacy. Gros bourg plutôt que village, d'ailleurs. Si le verdict de Catherine est positif à son sujet, ce qui est loin d'être gagné d'avance, je prendrai moi aussi rendez-vous avec lui : yapadréson.
— Je ne dois pas être seul à m'être déjà étonné et amusé de cette expression saugrenue : “avaler son chapeau”, pour dire que l'on reconnaît s'être trompé. Je découvre, grâce à une note du précieux Boislisle, que le verbe avaler, en vieux françois, signifiait : abaisser, mettre bas. Du coup, l'expression perd son caractère d'étrangeté cocasse. D'après Dame Ternette, ce vieux sens d'avaler se retrouverait aussi dans l'aval d'un fleuve ou d'une rivière, qui en est la partie basse.
Neuf heures et demie. — Verdict de l'œillologue de Catherine : début de cataracte à l'œil gauche. Mais, d'après lui, aucune urgence pour une intervention. De plus, ils pratiquent l'opération eux-mêmes, à Ménilles, ce qui s'avérera bien pratique, le moment venu.
— Déjà en 1900, dans sa Morale de l'amour, Rémy de Gourmont pouvait écrire ceci :
La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la recherche des causes, en est arrivée, par l'impuissance de faire son devoir, à la période législatrice. L'amour libre engendre des maux évidents et que nul ne dénie : une loi contre l'amour ; l'alcool est néfaste : une loi contre l'alcool ; l'opium, l'éther nous menacent, ou peut-être le kif : une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains tempéraments ? Et pourquoi enfin l'hygiène ne serait-elle pas codifiée comme la morale ?
Gourmont serait sans doute ravi (ou atterré, c'est selon) de constater qu'un siècle après sa mort (1916), nous nous employons efficacement à toutes les interdictions et codifications qu'il avait commencé à voir poindre. Et, deux paragraphes plus avant, ceci qui est une forme de conclusion provisoire :
La tendance moderne est de faire deux parts des libertés humaines ; après qu'on aura supprimé toutes celles qu'il est possible de supprimer, les autres subiront une règlementation rigoureuse.
Là encore, nous avons bien travaillé depuis 1900...
Six heures et demie. — Avril 1942, grande nouveauté à Fontenay : on va installer l'électricité dans le pavillon de la rue Guérard ! Avant même que le raccordement soit fait, Léautaud commence à ronchonner : il déteste la lumière électrique, il sent déjà qu'il va amèrement regretter ses bonnes vieilles bougies, et ainsi de suite. Le lecteur est déjà tout prêt à s'attendrir, à s'apitoyer, à compatir... et puis il se dit, le lecteur : qu'est-ce qui empêchera ce vieux râleur, chaque soir avant de se mettre à sa table d'écriture, d'allumer ses quatre ou cinq bougies comme il le fait depuis toujours et de tourner simplement le commutateur électrique sur off ?
Vendredi 17
Sept heures et demie. — Pourquoi le sieur Charles Fournier, député écolo de Tours (l'idole de Saint-Graal, donc) a-t-il voté hier la motion de censure du gouvernement ? « Pour ne pas céder aux sirènes du changement qui n'est pas là. »
Il est bien gentil, ce changement, tout de même : obligé de s'absenter, il a pensé à nous laisser ses sirènes en guise de réconfort. Ce n'est pas la première fois que je surprends ce cuistre verdâtre en flagrant délit de grandiloquent baragouin. Par exemple, pas plus tard qu'hier, cette phrase (si l'on peut dire) sous X : « Et une enquête possiblement aussi à l'assemblée aussi ! » Et c'est encore lui, comme de juste, qui parle de “personnes en situation d'exil”...
Je rappelle que ce personnage en situation d'illettrisme n'est pas cantonnier au bout de ma rue mais bien député d'Indre-et-Loire...
Onze heures. — Mort de David Lynch. Je ne pense pas que la nouvelle soit de nature à me couper l'appétit tout à l'heure : je n'ai aimé aucun des quatre ou cinq films que j'ai vus de lui. Je me suis fait une raison : j'ai l'habitude de passer à côté des génies...
— Gourmont écrit des dissertations, au moins dans ce volume Bouquins intitulé La Culture des idées. On y découvre des aperçus parfois brillants, des rapprochements qui donnent à penser... mais enfin, ce ne sont que des dissertations.
Cela dit, Gourmont a au moins cette très-précieuse qualité d'être résolument anti-janséniste — et, par voie de conséquence, fort critique envers Pascal. Du coup, il se trouve assez pénétré d'indulgence vis-à-vis les Jésuites, comme j'aurais facilement tendance à l'être moi-même (et bien que l'actuel pape m'ait considérablement refroidi à leur égard). Gourmont : « Il n'y a guère une page des Provinciales qui n'incline un bon esprit à avoir de l'amitié pour les Jésuites. »
Cinq heures. — Léautaud, 28 avril 42 : « [...] j'étais boulevard Saint-Michel, devant le café Capoulade, au bord du trottoir, attendant pour traverser. » 35 ans plus tard, il existait toujours, ce café Capoulade, lorsque je descendais et remontais le boulevard sur une banquette du bus 27, parfois aussi à pied. Je n'y suis jamais entré. Et je me demande — sans trop avoir envie de le savoir — ce qui a bien pu le remplacer.. On se croirait dans le Quartier Latin de Ferré :
Ce quartier Ce Boul' Mich'
Qui résonne Qu'a d'la ligne
Dans ma tête En automne
Ce passé Ces sandwichs
Qui me sonne Qui s'alignent
Et me guette Monotones…
Samedi 18
Huit heures. — Anniversaire de Paul Léautaud, qui aurait, ce jour, 152 ans. Ce qui commence à compter.
— Apparemment, il y aurait tout un troupeau de moutons bêlant sous X qui attendrait lundi, jour de la trumpienne investiture, pour quitter solennellement —et, je suppose, bruyamment — leur actuel pacage afin d'aller s'installer dans celui d'à côté. Sans s'aviser de ce que leur arrivée nombreuse et groupée chez Blouski va immanquablement rendre cette mare aussi saumâtre et méphitique que celle qu'ils abandonnent. Il en va de cette “migration sociale” comme de l'invasion négro-arabe : ces gens viennent chercher dans une nouvelle contrée, réelle ou virtuelle, ce que leur massive présence va automatiquement y abolir.
— Une fois de plus, je suis épaté par l'extraordinaire pouvoir qu'aura eu Zola : celui de pousser ses contemporains, et en particulier ses “chers confrères”, à sécréter les pires âneries à son sujet, les prédictions les plus fausses. Même Rémy de Gourmont n'y échappe pas, malgré toute la finesse qu'on veut bien lui prêter : son texte de 1896 ne fait que deux pages, mais c'est un concentré de sottises péremptoires et de prévisions aberrantes. Le point culminant est atteint lorsqu'il oppose au “déjà mort” Zola cet écrivain incomparable, ce maître absolu de la jeunesse qu'est... Edmond de Goncourt, juché sur le socle de son impérissable chef-d'œuvre, Madame Gervaisais. Je souhaite bon courage à qui voudra se lancer dans la lecture de l'un ou l'autre des pâteux romans des Goncourt.
Quatre heures. — À Paris, dans les années quarante, il existait une ligne de bus dont la dénomination était SS (place de la Contrescarpe — Porte de Champerret). Ce devaient être des bus collabos.
(Quelques pages plus avant dans son journal, Léautaud m'apprend qu'à la mi-mai 42, la ligne SS à été supprimée...)
Sept heures. — Toujours de Léautaud, toujours en mai 42 : « Il y a longtemps que je veux le noter : le désagrément d'être d'un certain âge, c'est qu'au moindre malaise, on se demande ce qui va vous tomber dessus. »
Oncle Paul l'ayant ainsi noté, il m'évite d'avoir à le faire à mon tour. Et je viens de m'aviser, à propos d'âge, de ce que l'Oncle venait tout juste de me doubler : quand j'ai repris son journal da capo, j'avais 47 ans de plus que lui ; il me bat ce soir d'un an et demi.
Dimanche 19
Huit heures. — Du côté de chez Blouski, Élodie J. s'étonne, et s'indigne, de ce que, 50 ans après la loi Veil, l'avortement reste un soin qui n'est toujours pas considéré comme les autres. On pourrait — mais à quoi bon ? — lui faire remarquer que, la grossesse n'étant rien moins qu'une maladie, il est absurde de considérer son interruption comme un “soin”. Et quelque chose me dit que Simone Veil aurait été nettement plus d'accord avec moi qu'avec elle.
Deux heures. — En 1942, Léautaud réussit ce tour d'adresse idéologique d'être à la fois grand admirateur de l'Angleterre et partisan de la victoire allemande. Un peu comme un végane qui organiserait des barbecues. Le pire est que, venant de lui, ça ne parvient qu'à peine à étonner.
Quatre heures. — Grossière et surprenante (ceci parce que cela) faute de français de la part de Léautaud, qui écrit : « Il ne peut me recevoir à la Mairie sans me considérer comme un homme qui ai su et sais encore des choses d'une importance !... »
Il aurait évidemment fallu, pour être correct, écrire : «... un homme qui a su et sait encore... »
Six heures.
— Ce matin, d'un coup, j'ai senti qu'il fallait que je m'éloigne de
Versailles et que, au moins provisoirement, j'abandonne Saint-Simon.
Pour le remplacer, je viens de rapporter de la Case le François Villon
de Jean Favier. Pourquoi ce livre-là plutôt qu'un autre ? Parce que mes
yeux sont tombés sur lui au moment précis où je me demandais quoi lire.
Je vais donc changer de bistrot, passer du Capoulade de Léautaud à la
Pomme de Pin de Maître François. Heureusement, il n'y a pas loin de l'un
à l'autre.
Le volume compte exactement 500 pages. Cela peut sembler excessif, compte tenu du peu que l'on sait de Villon. Mais il se trouve que Favier était un historien spécialiste, entre autres, du XVe siècle ; ce qui lui permet de mettre son personnage “en situation”, en décrivant le Paris de son époque, montrant les diverses institutions, police, justice, Église, organisation du commerce, université, etc. Comme le livre — en tout cas dans mon souvenir... —, est pleinement réussi, ce n'est plus Villon qui vient au-devant de son lecteur moderne, mais celui-qui plonge dans son monde pour aller le débusquer “chez lui”.
(Écrivant ce qui précède, je me rends compte que c'est ce que doit ou devrait être toute biographie se respectant. Bref : j'ai aligné des lieux communs et enchaîné les poncifs...)
Lundi 20
Six heures et demie. — Aujourd'hui, seconde investiture de Donald Trump (peut-on parler d'une réinvestiture ?). C'est aussi aujourd'hui que nos petits jean-moulins de clavier quittent l'X du grand méchant Musk pour le bac à sable voisin. Où ils pourront continuer de babiller en rond comme ils le faisaient dans le précédent, mais parés d'une très seyante auréole de résistant.
Je crois que je vais aller me verser ma deuxième tasse de café, pour songer plus agréablement à toutes ces grandes âmes qui m'environnent et veillent sur mes lendemains radieux.
Huit heures et demie. — D'ici une grosse heure, rendez-vous avec le Dr Dubruel — qui ne s'appelle plus ainsi, mais Monreal, ayant repris son nom de jouvencelle : je sens que je vais mettre un certain temps à m'y habituer — pour une visite de contrôle et de renouvellement d'ordonnance. J'en profiterai pour rapporter le pain des deux prochains jours. (Je veux dire : le pain pour aujourd'hui et demain ; mais je ne trouve pas de formule concentrée pour les regrouper.)
— La bonne nouvelle (relative : en réalité je m'en fous) de ce matin, c'est que l'extrême gauche asilaire compte depuis hier soir un député de moins : le guignol Lyes Louffok (on croirait le nom d'une marionnette de ventriloque) s'est fait battre à plate couture (singulier ou pluriel ? Ne sais...) dans l'élection partielle qui avait lieu dans l'Isère. Voilà ce que c'est que de parachuter le premier clown venu (il a déjà été battu pas plus tard que l'année dernière, mais cette fois-là dans le Val-de-Marne...) : les braves électeurs sont certes un peu cons, mais visiblement pas à ce point.
Dix heures moins vingt. — Le Dr Dubruel a peut-être changé de nom, mais pas ses mauvaises habitudes horaires : j'ai rendez-vous à moins le quart et le patient de neuf heures et demie est toujours avec moi dans la salle d'attente... Je n'arrive même pas à en être surpris, encore moins énervé : le Dr Monreal n'aura pas ma haine !
Quatre heures. — Je viens de publier sur le blog-souche (j'en ai marre du blog-mère !) un billet consacré à François Villon. Ou plus exactement à celui qu'il a appelé dans le Testament son “plus que père”. L'idée m'en est venue quand je me suis pris à rêvasser à propos de la mine ahurie qui aurait sans doute été celle de Guillaume de Villon si, vers 1425, on était venu lui prédire que son nom brillerait encore de mille feux dans six siècles d'ici, et sur la terre entière ou peu s'en faut, y compris en cette Amérique où nul Génois n'avait encore mis le pied.
Six heures. — Le poète Théodore de Banville ne voulait pas entendre parler de l'Académie française. François Coppée le poussait à se présenter, mais il résistait. Coppée tente un dernier argument : « Et si on vous apportait votre élection sur un plat d'argent ? » Alors, Banville : « Je prendrais le plat d'argent. »
Inutile, je pense, de préciser d'où je viens de tirer cette anecdote. Mais je rappelle au passage que Brassens a mis en musique et enregistré un poème de Banville, Le Verger du roi Louis.
— Catherine vient de tomber sur une recette de poulet au potiron et aux spéculoos. Aussitôt, j'ai cru entendre l'exclamation de mon père, lorsqu'on lui soumettait une semblable abomination culinaire : « Pauvre bête ! »
— Mon jeune crétin de référence, Ilan Gabet, s'indigne parce que, dit-il, un amphi de Sciences-Po vient d'être rebaptisé “Jean-Marie Le Pen”. Il s'agit évidemment du gag d'un étudiant ayant scotché sur la porte une feuille de papier après y avoir inscrit le nom maudit. Faire galoper Gabet est trop facile pour être vraiment amusant.
— Je viens de découvrir tout à fait par hasard — merci Google Maps — qu'il existe à Paris, rue Corneille, un restaurant asiatique qui s'appelle Metou. On peut supposer que les mâles alpha y sont menés à la baguette.
Durant les années quarante, dans cette même rue Corneille, qui est très courte (pas plus de cent mètres, à vue de Google) et longe le théâtre de l'Odéon, il y avait une boulangerie. Bien entendu, elle n'y est plus. Tout ce qu'on y trouve, en plus du restaurant Metou, c'est la librairie Honoré Champion, qui édite des livres de belle qualité mais à des prix honteusement élevés.
Mardi 21
Sept heures. — Aucune sortie prévue ce jour. Ça tombe bien : brouillard et froid. Demain matin, en revanche, Petit Loup est attendu dès huit heures et demie à la clinique de Saint-Aquilin, où le Dr Le Thomas se chargera d'en faire un mâle “déconstruit”. Opération si bénigne que le matou ainsi diminué n'est même plus astreint à la traditionnelle collerette, contrairement aux castrations “à l'ancienne”.
— Je me demande si le bouillonnant Donald a profité de ce que je dormais pour annexer le Groenland et envahir le Canada.
— La biographie de Villon par Favier est précieuse non seulement parce qu'il déploie largement le cadre dans lequel a grandi et vécu son personnage : il nous permet aussi de plonger vraiment au cœur du Lais et du Testament, par la connaissance qu'il a des hommes et des femmes à qui le poète fait ses divers legs, ce qui permet d'en mieux sentir l'ironie, et parfois la rancœur. Sans parler des nombreuses autres silhouettes qui arrivent dans son récit à titre de comparaison avec les protagonistes de l'œuvre. (J'ai l'impression de m'exprimer en charabia...)
— Lisant tel ou tel professeur qui, pour la millième fois, pleurniche à propos des classes “surchargées” qu'on lui impose, je songe aux escholiers du XVe siècle qui s'entassaient dans des salles non chauffées et suivaient les cours du maître assis chacun sur sa botte de paille.
La paille en question a donné son nom à la rue du Fouarre, où se trouvaient de nombreux collèges en ces temps, et qui existe toujours, dans le prolongement de la rue Dante, judicieusement nommée puisque Dante a fréquenté la rue du Fouarre, lors de son passage à Paris, et qu'il en fait mention dans sa Divine Comédie. Le mot fouarre, qui signifiait donc “paille”, a donné notre moderne fourrage. Et sans doute aussi la fourragère des militaires, mais là, j'avoue ne pas trop bien saisir le lien.
Quatre heures. — Le 2 novembre 1942, Léautaud raconte que, se promenant rue de Sèvres, il lui est “venu cet alexandrin” :
Si la vieillesse a des chagrins, elle a bien des charmes aussi.
C'est curieux : plutôt qu'un alexandrin, j'inclinerais à voir là deux octosyllabes. Pas bien malin, de la part de qui est entré en littérature avec une anthologie des Poètes d'aujourd'hui...
— Ce qui est fort divertissant, dans ces années particulières, c'est que, dès qu'il se mêle de considérations et prédictions géopolitiques, le même Léautaud tombe dans tous les délires possibles, donne dans tous les panneaux (comme, par exemple, la fameuse “entente secrète” qui existerait entre les Américains et Pétain, et le machiavélique double jeu que jouerait depuis juin 40 la vieille momie vichyssoise). Du reste, plus on se rapproche de la victoire des Alliés, plus nettement Léautaud souhaite celle de l'Allemagne. Je me souviens que, dans ses mémoires, lorsqu'il relate ses rencontres avec Léautaud, Galtier-Boissière — dont le jugement est nettement plus clairvoyant — s'en amuse beaucoup. Car il est impossible de se fâcher avec cet homme-là, tant ses énormités sont toujours énoncées avec un parfait aplomb, mêlé à une candeur presque enfantine.
Et puis, soyons franc une seconde : est-ce que, vivant à cette époque et tenant également un journal, je n'aurais pas fait preuve d'un aveuglement et d'une crédulité au moins égaux aux siens ? Reconnaissons à Léautaud un précieux mérite, celui de l'honnêteté et d'une grande fidélité à ses propres principes, dans la mesure où, les années suivantes, il n'a jamais été tenté de faire disparaître de son journal ses déclarations pro-allemandes : puisqu'il les avaient pensées à ce moment-là, elles devaient rester écrites.
Six heures. — On a beau considérer l'immense majorité des utilisateurs de réseaux sociopathes comme un ramassis d'imbéciles, on finit par s'apercevoir qu'ils sont encore plus atteints qu'on ne le pensait. Ainsi, les quelques centaines qui ont, en fanfare, cessé de débiter en rond leurs pauvretés sous X pour aller débiter les mêmes pauvretés chez Blouski, ceux-là semblent réellement persuadés qu'ils se sont miraculeusement métamorphosés en résistants anti-nazis. On se demande si on doit s'en moquer, les plaindre ou les outrager. Ou faire comme s'ils n'existaient pas, ce qui doit être le plus proche de cette réalité qui est leur méchant ennemi personnel.
Mercredi 22
Sept heures. — Dans une heure et demie, je déposerai Petit Loup à la clinique vétérinaire pour un écouillage dans les règles (ce pudibond d'iBigo tient absolument à écrire “épouillage” : j'ai été obligé de me fâcher...). Comme il est à jeun depuis hier soir et que, en principe, mon second travail après le lever est de le nourrir, il n'arrête pas d'émettre des miaulements scandalisés, pensant sans doute à une coupable distraction de ma part. J'aurais évidemment tendance à le plaindre de cette épreuve. Mais je me dis qu'après tout moi aussi, je suis à jeun depuis hier soir, et que ça ne m'empêche pas de rester calme.
Étant particulièrement malin, j'ai remonté dès avant-hier le sac de transport félin afin d'endormir la méfiance naturelle du greffier. Et, comme je ne tiens pas à devoir, au moment de partir, lui courir après derrière tous les canapés et fauteuils, je ne vais pas tarder à l'enfermer dans la salle de bain, où nulle cachette n'est possible. Qui c'est, le patron, ici, à la fin ?
Neuf heures. — Je me demandais ce matin pourquoi, tout soudain, deux ou trois de mes féministes asilaires s'acharnaient sous X contre Les Valseuses, film “célébrant la culture du viol”. Jusqu'à ce que Catherine m'informe de la mort de Bertrand Blier. Dépecer un cadavre encore tout chaud : les madames Foldingue n'allaient évidemment pas se refuser un plaisir aussi raffiné.
Si je devais tenter de qualifier Bertrand Blier, je dirais qu'il fut un remarquable demi-cinéaste. Le phénomène est commun à la plupart des films que j'ai vus de lui, et souvent aimés : une première demi-heure éblouissante, une deuxième encore fort réjouissante... et une seconde moitié de film partant dans tous les sens, sombrant même parfois, comme si le cinéaste ne savait plus quoi faire de la créature qu'il avait engendrée, laquelle échappait presque totalement à son contrôle. Le phénomène est particulièrement criant dans un film comme Calmos, mais il y en a d'autres : Tenue de soirée par exemple.
Quatre heures. — On a bien récupéré ce qui reste de Petit Loup. Qui, dès sorti de son sac de voyage, a filé derrière le canapé, sans doute histoire d'être tranquille ; à l'abri en tout cas des accès d'enthousiasme joueur de Charlus.
Jeudi 23
Sept heures. — Les petits résistants de la gauche asilaire n'en finissent pas de s'enfoncer plus profondément dans leur propre ridicule. Depuis deux jours, ils ont la preuve que le diabolique Monsieur Muskle est un authentique nazi et ils n'en peuvent plus de leur découverte, qui va changer la face du monde à jamais.
En effet, dans son intervention de l'investiture trumpienne, on l'entend clamer aux gens massés devant la tribune qu'il leur donne son cœur. À la mode américaine, il pose sa main droite sur le dit organe puis fait mine de le lancer à la foule ; si bien qu'il se retrouve durant une seconde avec le bras tendu devant lui : salut nazi ! salut nazi ! se sont alors mis à coasser toutes les grenouilles de la planète progressiste.
Immense rigolade chez les gens restés à peu près sains d'esprit. Chez Blouski, on ne s'est pas privé de mettre en ligne de nombreuses photos où l'on voit diverses personnalités “insoupçonnables” faire exactement le même geste public : Hillary Clinton, Barack Obama, Kamala Harris... et même notre pauvre Macron.
Dans le même esprit, un internaute apporte la preuve que Trump, lui aussi, est un authentique nazi, en publiant trois photos de lui mises en regard avec trois photos de Hitler, où l'on voit les deux hommes 1) boire un verre d'eau, 2) faire le signe du succès, poing fermé et pouce levé, 3) téléphoner.
Évidemment, c'est chez Blouski que cette pantalonnade bat son plein, et on comprend bien pourquoi : tous nos petits jeannot-moulinet qui ont quitté X à grand son de trompe tiennent à démontrer combien ils ont fait preuve de lucidité combattante en le faisant.
On s'amuse comme des petits fous. Sans même s'aviser que les bataillons de SS déjà installés à la Maison Blanche s'apprêtent à prendre d'assaut le Capitole, et probablement aussi le Pentagone.
Midi. — Renaud Camus notait hier que voir dans un film des images de Londres dans les années soixante (mais ça marche aussi fort bien avec Paris, Bruxelles...) était aussi bouleversant que regarder des séquences tournées dans un shtetl d'Europe centrale ou de l'Est avant le passage du nazisme. La comparaison est frappante. Je ne me l'étais jamais formulé ainsi, mais je vois très bien ce qu'il veut dire, pour le ressentir régulièrement (et de plus en plus).
Trois heures. — Les petites joies et grands bonheurs de la vieillesse vus par Villon :
Car s'en jeunesse il fut plaisant,
Ores plus rien ne dit qui plaise.
Toujours vieil singe est déplaisant :
Moue ne fait qui ne déplaise.
S'il se tait afin qu'il complaise,
Il est tenu pour fol recru.
Quand il écrivait ce qui précède, il n'avait pas dépassé 30 ans...
Vendredi 24
Midi. — Il y a trois ou quatre jours, j'ai rapporté de la Case la biographie de Villon par Jean Favier, pour la seule raison que mes yeux venaient de se poser sur elle. Allant à l'instant la remettre à sa place, j'ai vu qu'elle voisinait avec celle de Voltaire par Jean Orieux ; avec laquelle je suis donc revenu vers la maison.
Je me demande si je ne vais pas adopter systématiquement ce choix de lectures “à l'œil” : le livre qui s'imprime sur la rétine devient le livre à lire séance tenante. C'est un mode de choix qui me paraît en valoir un autre. Évidemment, les livres rangés au ras du sol vont s'estimer désavantagés, voire discriminés...
Il est à noter que, à l'œil, ces lectures le sont doublement ; puisque, par définition, elles concernent des livres qui sont déjà dans ma bibliothèque.
Six heures. — Faut-il que la maison woke prenne l'eau par toutes ses tuiles (celles que ses occupants se ramassent sur la margoulette) pour que le troupeau progressiste en soit réduit à se resserrer en tremblant autour de leur inusable totem : le nazisme. La grotesque affaire du “salut” d'Elon Musk en est la dernière manifestation, et des plus risibles : il y en aura d'autres. En attendant, leurs tortillements d'asticot sur l'hameçon font bien plaisir à voir.
— Août 1943, Léautaud va publié un article dans le journal Comœdia. Il vient de recevoir ses épreuves et il tempête : parlant de Robert de Flers, il a écrit de nombreuses fois “Flers”, mais un correcteur ignorant lui a rajouté des “de” partout, qu'il va devoir traquer pour les rayer.
En l'occurrence, c'est lui l'ignorant et non son correcteur, ce dernier semblant savoir que les noms à particule ne perdent jamais celle-ci quand ils ne comportent qu'une seule syllabe (ou deux si la seconde est muette). Ainsi doit-on dire de Flers ou de Mun, et non Flers ou Mun. De même, en fonction de cette même règle, il faudrait dire : de Sade pour parler du marquis. Mais, là, il en a été décidé autrement par la coutume.
Samedi 25
Huit heures. — La boulangerie “du pont” s'apprête à fermer pour deux semaines. Il me semble que, dans un monde harmonieux, de même que les fonctionnaires n'auraient pas le droit de grève, les artisans devraient être interdits de vacances — au moins ceux qui peuvent s'enorgueillir de ma pratique.
— Il y a trois jours, sur la balance du vétérinaire, Petit Loup accusait quatre kilos (en dépit de ce dont il venait d'être amputé...). Il a donc, depuis son entrée chez nous, multiplié son poids par huit. On espère que la courbe ascendante va s'infléchir.
Une heure. — Lu chez Blouski : « Le masculinisme gagne du terrain, s'inquiète Yseline Fourtic-Dutarde, co-présidente du collectif Ensemble contre le sexisme. »
Aussi cruel que cela puisse paraître, il y aurait donc bien, en France et en 2025, une malheureuse répondant au nom d'Yseline Fourtic-Dutarde. Ayons une pensée pour elle, au minimum.
Dimanche 26
Midi. — Passer de Léautaud à Voltaire, et retour, produit des effets amusants : on a parfois l'impression de n'avoir pas changé de personnage, seulement de l'avoir transplanté d'un siècle à un autre. Car, à côté de leurs très grandes différences, qui sautent aux yeux, ils ont un certain nombre de ressemblances, à commencer par leurs silhouettes. Ils sont également tous deux assez atteints d'hypocondrie, toujours inquiets de leur santé, toujours fourrés chez les médecins, toujours en quête de nouvelles pilules ou potions. Et il est piquant de constater que tous les deux ont vécu jusqu'à l'âge fort vénérable de 84 ans : quand elle est en grande partie imaginaire, la maladie conserve aussi bien au XXe siècle qu'elle le faisait au XVIIIe.
Lundi 27
Sept heures. — Joie ! bonheur ! Orgasmique félicité ! Les voisins Volvo semblent s'être enfin décidés à débrancher leurs guirlandes imbéciles, qui nous empêchent de “voir la nuit” depuis deux mois. Je dis “semblent” car cela ne fait que deux soirs que ces saloperies restent éteintes : je ne voudrais pas me faire une excessive fausse joie et, conséquemment, frôler le suicide si par malheur ils les réactivent ce soir.
— La fameuse formule attribuée à Voltaire, et que les ignorants déclament à l'envi : « Je ne suis pas d'accord avec vos idées, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de les exprimer », cette formule est une bouffonnerie. C'est en tout cas bouffonnerie que de l'attribuer à Voltaire, dont toute la vie en offre un démenti cinglant.
Un seul exemple, parmi des dizaines d'autres. En 1736, Voltaire apprend que son ennemi (il n'en a jamais manqué), le poète Jean-Baptiste Rousseau, en exil à Bruxelles, va être incessamment autorisé à regagner Paris. Que fait Voltaire aussitôt ? Il fait parvenir au ministre une copie d'un poème dans lequel Rousseau s'attaquait aux magistrats ainsi qu'au roi lui-même. Pour plus de sûreté, il l'envoie également à ces Messieurs du Parlement, eux aussi malmenés dans les vers en question. Résultat souhaité et obtenu : le malheureux Rousseau restera en son exil bruxellois.
L'année suivante, Voltaire apprend que ce même Rousseau fait un séjour clandestin à Paris. Illico, lettre de sa main à un avocat, pour lui demander s'il ne serait pas possible de faire arrêter Rousseau et de rouvrir son procès au Châtelet...
— Du Pr Saint-Graal : « Ces différentes plateformes qui sont rien moins qu'esclavagistes doivent être boycottées. » Il écrit là exactement le contraire de ce qu'il pense dire. Avec une faute de français en prime (qui NE sont rien moins...). On voit que les étudiants tourangeaux sont entre de bonnes mains. Et que la traductologie a de beaux jours devant elle.
Midi. — Visite impromptue à la clinique vétérinaire : l'abcès à la mâchoire de Charlus, soigné avec succès le mois dernier, a réapparu. Du coup, on est revenu sans lui : le Dr Le Thomas a préféré l'anesthésier afin d'être mieux à même de creuser l'affaire — creuser aussi bien au sens propre qu'au figuré. On doit en principe le récupérer à quatre heures et quart.
Quatre heures. — De quoi faire avoir une attaque à nos modernes adorateurs de “personnes de petite taille” :
Le roi Stanislas avait aussi un nain. Il était si petit qu'on le plaçait parfois dans un pâté en croûte et, en tranchant le pâté sur la table, on libérait le minuscule personnage qui gambadait entre les verres et les plats.
Cinq heures. — Récupéré Charlus : abcès ouvert et dûment vidé. Huit jours d'antibiotique et une superbe collerette ; laquelle rend Petit Loup dubitatif, voire un tantinet méfiant. Tout cela arrive à point nommé : traînaient justement sur mon compte bancaire deux centaines d'euros dont je me demandais quoi faire...
— À force de le voir empiler bourde sur bourde dans sa petite mare sous X, je me demande si Ilan Gabet — 19 ans aux fraises et déjà un melon large comme la porte Saint-Denis — existe réellement. Ne serait-il pas plutôt une sorte d'inintelligence artificielle créée par un “droitard” facétieux afin de noyer ce qui reste de la France dite insoumise sous les ris z'et les quolibets ? Une affaire à creuser... même si le Gabet creuse déjà fort bien tout seul.
Six heures. — J'avais raison, ce matin, de ne pas laisser libre cours à ma joie : ce soir, le Disneyland des Volvo — qu'ils soient maudits jusqu'à la septième génération — scintille de tous ses feux, comme un 24 décembre.
Mardi 28
Sept heures et demie. — J'avais toujours cru que les chiens et les chats se reconnaissaient entre eux principalement à l'odeur particulière de chacun. Apparemment, ça n'est pas suffisant, si j'en juge par les réactions de peur agressive de Petit Loup, encore ce matin, dès que Charlus colleretté fait mine de s'approcher de lui. Je suis curieux de voir combien de temps ce cirque va durer. Curieux aussi de savoir si, une fois habitué à ce “nouveau chien”, il aura peur aussi de l'ancien, une fois la collerette disparue.
Midi. — Une remarque de Jean Orieux, qui vient de me faire sourire au passage :
D'Argens était très superstitieux comme beaucoup d'esprits forts qui ricanent devant le Saint-Sacrement mais pâlissent devant une salière renversée.
Et, quelques lignes plus bas, pour illustrer et renforcer son propos :
Nous verrons La Mettrie, le plus farouche matérialiste du siècle, se mettre à trembler comme une feuille dès que le tonnerre gronde et faire mille simagrées de vieille dévote pour conjurer le danger.
Sept heures. — Le 22 avril 1944, Léautaud signale d'importants bombardements, deux nuits plus tôt, “du côté de Montmartre, le boulevard Barbès, le Sacré-Cœur et environs”. Ce doivent être les mêmes qui réapparaîtront bientôt, mais amplifiés, métamorphosés, poussés à d'inouïs paroxysmes, dans la Féerie pour une autre fois de Céline.
Mercredi 29
Huit heures. — J'ignore ce qui a pu se passer entre eux cette nuit, quel genre de trêve a été conclue, mais, ce matin, Petit Loup semble avoir, sans restriction aucune, “apprivoisé la collerette”, si je puis dire.
Onze heures. — Ce matin, le vigilant Saint-Graal, toujours ravagé de pureté, nous supplie, que dis-je : nous somme de dénoncer toutes affaires cessantes le maire de Romans-sur-Isère qui, à la radio ou à la télé, aurait tenu des propos “islamophobes”. Lui-même a déjà alerté je ne sais quel organisme répressif (un machin qui s'appelle l'ARCOM) et se montre tout fier de nous apprendre qu “ça ne prend que trois minutes”. Ce brave professeur devient chaque jour un peu plus répugnant, c'en est un plaisir.
Quatre heures. — Je ne sais si cela tient à l'influence sur lui de Charlus, mais Petit Loup a, dans certaines circonstances, un comportement beaucoup plus canin que félin. Par exemple, il est impossible que l'un de nous deux entre dans la cuisine sans voir le chat arriver en miaulant, et se frotter à nos mollets pour nous inciter à laisser tomber quelque relief de nourriture devant son museau. Et il avale à peu près tout ce qui tombe effectivement. “Tout lui fait ventre”, dirait ma mère. Une des rares exceptions, inattendue chez un chat : les crevettes, qu'il dédaigne ostensiblement. Elles ne restent pas longtemps à terre pour autant : Charlus est toujours là, en embuscade...
— Dangereuse proposition, que celle faite ce jour-là à Léautaud, par l'intermédiaire de son médecin habituel :
Saltas m'a aussi fait part d'une proposition qu'Alain Laubreaux l'a chargé de me transmettre : si je veux donner des articles à Je suis partout, 2000 francs l'article.
Nous sommes au début mai 1944 : Oncle Paul a été bien avisé de ne pas donner suite. On entrait dans une période où il était plus sage d'être nulle part plutôt que partout. Rappelons que Laubreaux était ce journaliste ultra-collaborationiste qui fut publiquement giflé par Jean Marais, suite à un article particulièrement ignoble qu'il avait écrit sur Cocteau. Scène qui a été reprise par Truffaut dans son Dernier Métro.
Jeudi 30
Neuf heures. — Une certaine Sarah Legrain se présente comme “rapporteure pour la délégation aux droits des femmes”. Je passe sur la bouffonnerie de l'ensemble, mais pourquoi cette dame n'est-elle pas tout simplement “rapporteuse” ? C'est devenu fasciste, d'utiliser des mots français existants ? Ça fait le jeu de l'extrême droite ? C'est toxico-masculiniste ?
On me dira que “rapporteuse” fait un peu trop songer à “cafteuse”. Pas plus que rapporteur ne fait automatiquement penser à cafteur, à délateur, à dénonciateur. Tous ces gens sont-ils devenus imbéciles et sourds à leur propre langue au point d'avoir oublié que des quantités considérables de mots ont depuis longtemps plusieurs sens, ou bien un même sens mais à des niveaux, dans des sphères différents ?
Dix heures. — Appelé à l'instant notre jardinier, pour lui rappeler qu'il est censé, cet hiver, venir élaguer notre cerisier, qui commence à prendre les proportions d'un chêne de saint Louis. Il s'en souvenait (tu parles !) et, justement, il avait prévu de venir la semaine prochaine (tu reparles !). Bref, notre petit pas de deux téléphonique s'est déroulé suivant les conventions habituelles. Il n'y a même pas manqué la litanie des plaintes à propos du temps pourri, de la terre gorgée d'eau, des retards pris dans tout ce qu'il a à faire, etc. Plaintes sans doute parfaitement justifiées d'ailleurs.
Quatre heures. — Journal de Léautaud : 13 août 1944. D'après les bruits qui circulent à Fontenay, les troupes anglo-américaines seraient quelque part entre Chartres et Nogent-le-Rotrou. Je vais aller manger mon orange du goûter et boire mon dernier café de la journée : ça leur laissera le temps d'avancer vers Paris. Ou, plutôt, d'y envoyer Leclerc et ses blindés.
— Le lendemain, 14 août, en fin d'après-midi, le téléphone sonne rue Guérard. C'est le capitaine Ernst Jünger qui, sur le point de quitter Paris, avec le reste de l'administration allemande, a tenu à faire ses adieux à Léautaud, à lui redire toute son estime. Les deux hommes se séparent en se disant leur espérance commune de se revoir plus tard, “dans des jours meilleurs”.
Je trouve assez belle l'espèce de “fraternité supérieure” (je ne trouve pas de formule meilleure) qui s'exprime là, très sobrement des deux côtés. Suit une page de réflexion, dans laquelle Léautaud tente de discerner quels peuvent bien être les sentiments de Jünger en ces heures pénibles. Et il conclut ainsi :
En tout cas, je le décide aujourd'hui, si j'arrive à avoir la disposition d'esprit pour terminer In Memoriam, je le lui envoie pour la traduction qu'il désire en faire, et je le publie d'abord, ainsi, en allemand. Au moins, un Allemand et un Français auront “collaboré”.
Vendredi 31
Sept heures. — Et dire que, cet après-midi, en vue de publication demain matin, je vais être obligé de m'appuyer relecture et correction des interminables et épaisses tartines que j'ai déposées ici depuis le premier janvier... Et sans y être forcé par qui ou quoi que ce soit, en plus ! Il y a des jours, je me demande si je suis bien sain d'esprit.
Six heures du soir. — Relecture terminée ! Me voilà tranquille pour un mois…
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